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(REVUE DU PASSE ET SITUATION
POLITIQUE)
LAUSANNE ET LE
DUC DE SAVOYE.
Berne est une
citadelle;
Genève a ses riches
marchés;
Aux accords
du peuple fidèle
Lausanne
s'endormait, la belle,
Assise au
pied de ses clochers.
C'était à la
mi-septembre 1517. Il n'y avait pas un mois que le
nouvel évêque de Lausanne,
Sébastien de Montfaucon, avait
prêté, à la porte de
St-Etienne, à genoux, entre deux cierges
allumés, une main sur l'hostie et l'autre
sur la poitrine, le serment accoutumé, quand
un bruit courut que le duc Charles venait visiter
son Pays-de-Vaud. Bientôt le gouvernement du
pays en reçut l'avis certain, et pour que
les bonnes villes ne se trouvassent pas surprises
par la venue du prince, le conseil de Moudon se
hâta de les aviser en ces termes :
« Plaise vous savoir qu'avons
reçu de la part de M. le gouverneur et
bailli de Vaud; un mandement et certification
touchant la venue de notre très
redouté Seigneur, laquelle il dit être
briève ici en son Pays-de-Vaud et en
Allemagne ; pourquoi nous a mandé qu'en
toute diligence dussions rassembler les Etats et
faire de sorte que notre très redouté
Seigneur puisse connaître le bon vouloir que
son dit pays a à lui. Si, vous prions
derechef qu'il vous plaise envoyer ici de votre
part à Moudon gens ayant toute charge de
conclure, avec le reste du dit pays, sur ce que
pour le mieux sera avisé de faire, cette
dimanche prochaine, jour fête St-Luc, de bon
matin. »
Quelque temps plus tard, le duc se
rendit à Genève et s'achemina par la
rive du lac. Alors le sieur de Lullin se hâta
d'appeler à lui les députés de
la nation, nommés pour recevoir le prince
:
« Messieurs et mes bons amis,
leur écrivit-il, je me recommande à
vous tant de bon coeur que faire puis. Comme savez,
était arrêté vous trouver lundi
prochain à Moudon, au lieu où M. de
Gruyère, M. l'abbé de Haut-Cret et
moi, étions députés par les
Etats pour faire le présent à
Monseigneur, au nom de tout le pays, le mardi : mon
dit seigneur a été averti que ce dit
mardi, avait gros attrait de foire au dit Moudon;
pourquoi n'a pas délibéré
d'aller par là. je vous prie que lundi au
lieu d'aller au dit Moudon, ne veuillez faillir de
vous trouver en cette ville, avec votre argent,
comme feront les autres bonnes villes, car celui
des ecclésiastiques et nobles sera
prêt, pour mettre le tout ensemble, et
communiquer du mode que nous aurons à tenir
à faire le dit présent, et demander
la reconfirmation des franchises du dit pays;
et de rechef vous prions non
faillir de venir comme dessus, à temps,
Messieurs et mes bons amis; priant Dieu qu'il vous
donne que vous désirez. Écrit
à Lausanne, ce 7 novembre. Le tout votre bon
ami , Lullin. »
Quel est-il ce prince dont
l'arrivée émeut tout le pays? Les
gentils-hommes de sa cour l'ont surnommé le
Bon; le peuple a commencé à l'appeler
comme l'a fait l'histoire, Charles
l'Infortuné. L'année qu'il
était monté sur le trône des
tremblemens de terre et une disette affreuse
semblèrent être les précurseurs
des malheurs de sa vie. Les circonstances du
duché eussent demandé un grand homme;
il ne l'était pas.
Jeune, il avait
déployé un caractère doux, un
esprit actif; mais son éducation avait
été celle des cours, elle ne lui
avait appris ni à connaître son temps
ni à gouverner son coeur. Prince, il se
montra irritable, jaloux de son autorité
sans avoir les moyens de faire respecter son
pouvoir, et comme Charles I d'Angleterre, il
succomba à sa position. Ce n'est pas qu'il
eût à souffrir de la part de ses
peuples; il en reçut le témoignage de
fidélité, le seul qu'ils pussent
donner à un prince faible, celui du respect
pour ses malheurs.
La tempête arriva du dehors.
De nos jours, quand la guerre éclate entre
l'Autriche et la France. Les princes de Savoie,
instruits par plus d'un revers, ont un plan de
conduite tracé; il est rare qu'ils ne
prennent parti, et qu'ils ne s'appuient sur
l'Empereur. Mais Charles III n'avait pas
d'expérience derrière lui. Tout
était nouveau, jusqu'à l'existence de
deux grands empires sur les flancs de son
duché. Il était placé entre la
France et le Milanais, l'objet de la constante
ambition de François I. Héritier d'un
trône ébranlé, accablé
d'une dette qui absorbait les deux tiers de son
revenu, il se réfugia dans un système
de neutralité et de complaisance envers
tous. Charles V était son beau-frère,
François I le fils de sa soeur; il avait
complimenté l'un sur Marignan, comme il
félicitera l'autre sur Pavie; et ce fut
à qui des deux monarques le frapperait de
plus de coups. Aigri, blessé au coeur, le
prince infortuné ne sut se venger qu'en
faisant peser son sceptre sur de plus faibles que
lui. La politique du temps était celle que
Machiavel a érigée en système;
Charles s'y livra. On était perfide et sans
pitié envers lui; et il allait à son
tour se montrer sans pitié envers
l'évêque de Lausanne, perfide et cruel
envers Genève. Tel il s'approchait, songeant
comme il pourrait soumettre les deux villes
à sa domination et relever dans
l'Helvétie Romande le pouvoir de ses
aïeux. Pour y réussir il devait pouvoir
compter sur l'amitié des Suisses, et il
allait en personne visiter ses chers et
redoutés amis, les
Confédérés des
Cantons.
Le 9 du mois de novembre il fit son
entrée à Lausanne. Louis Seigneux lui
présenta les clefs de la ville en lui
faisant ce petit compliment : « Je vous remets
ces clefs, non pour que vous dominiez sur nous,
mais pour que vous dormiez en paix dans nos murs.
»
Lausanne était
déchirée par la longue querelle de
l'évêque avec les citoyens; Charles
offrit sa médiation, réussit à
la faire accepter, et partit en promettant qu'il
reviendrait prononcer son jugement d'arbitre.
À Romont, Messieurs les
ecclésiastiques, les nobles et les
députés des bonnes villes le
supplièrent de jurer de garder leurs
libertés, franchises, us et coutumes, et il
corrobora leurs privilèges par un acte, la
dernière confirmation générale
que les ducs de Savoie aient donnée à
la patrie de Vaud, À Berne, Charles fit une
entrée magnifique. Il avait à sa
suite des prélats, des seigneurs en grand
nombre, et un cortège de 500 chevaux.
L'avoyer vint le recevoir à la tête
des Conseils; il était suivi de la jeunesse
de Berne, vêtue à neuf et qui portait
des drapeaux où les armoiries de la
république s'unissaient à celles de
son allié. Charles descendit à la
maison de l'avoyer de Wattenwille.
Bientôt on lui amena six gros
boeufs, couverts chacun d'un manteau rouge et noir,
20 moutons, 12 veaux, du gibier en abondance, 60
muids d'avoine et 12 chars de vin; et pendant huit
jours qu'il fut à Berne on pourvut de bois
toutes les maisons où ses gens
étaient logés. Les
députés des Cantons ne
tardèrent pas d'arriver. Charles leur fit
adresser par son archevêque de Turin un beau,
long discours latin, plein d'éloges et de
témoignages de la meilleure amitié.
Quand l'archevêque eut fini de parler, on lut
à haute voix les termes d'un traité
d'alliance, et le Duc ainsi que les Cantons
s'empressèrent d'y apposer leur signature.
Puis tranquille du côté des Suisses,
Charles reprit, plein d'espérance, le chemin
de ses foyers.
Lausanne attendait avec impatience
la sentence arbitrale qu'il devait porter. Le sujet
de ses différends avec l'évêque
était léger en apparence, grave quant
au fond. Lausanne devait sa fleur à
l'évêché. Le vaste
diocèse dont elle était le chef-lieu
s'étendait de la rivière d'Aubonne
jusqu'au rivage de l'Aar. De Berne, de Soleure, de
Fribourg, de l'Oberland, et de toutes les villes du
Pays-de-Vaud, on venait s'agenouiller sur les
parvis de Notre-Darne et y déposer les dons
de la foi. Cette dévotion, ce concours des
peuples, avait imprimé à Lausanne le
caractère qui la distinguait, C'était
la ville sacerdotale, la ville de la Vierge et des
Saints Apôtres, la ville
fréquentée par les pèlerins.
Il s'y tenait grand'foire d'indulgences, et les
citoyens, enrichis par la crédule
piété des peuples, ne tenaient point
à honte d'avoir un prêtre pour
souverain. On ne se scandalisait pas au moyen
âge de voir, comme on disait, la clef de
St-Pierre et l'épée de St-Pau!
placées dans la même main.
L'évêque, comme le pape avait son
patrimoine. Ce patrimoine comprenait les villes de
Lausanne, d'Avenches, de Bulle, le château de
Lucens, les quatre paroisses de Lavaux, et nombre
d'autres lieux disséminés dans le
pays. Le bras du prince commandait dans ces
limites, et la crosse de l'évêque
s'étendait, comme nous l'avons dit, jusqu'au
rivage de l'Aar.
La population de Lausanne
s'était accoutumée à
reconnaître son prince dans son conducteur
spirituel. Dévote, enrichie et corrompue,
elle fut long-temps sans songer à la
liberté que Berne, Soleure et Fribourg
avaient conquise. Les villes du Pays-de-Vaud
avaient toutes acquis des franchises
étendues, que Lausanne n'avait encore ni ses
clefs, ni ses corporations, ni le droit de se
gouverner. L'esprit d'affranchissement
pénétrait en tout lieu, que ses murs
lui demeuraient fermés. Elle attendit le
seizième siècle pour faire un premier
pas. Ce fut en 1503. À l'exemple des villes
suisses, elle se donna un Conseil des 200, nomma
des officiers de ville et les couvrit d'un manteau
à ses couleurs. Dès-lors plus de paix
entre l'évêque et les
citoyens.
Du côté de
l'évêque la religion du temps,
l'empereur protecteur éloigné et le
pape, à qui d'après le système
du moyen âge il appartenait de juger le
différend; du côté des citoyens
l'esprit du siècle, l'élan des
bourgeoisies, et l'appui des cités libres de
Berne, Soleure et Fribourg, filles aussi de
l'évêché. À qui la
victoire demeurera-t-elle ? Les villes font un
rempart à leur soeur; mais à genoux
qu'elles sont devant l'évêque, elles
ne montrent pas en la défendant leur vigueur
accoutumée. Lausanne, en cette situation,
avance, recule, s'enhardit, enfin ce n'est plus la
main, c'est le bras qu'elle commence à lever
: « A l'évêque l'église,
la cité et son château, disent les
bourgeois; à nous les clefs des portes de
Saint-Etienne, pourquoi n'aurions-nous pas comme
nos frères une chose publique et le droit de
nous gouverner? »
Ainsi parlaient et agissaient les
Lausannois sous le vieil évêque Aimon.
Il mourut. Son neveu Sébastien lui
succéda. Susceptible, violent, il fit voir
dès ses premières démarches
qu'il était résolu à tout
recouvrer ou à tout perdre. « Partout
passe » était la devise des Montfaucon
; il se promit qu'elle n'aurait pas menti, et par
sa conduite hautaine il avait jeté les
Lausannois dans l'effroi lorsque, comme nous
l'avons vu, Charles III entra dans leurs murs,
rassura les citoyens, effraya, caressa
l'évêque, et se fit reconnaître
par tous comme arbitre de leurs différends.
Le voici maintenant qui va prononcer.
L'évêque est absent. Charles lui
même ne revient point à Lausanne; il
envoie d'Italie la sentence que ses agens ont
préparé les citoyens à
recevoir. Elle a pour titre : « Sauvegarde du
duc de Savoie donnée à la ville de
Lausanne, » et n'est autre qu'un acte par
lequel, se donnant comme vicaire de l'empire, il se
met en lieu et place de l'évêque,
prend la ville sous sa protection, et s'en proclame
lui même le seigneur et le suzerain. Quelle
n'est pas en apprenant cette perfidie la surprise
et la fureur de l'évêque! 0 douleur!
il s'agite comme une lionne à qui ses
lionceaux ont été ravis. Il crie au
pape, à l'empereur, qu'il estime que le duc
a offensés en sa personne. Rome est trop
lente à prononcer en sa faveur; il devance
son arrêt.
Instruit qu'un grand nombre d'entre
les bourgeois lui sont demeurés
fidèles, et que la conduite de ses
adversaires a soulevé les hommes de Lavaux
et ceux des terres de l'évêché,
il convoque en une diète solennelle les
trois Etats de sa ville et de ses pays. Les
chanoines prennent place les premiers, puis les
nobles et conseillers de Lausanne et les
gentils-hommes des terres de l'église, puis
les bourgeois et habitans des villes et des
villages représentés par de nombreux
envoyés. Sont présens, noble Gaspard
de Mulinen, chevalier ambassadeur des magnifiques
seigneurs de Berne, Pierre Faucon, avoyer de
Fribourg, Nicolas Hosibend, trésorier de
Soleure, comme enfans spirituels et vrais
défenseurs de la sainte église de
Lausanne. L'évêque donne lecture des
titres anciens et nouveaux sur lesquels son droit
s'appuie; il montre qu'il n'a de supérieur
que l'empereur, comme les Lausannois n'ont de
supérieur que leur évêque; il
retrace la longue désobéissance
d'hommes factieux, leur reproche leur dernier
crime, et finit par révoquer et annuler la
reconnaissance faite au duc de Savoie. Les
Lausannois se retirent pour délibérer
et pour nommer l'orateur qui doit venir apporter
l'aveu de leur faute. Ils reconnaissent
qu'effrayés par les menaces du duc et
séduits par ses paroles trompeuses, ils se
sont égarés; ils expriment leur
repentir, et déclarent qu'ils confessent
révérend-père en Christ,
Monseigneur Sébastien de Montfaucon, par la
divine clémence, moderne évêque
de Lausanne, pour leur seul vrai souverain, prince
et vicaire de l'empire. Ils jurent, la main
levée, de le servir selon le texte du plaid
général. « Les choses sont-elles
bien ainsi faites, demanda encore
l'évêque, et voulez-vous les observer
! » - « Oui, oui, oui, »
répondit toute la communauté, venant
toucher les uns après les autres le saint
Evangile. L'acte de leur soumission fut
aussitôt dressé, et
l'évêque, le chapitre, les
ambassadeurs des villes et la communauté de
Lausanne y apposèrent leur sceau. Ainsi fut
accompli le 15 octobre 1518. Ce fut la fin des
efforts tentés par les ducs de Savoie pour
s'emparer de Lausanne et de la tentative
malheureuse de Charles III.
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