Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...


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(REVUE DU PASSE ET SITUATION POLITIQUE)

AVANT-PROPOS.

État des choses à la fin de l'an et revue du passé
Situation politique
L'Helvétie romande et les prince de Savoie

Noms propres de cette page

Le pays qui s'appuie d'une part aux Alpes et de l'autre au Jura, ne ressemblait guère, il y à trois siècles, à ce qu'il est aujourd'hui. C'était bien ce beau ciel, c'étaient bien ces cimes argentées, ces lacs si purs et cette terre magnifiquement assise; mais les hommes, mais les institutions et les moeurs différaient fort de ce que nous les voyons. On demande au Chroniqueur de retracer ces moeurs et ces institutions d'un autre âge, de dire ce qu'était la vie de nos pères quand commença le seizième siècle; on voudrait entr'autres qu'il cherchât à reproduire les faits des deux années mémorables qui répondent à celles dans lesquelles nous entrons, de ces années 1535 et 1536, qui nous ont ralliés à la Suisse et nous ont donné l'Evangile. Comment le Chroniqueur ne répondrait-il pas avec émotion à cet appel! Confédérés de la Suisse française, ne suis-je pas un homme d'entre vous? n'ai-je pas dès l'enfance partagé vos joies? n'ai-je pas été frappé quand vous l'étiez? rien de ce qui me parle de notre patrie saurait-il m'être étranger ? Et ne sais-je pas que tout ce qui étend l'existence d'un peuple, l'ennoblit; que tout ce qui met chez lui de nouvelles idées en circulation ajoute à sa gloire et à sa force? Il vaut dix hommes, celui qui à appris à savoir et à sentir avec dix. La grandeur des hommes illustres n'a été que d'avoir beaucoup éprouvé, beaucoup compris, d'avoir résumé bien des vies en une vie.

Ainsi grandit pareillement un peuple. Ainsi il se multiplie par un échange libre, rapide et cordial, d'impressions, de sentimens, de pensées, et j'ose ajouter, des souvenirs et des expériences de ses aïeux. C'est alors que le sang, plus abondant, ranime les parties engourdies du corps social, qu'il les rallie, et qu'il communique à tout le corps une existence vive, pleine, énergique; et quand le coeur d'une nation vient à battre ainsi comme celui d'un homme, les beaux jours de cette nation sont venus, ses jours de gloire et de bonheur. A l'oeuvre donc, nos frères et nos confédérés; habituons-nous à mettre de plus en plus en un trésor commun nos intérêts, nos espérances, nos joies et nos douleurs; pour ma part, je chercherai, comme vous m'y appelez, à y déposer les souvenirs des vieux âges et les récits du passé. Je vais interroger nos pères.
Je retracerai ce que j'aurai appris d'eux. Je dois d'abord résumer les faits antérieurs à l'année 1555 et faire connaître l'état des choses au moment où elle commença. J'enregistrerai ensuite les événemens de l'année. Je m'attacherai sur toutes choses à les retracer avec simplicité, comme je les trouve dans la bouche et sous la plume des hommes du seizième siècle. Entr'autres motifs pour le faire, il en est un religieux. Je crois qu'il ressort de toute histoire racontée d'une manière simple, véridique et naïve, quelque chose de providentiel. En montrant l'issue des voies diverses que suivent les hommes, le récit porte avertissement à celui qui s'égare, et courage à l'homme de bien. J'ose l'espérer surtout du récit d'une oeuvre aussi grave que l'a été celle de la Réformation. Dieu veuille accorder cette bénédiction à l'oeuvre du Chroniqueur! Dieu veuille lui apprendre au moins à ne pas rechercher de ses travaux une récompense moins légitime et moins pure

 

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ÉTAT DES CHOSES A LA FIN DE L'AN ET REVUE DU PASSÉ.

« La hache est mise à la racine de l'arbre. »
Epigraphe de plusieurs écrits du temps.

Il est un mot qui dans les premières années du seizième siècle se trouvait dans toutes les bouches. Au village, à la ville, à la cour, dans les réunions des frères Moraves ou Vaudois, dans les couvens, dans les universités, dans les conciles, le mot de. réforme était prononcé. L'esprit du siècle avait contraint jusqu'aux lèvres du souverain pontife à le bégayer cri grondant. Mais autant de bouches, autant il avait de sens divers. Pour faire comprendre ces diverses significations, il nous faut remonter le cours des âges et revenir à des temps plus reculés.

Quand les Barbares, dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, démembrèrent l'empire romain, ils ne brisèrent qu'un corps déjà vermoulu, sans unité, sans ressort et sans vie, Ils s'assirent sur ces débris, incultes et grossiers qu'ils étaient, sans idées générales, étrangers à la science du gouvernement; c'est dire que dans leurs mains tout devait achever de se briser. Il n'en fut pas autrement. Tous les liens sociaux se rompirent. Toutes les existences s'isolèrent. L'intelligence disparut de devant la force ; et l'Europe se trouva partagée en autant d'empires qu'il y eut de châteaux construits sur les sommets des collines, ou de forteresses suspendues à la crête sourcilleuse des mots.

Demandez au peuple de nos montagnes. Il a conservé le souvenir de cet âge. On vous montrera dans la Gruyère, sur les monts de la Côte, et dans bien d'autres lieux encore, les traces de la culture en des lieux que les forêts ont recouverts. On vous dira que ces lieux arides étaient sillonnés par la charrue dans un temps où les hommes ne trouvaient aucune sûreté dans la plaine, où les villes étaient ruinées, où tout s'était réfugié sous l'abri de ces vieilles tours dont la terre de nos jours semble avide d'avoir recouvert les derniers débris.

C'est alors que s'éleva la puissance de l'Eglise. Vous savez son humble et sainte origine. Seule intelligente, seule consolatrice, seule morale, elle méritait seule la foi des peuples. Elle leur prêchait la régénération par la foi. Ils crurent en elle tant qu'elle leur donna l'exemple des vertus qu'elle enseignait. Elle avait semé la paix. Elle avait été le refuge des faibles, l'abri des opprimés; les nations se donnèrent à elle. Elles lui apportèrent les trésors et les coeurs. Jours de triomphe pour l'Eglise, ils touchaient à ceux de son déclin.

La bouche du Sauveur l'avait dit : «il est difficile de devenir riche et de demeurer pur. » L'Eglise enrichie et puissante changea de conduite et de moeurs.

La charge du pasteur s'allia, presque en tout lieu, à des dignités séculières. La Suisse romande avait quatre évêques, ceux de Genève, de Lausanne, de Bâle et de Sion ; ces évêques devinrent seigneurs des villes, et puissans comme princes temporels. Le casque était mal caché sous la mitre. L'Eglise s'était matérialisée. La langue sainte de l'enthousiasme et de la foi devenait de jour en jour l'instrument d'une politique mondaine. Rome, redevenue la reine des peuples, ne se contentait plus de prêcher, elle imposait ses croyances. Son évêque se fit Dieu. Il mit le pied sur la tête des rois. Interdit dès ce jour de manifester des tendances ou de nourrir des impressions qui n'eussent été sanctionnées à Rome. Interdit d'examiner aucune pensée qui différât de celle dont il plaisait au souverain pontife de faire le pain des nations.

C'est alors que le mot de réforme commença d'être prononcé. An plus profond du coeur de l'homme se rencontrent deux puissances qui, tour à tour victorieuses, luttent, s'agitent, et ne cesseront de se combattre, qu'au jour où l'âme qu'elles se partagent, parfaitement réconciliée avec elle-même, aura reçu la pleine révélation de son destin. Synthèse, analyse ; besoin de croire, besoin d'examiner ; nous ne cessons de nous partager entre ces tendances contraires; nous ne cédons à l'une que pour voir tôt ou tard l'autre réclamer ses droits ; et ce qui se passe à divers degrés dans tout coeur d'homme, l'histoire de l'humanité le reproduit sur son grand, sur son mouvant théâtre. Durant des siècles, les nations en proie à tous les genres de malheur, s'étaient inclinées au besoin de croire ; elles s'y étaient livrées avec abandon; elles le suivirent jusqu'au jour où elles se trouvèrent perdues dans la fange des superstitions et gémissantes sous la tyrannie. Alors la tendance critique surgit, le besoin d'examiner se releva, et le mot de réforme devint le cri des coeurs pieux comme celui des âmes intelligentes, ardentes et généreuses.

Dans ce même temps il se rencontra que la société politique sortait de l'état d'anarchie où nous avons vu qu'elle était plongée. La lutte entre les châteaux avait retrempé les forces individuelles. Quelques hommes vaillans s'étaient montrés et avaient rallié les vassaux. Un de ces braves avait réuni sous son sceptre l'Helvétie Bourguignonne; c'était Rodolphe, un héros. Sous des princes pareils à lui on avait vu quelque ordre renaître, reparaître quelque justice. La terre se montrait de nouveau fertile en hommes et en fruits. Les villes se relevèrent, et avec elles l'industrie. Il suffit d'une apparence de sécurité pour que le commerce se frayât les routes accoutumées.

Quelques idées politiques se formèrent hors du cercle des idées religieuses de l'époque. Déjà même au sein de l'Eglise des voix isolées, déjà des communautés protestaient. Partout l'esprit humain se montrait en fermentation, et pour conserver l'obéissance des peuples, Rome dut songer à recourir à de nouveaux moyens.

Le premier qu'elle employa fuit celui de donner un but extérieur à l'activité des populations européennes. Elle leur montra l'Orient et le mahométisme à combattre; et durant. près de cinq siècles, tout ce qu'il y avait de plus mobile et de plus ardent dans l'occident se versa sur l'Asie. Mais la marche de la civilisation ne s'en trouva pas ralentie ; la liberté n'en poursuivit pas moins son cours. Le départ de ce qu'il y avait de plus inquiet dans la nation laissa aux élémens de paix un développement plus facile. Ceux des croisés qui revinrent dans leurs foyers y rentrèrent riches de ce qu'ils avaient vu, le jugement exercé, la pensée agrandie. Ils jetèrent dans les esprits les germes d'une fermentation nouvelle. Les croisades contre les Sarrasins duraient encore qu'il fallut en prêcher une au sein, même des peuples occidentaux contre la première explosion de la réforme. On sait le sort des Albigeois.

Le sang versé dans les plaines du Languedoc reconquit à Rome l'unité catholique, mais les intelligences, mais les coeurs ne s'étaient pas rapprochés d'elle. Dans la société civile l'esprit de liberté continuait ses progrès. Il se formait en Italie, en Allemagne, en Belgique de grandes démocraties ou de puissantes aristocraties commerciales. En Angleterre les communes prenaient place dans la représentation nationale. En France les barricades et l'insurrection populaire étaient à l'ordre du jour. C'est le moment où les princes de Savoie prévalurent dans l'Helvétie Romande et où le pays de Vaud passa sous la protection plutôt que sous la domination de ces princes. Ils y trouvèrent des villes déjà florissantes, dont ils sanctionnèrent les privilèges, une noblesse nombreuse, puissante encore, bien qu'appauvrie, dont ils reconnurent les droits, et un clergé, propriétaire d'un tiers à peu près des revenus du pays, auquel appartenait la troisième part dans la représentation nationale. Des droits du peuple des campagnes, il n'en était pas encore question; chaque siècle cependant le soulageait en quelque chose du fardeau de la servitude. C'est dans ce temps que Genève recevait d'Adhémar Fabri la confirmation de ses franchises. A Lausanne, les citoyens, par leur esprit d'indépendance, commençaient à donner de l'inquiétude à leur prince-évêque. Berne, Fribourg, étaient presqu'en un jour devenues des cités puissantes ; elles étaient la terreur des châteaux qui tombèrent les uns après les autres au pouvoir de leurs bourgeois bien disciplinés. Plus loin, dans les montagnes, trois hommes prenaient à la face du ciel ce simple engagement, qui fut l'origine de la confédération des Suisses. Ainsi se continuait en tous lieux une grande révolution; les châteaux s'abaissaient, la richesse et la force passaient du côté du nombre, de la discipline et de la liberté.

Dans l'Eglise même révolution. Tout y signalait un mouvement semblable des esprits. Les évêques furent les premiers à se soulever contre l'unité; les conciles de Pise, de Constance et de Bâle, que furent-ils qu'une protestation du haut clergé contre l'autorité absolue du souverain pontife et contre le système du moyen âge ? Ils protestèrent, à leur manière, au commencement du quinzième siècle, comme les classes moyennes le firent à la leur au commencement du seizième. Villes, universités abandonnaient la protection de Saint-Pierre pour se mettre sous celle des rois. Les églises se montraient prêtes à se former en congrégations nationales. Chaque événement nouveau venait Prêter une nouvelle force à cette tendance irrésistible des esprits. Il est un fait qui ne se borna pas à en accélérer, mais qui en multiplia la vitesse.

Qu'on se représente la secousse profonde que le premier usage de l'imprimerie dut donner aux intelligences. Les livres étaient copiés à grand'peine. On ne se les procurait qu'au poids de l'or. Les trésors qu'ils renfermaient 'étaient accessibles qu'à un nombre limité d'élus. Et voilà qu'un art nouveau les met à la portée des plus humbles fortunes. Que d'idées, que d'images, que d'expressions nouvelles furent versées à la génération d'alors avec les écrits des anciens imprimés à mille et à dix mille exemplaires ! Quel remuement dans les entrailles de la chrétienté quand la Bible se t'ouvrit devant elle! Quel renouvellement dans les idées ! Quel travail dans les consciences! Que d'élémens de régénération! Rarement l'humanité avait été si profondément émue? Le char de la pensée ne se traîna plus, il vola à la surface de la terre. Ce que Luther avait cru, ce qu'il avait écrit, se trouva en peu de mois porté d'une extrémité de l'Europe à l'autre extrémité. Grâces au don nouveau du ciel, grâces à la puissance qu'il avait ajoutée à la parole, un pauvre moine était devenu, sans l'avoir cherché et sans l'avoir cru possible, l'égal en pouvoir du Grand-Pontife romain. Ce fut bientôt à qui ferait servir l'instrument nouveau accordé à l'intelligence à faire triompher la pensée qui l'animait. On prévoit celle des deux tendances, entre lesquelles se partageaient les hommes, qui en tirera le parti le plus avantageux. Mais avant de retracer ce qu'il en advint nous ferons bien de dire quels intérêts étaient alors en présence et quel était l'état social et politique du moment.

 

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SITUATION POLITIQUE.

» De ces débris Dieu tire un nouveau monde. »

Les Indous ont une doctrine qui me parait vraie, et que je trouve belle et consolante, bien qu'elle ne soit qu'une figure incomplète de la doctrine mille fois plus haute et plus consolante de l'Evangile. Ils enseignent qu'après chacune des grandes révolutions sociales, et à chaque époque nouvelle de la vie de l'humanité, Dieu se montre en Sauveur; qu'il s'incarne, qu'il se fait homme, qu'il arrache comme par une création nouvelle les sociétés humaines à leur perte, et qu'il les fait rentrer avec effort dans les voies de la délivrance, de la restauration et du progrès. Belle image de l'oeuvre providentielle, religion, poésie et philosophie à la fois. Le coeur de Dieu ne s'est point éloigné. Les idéaux de l'humanité ne meurent pas. Beauté, justice , amour, ces noms qui sont ceux de Dieu lui-même rallient encore d'âge en âge les fils de la terre, et l'utilité commune ne cesse de relever l'édifice un moment près de s'écrouler.

Ainsi se reformèrent au seizième siècle les sociétés européennes. D'anciens pouvoirs se mouraient. Le moyen âge s'en allait en débris. Et les hommes se rallièrent autour d'idées épurées de religion, de convenance et de droit, autour d'intérêts, autour de centres, autour de pouvoirs nouveaux. La société reprit sa marche, riche de l'expérience acquise. Les jours d'enfance, d'irréflexion et de poésie étaient passés. L'humanité avait acquis à un plus haut degré la conscience d'elle-même; elle se montrait plus sérieuse, plus mûre. Sa pensée s'était agrandie. Elle était, devenue capable de poursuivre des buts plus éloignés. Alors, on le comprend, les sociétés durent aussi tendre à s'élargir, et les existences morcelées du moyen âge durent plus tôt ou plus tard aller se perdre dans de grands corps de nation. Tout se dispersait jadis, tout se lie, tout s'agglomère maintenant. Le canon dissipe les débris de l'âge qui s'en va. Quelle résistance lui opposeraient les châteaux les plus fiers? Que serviraient contre le nouvel art de la guerre la pesante cotte de maille et' le casque de fer du chevalier? Les gens d'armes et les milices commencent d'être remplacés par des bataillons moins irréguliers. Les rois ont fait l'essai d'armées permanentes. Ils ont fait celui de lever des impôts et ne se contentent plus du produit de leurs terres et des dons volontaires du peuple. Tout tend à concentrer le pouvoir dans leurs mains. Tout tend à reculer les limites de leur autorité. Les provinces se fondent dans l'état.

Les états se lient par des rapports de plus en plus resserrés. Il n'y a plus aujourd'hui de Bretagne, de Flandres, de Bourgogne; il n'y a plus qu'une France, réunie sous un monarque, chef de la nation et expression de son caractère. L'Autriche, l'Espagne et l'Italie obéissent à Charles-Quint. On a même entendu les courtisans de l'Empereur murmurer à ses oreilles le mot de monarchie universelle. C'est que la France et l'Empire, ces deux grands pouvoirs, se sont mesurés ; Charles et François se sont pris corps à corps; et quand François a succombé à Pavie, il y a eu en Europe un moment d'attente inquiète; car les peuples ont cru avoir perdu leur liberté.

Crainte vaine cependant. A l'heure même de son triomphe Charles se trouva sans argent, partant sans moyen de pousser la guerre. L'opinion, puissance devenue formidable depuis que la presse avait rapproché les nations, s'était quelque temps partagée entre les deux rivaux; elle se tourna contre l'Empereur le jour de sa victoire. Intelligente, elle comprit que l'intérêt des peuples était dans en système de pondération et d'équilibre. En cette occasion, comme, en tant d'autres, elle contribua pour sa part au salut de la liberté.

Ce système de pondération et d'équilibre, qui commençait de faire la base de la politique européenne avait son point d'appui dans quelques états, inférieurs pour la force et pour la grandeur à ceux de l'Empereur et du roi de France, mais placés de manière à faire pencher la balance pour la cause qu'ils embrasseraient. L'Allemagne, la Suisse et le duché de Savoie étaient jetés comme un large fleuve entre les deux puissances rivales : long espace de Nice jusqu'à Lubeck, mais divisé en je ne sais combien de duchés, de principautés, de républiques, de villes, difficiles à mouvoir dans un intérêt commun et qui savaient à peine se rallier pour la défense. Ce qui néanmoins rendait fortes ces populations centrales, c'est l'esprit de liberté qui les animait. Ne vous représentez pas l'Allemagne ce qu'on l'a vue depuis. C'était la terre aux cent villes impériales, riches, libres, et qui pouvaient faire sortir de chacune de leurs portes de nombreuses bandes de citoyens bien armés. C'était la terre rebelle à la centralisation, jalouse de son indépendance, et qui depuis des années repoussait le joug d'un empereur espagnol de moeurs et de langage. C'était la terre de l'imprimerie, la terre de Luther enfin. Luther était un homme du peuple, comme nous l'avons dit, un simple moine. Voyez cependant quelle puissance devint la sienne. C'est qu'il était l'homme de son peuple et qu'une nation intrépide répondait à sa voix. C'est qu'une multitude d'hommes graves, simples et pieux parlaient par sa bouche, et qu'il était l'interprète de milliers de coeurs.
A vrai dire, l'Allemagne se présente à nous dans la personne de Luther. D'esprit, de ce qu'en France ou en Italie on eût appelé de ce nom, il n'en avait pas; de connaissances, il n'en possédait guère plus que la classe moyenne n'en a dans son pays; de politique, il n'en voulait point. C'était un coeur enfant, un coeur foncièrement Pieux, et, comme l'on dit, un homme tout d'une pièce. S'il eût eu plus de finesse, il n'eût pas été l'homme de son peuple, il n'eût pas reçu de mission et serait mort oublié. Mais il était tout âme, il avait une foi profonde et sa nation le comprit. « Deum patitur. » « Dieu le pousse, » disait-elle de lui. « Il le faut, je ne puis autrement, » disait-il lui-même. Et la foule des hommes enthousiastes ou religieux de l'Allemagne disaient comme lui, « nous ne pouvons autrement. » Telle était au commencement du seizième siècle cette nation, brave, pieuse, prompte à opposer des hallebardes à l'Empereur, et au Pape la Bible ou le Concile. L'esprit d'indépendance et l'esprit religieux s'y prêtaient un mutuel appui et Luther y avait trouvé un abri sûr sous les plis du manteau de l'Electeur.

Remontons le Rhin et arrivons aux Suisses. Même langue que l'Allemagne. Naguères, mêmes relations avec l'Empire. Ils s'en distinguaient cependant à bien des traits. Petites peuplades, la valeur leur tenait lieu du nombre. Leurs victoires leur avaient fait un rang parmi les puissances européennes. Un écrivain illustre, Machiavel, ébloui par leur gloire, allait jusqu'à penser qu'il pouvait leur être réservé un grand rôle à remplir dans le cours des choses humaines. « Considérez, » écrivait-il à son ami Vettori, « comment vont les choses de ce monde, comment croissent les puissances et surtout les républiques; vous verrez qu'aux hommes il suffit d'abord de se défendre et de n'être pas domptés, et que de là on monte à offenser les autres et à leur imposer sa domination. Aux Suisses, il a d'abord suffi de se défendre des ducs d'Autriche; cette défense les a fait estimer chez eux. Ensuite il leur a suffi de repousser le duc Charles, ce qui a étendu hors de chez eux leur renommée. Ils ont après cela pris des subsides des autres peuples pour maintenir leur jeunesse dans des goûts militaires et pour se faire honneur; et de ce fait ils ont acquis plus de réputation et sont devenus plus audacieux. Il en est résulté l'esprit ambitieux et le désir de faire la guerre pour leur compte.

Un de mes amis m'a raconté que quand ils vinrent avec l'armée française assiéger Pise, ils raisonnaient souvent entr'eux et comparaient leurs milices à celles de Rome. Ils se demandaient pourquoi ils ne seraient pas un jour comme les Romains, se vantant d'avoir donné à la France toutes les victoires qu'elle a obtenues jusqu'à ce jour. Ils ne savent donc pas pourquoi ils ne combattraient pas un jour pour eux-mêmes. A la première occasion ils s'empareront de Milan, à la seconde ils inonderont l'Italie, détruisant races princières et noblesse. Il y a beaucoup à redouter d'eux. Ainsi Machiavel; « Je les ai vues ces bandes invincibles, dit-il en un autre lieu de ses écrits; rien de ce que ferait attendre leur gloire. Ce ne sont point de belles troupes comme l'infanterie allemande. Ils sont petits, mal soignés et n'ont pas de prestance. Ni cuirasse, ni corcelet, ni gorgerin, disant qu'ils ne craignent que l'artillerie, contre laquelle ces armes ne peuvent rien. Mais tel est leur ordre qu'il n'est pas possible de percer leurs rangs ni d'approcher qu'à la longueur de la pique, qui est leur arme. Au reste, excellens soldats en campagne ils ne savent faire un siège et vont échouer contre la moindre place forte. »

J'abandonne à mes lecteurs ce jugement du célèbre historien. S'il n'atteste la perspicacité de Machiavel, que je crois avoir été plutôt un statisticien habile de la politique de son siècle qu'un historien philosophe et qu'un prophète de l'avenir, il nous fait voir au moins l'impression que les batailles des Suisses avaient laissée dans les esprits des contemporains. La gloire de leurs armes était en son entier. Mais c'était les connaître peu que de les croire appelés à un empire étendu. L'observation par laquelle Machiavel termine ce qu'il dit, eût dû suffire à lui montrer son erreur. La moindre forteresse arrêtait les bandes des Confédérés; tout ce qui sortait des chances ordinaires offertes au courage, et demandait un exercice inaccoutumé de l'intelligence, les trouvait embarrassés et surpris. Leurs capitaines avaient fort bien su guider leur valeur dans les gorges de leurs montagnes; mais, dès qu'ils en sortaient, ils n'avaient plus de généraux; personne qui sût les conduire à des buts d'une plus grande portée. Ce n'étaient pas ces légions romaines, aussi intelligentes que braves, qui savaient se ployer à tout et ne rencontraient pas une arme, pas une découverte, pas un avantage dont elles n'eussent aussitôt tiré parti.

La pensée de nos Suisses se meut plus lentement. Le coeur est chez eux plus puissant que la tête. Ils furent long-temps à comprendre le changement qui se faisait dans l'art de la guerre, et plus long-temps encore à s'y ployer. Le moment de leur prédire la conquête du monde était d'ailleurs passé. C'est un songe qu'on eut pu faire au moyen âge, quand tout était morcelé; mais qu'il n'était plus permis d'émettre, à l'heure où deux grandes puissances se formaient sur les deux flancs des Cantons. Rome. tout en allant de conquête en conquête, ne rencontra jamais de forces trop inégales aux siennes. Elle n'eut d'abord à faire qu'aux petits peuples ses voisins; elle n'attaqua Carthage que maîtresse de presque toute l'Italie et l'Orient qu'avec les forces de l'Occident subjugué. Les voies s'ouvrirent successivement devant elle comme elles se ferment aujourd'hui les unes après les autres devant les Confédérés. Considérez enfin de plus près l'état des Cantons. Ce n'est déjà plus la vieille Suisse. Elle est brisée en deux parts. La réforme s'est assise dans la plaine et dans les villes, parmi les populations industrieuses - les montagnes, de leur côté, et la plupart des cantons habitués à se régir par la coutume sont demeurés attachés à la vieille foi. Il s'est formé deux camps, qui en sont déjà venus aux mains, et demeureront encore longtemps en présence. Il est bien un mot puissant, qui les ralliera dès qu'il s'agira de la défense commune ; c'est le nom sacré de Confédérés.
On vient de voir après la bataille de Cappel, au sein de la conférence ouverte pour la paix entre les officiers des deux partis, des larmes tomber de tous les yeux, quand, après plusieurs années, ce nom puissant de Confédérés a été prononcé pour la première fois. Les mains des chefs opposés se sont serrées les unes les autres et après quelques momens de silence tous se sont mis là genoux pour élever ensemble au ciel leur coeur ému. Mais dès lors les deux partis ne s'en montrent pas moins hostiles en toute rencontre. Les catholiques intriguent en Autriche, les réformés auprès des villes d'Allemagne; il y a deux Suisses, deux diètes, et cette plaie toute vive sera des siècles à se fermer. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas tandis qu'elle est ainsi déchirée que la Confédération pourra songer à s'agrandir. - Je me trompe; il est un Côté duquel on pourrait la voir, avant qu'il soit peu, faire marcher des bataillons.

 

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L'HELVETIE ROMANDE ET LES PRINCES DE SAVOIE.
« L'avenir seul, que nul ne peut comprendre ,
De la patrie asseoira le destin,
Puisqu'il fait nuit attendons le matin. »

La Confédération suisse n'avait pas, au commencement du seizième siècle, atteint les frontières de l'ancienne Helvétie et ses limites naturelles. Elle s'arrêtait à la Sarine et à l'Aar, avec la langue allemande. De ces fleuves aux Joux, ou montagnes noires, comme on appelait alors le Jura, s'étendait l'ancienne patrie Bourguignonne ou Romande. De sombres forêts de sapins, sans limites certaines, séparaient celle-ci, vers le nord, de la Franche-Comté, qui appartenait à l'Empereur; vers le midi, de la Bourgogne, devenue depuis peu partie du royaume de France. Le spectacle qu'elle offrait, formait un singulier contraste avec celui que présentaient les Cantons. D'une part, des républiques militaires fortement constituées, une noblesse soumise, de l'indépendance, de la gloire et de la liberté; de l'autre une existence incertaine, flottante; un duc de Savoie, naguère puissant, incapable aujourd'hui de couvrir le pays; des princes-évêques, à qui l'esprit du siècle contestait la légitimité de leurs pouvoirs temporels; des villes qui tournaient un oeil d'envie vers la Confédération et se flattaient de posséder un jour la liberté que les cités suisses avaient su conquérir; une noblesse nombreuse, inquiète, irréfléchie, qui troublait le pays par ses regrets du passé et par sa résistance tumultueuse à l'esprit d'un âge nouveau; enfin un peuple ignorant, grossier, comme il l'était partout, commençant à peine à sortir de la glèbe et qu'un clergé corrompu berçait dans la superstition.
Voilà l'Helvétie Romande. Nulle terre n'avait conservé plus de traces de l'existence du moyen âge. Aucun pays n'était plus morcelé. Au nord, dans les longues gorges du Jura, s'étendait l'évêché de Bâle. L'évêque, prince du saint empire romain, s'était mis en rapport avec les cantons catholiques pour sa propre conservation; ses sujets, surtout ceux des Franches-montagnes, s'alliaient, de leur côté, de jour en jour plus étroitement à la république de Berne ; et par elle au parti réformé. - Les villes des bords du petit lac étaient combourgeoises de Berne ; elles la consultaient, l'imitaient, Bienne était une Berne au petit pied. - A Neuchâtel, comment définir le pouvoir et la nature du gouvernement? Neuchâtel était une principauté. Le duc d'Orléans-Longueville, d'une illustre famille de France, l'avait obtenue en dot de Jeanne de Hochberg, en 1504. Mais d'une autre part, Neuchâtel était alliée, à des conditions étroites, aux républiques de Soleure, de Berne, de Fribourg et de Lucerne. Berne était le juge reconnu de tous les différends qui s'élevaient entre ses bourgeois et son prince.

Les traités portaient qu'elle pouvait au besoin employer la force pour faire exécuter ses sentences. En 1512, lors de la guerre que les Confédérés firent à Louis XII, les Cantons s'étaient emparés de la principauté et l'avalent fait gouverner par des baillis jusques en 1529. Ils ne l'avaient rendue qu'avec peine, aux sollicitations vives et réitérées du roi de France, à la maison d'Orléans; encore Uri ne cessait-il de protester contre cette restitution. Je ne crois pas que les Neuchâtelois aient fait en cette occasion aucune tentative pour s'affranchir, pour se former en république et pour s'allier aux Cantons; s'Ils la firent, je n'en trouve aucune trace. Et les voilà depuis cinq ans rentrés sous la suzeraineté de leur prince, sous la tutelle de Berne, et dans la possession de ce que leurs vieilles chartes leur assurent de libertés. Derrière Neuchâtel, dans une gorge étroite et sur un sauvage rocher, s'élève le château de Valangin. Il commande la vallée du même nom. C'était jadis un fort de l'illustre maison de Neuchâtel. Depuis 1517 il est devenu, par mariage, la propriété de la maison savoisienne de Chalant; mais nous ne craignons pas de dire trop en affirmant que, dans ces vallons aussi, Berne exerce un pouvoir égal au moins à celui du prince. Derrière le Valangin, l'on ne rencontre que des cabanes en petit nombre, aux lieux que couvriront un jour les mille maisons du Locle et les mille de la Chaux-de-Fonds.

Passons sous le manoir du sire de Gorgier et de Vaumarcus, et descendons vers Grandson. Là s'est livrée, il y a vu demi-siècle, la fameuse bataille. Sur ce coteau, près de Giez, se déployaient les tentes du duc de Bourgogne. Parmi les plus brillans hommes d'armes se distinguait Châlons, sire de Château-Guyon; il possédait, dans le Pays-de-Vaud, Grandson, Orbe et Echallens; la victoire donna ces terres aux Suisses, qui les abandonnèrent aux deux cantons de Berne et de Fribourg. Ces cantons en avaient fait deux baillages et les gouvernaient en commun. Le bailli arrivait tour à tour de Fribourg et de Berne; il restait cinq ans en charge ; quand il était bernois, il prenait les ordres de Fribourg; quand il était fribourgeois, de Berne.

Voilà donc Berne arrivée au coeur du Pays-de-Vaud. Déjà plus d'une fois ses armées l'ont traversé, en poursuivant des victoires. Ses capitaines ont vécu dans ce doux climat. Ses soldats ont vu la grappe mûrir aux flancs des coteaux. Qu'en sera-t-il de la belle et fertile contrée, de la terre aimée du ciel? Ne nous représentons pas la patrie de Vaud ce que nous la voyons aujourd'hui, riche, florissante, unie en un corps de peuple, sous un gouvernement national. Tout y était divisé. Tout y allait à l'aventure. C'était à qui déchirerait le sein de la mère commune, Mais pour faire comprendre comment le pays avait pu tomber dans cette anarchie, Il est nécessaire d'avoir fait connaître les princes qui le gouvernaient et d'avoir rappelé eu quelques traits les destinées de la maison de Savoie.

Il nous faut remonter jusques à Charlemagne. Quand ce sage prince divisa son empire ne comtés, il mesura ces départemens à l'intelligence des hommes, à demi barbares, qui devaient les gouverner, et il les fit de si peu d'étendue qu'il s'en rencontrait plusieurs sur les seules vives du Léman. Dans le nombre était le comté de Nyon et de Savoie, province obscure et qui à peine a laissé son nom dans l'histoire. Deux siècles les comtes de Savoie demeurèrent dans cette obscurité. Après ce temps, l'on vit tout-à-coup grandir leur pouvoir. La veuve de l'un d'eux ayant épousé Rodolphe, le faible Rodolphe, le dernier des rois de l'Helvétie bourguignonne, elle enrichit son fils des donations de ce prince. Ce fils était Humbert-aux-blanches-mains. Il fut des premiers à jurer fidélité à l'Empereur, que Rodolphe, en mourant, faisait héritier de son royaume; ce zèle trouva sa récompense, et ce fut l'origine de la fortune de sa maison.

Les empereurs, dès le douzième siècle, avaient un nom plus grand que leur pouvoir. Leur sceptre était éloigné. La maison de Zaeringue, qui gouvernait en leur nom la nouvelle province, contenait avec peine l'orgueil et la cupidité des vassaux. Ces circonstances étaient trop favorables pour que les princes de Savoie n'en profitassent pas pour s'agrandir. L'un d'eux vendit à Henri IV, au monarque infortuné, le passage des Alpes pour le prix du Chablais; bientôt le Bas-Valais et le comté d'Aigle accrurent la puissance en progrès; elle acquit Moudon en 1207; puis d'autres terres au Pays-de-Vaud. En 1218, s'éteignit la maison de Zaeringue, et celle de Savoie se présenta pour recueillir l'héritage de son pouvoir. Son titre était d'être la plus puissante et la plus illustre de la contrée. Dans l'Helvétie allemande, celle des Kibourg pouvait seule lui disputer ce rang; mais les Kibourg, à cette époque, penchaient vers leur déclin, et les princes de Savoie voyaient tout céder à leur habileté, à leur douceur et à leur courage. Si l'on en croit la chronique, (et les motifs avancés pour invalider son témoignage me paraissent de peu de poids), la rivalité des deux maisons se vida dans une bataille sous les murs de Chillon ; la noblesse allemande y fut défaite, et le vainqueur, Pierre de Savoie, se présenta dans son armure mi-partie d'or et de fer, pour recevoir de l'Empereur les prix de sa victoire, qui furent le Pays-de-Vaud et le vicariat de l'empire.

Dès-lors, plus d'un siècle durant, les princes de Savoie prévalurent dans l'Helvétie. Ils avaient aussi étendu leurs bras vers le midi. Sur les deux flancs des Alpes, de Nice au rivage de l'Aar, tout ployait sous leur autorité. Les villes et la noblesse s'empressaient à la reconnaître. Tout leur obéissait, bien qu'à des conditions diverses. Berne, Fribourg, leur prêtaient hommage. Le Pays-de-Vaud était heureux et fier de leur appartenir. Ils lui demandaient peu, et le couvraient d'une protection puissante et de la gloire de leur nom. Je ne saurais mieux, désigner le gouvernement dont il jouissait qu'en l'appelant une confédération placée sous le patronage d'une famille de princes héréditaires. Les nobles, les villes, le clergé envoyaient leurs députés à la diète de la petite nation. On se réunissait à Moudon, la ville centrale. Le conseil de Moudon, espèce de vorort, et le bailli de Vaud, représentant du comte, avaient convoqué les Etats. Ils l'avaient fait, ou à la demande du prince, ou à celle de l'une des villes ou de l'un des seigneurs.

Point de palais; point de salle des députés. On se rassemblait dans une auberge ou chez l'un des bourgeois du lieu. Le dîner, le souper n'étaient pas oubliés. Les affaires allaient à peu près comme vont aujourd'hui celles de la diète suisse, les députés déployaient leurs instructions; les trois ordres se trouvaient avoir des intérêts divers. Souvent l'on était en si petit nombre que l'on n'osait rien arrêter. Nyon, dont les députés avaient à faire deux ou trois journées de voyage pour arriver à Moudon, négligeait souvent de les envoyer : il fallait, par de fortes amendes, la contraindre à remplir ses devoirs fédéraux. Rien de fort, rien de gênant, rien de trop progressif: on en restait le plus souvent aux bonnes vieilles coutumes. On eût pu prendre pour devise: le mieux est ennemi du bien. Arrivait-il cependant que l'on s'accordât à formuler une résolution, elle devenait loi par la sanction du prince, et le héraut général veillait à ce qu'elle fût publiée aux endroits accoutumés, et entr'autres, à haute et intelligible voix, sur les marchés des villes, devant le peuple assemblé. Ainsi se faisait, ainsi se promulguait la loi. Le prince avait juré de n'imposer au pays aucune ordonnance qui ne fût le voeu de la nation exprimé par les Etats.

Et les villes et les châteaux, comment se gouvernaient-ils? Chaque ville formait une petite république, qui avait ses privilèges et ses usages particuliers. Nous entrerons plus tard à ce sujet dans quelque détail. Que l'on veuille pour le présent se contenter d'un exemple qu'Yverdun nous fournira. Yverdun avait un conseil général des bourgeois, et dans celui-ci une aristocratie parmi laquelle il choisissait les dix-huit membres du conseil d'administration. Il était recommandé aux bourgeois de n'élire que des anciens, c'est-à-dire, des hommes appartenant aux familles qui d'ancienneté avaient coutume d'être élues. Quand ces dix-huit étaient nommés, « gens de bonne fame et hors de toute suspection, ils élisaient à leur tour les dix-huit du conseil communal, gens qui doivent être aussi hors de toute répréhension, et ne doivent avoir à se mêler si ce n'est de la reddition des comptes de la ville et des acquêts et réemptions qu'elle pourrait faire, ou encore des cas où il irait de la préservation de la cité».
On ne convoquait que dans des cas extrêmes le conseil général des bourgeois. Les habitans étaient dans une condition inférieure; ils étaient pour la plupart des serfs qui s'étaient rachetés depuis peu. Nous verrons, au reste, que ces petites républiques n'étaient pas sans être agitées par des mouvemens populaires. - Quant à la noblesse, elle habitait les châteaux, inquiète du progrès des villes et de l'élan de la liberté. Vains, généreux, brillans, aimant les aventures, les gentils-hommes se rendaient en grand nombre à la cour des princes; ils les suivaient sur les champs de bataille, à Crécy, à Constantinople, à Sion, ou on les vit les premiers, avec les soldats bernois, se présenter à l'assaut. il y avait dans cette noblesse nombreuse peu d'hommes d'une grande fortune; les biens se partageaient entre les enfans; point de majorats, que je sache. Les alliances avec la bourgeoisie n'étaient pas rares. Le moyen que l'on employait pour refaire sa fortune était de vendre des immunités nouvelles. Ainsi le pays s'affranchissait lentement. Il restait aux nobles le privilège de rendre la justice, assistés de leurs prud'hommes. Elle se faisait en leur nom comme elle se rendait au nom du prince et par ses châtelains dans les villes et dans les terres de sa jurisdiction. Mais partout c'était selon les coutumes et selon la loi du pays, que le seigneur avait juré d'observer. L'appel se portait à Moudon, en cour baillivale. Allait-il jusques à Chambéry, c'était le conseil du prince ou le tribunal de Savoie qui portait la sentence, mais toujours selon la loi et les usages inviolables de la patrie de Vaud.

Quant à la garde du pays, elle était confiée à la sagesse du prince et à la loyauté des habitans. Le comte était-il habile, aimé, vaillant, l'enthousiasme lui créait des soldats. Méritait-il moins la confiance, villes et gentils-hommes n'accordaient la chevauchée que les huit jours qu'ils la devaient selon la coutume, et dans les limites déterminées, qui étaient celles des évêchés de Lausanne, de Genève et de Sion. Il en était de l'impôt comme des soldats; le pays n'en devait aucun. Le revenu du prince se formait du produit de quelques péages et de celui des terres de la couronne. Mais quand le bailli de Vaud faisait connaître aux Etats les besoins du trésor, il était rare qu'ils ne consentissent à s'imposer une taxe secours extraordinaire, avaient-ils soin d'exprimer, fait de bon gré, et dont il ne peut être tiré aucun préjudice contre nous ni contre nos héritiers, parce que nous ne devons aucune aide ni aucune charge. Et le prince reconnaissait chaque fois que ce qu'il recevait était de pure grâce et libéralité, et qu'il ne voulait en aucune manière enfreindre les vieilles immunités du pays.

On l'a compris; la prospérité de la contrée sous un tel ordre de choses tenait, en grande partie, à la personne du prince. Les Etats n'exerçaient pas une action assez constante, assez forte, pour imprimer la vie aux membres épars de la confédération; le chef devait y suppléer. Or, durant un siècle et demi, la Savoie eut de grands princes. Pierre, Philippe, Amé le grand, le comte Vert, le comte Rouge., Amé VIII, eurent tous l'intelligence de leur situation, l'esprit de leur siècle et le don de se faire aimer de leurs peuples. Amé VIII fut le plus grand d'entr'eux par le mélange d'un esprit solide et de qualités brillantes. Mais, après lui, l'étoile de Savoie pâlit pour un long temps. Le changement du titre de comte en celui de duc n'anoblit pas en réalité la descendance d'Amé, et il fut loin d'être pour elle le signe d'un nouvel agrandissement. Au siècle et demi de gloire succéda un siècle et demi de troubles et de malheurs. Ce fut une suite non interrompue de princes faibles, de minorités et de régences, et tandis que le sceptre reposait dans des mains trop infirmes pour le porter, les grands se disputèrent le pouvoir, et le pays fut la proie des factions. Tel était l'état des choses quand un choc puissant se fit sentir.
Les Suisses et le duc de Bourgogne se heurtèrent et vidèrent leur querelle dans les champs du Pays-de-Vaud. Les peuples du pays, surpris, divisés, réduits à l'impuissance, sans chef, sans impulsion, sans mot commun de ralliement, demeurèrent, en frémissant, spectateurs oisifs de cette lutte sanglante. Quelques nobles ne purent s'empêcher d'y prendre part. L'un d'eux, Torrens, de la maison des Campois, qui, à la faveur des troubles, s'était fait des quatre mandemens d'Aigle une sorte de satrapie, accueillit à leur passage les bandes italiennes, auxiliaires de Charles-le-Hardi. Comme il se conduisait en toutes choses en ennemi des Suisses, Berne fit descendre du Simmenthal, du Gessenay et du Château-d'Oex des hordes de montagnards toujours prêtes à saisir les occasions qui s'offraient de faire irruption dans la plaine.
Le château des Torrens fut détruit, et les gens d'Aigle se soumirent, à la condition qu'ils demeureraient à Berne et qu'elle ne les ferait pas rentrer sous le joug de leurs anciens maîtres. Le peuple, victime des grands, était las d'anarchie. Sa fidélité était ébranlée. Plus de confiance. Le bras du prince manquait à la nation; elle demeurait livrée à elle-même, sans guide et presque sans gouvernement. Comment n'eût-elle pas cherché une protection qui remplaçât celle qui lui manquait? Et cet appui quel pouvait-il être ? L'eût-elle trouvé en elle-même? Mais c'est à cette heure que se montre la faiblesse de la loi qui la régit. Les Etats, tels qu'ils sont constitués, n'ont créé aucune force, aucune institution commune; ils n'ont pas formé un corps de la nation.

A l'heure du péril, la patrie se trouva délaissée et ses libertés contribuent à lui donner la mort. Chacun a voulu être libre aux dépens de l'intérêt commun. Les voies de communication, les routes, les ponts sont négligés. Si l'on eût conservé les souvenirs du passé, on eût peut-être regretté ces temps de servitude où Rome, dominatrice sévère, avait coupé la contrée de grandes routes qui en faisaient la force et la prospérité. L'imprimerie avait partout ailleurs multiplié la puissance de la parole; l'Islande avait ses presses., et je ne sache pas qu'il en existât à la fin de l'an 1534 dans le Pays-de-Vaud, si ce n'est celle que les moines de Rougemont avaient apportée dans leur prieuré, et qu'ils y employaient à réimprimer les Saintes Ecritures dans la version vulgate. Le pays est sans liens.
On ne se connaît ni ne se comprend. L'étranger est aux portes; que font cependant les villes et les châteaux? Orbe est en guerre contre Romainmôtier, Yverdun contre Moudon. Dans les murs, la petite bourgeoisie cherche à supplanter les familles anciennes. La montagne et les vignerons se font une guerre de rapines et de brigandages. A la Côte, la noblesse s'est confédérée contre Genève et contre l'esprit des républiques. D'une autre part, Avenches, Payerne, ont fait avec Berne un traité de combourgeoisie, alliance du faible avec le fort; nous verrons qu'elles te trouvèrent avoir fait un traité de sujétion. Jadis, au temps d'Amé VIII, justice de Savoie voulait dire bonne et prompte justice c'est le contraire aujourd'hui; et ce que le peuple ne trouve plus auprès de ses magistrats, de ses seigneurs et de son prince. il est insensiblement conduit à le chercher en meilleur lieu. Dès les temps de la guerre de Bourgogne, si les Suisses se fussent montrés moins cruels et moins avides, les peuples de l'Helvétie romande se fussent tournés vers eux. Ils le firent vers Berne, dès qu'elle se fit connaître à eux par des procédés d'une politique meilleure.
Ils prirent l'habitude d'en appeler à elle dans tous leurs différends. Peu de causes qui n'allassent à Berne en dernier ressort. A certains égards, on peut dire que la conquête était faite dès le commencement du seizième siècle. Le pays appartenait à qui rendait justice et à qui avait la force pour maintenir ses arrêts. Restait-il un autre appui, auquel le peuple eût pu recourir? Il était dans l'Helvétie romande trois villes plus grandes; il semble qu'elles eussent dû se placer à la tête des populations et leur servir de centres et de guides. Mais, de ces villes, deux étaient situées aux extrémités du pays. L'une, Fribourg, s'aidant de sa propre énergie et s'appuyant du voisinage des cantons, S'était sortie de tutelle, s'était alliée aux Suisses, avait combattu avec eux, et avait mérité de devenir un membre de leur Confédération.
Genève et Lausanne s'étaient trouvées dans des conditions moins favorables pour s'affranchir. Elles ne faisaient point partie de la patrie de Vaud, et ne reconnaissaient pas la suzeraineté de Savoie. Leurs évêques étaient leurs princes. La simare les protégeait. Tous les efforts des ducs de Savoie pour incorporer les deux cités à leurs états, avaient été jusqu'alors inutiles; le respect attaché à la robe de l'évêque et la courageuse résistance des bourgeois les avaient tous fait échouer. Les deux villes tenaient encore, semblables à deux îles constamment battues des flots de la mer, dont il semble que chacun doive les engloutir. Si quelque événement eût pu sortir le Pays-de-Vaud de son sommeil, c'est l'intrépide défense de Genève.
Les périls de la noble cité et son héroïsme avaient ému toutes les villes et suscité les sympathies populaires. Peut-être, si Genève eût été située au centre de la contrée, eût-elle échauffé au feu de son courage toute la patrie romande; peut-être eût-elle vaincu la résistance du clergé et de la noblesse; peut-être est-elle tout rallié. Et si elle y eût réussi, peut-être nos cantons seraient-ils, dès le seizième siècle, entrés dans la Confédération suisse sur le pied de l'égalité et d'une fraternité mutuelle. Mais le ciel en avait décidé autrement. C'est Lausanne, et non Genève, qu'il avait placée au centre de la patrie vaudoise; et Lausanne était loin d'être préparée au rôle illustre qui eût pu devenir le sien. Elle s'isola. Elle ne s'entendit pas avec le pays. Elle ne pouvait se sauver sans lui; le pays ne le pouvait sans elle ; elle lui était nécessaire comme centre, comme appui, comme foyer. Mais ils ne se comprirent point. Ils ne confondirent pas leurs intérêts. Ils demeurèrent étrangers l'un à l'autre. Nous devrons raconter ce qu'il en advint.

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A

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Noms propres de cette page:

Adhémar - Albigeois - Allemagne - Alpes - Angleterre - Autriche
Bâle - Belgique - Berne - Bible - Bourgogne - Bourguignonne - Bretagne
Châlons - Chambéry - Charlemagne - Charles - Confédération - Constance - Constantinople - Crécy
Dieu
Echallens - Empereur- Empire - Espagne - Europe - Evangile
Fabri - Flandres - France - François - Fribourg
Genève - Grandson
Helvétie - Henri - Hochberg - Humbert
Islande
Kibourg
Languedoc - Lausanne - Léman - Locle - Longueville - Luther
Machiavel - Milan - Moraves - Moudon
Neuchâtel - Nice - Nyon
Orbe - Orient - Orléans
Pape - Pavie - Payerne - Philippe - Pierre
Rodolphe - Romande - Rome
Savoie - Suisse
Torrens
Vaud
Yverdun
Zaeringue 

 

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