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(REVUE DU PASSE ET SITUATION
POLITIQUE)
AVANT-PROPOS.
Le pays qui s'appuie d'une part aux Alpes et de
l'autre au Jura, ne ressemblait guère, il y
à trois siècles, à ce qu'il
est aujourd'hui. C'était bien ce beau ciel,
c'étaient bien ces cimes argentées,
ces lacs si purs et cette terre magnifiquement
assise; mais les hommes, mais les institutions et
les moeurs différaient fort de ce que nous
les voyons. On demande au Chroniqueur de retracer
ces moeurs et ces institutions d'un autre
âge, de dire ce qu'était la vie de nos
pères quand commença le
seizième siècle; on voudrait
entr'autres qu'il cherchât à
reproduire les faits des deux années
mémorables qui répondent à
celles dans lesquelles nous entrons, de ces
années 1535 et 1536, qui nous ont
ralliés à la Suisse et nous ont
donné l'Evangile. Comment le Chroniqueur ne
répondrait-il pas avec émotion
à cet appel! Confédérés
de la Suisse française, ne suis-je pas un
homme d'entre vous? n'ai-je pas dès
l'enfance partagé vos joies? n'ai-je pas
été frappé quand vous
l'étiez? rien de ce qui me parle de notre
patrie saurait-il m'être étranger ? Et
ne sais-je pas que tout ce qui étend
l'existence d'un peuple, l'ennoblit; que tout ce
qui met chez lui de nouvelles idées en
circulation ajoute à sa gloire et à
sa force? Il vaut dix hommes, celui qui à
appris à savoir et à sentir avec dix.
La grandeur des hommes illustres n'a
été que d'avoir beaucoup
éprouvé, beaucoup compris, d'avoir
résumé bien des vies en une
vie.
Ainsi grandit pareillement un
peuple. Ainsi il se multiplie par un échange
libre, rapide et cordial, d'impressions, de
sentimens, de pensées, et j'ose ajouter, des
souvenirs et des expériences de ses
aïeux. C'est alors que le sang, plus abondant,
ranime les parties engourdies du corps social,
qu'il les rallie, et qu'il communique à tout
le corps une existence vive, pleine,
énergique; et quand le coeur d'une nation
vient à battre ainsi comme celui d'un homme,
les beaux jours de cette nation sont venus, ses
jours de gloire et de bonheur. A l'oeuvre donc, nos
frères et nos
confédérés; habituons-nous
à mettre de plus en plus en un trésor
commun nos intérêts, nos
espérances, nos joies et nos douleurs; pour
ma part, je chercherai, comme vous m'y appelez,
à y déposer les souvenirs des vieux
âges et les récits du passé. Je
vais interroger nos pères.
Je retracerai ce que j'aurai appris
d'eux. Je dois d'abord résumer les faits
antérieurs à l'année 1555 et
faire connaître l'état des choses au
moment où elle commença.
J'enregistrerai ensuite les événemens
de l'année. Je m'attacherai sur toutes
choses à les retracer avec
simplicité, comme je les trouve dans la
bouche et sous la plume des hommes du
seizième siècle. Entr'autres motifs
pour le faire, il en est un religieux. Je crois
qu'il ressort de toute histoire racontée
d'une manière simple, véridique et
naïve, quelque chose de providentiel. En
montrant l'issue des voies diverses que suivent les
hommes, le récit porte avertissement
à celui qui s'égare, et courage
à l'homme de bien. J'ose l'espérer
surtout du récit d'une oeuvre aussi grave
que l'a été celle de la
Réformation. Dieu veuille accorder cette
bénédiction à l'oeuvre du
Chroniqueur! Dieu veuille lui apprendre au moins
à ne pas rechercher de ses travaux une
récompense moins légitime et moins
pure
.
ÉTAT DES
CHOSES A LA FIN DE L'AN ET REVUE DU PASSÉ.
« La hache est
mise à la racine de l'arbre.
»
Epigraphe de plusieurs
écrits du temps.
Il est un mot qui dans les
premières années du seizième
siècle se trouvait dans toutes les bouches.
Au village, à la ville, à la cour,
dans les réunions des frères Moraves
ou Vaudois, dans les couvens, dans les
universités, dans les conciles, le mot de.
réforme était prononcé.
L'esprit du siècle avait contraint jusqu'aux
lèvres du souverain pontife à le
bégayer cri grondant. Mais autant de
bouches, autant il avait de sens divers. Pour faire
comprendre ces diverses significations, il nous
faut remonter le cours des âges et revenir
à des temps plus reculés.
Quand les Barbares, dans les
premiers siècles de l'ère
chrétienne, démembrèrent
l'empire romain, ils ne
brisèrent qu'un corps déjà
vermoulu, sans unité, sans ressort et sans
vie, Ils s'assirent sur ces débris, incultes
et grossiers qu'ils étaient, sans
idées générales,
étrangers à la science du
gouvernement; c'est dire que dans leurs mains tout
devait achever de se briser. Il n'en fut pas
autrement. Tous les liens sociaux se rompirent.
Toutes les existences s'isolèrent.
L'intelligence disparut de devant la force ; et
l'Europe se trouva partagée en autant
d'empires qu'il y eut de châteaux construits
sur les sommets des collines, ou de forteresses
suspendues à la crête sourcilleuse des
mots.
Demandez au peuple de nos montagnes.
Il a conservé le souvenir de cet âge.
On vous montrera dans la Gruyère, sur les
monts de la Côte, et dans bien d'autres lieux
encore, les traces de la culture en des lieux que
les forêts ont recouverts. On vous dira que
ces lieux arides étaient sillonnés
par la charrue dans un temps où les hommes
ne trouvaient aucune sûreté dans la
plaine, où les villes étaient
ruinées, où tout s'était
réfugié sous l'abri de ces vieilles
tours dont la terre de nos jours semble avide
d'avoir recouvert les derniers
débris.
C'est alors que s'éleva la
puissance de l'Eglise. Vous savez son humble et
sainte origine. Seule intelligente, seule
consolatrice, seule morale, elle méritait
seule la foi des peuples. Elle leur prêchait
la régénération par la foi.
Ils crurent en elle tant qu'elle leur donna
l'exemple des vertus qu'elle enseignait. Elle avait
semé la paix. Elle avait été
le refuge des faibles, l'abri des opprimés;
les nations se donnèrent à elle.
Elles lui apportèrent les trésors et
les coeurs. Jours de triomphe pour l'Eglise, ils
touchaient à ceux de son
déclin.
La bouche du Sauveur l'avait dit :
«il est difficile de devenir riche et de
demeurer pur. » L'Eglise enrichie et puissante
changea de conduite et de moeurs.
La charge du pasteur s'allia,
presque en tout lieu, à des dignités
séculières. La Suisse romande avait
quatre évêques, ceux de Genève,
de Lausanne, de Bâle et de Sion ; ces
évêques devinrent seigneurs des
villes, et puissans comme princes temporels. Le
casque était mal caché sous la mitre.
L'Eglise s'était matérialisée.
La langue sainte de l'enthousiasme et de la foi
devenait de jour en jour l'instrument d'une
politique mondaine. Rome, redevenue la reine des
peuples, ne se contentait plus de prêcher,
elle imposait ses croyances. Son
évêque se fit Dieu. Il mit le pied sur
la tête des rois. Interdit dès ce jour
de manifester des tendances ou de nourrir des
impressions qui n'eussent été
sanctionnées à Rome. Interdit
d'examiner aucune pensée qui
différât de celle dont il plaisait au
souverain pontife de faire le pain des
nations.
C'est alors que le mot de
réforme commença d'être
prononcé. An plus profond du coeur de
l'homme se rencontrent deux puissances qui, tour
à tour victorieuses, luttent, s'agitent, et
ne cesseront de se combattre, qu'au jour où
l'âme qu'elles se partagent, parfaitement
réconciliée avec elle-même,
aura reçu la pleine révélation
de son destin. Synthèse, analyse ; besoin de
croire, besoin d'examiner ; nous ne cessons de nous
partager entre ces tendances contraires; nous ne
cédons à l'une que pour voir
tôt ou tard l'autre réclamer ses
droits ; et ce qui se passe à divers
degrés dans tout coeur d'homme, l'histoire
de l'humanité le reproduit sur son grand,
sur son mouvant théâtre. Durant des
siècles, les nations en proie à tous
les genres de malheur, s'étaient
inclinées au besoin de croire ; elles s'y
étaient livrées avec abandon; elles
le suivirent jusqu'au jour où elles se
trouvèrent perdues dans la fange des
superstitions et gémissantes sous la
tyrannie. Alors la tendance critique surgit, le
besoin d'examiner se releva, et le mot de
réforme devint le cri des coeurs pieux comme
celui des âmes intelligentes, ardentes et
généreuses.
Dans ce même temps il se
rencontra que la société politique
sortait de l'état d'anarchie où nous
avons vu qu'elle était plongée. La
lutte entre les châteaux avait
retrempé les forces individuelles. Quelques
hommes vaillans s'étaient montrés et
avaient rallié les vassaux. Un de ces braves
avait réuni sous son sceptre
l'Helvétie Bourguignonne; c'était
Rodolphe, un héros. Sous des princes pareils
à lui on avait vu quelque ordre
renaître, reparaître quelque justice.
La terre se montrait de nouveau fertile en hommes
et en fruits. Les villes se relevèrent, et
avec elles l'industrie. Il suffit d'une apparence
de sécurité pour que le commerce se
frayât les routes
accoutumées.
Quelques idées politiques se
formèrent hors du cercle des idées
religieuses de l'époque. Déjà
même au sein de l'Eglise des voix
isolées, déjà des
communautés protestaient. Partout l'esprit
humain se montrait en fermentation, et pour
conserver l'obéissance des peuples, Rome dut
songer à recourir à de nouveaux
moyens.
Le premier qu'elle employa fuit
celui de donner un but extérieur à
l'activité des populations
européennes. Elle leur montra l'Orient et le
mahométisme à combattre; et durant.
près de cinq siècles, tout ce qu'il y
avait de plus mobile et de plus ardent dans
l'occident se versa sur l'Asie. Mais la marche de
la civilisation ne s'en trouva pas ralentie ; la
liberté n'en poursuivit pas moins son cours.
Le départ de ce qu'il y avait de plus
inquiet dans la nation laissa aux
élémens de paix un
développement plus facile. Ceux des
croisés qui revinrent dans leurs foyers y
rentrèrent riches de ce qu'ils avaient vu,
le jugement exercé, la pensée
agrandie. Ils jetèrent dans les esprits les
germes d'une fermentation nouvelle. Les croisades
contre les Sarrasins duraient encore qu'il fallut
en prêcher une au sein, même des
peuples occidentaux contre la première
explosion de la réforme. On sait le sort des
Albigeois.
Le sang versé dans les
plaines du Languedoc reconquit à Rome
l'unité catholique, mais les
intelligences, mais les coeurs ne
s'étaient pas rapprochés d'elle. Dans
la société civile l'esprit de
liberté continuait ses progrès. Il se
formait en Italie, en Allemagne, en Belgique de
grandes démocraties ou de puissantes
aristocraties commerciales. En Angleterre les
communes prenaient place dans la
représentation nationale. En France les
barricades et l'insurrection populaire
étaient à l'ordre du jour. C'est le
moment où les princes de Savoie
prévalurent dans l'Helvétie Romande
et où le pays de Vaud passa sous la
protection plutôt que sous la domination de
ces princes. Ils y trouvèrent des villes
déjà florissantes, dont ils
sanctionnèrent les privilèges, une
noblesse nombreuse, puissante encore, bien
qu'appauvrie, dont ils reconnurent les droits, et
un clergé, propriétaire d'un tiers
à peu près des revenus du pays,
auquel appartenait la troisième part dans la
représentation nationale. Des droits du
peuple des campagnes, il n'en était pas
encore question; chaque siècle cependant le
soulageait en quelque chose du fardeau de la
servitude. C'est dans ce temps que Genève
recevait d'Adhémar Fabri la confirmation de
ses franchises. A Lausanne, les citoyens, par leur
esprit d'indépendance, commençaient
à donner de l'inquiétude à
leur prince-évêque. Berne, Fribourg,
étaient presqu'en un jour devenues des
cités puissantes ; elles étaient la
terreur des châteaux qui tombèrent les
uns après les autres au pouvoir de leurs
bourgeois bien disciplinés. Plus loin, dans
les montagnes, trois hommes prenaient à la
face du ciel ce simple engagement, qui fut
l'origine de la confédération des
Suisses. Ainsi se continuait en tous lieux une
grande révolution; les châteaux
s'abaissaient, la richesse et la force passaient du
côté du nombre, de la discipline et de
la liberté.
Dans l'Eglise même
révolution. Tout y signalait un mouvement
semblable des esprits. Les évêques
furent les premiers à se soulever contre
l'unité; les conciles de Pise, de Constance
et de Bâle, que furent-ils qu'une
protestation du haut clergé contre
l'autorité absolue du souverain pontife et
contre le système du moyen âge ? Ils
protestèrent, à leur manière,
au commencement du quinzième siècle,
comme les classes moyennes le firent à la
leur au commencement du seizième. Villes,
universités abandonnaient la protection de
Saint-Pierre pour se mettre sous celle des rois.
Les églises se montraient prêtes
à se former en congrégations
nationales. Chaque événement nouveau
venait Prêter une nouvelle force à
cette tendance irrésistible des esprits. Il
est un fait qui ne se borna pas à en
accélérer, mais qui en multiplia la
vitesse.
Qu'on se représente la
secousse profonde que le premier usage de
l'imprimerie dut donner aux intelligences. Les
livres étaient copiés à
grand'peine. On ne se les procurait qu'au poids de
l'or. Les trésors qu'ils renfermaient
'étaient accessibles qu'à un nombre
limité d'élus. Et voilà qu'un
art nouveau les met à la portée des
plus humbles fortunes. Que d'idées, que
d'images, que d'expressions nouvelles furent
versées à la génération
d'alors avec les écrits des anciens
imprimés à mille et à dix
mille exemplaires ! Quel remuement dans les
entrailles de la chrétienté quand la
Bible se t'ouvrit devant elle! Quel renouvellement
dans les idées ! Quel travail dans les
consciences! Que d'élémens de
régénération! Rarement
l'humanité avait été si
profondément émue? Le char de la
pensée ne se traîna plus, il vola
à la surface de la terre. Ce que Luther
avait cru, ce qu'il avait écrit, se trouva
en peu de mois porté d'une
extrémité de l'Europe à
l'autre extrémité. Grâces au
don nouveau du ciel, grâces à la
puissance qu'il avait ajoutée à la
parole, un pauvre moine était devenu, sans
l'avoir cherché et sans l'avoir cru
possible, l'égal en pouvoir du Grand-Pontife
romain. Ce fut bientôt à qui ferait
servir l'instrument nouveau accordé à
l'intelligence à faire triompher la
pensée qui l'animait. On prévoit
celle des deux tendances, entre lesquelles se
partageaient les hommes, qui en tirera le parti le
plus avantageux. Mais avant de retracer ce qu'il en
advint nous ferons bien de dire quels
intérêts étaient alors en
présence et quel était l'état
social et politique du moment.
.
SITUATION POLITIQUE.
» De ces
débris Dieu tire un nouveau monde.
»
Les Indous ont une doctrine qui me
parait vraie, et que je trouve belle et consolante,
bien qu'elle ne soit qu'une figure
incomplète de la doctrine mille fois plus
haute et plus consolante de l'Evangile. Ils
enseignent qu'après chacune des grandes
révolutions sociales, et à chaque
époque nouvelle de la vie de
l'humanité, Dieu se montre en Sauveur; qu'il
s'incarne, qu'il se fait homme, qu'il arrache comme
par une création nouvelle les
sociétés humaines à leur
perte, et qu'il les fait rentrer avec effort dans
les voies de la délivrance, de la
restauration et du progrès. Belle image de
l'oeuvre providentielle, religion, poésie et
philosophie à la fois. Le coeur de Dieu ne
s'est point éloigné. Les
idéaux de l'humanité ne meurent pas.
Beauté, justice , amour, ces noms qui sont
ceux de Dieu lui-même rallient encore
d'âge en âge les fils de la terre, et
l'utilité commune ne cesse de relever
l'édifice un moment près de
s'écrouler.
Ainsi se reformèrent au
seizième siècle les
sociétés européennes.
D'anciens pouvoirs se mouraient. Le moyen âge
s'en allait en débris. Et les hommes se
rallièrent autour d'idées
épurées de religion, de convenance et
de droit, autour d'intérêts, autour de
centres, autour de pouvoirs nouveaux. La
société reprit sa marche, riche de
l'expérience acquise. Les jours
d'enfance, d'irréflexion et
de poésie étaient passés.
L'humanité avait acquis à un plus
haut degré la conscience d'elle-même;
elle se montrait plus sérieuse, plus
mûre. Sa pensée s'était
agrandie. Elle était, devenue capable de
poursuivre des buts plus éloignés.
Alors, on le comprend, les sociétés
durent aussi tendre à s'élargir, et
les existences morcelées du moyen âge
durent plus tôt ou plus tard aller se perdre
dans de grands corps de nation. Tout se dispersait
jadis, tout se lie, tout s'agglomère
maintenant. Le canon dissipe les débris de
l'âge qui s'en va. Quelle résistance
lui opposeraient les châteaux les plus fiers?
Que serviraient contre le nouvel art de la guerre
la pesante cotte de maille et' le casque de fer du
chevalier? Les gens d'armes et les milices
commencent d'être remplacés par des
bataillons moins irréguliers. Les rois ont
fait l'essai d'armées permanentes. Ils ont
fait celui de lever des impôts et ne se
contentent plus du produit de leurs terres et des
dons volontaires du peuple. Tout tend à
concentrer le pouvoir dans leurs mains. Tout tend
à reculer les limites de leur
autorité. Les provinces se fondent dans
l'état.
Les états se lient par des
rapports de plus en plus resserrés. Il n'y a
plus aujourd'hui de Bretagne, de Flandres, de
Bourgogne; il n'y a plus qu'une France,
réunie sous un monarque, chef de la nation
et expression de son caractère. L'Autriche,
l'Espagne et l'Italie obéissent à
Charles-Quint. On a même entendu les
courtisans de l'Empereur murmurer à ses
oreilles le mot de monarchie universelle. C'est que
la France et l'Empire, ces deux grands pouvoirs, se
sont mesurés ; Charles et François se
sont pris corps à corps; et quand
François a succombé à Pavie,
il y a eu en Europe un moment d'attente
inquiète; car les peuples ont cru avoir
perdu leur liberté.
Crainte vaine cependant. A l'heure
même de son triomphe Charles se trouva sans
argent, partant sans moyen de pousser la guerre.
L'opinion, puissance devenue formidable depuis que
la presse avait rapproché les nations,
s'était quelque temps partagée entre
les deux rivaux; elle se tourna contre l'Empereur
le jour de sa victoire. Intelligente, elle comprit
que l'intérêt des peuples était
dans en système de pondération et
d'équilibre. En cette occasion, comme, en
tant d'autres, elle contribua pour sa part au salut
de la liberté.
Ce système de
pondération et d'équilibre, qui
commençait de faire la base de la politique
européenne avait son point d'appui dans
quelques états, inférieurs pour la
force et pour la grandeur à ceux de
l'Empereur et du roi de France, mais placés
de manière à faire pencher la balance
pour la cause qu'ils embrasseraient. L'Allemagne,
la Suisse et le duché de Savoie
étaient jetés comme un large fleuve
entre les deux puissances rivales : long espace de
Nice jusqu'à Lubeck, mais divisé en
je ne sais combien de duchés, de
principautés, de républiques, de
villes, difficiles à mouvoir dans un
intérêt commun et qui savaient
à peine se rallier pour la défense.
Ce qui néanmoins rendait fortes ces
populations centrales, c'est l'esprit de
liberté qui les animait. Ne vous
représentez pas l'Allemagne ce qu'on l'a vue
depuis. C'était la terre aux cent villes
impériales, riches, libres, et qui pouvaient
faire sortir de chacune de leurs portes de
nombreuses bandes de citoyens bien armés.
C'était la terre rebelle à la
centralisation, jalouse de son indépendance,
et qui depuis des années repoussait le joug
d'un empereur espagnol de moeurs et de langage.
C'était la terre de l'imprimerie, la terre
de Luther enfin. Luther était un homme du
peuple, comme nous l'avons dit, un simple moine.
Voyez cependant quelle puissance devint la sienne.
C'est qu'il était l'homme de son peuple et
qu'une nation intrépide répondait
à sa voix. C'est qu'une multitude d'hommes
graves, simples et pieux parlaient par sa bouche,
et qu'il était l'interprète de
milliers de coeurs.
A vrai dire, l'Allemagne se
présente à nous dans la personne de
Luther. D'esprit, de ce qu'en France ou en Italie
on eût appelé de ce nom, il n'en avait
pas; de connaissances, il n'en possédait
guère plus que la classe moyenne n'en a dans
son pays; de politique, il n'en voulait point.
C'était un coeur enfant, un coeur
foncièrement Pieux, et, comme l'on dit, un
homme tout d'une pièce. S'il eût eu
plus de finesse, il n'eût pas
été l'homme de son peuple, il
n'eût pas reçu de mission et serait
mort oublié. Mais il était tout
âme, il avait une foi profonde et sa nation
le comprit. « Deum patitur. » « Dieu
le pousse, » disait-elle de lui. « Il le
faut, je ne puis autrement, » disait-il
lui-même. Et la foule des hommes
enthousiastes ou religieux de l'Allemagne disaient
comme lui, « nous ne pouvons autrement. »
Telle était au commencement du
seizième siècle cette nation, brave,
pieuse, prompte à opposer des hallebardes
à l'Empereur, et au Pape la Bible ou le
Concile. L'esprit d'indépendance et l'esprit
religieux s'y prêtaient un mutuel appui et
Luther y avait trouvé un abri sûr sous
les plis du manteau de l'Electeur.
Remontons le Rhin et arrivons aux
Suisses. Même langue que l'Allemagne.
Naguères, mêmes relations avec
l'Empire. Ils s'en distinguaient cependant à
bien des traits. Petites peuplades, la valeur leur
tenait lieu du nombre. Leurs victoires leur avaient
fait un rang parmi les puissances
européennes. Un écrivain illustre,
Machiavel, ébloui par leur gloire, allait
jusqu'à penser qu'il pouvait leur être
réservé un grand rôle à
remplir dans le cours des choses humaines. «
Considérez, » écrivait-il
à son ami Vettori, « comment vont les
choses de ce monde, comment croissent les
puissances et surtout les républiques; vous
verrez qu'aux hommes il suffit d'abord de se
défendre et de n'être pas
domptés, et que de là on monte
à offenser les autres et à leur
imposer sa domination. Aux Suisses, il a d'abord
suffi de se défendre des ducs d'Autriche;
cette défense les a fait estimer chez eux.
Ensuite il leur a suffi de repousser
le duc Charles, ce qui a
étendu hors de chez eux leur
renommée. Ils ont après cela pris des
subsides des autres peuples pour maintenir leur
jeunesse dans des goûts militaires et pour se
faire honneur; et de ce fait ils ont acquis plus de
réputation et sont devenus plus audacieux.
Il en est résulté l'esprit ambitieux
et le désir de faire la guerre pour leur
compte.
Un de mes amis m'a raconté
que quand ils vinrent avec l'armée
française assiéger Pise, ils
raisonnaient souvent entr'eux et comparaient leurs
milices à celles de Rome. Ils se demandaient
pourquoi ils ne seraient pas un jour comme les
Romains, se vantant d'avoir donné à
la France toutes les victoires qu'elle a obtenues
jusqu'à ce jour. Ils ne savent donc pas
pourquoi ils ne combattraient pas un jour pour
eux-mêmes. A la première occasion ils
s'empareront de Milan, à la seconde ils
inonderont l'Italie, détruisant races
princières et noblesse. Il y a beaucoup
à redouter d'eux. Ainsi Machiavel; « Je
les ai vues ces bandes invincibles, dit-il en un
autre lieu de ses écrits; rien de ce que
ferait attendre leur gloire. Ce ne sont point de
belles troupes comme l'infanterie allemande. Ils
sont petits, mal soignés et n'ont pas de
prestance. Ni cuirasse, ni corcelet, ni gorgerin,
disant qu'ils ne craignent que l'artillerie, contre
laquelle ces armes ne peuvent rien. Mais tel est
leur ordre qu'il n'est pas possible de percer leurs
rangs ni d'approcher qu'à la longueur de la
pique, qui est leur arme. Au reste, excellens
soldats en campagne ils ne savent faire un
siège et vont échouer contre la
moindre place forte. »
J'abandonne à mes lecteurs ce
jugement du célèbre historien. S'il
n'atteste la perspicacité de Machiavel, que
je crois avoir été plutôt un
statisticien habile de la politique de son
siècle qu'un historien philosophe et qu'un
prophète de l'avenir, il nous fait voir au
moins l'impression que les batailles des Suisses
avaient laissée dans les esprits des
contemporains. La gloire de leurs armes
était en son entier. Mais c'était les
connaître peu que de les croire
appelés à un empire étendu.
L'observation par laquelle Machiavel termine ce
qu'il dit, eût dû suffire à lui
montrer son erreur. La moindre forteresse
arrêtait les bandes des
Confédérés; tout ce qui
sortait des chances ordinaires offertes au courage,
et demandait un exercice inaccoutumé de
l'intelligence, les trouvait embarrassés et
surpris. Leurs capitaines avaient fort bien su
guider leur valeur dans les gorges de leurs
montagnes; mais, dès qu'ils en sortaient,
ils n'avaient plus de généraux;
personne qui sût les conduire à des
buts d'une plus grande portée. Ce
n'étaient pas ces légions romaines,
aussi intelligentes que braves, qui savaient se
ployer à tout et ne rencontraient pas une
arme, pas une découverte, pas un avantage
dont elles n'eussent aussitôt tiré
parti.
La pensée de nos Suisses se
meut plus lentement. Le coeur est chez eux plus
puissant que la tête. Ils furent long-temps
à comprendre le changement qui se faisait
dans l'art de la guerre, et plus long-temps encore
à s'y ployer. Le moment de leur
prédire la conquête du monde
était d'ailleurs passé. C'est un
songe qu'on eut pu faire au moyen âge, quand
tout était morcelé; mais qu'il
n'était plus permis d'émettre,
à l'heure où deux grandes puissances
se formaient sur les deux flancs des Cantons. Rome.
tout en allant de conquête en conquête,
ne rencontra jamais de forces trop inégales
aux siennes. Elle n'eut d'abord à faire
qu'aux petits peuples ses voisins; elle n'attaqua
Carthage que maîtresse de presque toute
l'Italie et l'Orient qu'avec les forces de
l'Occident subjugué. Les voies s'ouvrirent
successivement devant elle comme elles se ferment
aujourd'hui les unes après les autres devant
les Confédérés.
Considérez enfin de plus près
l'état des Cantons. Ce n'est
déjà plus la vieille Suisse. Elle est
brisée en deux parts. La réforme
s'est assise dans la plaine et dans les villes,
parmi les populations industrieuses - les
montagnes, de leur côté, et la plupart
des cantons habitués à se
régir par la coutume sont demeurés
attachés à la vieille foi. Il s'est
formé deux camps, qui en sont
déjà venus aux mains, et demeureront
encore longtemps en présence. Il est bien un
mot puissant, qui les ralliera dès qu'il
s'agira de la défense commune ; c'est le nom
sacré de Confédérés.
On vient de voir après la
bataille de Cappel, au sein de la conférence
ouverte pour la paix entre les officiers des deux
partis, des larmes tomber de tous les yeux, quand,
après plusieurs années, ce nom
puissant de Confédérés a
été prononcé pour la
première fois. Les mains des chefs
opposés se sont serrées les unes les
autres et après quelques momens de silence
tous se sont mis là genoux pour
élever ensemble au ciel leur coeur
ému. Mais dès lors les deux partis ne
s'en montrent pas moins hostiles en toute
rencontre. Les catholiques intriguent en Autriche,
les réformés auprès des villes
d'Allemagne; il y a deux Suisses, deux
diètes, et cette plaie toute vive sera des
siècles à se fermer. Quoi qu'il en
soit, ce n'est pas tandis qu'elle est ainsi
déchirée que la
Confédération pourra songer à
s'agrandir. - Je me trompe; il est un
Côté duquel on pourrait la voir, avant
qu'il soit peu, faire marcher des bataillons.
.
L'HELVETIE ROMANDE ET LES PRINCES DE
SAVOIE.
- « L'avenir
seul, que nul ne peut comprendre ,
- De la patrie
asseoira le destin,
- Puisqu'il fait nuit
attendons le matin. »
La Confédération
suisse n'avait pas, au commencement du
seizième siècle, atteint les
frontières de l'ancienne Helvétie
et ses limites naturelles. Elle s'arrêtait
à la Sarine et à l'Aar, avec la
langue allemande. De ces fleuves aux Joux, ou
montagnes noires, comme on
appelait alors le Jura, s'étendait
l'ancienne patrie Bourguignonne ou Romande. De
sombres forêts de sapins, sans limites
certaines, séparaient celle-ci, vers le
nord, de la Franche-Comté, qui
appartenait à l'Empereur; vers le midi,
de la Bourgogne, devenue depuis peu partie du
royaume de France. Le spectacle qu'elle offrait,
formait un singulier contraste avec celui que
présentaient les Cantons. D'une part, des
républiques militaires fortement
constituées, une noblesse soumise, de
l'indépendance, de la gloire et de la
liberté; de l'autre une existence
incertaine, flottante; un duc de Savoie,
naguère puissant, incapable aujourd'hui
de couvrir le pays; des
princes-évêques, à qui
l'esprit du siècle contestait la
légitimité de leurs pouvoirs
temporels; des villes qui tournaient un oeil
d'envie vers la Confédération et
se flattaient de posséder un jour la
liberté que les cités suisses
avaient su conquérir; une noblesse
nombreuse, inquiète,
irréfléchie, qui troublait le pays
par ses regrets du passé et par sa
résistance tumultueuse à l'esprit
d'un âge nouveau; enfin un peuple
ignorant, grossier, comme il l'était
partout, commençant à peine
à sortir de la glèbe et qu'un
clergé corrompu berçait dans la
superstition.
Voilà l'Helvétie
Romande. Nulle terre n'avait conservé
plus de traces de l'existence du moyen
âge. Aucun pays n'était plus
morcelé. Au nord, dans les longues gorges
du Jura, s'étendait
l'évêché de Bâle.
L'évêque, prince du saint empire
romain, s'était mis en rapport avec les
cantons catholiques pour sa propre conservation;
ses sujets, surtout ceux des Franches-montagnes,
s'alliaient, de leur côté, de jour
en jour plus étroitement à la
république de Berne ; et par elle au
parti réformé. - Les villes des
bords du petit lac étaient combourgeoises
de Berne ; elles la consultaient, l'imitaient,
Bienne était une Berne au petit pied. - A
Neuchâtel, comment définir le
pouvoir et la nature du gouvernement?
Neuchâtel était une
principauté. Le duc
d'Orléans-Longueville, d'une illustre
famille de France, l'avait obtenue en dot de
Jeanne de Hochberg, en 1504. Mais d'une autre
part, Neuchâtel était
alliée, à des conditions
étroites, aux républiques de
Soleure, de Berne, de Fribourg et de Lucerne.
Berne était le juge reconnu de tous les
différends qui s'élevaient entre
ses bourgeois et son prince.
Les traités portaient
qu'elle pouvait au besoin employer la force pour
faire exécuter ses sentences. En 1512,
lors de la guerre que les
Confédérés firent à
Louis XII, les Cantons s'étaient
emparés de la principauté et
l'avalent fait gouverner par des baillis jusques
en 1529. Ils ne l'avaient rendue qu'avec peine,
aux sollicitations vives et
réitérées du roi de France,
à la maison d'Orléans; encore Uri
ne cessait-il de protester contre cette
restitution. Je ne crois pas que les
Neuchâtelois aient fait en cette occasion
aucune tentative pour s'affranchir, pour se
former en république et pour s'allier aux
Cantons; s'Ils la firent, je n'en trouve aucune
trace. Et les voilà depuis cinq ans
rentrés sous la suzeraineté de
leur prince, sous la tutelle de Berne, et dans
la possession de ce que leurs vieilles chartes
leur assurent de libertés.
Derrière Neuchâtel, dans une gorge
étroite et sur un sauvage rocher,
s'élève le château de
Valangin. Il commande la vallée du
même nom. C'était jadis un fort de
l'illustre maison de Neuchâtel. Depuis
1517 il est devenu, par mariage, la
propriété de la maison savoisienne
de Chalant; mais nous ne craignons pas de dire
trop en affirmant que, dans ces vallons aussi,
Berne exerce un pouvoir égal au moins
à celui du prince. Derrière le
Valangin, l'on ne rencontre que des cabanes en
petit nombre, aux lieux que couvriront un jour
les mille maisons du Locle et les mille de la
Chaux-de-Fonds.
Passons sous le manoir du sire de
Gorgier et de Vaumarcus, et descendons vers
Grandson. Là s'est livrée, il y a
vu demi-siècle, la fameuse bataille. Sur
ce coteau, près de Giez, se
déployaient les tentes du duc de
Bourgogne. Parmi les plus brillans hommes
d'armes se distinguait Châlons, sire de
Château-Guyon; il possédait, dans
le Pays-de-Vaud, Grandson, Orbe et Echallens; la
victoire donna ces terres aux Suisses, qui les
abandonnèrent aux deux cantons de Berne
et de Fribourg. Ces cantons en avaient fait deux
baillages et les gouvernaient en commun. Le
bailli arrivait tour à tour de Fribourg
et de Berne; il restait cinq ans en charge ;
quand il était bernois, il prenait les
ordres de Fribourg; quand il était
fribourgeois, de Berne.
Voilà donc Berne
arrivée au coeur du Pays-de-Vaud.
Déjà plus d'une fois ses
armées l'ont traversé, en
poursuivant des victoires. Ses capitaines ont
vécu dans ce doux climat. Ses soldats ont
vu la grappe mûrir aux flancs des coteaux.
Qu'en sera-t-il de la belle et fertile
contrée, de la terre aimée du
ciel? Ne nous représentons pas la patrie
de Vaud ce que nous la voyons aujourd'hui,
riche, florissante, unie en un corps de peuple,
sous un gouvernement national. Tout y
était divisé. Tout y allait
à l'aventure. C'était à qui
déchirerait le sein de la mère
commune, Mais pour faire comprendre comment le
pays avait pu tomber dans cette anarchie, Il est
nécessaire d'avoir fait connaître
les princes qui le gouvernaient et d'avoir
rappelé eu quelques traits les
destinées de la maison de
Savoie.
Il nous faut remonter jusques
à Charlemagne. Quand ce sage prince
divisa son empire ne comtés, il mesura
ces départemens à l'intelligence
des hommes, à demi barbares, qui devaient
les gouverner, et il les fit de si peu
d'étendue qu'il s'en rencontrait
plusieurs sur les seules vives du Léman.
Dans le nombre était le comté de
Nyon et de Savoie, province obscure et qui
à peine a laissé son nom dans
l'histoire. Deux siècles les comtes de
Savoie demeurèrent dans cette
obscurité. Après ce temps, l'on
vit tout-à-coup grandir leur pouvoir. La
veuve de l'un d'eux ayant épousé
Rodolphe, le faible Rodolphe, le
dernier des rois de
l'Helvétie bourguignonne, elle enrichit
son fils des donations de ce prince. Ce fils
était Humbert-aux-blanches-mains. Il fut
des premiers à jurer
fidélité à l'Empereur, que
Rodolphe, en mourant, faisait héritier de
son royaume; ce zèle trouva sa
récompense, et ce fut l'origine de la
fortune de sa maison.
Les empereurs, dès le
douzième siècle, avaient un nom
plus grand que leur pouvoir. Leur sceptre
était éloigné. La maison de
Zaeringue, qui gouvernait en leur nom la
nouvelle province, contenait avec peine
l'orgueil et la cupidité des vassaux. Ces
circonstances étaient trop favorables
pour que les princes de Savoie n'en profitassent
pas pour s'agrandir. L'un d'eux vendit à
Henri IV, au monarque infortuné, le
passage des Alpes pour le prix du Chablais;
bientôt le Bas-Valais et le comté
d'Aigle accrurent la puissance en
progrès; elle acquit Moudon en 1207; puis
d'autres terres au Pays-de-Vaud. En 1218,
s'éteignit la maison de Zaeringue, et
celle de Savoie se présenta pour
recueillir l'héritage de son pouvoir. Son
titre était d'être la plus
puissante et la plus illustre de la
contrée. Dans l'Helvétie
allemande, celle des Kibourg pouvait seule lui
disputer ce rang; mais les Kibourg, à
cette époque, penchaient vers leur
déclin, et les princes de Savoie voyaient
tout céder à leur habileté,
à leur douceur et à leur courage.
Si l'on en croit la chronique, (et les motifs
avancés pour invalider son
témoignage me paraissent de peu de
poids), la rivalité des deux maisons se
vida dans une bataille sous les murs de Chillon
; la noblesse allemande y fut défaite, et
le vainqueur, Pierre de Savoie, se
présenta dans son armure mi-partie d'or
et de fer, pour recevoir de l'Empereur les prix
de sa victoire, qui furent le Pays-de-Vaud et le
vicariat de l'empire.
Dès-lors, plus d'un
siècle durant, les princes de Savoie
prévalurent dans l'Helvétie. Ils
avaient aussi étendu leurs bras vers le
midi. Sur les deux flancs des Alpes, de Nice au
rivage de l'Aar, tout ployait sous leur
autorité. Les villes et la noblesse
s'empressaient à la reconnaître.
Tout leur obéissait, bien qu'à des
conditions diverses. Berne, Fribourg, leur
prêtaient hommage. Le Pays-de-Vaud
était heureux et fier de leur appartenir.
Ils lui demandaient peu, et le couvraient d'une
protection puissante et de la gloire de leur
nom. Je ne saurais mieux, désigner le
gouvernement dont il jouissait qu'en l'appelant
une confédération placée
sous le patronage d'une famille de princes
héréditaires. Les nobles, les
villes, le clergé envoyaient leurs
députés à la diète
de la petite nation. On se réunissait
à Moudon, la ville centrale. Le conseil
de Moudon, espèce de vorort, et le bailli
de Vaud, représentant du comte, avaient
convoqué les Etats. Ils l'avaient fait,
ou à la demande du prince, ou à
celle de l'une des villes ou de l'un des
seigneurs.
Point de palais; point de salle
des députés. On se rassemblait
dans une auberge ou chez l'un des bourgeois du
lieu. Le dîner, le souper n'étaient
pas oubliés. Les affaires allaient
à peu près comme vont aujourd'hui
celles de la diète suisse, les
députés déployaient leurs
instructions; les trois ordres se trouvaient
avoir des intérêts divers. Souvent
l'on était en si petit nombre que l'on
n'osait rien arrêter. Nyon, dont les
députés avaient à faire
deux ou trois journées de voyage pour
arriver à Moudon, négligeait
souvent de les envoyer : il fallait, par de
fortes amendes, la contraindre à remplir
ses devoirs fédéraux. Rien de
fort, rien de gênant, rien de trop
progressif: on en restait le plus souvent aux
bonnes vieilles coutumes. On eût pu
prendre pour devise: le mieux est ennemi du
bien. Arrivait-il cependant que l'on
s'accordât à formuler une
résolution, elle devenait loi par la
sanction du prince, et le héraut
général veillait à ce
qu'elle fût publiée aux endroits
accoutumés, et entr'autres, à
haute et intelligible voix, sur les
marchés des villes, devant le peuple
assemblé. Ainsi se faisait, ainsi se
promulguait la loi. Le prince avait juré
de n'imposer au pays aucune ordonnance qui ne
fût le voeu de la nation exprimé
par les Etats.
Et les villes et les
châteaux, comment se gouvernaient-ils?
Chaque ville formait une petite
république, qui avait ses
privilèges et ses usages particuliers.
Nous entrerons plus tard à ce sujet dans
quelque détail. Que l'on veuille pour le
présent se contenter d'un exemple
qu'Yverdun nous fournira. Yverdun avait un
conseil général des bourgeois, et
dans celui-ci une aristocratie parmi laquelle il
choisissait les dix-huit membres du conseil
d'administration. Il était
recommandé aux bourgeois de
n'élire que des anciens,
c'est-à-dire, des hommes appartenant aux
familles qui d'ancienneté avaient coutume
d'être élues. Quand ces dix-huit
étaient nommés, « gens de
bonne fame et hors de toute suspection, ils
élisaient à leur tour les dix-huit
du conseil communal, gens qui doivent être
aussi hors de toute répréhension,
et ne doivent avoir à se mêler si
ce n'est de la reddition des comptes de la ville
et des acquêts et réemptions
qu'elle pourrait faire, ou encore des cas
où il irait de la préservation de
la cité».
On ne convoquait que dans des cas
extrêmes le conseil général
des bourgeois. Les habitans étaient dans
une condition inférieure; ils
étaient pour la plupart des serfs qui
s'étaient rachetés depuis peu.
Nous verrons, au reste, que ces petites
républiques n'étaient pas sans
être agitées par des mouvemens
populaires. - Quant à la noblesse, elle
habitait les châteaux, inquiète du
progrès des villes et de l'élan de
la liberté. Vains,
généreux, brillans, aimant les
aventures, les gentils-hommes se rendaient en
grand nombre à la cour des princes; ils
les suivaient sur les champs de bataille,
à Crécy, à Constantinople,
à Sion, ou on les vit les premiers, avec
les soldats bernois, se présenter
à l'assaut. il y avait dans cette
noblesse nombreuse peu d'hommes d'une grande
fortune; les biens se partageaient entre les
enfans; point de majorats, que je sache. Les
alliances avec la bourgeoisie
n'étaient pas rares. Le moyen que l'on
employait pour refaire sa fortune était
de vendre des immunités nouvelles. Ainsi
le pays s'affranchissait lentement. Il restait
aux nobles le privilège de rendre la
justice, assistés de leurs prud'hommes.
Elle se faisait en leur nom comme elle se
rendait au nom du prince et par ses
châtelains dans les villes et dans les
terres de sa jurisdiction. Mais partout
c'était selon les coutumes et selon la
loi du pays, que le seigneur avait juré
d'observer. L'appel se portait à Moudon,
en cour baillivale. Allait-il jusques à
Chambéry, c'était le conseil du
prince ou le tribunal de Savoie qui portait la
sentence, mais toujours selon la loi et les
usages inviolables de la patrie de
Vaud.
Quant à la garde du pays,
elle était confiée à la
sagesse du prince et à la loyauté
des habitans. Le comte était-il habile,
aimé, vaillant, l'enthousiasme lui
créait des soldats. Méritait-il
moins la confiance, villes et gentils-hommes
n'accordaient la chevauchée que les huit
jours qu'ils la devaient selon la coutume, et
dans les limites déterminées, qui
étaient celles des
évêchés de Lausanne, de
Genève et de Sion. Il en était de
l'impôt comme des soldats; le pays n'en
devait aucun. Le revenu du prince se formait du
produit de quelques péages et de celui
des terres de la couronne. Mais quand le bailli
de Vaud faisait connaître aux Etats les
besoins du trésor, il était rare
qu'ils ne consentissent à s'imposer une
taxe secours extraordinaire, avaient-ils soin
d'exprimer, fait de bon gré, et dont il
ne peut être tiré aucun
préjudice contre nous ni contre nos
héritiers, parce que nous ne devons
aucune aide ni aucune charge. Et le prince
reconnaissait chaque fois que ce qu'il recevait
était de pure grâce et
libéralité, et qu'il ne voulait en
aucune manière enfreindre les vieilles
immunités du pays.
On l'a compris; la
prospérité de la contrée
sous un tel ordre de choses tenait, en grande
partie, à la personne du prince. Les
Etats n'exerçaient pas une action assez
constante, assez forte, pour imprimer la vie aux
membres épars de la
confédération; le chef devait y
suppléer. Or, durant un siècle et
demi, la Savoie eut de grands princes. Pierre,
Philippe, Amé le grand, le comte Vert, le
comte Rouge., Amé VIII, eurent tous
l'intelligence de leur situation, l'esprit de
leur siècle et le don de se faire aimer
de leurs peuples. Amé VIII fut le plus
grand d'entr'eux par le mélange d'un
esprit solide et de qualités brillantes.
Mais, après lui, l'étoile de
Savoie pâlit pour un long temps. Le
changement du titre de comte en celui de duc
n'anoblit pas en réalité la
descendance d'Amé, et il fut loin
d'être pour elle le signe d'un nouvel
agrandissement. Au siècle et demi de
gloire succéda un siècle et demi
de troubles et de malheurs. Ce fut une suite non
interrompue de princes faibles, de
minorités et de régences, et
tandis que le sceptre reposait dans des mains
trop infirmes pour le porter, les grands se
disputèrent le pouvoir, et le pays fut la
proie des factions. Tel était
l'état des choses quand un choc puissant
se fit sentir.
Les Suisses et le duc de
Bourgogne se heurtèrent et
vidèrent leur querelle dans les champs du
Pays-de-Vaud. Les peuples du pays, surpris,
divisés, réduits à
l'impuissance, sans chef, sans impulsion, sans
mot commun de ralliement, demeurèrent, en
frémissant, spectateurs oisifs de cette
lutte sanglante. Quelques nobles ne purent
s'empêcher d'y prendre part. L'un d'eux,
Torrens, de la maison des Campois, qui, à
la faveur des troubles, s'était fait des
quatre mandemens d'Aigle une sorte de satrapie,
accueillit à leur passage les bandes
italiennes, auxiliaires de Charles-le-Hardi.
Comme il se conduisait en toutes choses en
ennemi des Suisses, Berne fit descendre du
Simmenthal, du Gessenay et du
Château-d'Oex des hordes de montagnards
toujours prêtes à saisir les
occasions qui s'offraient de faire irruption
dans la plaine.
Le château des Torrens fut
détruit, et les gens d'Aigle se
soumirent, à la condition qu'ils
demeureraient à Berne et qu'elle ne les
ferait pas rentrer sous le joug de leurs anciens
maîtres. Le peuple, victime des grands,
était las d'anarchie. Sa
fidélité était
ébranlée. Plus de confiance. Le
bras du prince manquait à la nation; elle
demeurait livrée à
elle-même, sans guide et presque sans
gouvernement. Comment n'eût-elle pas
cherché une protection qui
remplaçât celle qui lui manquait?
Et cet appui quel pouvait-il être ?
L'eût-elle trouvé en
elle-même? Mais c'est à cette heure
que se montre la faiblesse de la loi qui la
régit. Les Etats, tels qu'ils sont
constitués, n'ont créé
aucune force, aucune institution commune; ils
n'ont pas formé un corps de la nation.
A l'heure du péril, la
patrie se trouva délaissée et ses
libertés contribuent à lui donner
la mort. Chacun a voulu être libre aux
dépens de l'intérêt commun.
Les voies de communication, les routes, les
ponts sont négligés. Si l'on
eût conservé les souvenirs du
passé, on eût peut-être
regretté ces temps de servitude où
Rome, dominatrice sévère, avait
coupé la contrée de grandes routes
qui en faisaient la force et la
prospérité. L'imprimerie avait
partout ailleurs multiplié la puissance
de la parole; l'Islande avait ses presses., et
je ne sache pas qu'il en existât à
la fin de l'an 1534 dans le Pays-de-Vaud, si ce
n'est celle que les moines de Rougemont avaient
apportée dans leur prieuré, et
qu'ils y employaient à réimprimer
les Saintes Ecritures dans la version vulgate.
Le pays est sans liens.
On ne se connaît ni ne se
comprend. L'étranger est aux portes; que
font cependant les villes et les châteaux?
Orbe est en guerre contre Romainmôtier,
Yverdun contre Moudon. Dans les murs, la petite
bourgeoisie cherche à supplanter les
familles anciennes. La montagne et les vignerons
se font une guerre de rapines et de brigandages.
A la Côte, la noblesse s'est
confédérée contre
Genève et contre l'esprit des
républiques. D'une autre part, Avenches,
Payerne, ont fait avec Berne un traité de
combourgeoisie, alliance du
faible avec le fort; nous verrons qu'elles te
trouvèrent avoir fait un traité de
sujétion. Jadis, au temps d'Amé
VIII, justice de Savoie voulait dire bonne et
prompte justice c'est le contraire aujourd'hui;
et ce que le peuple ne trouve plus auprès
de ses magistrats, de ses seigneurs et de son
prince. il est insensiblement conduit à
le chercher en meilleur lieu. Dès les
temps de la guerre de Bourgogne, si les Suisses
se fussent montrés moins cruels et moins
avides, les peuples de l'Helvétie romande
se fussent tournés vers eux. Ils le
firent vers Berne, dès qu'elle se fit
connaître à eux par des
procédés d'une politique
meilleure.
Ils prirent l'habitude d'en
appeler à elle dans tous leurs
différends. Peu de causes qui n'allassent
à Berne en dernier ressort. A certains
égards, on peut dire que la
conquête était faite dès le
commencement du seizième siècle.
Le pays appartenait à qui rendait justice
et à qui avait la force pour maintenir
ses arrêts. Restait-il un autre appui,
auquel le peuple eût pu recourir? Il
était dans l'Helvétie romande
trois villes plus grandes; il semble qu'elles
eussent dû se placer à la
tête des populations et leur servir de
centres et de guides. Mais, de ces villes, deux
étaient situées aux
extrémités du pays. L'une,
Fribourg, s'aidant de sa propre énergie
et s'appuyant du voisinage des cantons,
S'était sortie de tutelle, s'était
alliée aux Suisses, avait combattu avec
eux, et avait mérité de devenir un
membre de leur Confédération.
Genève et Lausanne
s'étaient trouvées dans des
conditions moins favorables pour s'affranchir.
Elles ne faisaient point partie de la patrie de
Vaud, et ne reconnaissaient pas la
suzeraineté de Savoie. Leurs
évêques étaient leurs
princes. La simare les protégeait. Tous
les efforts des ducs de Savoie pour incorporer
les deux cités à leurs
états, avaient été
jusqu'alors inutiles; le respect attaché
à la robe de l'évêque et la
courageuse résistance des bourgeois les
avaient tous fait échouer. Les deux
villes tenaient encore, semblables à deux
îles constamment battues des flots de la
mer, dont il semble que chacun doive les
engloutir. Si quelque événement
eût pu sortir le Pays-de-Vaud de son
sommeil, c'est l'intrépide défense
de Genève.
Les périls de la noble
cité et son héroïsme avaient
ému toutes les villes et suscité
les sympathies populaires. Peut-être, si
Genève eût été
située au centre de la contrée,
eût-elle échauffé au feu de
son courage toute la patrie romande;
peut-être eût-elle vaincu la
résistance du clergé et de la
noblesse; peut-être est-elle tout
rallié. Et si elle y eût
réussi, peut-être nos cantons
seraient-ils, dès le seizième
siècle, entrés dans la
Confédération suisse sur le pied
de l'égalité et d'une
fraternité mutuelle. Mais le ciel en
avait décidé autrement. C'est
Lausanne, et non Genève, qu'il avait
placée au centre de la patrie vaudoise;
et Lausanne était loin d'être
préparée au rôle illustre
qui eût pu devenir le sien. Elle s'isola.
Elle ne s'entendit pas avec le pays. Elle ne
pouvait se sauver sans lui; le pays ne le
pouvait sans elle ; elle lui était
nécessaire comme centre, comme appui,
comme foyer. Mais ils ne se comprirent point.
Ils ne confondirent pas leurs
intérêts. Ils demeurèrent
étrangers l'un à l'autre. Nous
devrons raconter ce qu'il en advint.
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