En Canot et en traîneau
À CHIENS
Parmi les Indiens CREE et SALTEAUX
CHAPITRE XVII
Un jour, je reçus une députation
d'une peuplade de Peaux-Rouges avec laquelle je
n'avais eu jusqu'alors aucun rapport. Elle vivait
à l'ouest du Winnipeg en un lieu
nommé Jack Head. Préoccupés,
inquiets, au sujet de leurs possessions, sachant
que des traités avaient été
passés avec d'autres tribus, voyant des
arpenteurs et autres blancs circuler dans la
contrée, ils avaient tenu plusieurs conseils
et pris la décision d'envoyer dans le pays
des Cree, auprès du missionnaire, pour le
prier de venir les trouver et leur donner ses
conseils afin qu'ils pussent, eux aussi, conclure
un traité avec le gouvernement de la Reine
Victoria.
Cette démarche me fit grand
plaisir. Elle m'offrait une splendide occasion
d'annoncer l'Évangile à une partie de
ce peuple qui n'en avait point
encore entendu parler. Je partis donc, par une
belle matinée d'hiver, au lever du soleil,
avec une couple d'hommes de confiance en deux
traîneaux. À Pigeon-Point, qui se
trouvait sur notre chemin, nous creusâmes un
trou dans la neige et fîmes flamber quelques
jeunes saules desséchés, pour faire
cuire notre déjeuner. De ce point, nous
devions tirer droit au sud-ouest en travers du lac.
La journée, quoique froide, était
favorable, le ciel clair, la glace unie ; nos
attelages étant de choix nous marchions
grand train. De bonne heure dans
l'après-midi, nous atteignîmes une
chaîne de petites îles au milieu du
lac. Sur le rivage de l'une d'elles, nous
ramassâmes du bois sec et, mettant le sol
à nu comme le matin, nous eûmes vite
fait un joli feu et préparé, avec de
la neige, un bon chaudron de thé. Avec un
peu de pemmican et du biscuit de mer, cela nous fit
un dîner exquis. De notre îlot, nous
pouvions apercevoir la rive occidentale, à
quarante-cinq kilomètres environ de
distance, et, après cette halte
réconfortante, nous nous y dirigeâmes,
avec un nouveau courage. Lorsque nous n'en
fûmes plus qu'à une faible distance,
des détonations nous firent comprendre qu'on
nous avait aperçus ; on nous souhaitait
ainsi la bienvenue. Nos coursiers s'en
réjouirent autant que
nous et prirent de suite le galop. Leur
journée de cent kilomètres touchait
à son terme, ils s'en doutaient. Tôt
après, en effet, nous arrivions à
Jack Head et au milieu de ses habitants, tout
emplumés et peinturlurés, qui me
firent l'accueil le plus extraordinaire.
En d'autres lieux où j'avais
été le premier missionnaire à
visiter une tribu, je m'étais vu
entouré de deux ou trois cents
personnes : hommes, femmes, enfants, dont
chacun s'efforçait d'être le premier
à m'embrasser. Ici, rien de pareil. La nuit
tombait il restait cependant assez de clarté
pour discerner, tout le long de l'étroit
passage qui devait nous conduire avec nos
traîneaux au coeur de la forêt, une
rangée d'hommes armés de
fusils.
Lorsque nous ne fûmes plus
qu'à une centaine de mètres d'eux,
les premiers commencèrent à faire
feu. Ce « feu de joie »
continua jusqu'à ce que nous eussions
franchi leurs rangs. Nous étions assourdis
et mes nerfs étaient soumis à une
rude épreuve, car ces braves chargeaient et
déchargeaient leurs armes avec une grande
rapidité ; les plus jeunes s'amusaient
royalement à faire partir de fortes doses de
poudre aussi près que possible de la
tête de leurs visiteurs. Mon bonnet de
fourrure en sentait fortement le roussi. Ce fut
heureusement le seul dommage que
j'eus à souffrir.
Pour nous faire honneur, ils
déballèrent tous les mots d'anglais
ou de français qu'ils avaient eu l'occasion
d'apprendre. Quelques-uns étaient
ridiculement déplacés. J'eus besoin
de tout mon sang-froid pour ne pas éclater
de rire lorsqu'un chef grave et digne,
désirant s'enquérir poliment de
l'état de ma santé, me demanda en bon
anglais : « Votre mère
sait-elle que vous êtes
sorti ? » Je sus plus tard qu'un
trafiquant farceur lui avait recommandé
cette expression comme très convenable
à employer avec des étrangers de
marque.
Les salutations échangées,
il fallut dételer et panser nos coursiers,
puis suspendre harnais et traîneaux hors de
l'atteinte des chiens-loups qui rôdaient en
grand nombre autour de nous. Pour peu qu'on leur en
eût laissé le moyen, ils auraient eu
tôt fait de dévorer les liens des
traîneaux, qui étaient en peau de daim
et en cuir brut, et d'absorber entièrement
les harnais, à l'exception peut-être
des boucles. J'attendis que nos propres chiens
eussent eu l'occasion d'administrer quelques bonnes
rossées aux plus impudentes de ces brutes et
qu'il y eût quelque perspective de paix
à l'horizon. Sentant que j'avais ainsi
vaqué à mes devoirs extérieurs
et que mes hôtes avaient
eu le loisir nécessaire pour s'installer en
conseil, je me présentai avec mon escorte
à la porte de l'édifice qui servait
de préfecture et l'on nous y introduisit
avec déférence.
C'était une construction
rectangulaire en troncs, bien supérieure
à ce que j'aurais attendu. Elle
n'était pas divisée ; un beau
« feu de conseil »
l'éclairait, comme du reste un certain
nombre de lampes à huile de poisson
suspendues aux murs. Les chefs siégeaient
à la place d'honneur ; leurs
« chaises curules »
consistaient en paillassons de jonc curieusement
tressés par les femmes. D'imposants paquets
de plumes surmontant un costume très
pittoresque, leur servaient de coiffure ;
quelques-uns d'entre eux avaient adopté le
pantalon de la civilisation, les autres portaient
les étroites guêtres de fabrication
indigène.
Des deux côtés des chefs et
se déployant en cercle autour de la
pièce, je vis les anciens, les guerriers et
les chasseurs placés selon leur rang ;
derrière ceux-ci les jeunes hommes et les
garçons. À mon entrée, tous
étaient assis par terre en silence. Les
chefs avaient très bonne tournure, avec
cette expression indéfinissable de noble
fierté que l'on remarque si rarement
aujourd'hui chez cette race intéressante.
Les femmes et les jeunes filles se trouvaient
là aussi massées,
par endroits même très serrées,
derrière le sexe fort. Autant celui-ci
était bien, parfois même brillamment
attifé, autant elles étaient
misérablement vêtues et d'apparence
chétive.
CONSEIL D'INDIENS
La maison était remplie, à
l'exception d'un étroit espace
réservé aux visiteurs à la
droite du chef principal : on nous y escorta
avec force cérémonies. Pour moi, on
s'était procuré une petite caisse
qu'on avait recouverte d'une fourrure car l'on
avait appris, à ce qu'on me dit plus tard,
que les blancs ne peuvent pas s'asseoir
confortablement sur le sol. Je m'y assis donc, tout
proche du chef, mes hommes se plaçant
à mon côté. Durant le profond
silence qui dura plusieurs minutes après
notre entrée, j'eus une bonne occasion
d'étudier et de saisir la situation. Je fis
monter vers Dieu en secret une fervente
prière pour qu'il m'accordât la
sagesse dont je sentais profondément le
besoin pour annoncer là son Évangile,
de telle manière qu'il fût compris et
accepté par cette tribu.
Je me levai ensuite et m'adressai au
chef : « Je suis venu, à ta
prière, d'au delà du grand lac pour
te visiter et rencontrer ton clan autour du feu de
son conseil. Je discuterai avec vous ce qui
concerne le traité, je vous aiderai de tout
mon pouvoir auprès du
gouvernement. Je vous ferai aussi connaître
la religion dont je suis le ministre, je vous
prêcherai la Parole du Grand Livre et puis
vous me déclarerez quelles sont vos
intentions, quant à cette religion et quant
à votre vieux paganisme. J' aimerais aussi
savoir combien d'enfants vous comptez au milieu de
vous et si vous désirez pour eux la
fondation d'une école.
Ce sont là les raisons pour
lesquelles je suis venu. »
Quand je me fus rassis, on alluma
gravement le calumet - la pipe - de paix et,
après que le chef en eut tiré une ou
deux bouffées, il me la passa. Comme je n'ai
pas encore acquis l'art de fumer, quand ce cas, qui
pourrait être embarrassant, se
présente, je saisis adroitement par le
milieu le tuyau qui mesure plus d'un mètre,
de façon que, lorsque ma main touche ma
bouche, l'extrémité de l'engin se
trouve derrière ma tête à
portée d'un de mes obligeants compagnons qui
veut bien se charger de ma besogne, ainsi que nous
en sommes convenus à l'avance.
Cette partie du protocole
exécutée, le chef commença son
discours de bienvenue. Il dit quantité de
choses aimables à mon adresse, puis m'exposa
leur anxiété quant à leur
avenir et à celui de leurs enfants. Le canot
de feu - vapeur - sillonnait furieusement leurs
eaux, ruinant leurs pêcheries ; les
chasseurs blancs, avec leurs fusils
perfectionnés et leurs pièges en
métal, détruisaient rapidement tout
gibier ; l'arpenteur plaçait ses
rangées de piquets dans le sol et les faces
pâles, plus nombreuses que les moustiques,
envahissaient les prairies. Leurs coeurs à
eux ne respiraient que paix,
néanmoins ils ne pouvaient s'empêcher
de penser qu'on aurait dû négocier un
traité avec eux avant l'arrivé du
canot de feu et de l'arpenteur. Ils ne sauraient
eux-mêmes se présenter devant l'homme
de la reine - le gouverneur. Ils avaient entendu
parler de l'amour du missionnaire pour leur
race ; aussi avaient-ils envoyé vers
lui pour le prier de traverser le lac et leurs
coeurs étaient pleins de joie à sa
vue. De leur droite, ils avaient
déchargé leurs armes à feu ce
qui signifiait : Sois le bienvenu, tandis que
de leur gauche ils avaient tendu le calumet de paix
ce qui encore signifiait, et du coeur ; Sois
le bienvenu. Leurs yeux se réjouissaient en
se posant sur ma personne et leurs oreilles
s'ouvraient pour entendre ce que j'avais à
leur dire. - Que pensais-je que l'homme de la reine
voudrait faire en leur faveur.
Quand il se fut rassis, je me levai de
nouveau et dis : « Avant que je
puisse parler du traité, de votre avenir
dans cette vie et de celui de vos enfants, je dois
vous entretenir d'un sujet plus
important ». Ceci parut les
étonner et ils se demandèrent :
« Qu'est-ce qui peut être plus
important que le traité ?
- Oui, repris-je, il est quelque chose
de plus important ; j'ai à vous parler
de quelqu'un de plus grand que
la reine ou que son envoyé le gouverneur, de
notre grand Dieu que la reine, aussi bien que nous
tous, nous devons servir et aimer si nous voulons
être heureux. Le Grand Esprit, notre bon
Père qui est dans le ciel, désire
conclure un traité avec nous ; si nous
sommes disposés à nous y
prêter, à accepter ses conditions, ce
sera le meilleur des traités que nous
puissions faire, car il nous assurera le bonheur
pour cette vie et pour celle qui doit
suivre. »
De bruyantes approbations
m'encouragèrent ; ainsi je leur
prêchai, me servant de mon précieux
interprète si fidèle et si capable,
aussi versé dans leur langue que dans la
sienne propre. L'idée qu'ils se faisaient de
notre culte était naturellement
bizarre ; toutefois, pour des Peaux-Rouges
couverts de peinture et de plumes, et des Salteaux
par-dessus le marché, ils se
comportèrent remarquablement bien. Si leur
fumerie accompagna tout mon discours, elle
s'arrêta pendant le chant et la
prière.
Hommes, femmes, enfants, tous fumaient
et il semblait qu'ils ne pussent s'occuper d'autre
chose. Je n'ai jamais vu leurs pareils ;
même les bébés à la
mamelle faisaient usage de la pipe ! Avant
d'avoir terminé, j'étais
suffoqué par la fumée, le nuage
produit par leurs détestables
herbages nous enserrait, pour
ainsi dire, nous aveuglait, nous étouffait.
Quand j'eus parlé de mon mieux du Dieu
d'amour, du moyen de salut et des
bénédictions qui découlent de
ce salut, je leur fis chanter l'hymne du
jubilé « Blow ye the trumpet,
blow ! » - Sonnez, sonnez de la
trompette ! - qui a été traduit
en salteau. Je le récitais verset par verset
et les leur faisais chanter à mesure.
Quelques-uns suivaient très bien, d'autres,
en s'appliquant à répéter les
paroles, substituaient à l'air de Lennore
que j'avais choisi une de leurs
mélopées locales. L'effet
était surprenant.
Ce service achevé, nous avions
grand'faim, il était temps de faire notre
thé et de souper, Eux-mêmes
soupèrent de thé, de poisson et de
tabac. Ensuite les discours officiels reprirent de
plus belle. Ce fut naturellement le chef
suprême qui en ouvrit la série. Son
allocution fut très élogieuse pour ma
personne. Il avait scruté l'horizon toute la
journée, dit-il, cherchant à
m'apercevoir sur le grand lac, lors même que
plusieurs lunes se fussent écoulées
depuis que j'avais promis de venir pendant le
courant de celle-ci, si cela m'était
possible. Le fait que j'étais arrivé
précisément au moment indiqué,
montrait que j'étais un homme de parole, un
homme sur lequel on pouvait compter.
« Nous sentons, dit-il
aussi, que nous, Indiens, nous
ne sommes que des enfants en présence des
blancs.
De grands changements s'accomplissent.
Le buffle et le daim, si abondants naguère,
disparaissent rapidement. Nos pères nous ont
déclaré, il y a longtemps, que le
buffle est un cadeau spécial du Grand Esprit
à notre race et que, lorsqu'il
disparaîtrait, c'en serait fait d'elle aussi.
Mais dans tes paroles, tu as dit du Grand Esprit
des choses bien bonnes et nous en sommes
très reconnaissants. Nous serions heureux
que tu pusses vivre parmi nous et nous parler
encore ainsi. »
Plusieurs d'entre eux
développèrent successivement ce
thème. Relativement au traité, je
leur fis part de ce que je savais et les assurai
qu'ils n'avaient pas à avoir peur, que le
gouvernement se montrerait loyal et leur ferait des
propositions honorables. On fuma un peu plus ;
on prépara et absorba des chaudrons de
thé supplémentaires, puis on
m'informa que, en témoignage de
reconnaissance pour ma venue et mes paroles
rassurantes, on désirait m'honorer de la
« Bienvenue » par excellence...
cérémonie qui ne se
célébrait qu'à de longs
intervalles et seulement quand la tribu recevait de
très bonnes nouvelles.
La pièce fut rapidement
aménagée dans ce but ; la foule
qui en occupait le centre fut
refoulée, au grand détriment de la
gent féminine dont une bonne partie fut
rudement expulsée pour faire place à
ces tyrans. Quelques tambours furent
apportés et vingt ou trente jeunes hommes,
parmi les plus agiles, vêtus ou plutôt
dévêtus, selon leur mode pittoresque,
s'assirent étroitement serrés autour
des joueurs de tambours. La première partie
de cette cérémonie était
censément une sorte de concert mi-partie
musicale et mimique. Décrire ces roulements
monotones et ces chants aigus qu'ils appelaient des
paroles de bienvenue dépasse mes
capacités. À tel passage du chant,
dix ou vingt de ces jeunes hommes se dressaient
d'un même mouvement et, sans que leurs pieds
remuassent, ils se livraient à des
contorsions très violentes, mais ondulantes
et gracieuses et dans un tel accord, soit entre
eux, soit avec l'accompagnement, que j'étais
fasciné par l'étrange beauté
de cette scène. Tout d'un coup, le programme
changea, et ils se mirent à glisser en des
mouvements sinueux et enchevêtrés
quoique simples, toujours exactement en mesure avec
les chants et les tambours.
Non contents de me faire jouir de la
« bienvenue » de leur propre
tribu, ils tinrent à me donner celle des
Sioux, beaucoup plus excitante, puis celle des
sauvages Cree du Saskatchewan.
Une partie de la nuit s'écoula ainsi,
jusqu'à ce que l'avis fût donné
que la ration de tabac consacrée à la
fête était
épuisée ; car, pendant que ces
scènes se déroulaient, les acteurs
seuls avaient quitté leurs pipes. Cet avis
fut comme un signal qui arrêta net la
représentation. Telle est leur coutume. On
fit un peu plus de thé, que les chefs
avalèrent, on serra la main du missionnaire,
puis le peuple s'en fut gagner ses wigwams, tandis
que l'aristocratie m'offrait en guise de souper un
magnifique poisson qu'ils nomment « yeux
d'or » que les jeunes gens capturent dans
les rapides artificiels d'un de leurs beaux cours
d'eau. Je l'appréciai vivement. Après
quoi, l'un des hommes de ma
« suite » déploya mon
lit de camp, c'est-à-dire ma toison de
buffle par terre, auprès du « feu
du conseil ». Une fois enveloppé
dans ma couverture et étendu, je m'endormis
profondément car j'étais bien las.
L'aube pourtant nous trouva debout et faisant cuire
notre déjeuner, encore au « feu du
conseil ».
JEUNE
INDIEN AVEC SON BATEAU EN BAS D'UN ESCALIER
D'EAU
Tandis que nous le dégustions, un bon
nombre de natifs nous entourèrent pour nous
voir encore avant notre départ. Ils
assistèrent à notre culte ; je
les pressai affectueusement de renoncer au
paganisme pour devenir
chrétiens, leur disant que, puisqu'ils
allaient entrer dans une vole nouvelle au
point de vue de leur existence
terrestre, l'occasion était bonne pour
adopter la religion du Grand Livre. Après le
chant d'un cantique, ils s'agenouillèrent
avec nous devant le trône de grâce.
Leur attitude sérieuse et pleine de respect
me fit plaisir. Quand nous nous relevâmes, un
jeune homme prit la parole au nom des jeunes ;
ils étaient heureux que je fusse venu,
disait-il, et il espérait qu'ils me
reverraient. Leur esprit était obscur, ne
reviendrais-je pas y porter la
lumière ? je les encourageai à
chercher en effet la vraie lumière et promis
de revenir.
Notre retour par la même voie
devait être très différent de
l'aller. La neige se mit de la partie et ce ne fut
qu'au prix de grands efforts que nous
atteignîmes le rivage où nous devions
aborder. Grâce à Dieu, nous
étions sains et saufs. Ici encore Jack
devait nous être d'un grand secours.
Pendant plusieurs jours je ne pus penser
à autre chose qu'aux étranges
péripéties de cette rencontre. Au
cours des années suivantes, on put constater
qu'il s'était fait là une oeuvre
sérieuse et fructueuse.
Puisque j'ai mentionné les
traités et l'agitation que leurs nouvelles
relations avec le gouvernement
faisait naître dans l'esprit des
indigènes, je veux relater ici un beau trait
de caractère de l'un d'entre eux auquel ses
compatriotes désiraient confier l'honneur de
les représenter.
Au moment où le gouvernement du
Canada prit possession des territoires si longtemps
détenus par la Compagnie de la Baie
d'Hudson, il entra en négociations avec
chacune des tribus indigènes. On nous fit
savoir, à la mission de Rossville, que le
gouvernement désirait que nos Indiens
choisissent parmi eux un chef qui agirait en leur
nom et avec lequel il pût conférer si,
par suite, des difficultés surgissaient. Ce
devait être un homme sage, d'un jugement
sûr et digne de toute confiance. Grande
effervescence à la pensée de ce
nouvel état de choses ; nombreux
conseils et plus nombreux discours ! grande
curiosité aussi au sujet des
bénéfices qu'on retirerait de cette
tractation et la somme qui serait attribuée
à chacun. Si une grande incertitude
régnait encore sur beaucoup de points, on
savait cependant que celui qui serait choisi comme
délégué devait être
particulièrement favorisé, qu'il
recevrait plus d'argent et plus de présents
que les simples mortels, et tout d'abord une
médaille d'argent portant l'image de la
« Grande Mère » - la
reine - et qu'il serait
honoré de l'amitié personnelle du
gouverneur et autres avantages précieux au
coeur de tout... Indien.
Après nombre de
délibérations, la tribu arriva
à la conclusion presque unanime que
c'était le Grand Tom qui devait être
leur chef dans cette circonstance. Dans une
assemblée solennelle on lui offrit cette
charge.
Au lieu de saisir cette proposition avec
empressement, comme cela eût
été naturel, il s'en montra
très ému, et lorsqu'il se leva pour y
répondre, pour notifier son acceptation et
ses remerciements, comme l'on s'y attendait, on fut
très surpris de l'entendre déclarer
qu'il ne pouvait répondre séance
tenante et demandait au conseil de lui accorder un
jour de réflexion ce qui fut fait. Le
conseil s'ajourna au lendemain matin. J'avais
naturellement pris grand intérêt
à la chose et assisté à
plusieurs des assemblées. Ce jour-là,
je ne manquai pas au rendez-vous. Une foule
curieuse remplissait la maison. La séance
fut ouverte en due forme, puis le héros du
jour se leva pour faire connaître le
résultat de ses réflexions. Il parla
avec calme et lenteur au début, puis s'anima
peu à peu. Voici en substance ce qu'il
dit :
« Autrefois, lorsque les
missionnaires sont arrivés dans notre pays,
j'ai refusé de les
entendre, mais ensuite beaucoup d'entre nous ont
commencé à comprendre que nous
étions dans l'obscurité et que ce
qu'on cherchait à nous enseigner
était pour notre bien ; nous avons donc
accepté ces enseignements et ils nous ont
fait grand bien en effet. Lorsque j'ai senti dans
mon coeur que j'étais un enfant de Dieu et
que j'ai une âme qui vivra toujours, j'ai
pensé que désormais ma vie aurait un
but : travailler à mon salut. Peu
à peu, m'étant marié, j'eus
une famille qui grandit autour de moi, ce fut un
autre grand but à ma vie que de la conduire
vers le ciel et de travailler à son
bien-être ici-bas. Plus tard encore, mon
missionnaire me chargea de la direction d'une
classe biblique où nous nous entretenons
ensemble de nos âmes et de l'amour de Dieu
pour nous et faisons notre possible pour nous
entr'aider dans notre voyage vers le meilleur pays.
Ce devoir est important ; c'est un
troisième but à ma vie. Le salut de
ma propre âme, le salut de ma famille, l'aide
que je puis donner aux membres de ma classe pour
qu'ils se montrent fidèles envers celui qui
est mort pour nous, telles sont donc les choses qui
remplissent mon coeur, je vous suis reconnaissant
de la confiance que vous me témoignez en
m'appelant à être votre chef, c'est un
grand honneur, mais j'entrevois que celui
qui remplira ces fonctions aura
de lourdes responsabilités et qu'il devra
s'occuper de beaucoup de choses
étrangères à celles auxquelles
j'ai mis mon coeur. Il vous faut élire
quelqu'un d'autre, car je ne saurais laisser quoi
que ce soit s'interposer entre moi et les devoirs
dont j'ai parlé. Je vous remercie,
frères, et je vous aime
tous. »
Cette allocution fit tressaillir mon
coeur de missionnaire, et je me posai
intérieurement cette question : Combien
d'hommes blancs placés dans la même
situation auraient-ils eu la mesure de tact
spirituel et de renoncement à
eux-mêmes nécessaire pour agir comme
ce Peau-Rouge ?
Son refus ne lui nuisit aucunement dans
l'esprit de ses compatriotes qui surent
apprécier son attitude chrétienne.
David Rundle fut nommé à sa
place ; il trouva toujours en Tom un appuie un
conseiller judicieux.
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