En Canot et en traîneau
À CHIENS
Parmi les Indiens CREE et SALTEAUX
CHAPITRE XVIII
Cependant, un grand changement se
préparait pour moi. À la suite de
longues correspondances, il fut
décidé que je fonderais une nouvelle
branche de notre mission, parmi les Salteaux qui
vivent dispersés en de nombreux petits
clans, sur la côte orientale du grand lac de
Berens River et dans l'intérieur des terres
et dont la pauvreté et la dégradation
sont extrêmes. Quelques-uns d'entre eux,
ayant été en contact avec des
indigènes convertis de contrées
avoisinantes, cherchaient comme à
tâtons la grande lumière et essayaient
de s'élever dans l'échelle sociale.
Deux nouveaux missionnaires furent
désignés pour
Norway House et Oxford House et moi-même pour
Berens River.
Comme il était désirable
que je restasse à Norway House
jusqu'à l'arrivée de mon successeur,
que d'autre part il se présentait une
occasion pour le voyage de ma femme et de nos
enfants jusqu'à la Rivière Rouge et
qu'il était douteux que de longtemps il s'en
présentât une autre, nous
résolûmes d'en profiter, si
pénible que nous fût la
séparation et si insuffisante et
inconfortable que fût l'embarcation qui
devait les transporter.
J'embarquai donc Mme Young et nos trois
chéries Eddie, Lilian et Nelly et les
accompagnai avec Sandy Harte, notre garçon
d'adoption, natif de Nelson River, jusqu'à
l'ancienne station de Norway House - environ une
trentaine de kilomètres de notre demeure -
et là nous nous dîmes adieu. Toutes
quatre étaient bien portantes et dans les
meilleures disposition lorsque la voile fut
hissée et que nous les vîmes
s'éloigner glissant sous la brise favorable.
Hélas je ne devais plus revoir ma petite
Nelly. Durant ce voyage, l'ardeur du soleil fut
terrible, or le bateau était
découvert, sans pont, cela va sans dire,
sans cabine ni tente ; l'enfant tomba malade
et mourut.
Je ne m'appesantirai pas sur ce
douloureux
événement auquel j'ai fait allusion
dans un précédent chapitre. Peu de
personnes d'ailleurs seraient à même
de comprendre ce que dut souffrir la pauvre
mère, alors que, malade elle-même,
elle vit cette superbe enfant en proie à la
fièvre, languir et s'éteindre dans
des circonstances si pénibles. Dieu sait
tout ce qui en est. J'ai dit ailleurs que la
sympathie du vénérable archi-diacre
Cowley, qu'elle trouva à son arrivée,
fut pour elle d'un grand prix.
Moi-même, je demeurai à mon
poste jusqu'à l'arrivée de mes deux
nouveaux collègues. Ce ne fut
qu'après avoir passé un dimanche avec
eux et avoir vu le frère Ruttan et sa
vaillante compagne se mettre à l'oeuvre de
tout leur coeur, au milieu des chrétiens
auxquels je m'étais fortement
attaché, que je me mis en route à mon
tour.
Sandy Harte m'accompagna jusqu'à
mon premier bivouac et y passa la nuit avec moi.
Nous lûmes la Bible, chantâmes un
cantique et priâmes ensemble avant de nous
étendre côte à côte pour
chercher le repos. Nous avions tant à nous
dire que bien des heures s'écoulèrent
avant que nous pussions dormir. De bon matin
cependant nous étions debout,
éveillés au cri de :
« Bon vent ! pas de
temps à
perdre ! » et je fus très
surpris de me voir entouré d'une foule de
natifs qui, durant la nuit, étaient venus en
canots rejoindre leur missionnaire et lui serrer
une dernière fois la main en lui disant un
long adieu.
Après un rapide déjeuner
nous nous réunîmes sur le rivage pour
la prière et pour chanter un de leurs
cantiques favoris qui rappelle celui-ci :
- « Pour nous la vie est un
voyage
- Nous marchons au séjour divin
- Déjà nous voyons le rivage,
- Notre épreuve touche à sa
fin.
-
- Plus de larmes ni de tristesse
- Dans ce séjour des bienheureux
- Le bonheur resplendit sans cesse
- Dans le beau royaume des cieux.
-
- Et si parfois l'épreuve
amère
- Accable nos coeurs abattus.
- Pensons à la nouvelle terre,
- Pensons à l'amour de
Jésus.
-
- Amis, à la terre nouvelle
- Voulez-vous venir avec nous.
- Hâtez-vous, Jésus vous
appelle
- Oh ! venez, pourquoi
tardez-vous. »
Vient ensuite la doxologie :
« Gloire soit au
Saint-Esprit ! » etc.
Je trouvai dur de me séparer d'eux.
Plusieurs étaient en larmes qui
n'avaient pas pleuré souvent auparavant.
M'approchant de mon bien-aimé Sandy, je
l'enlaçai de mes bras, tandis qu'il
sanglotait comme si son coeur se brisait. Un
dernier « Dieu vous
bénisse ! » et je sautai dans
le bateau qui fut vivement poussé au large.
Une page de ma vie se tournait ;
j'étais en route pour me fixer dans le pays
des Salteaux.
Lorsque j'arrivai à destination,
non sans avoir eu à subir quelques-uns des
incidents habituels à de telles
expéditions, je reçus de mes nouveaux
paroissiens l'accueil le plus enthousiaste. Celui
qui avait dit : « Nos yeux sont
troubles à force de scruter
l'horizon » put me dire :
« Mon regard est voilé
par des larmes de joie de ce que j'ai vécu
assez pour voir le missionnaire qui doit vivre au
milieu de nous. »
Il s'agissait maintenant de travailler
ferme, chaque journée était
précieuse, car, pour le moment, je ne
pouvais demeurer au milieu d'eux qu'aussi longtemps
que le lac était libre ; il me fallait
les quitter avant que la glace vînt le
couvrir. Je dressai une tente pour y vivre durant
les quelques semaines que j'avais devant moi.
L'emplacement de la station fut choisi ; nous
nous mîmes en devoir de le
débarrasser de ses
arbres. De même pour les endroits où
s'élèveraient les huttes des
indigènes.
Chaque matin, avant de nous mettre
à l'ouvrage, nous célébrions
un culte. Le dimanche je tenais trois services. Je
devais veiller aussi à ce que l'école
de semaine fût régulièrement
fréquentée par les enfants.
Une fois que tout fut bien mis en train,
j'établis mon brave Martin Papanekis
à ma place et je quittai Berens River pour
aller rejoindre ma famille à la
Rivière Rouge. Ce trajet devait être
semé, comme tant d'autres, d'aventures et de
dangers. À vrai dire c'était une
entreprise risquée que de naviguer en un
frêle canot d'écorce sur un si grand
lac où la tempête
s'élève parfois d'une manière
très soudaine et dont les vagues sont aussi
redoutables que celles de l'Océan. Mais le
mien était bien conditionné ;
j'avais comme pilote le grand Tom - dont je parlais
tout à l'heure - et surtout notre
Père céleste nous gardait, Lui qui
commande aux vents et aux flots.
Néanmoins un jour notre
embarcation chavira et je pris un bain
imprévu qui me glaça
complètement. Ailleurs, ayant essayé
de ramer toute la nuit, nous fûmes
inquiétés par des feux follets que
mes natifs, expérimentés pourtant,
prirent pour des signaux
trompeurs, que des méchants auraient
allumés pour nous induire en erreur à
notre plus grand dommage.
Arrivé auprès de ma femme,
je fus sans retard trouver le sympathique
collègue qui l'avait entourée dans
son épreuve et j'acceptai l'offre qu'il nous
avait faite de nous donner une place dans le
paisible cimetière de sa station pour y
creuser la tombe définitive de notre
chérie petite Nelly. En y déposant la
dépouille de cette enfant au son de ces
paroles : « Nous rendons la poudre
à la poudre, la cendre à la cendre...
mais l'âme est retournée à Dieu
qui l'avait donnée », nous
sentîmes qu'un lien de plus nous unissait
à ce pays et à cette oeuvre.
Cependant, je ne m'arrêtai pas
longtemps dans ce lieu. Mon but était
Toronto où je devais m'entretenir avec mon
comité directeur et recevoir ses
instructions relativement à la tâche
nouvelle que je venais d'entreprendre.
Je rencontrai là le missionnaire
Crosby, cet homme remarquable dont le Maître
de la moisson s'était servi pour faire une
grande oeuvre dans la Colombie britannique et
l'Alaska et qui avait tant à raconter de
l'ardent intérêt des indigènes
pour les enseignements évangéliques
et des changements merveilleux dont il était
témoin au milieu d'eux.
Je passai quelques mois à tenir avec lui des
réunions missionnaires. D'immenses foules se
réunirent autour de nous dans un grand
nombre de villes du Canada. Si je ne me trompe, les
recettes des sociétés de missions
furent, cette année-là, les plus
considérables qu'elles eussent jamais
enregistrées.
Cette tâche achevée, je retournai
à celle qui m'attendait auprès des
Peaux-Rouges de Berens River. Quittant la province
d'Ontario le 6 avril, je voyageai vingt-trois jours
consécutifs avant de me retrouver au milieu
d'eux.
À mon passage à Winnipeg -
alors encore un petit village bien qu'il
représentât pour nous une capitale -
j'eus la joie de rencontrer mon bien-aimé
président, le révérend George
Young - notre compagnon de voyage lors de notre
premier départ - qui avait, dès le
début, pris le plus grand
intérêt à mon oeuvre et fait
tout ce qui était en son pouvoir pour la
favoriser comme pour contribuer à notre
bien-être. Quel privilège pour nous
missionnaires dans l'intérieur, d'avoir un
tel homme pour veiller à nos
intérêts et pourvoir à notre
ravitaillement. En effet, durant des années,
nous n'eûmes, sur nos stations,
aucun argent ; nous
trouvions plus pratique de faire convertir notre
traitement en marchandises que nous recevions une
fois l'an de Winnipeg. Notre excellent
président voulait bien se charger d'acheter,
de faire emballer et de nous faire parvenir tout ce
dont nous avions besoin, soit pour notre propre
ménage, soit pour le paiement des
instituteurs, interprètes, guides, rameurs,
chefs d'attelages et autres aides dont le concours
nous était nécessaire. On sent que,
privés de son intervention, nous eussions pu
être cruellement trompés et
exploités dans ce domaine, qui
n'était pas sans importance pour
nous.
Je trouvai à Winnipeg mes hommes
et mes chiens qui étaient descendus à
ma rencontre ainsi que nous en étions
convenus à mon départ. Une fois mes
marchandises achetées et chargées sur
les traîneaux, j'attaquai la dernière
partie de ce long voyage. Commencé en un
luxueux wagon de chemin de fer, il se terminait
dans l'équipage que l'on sait. Après
ces six mois d'interruption et de vie
civilisée employés à plaider
la cause des Indiens devant des auditoires
considérables et enthousiastes, je me remis
bien vite à ma vie sauvage. Les courses
à toute vitesse sur le grand lac
gelé, le froid intense qui nous faisait
grelotter malgré le violent
exercice du pas gymnastique, la
douleur aiguë et presque insupportable
causée par la réverbération du
soleil sur les immenses plaines
éblouissantes de blancheur, le coucher
à la belle étoile, dans des trous
creusés dans la neige, tout cela fut
affronté avec succès et joyeusement
enduré de nouveau.
PEINANT A TRAVERS BOIS SUR NOS
RAQUETTES A NEIGE
Les Salteaux me firent un accueil chaleureux et
je fus très satisfait de constater que ceux
auxquels j'avais confié le travail s'en
étaient acquittés consciencieusement
et non sans de bons résultats. Ils avaient
édifié un " log house " de huit
mètres sur quatre. Je m'installai dans la
moitié de cette petite maison qui me servit
de cuisine, de chambre à coucher, de salle
à manger, de cabinet de travail, de chambre
de réception, de tout enfin. Mes deux
meilleures bêtes, Jack et Cuffy, la
partagèrent avec moi pendant plusieurs mois
qui furent pour nous tous une période
heureuse et occupée. Vêtu du costume
des natifs, je travaillai ferme avec quelques
robustes gaillards, parmi lesquels Tom et Martin,
à abattre et préparer le bois de
construction nécessaire pour notre temple,
notre école, notre presbytère. La
tâche était malaisée, car, non
seulement il nous fallait prendre ce bois dans une
île assez éloignée, mais
encore les troncs suffisamment
gros croissant toujours à une certaine
distance les uns des autres, nous étions
obligés d'aller à leur recherche et,
une fois que nous les avions trouvés,
abattus, mesurés, équarris, de leur
frayer, pour ainsi dire à chacun, un nouveau
chemin dans une neige de plus d'un mètre et
au milieu d'épais fourrés et de
troncs tombés
précédemment.
Quand nous avions fixé une des
extrémités de la poutre sur un
traîneau, quatre chiens placés l'un
devant l'autre, l'enlevaient avec une
rapidité surprenante. Nous en avions
trente-deux sous le harnais, aussi notre pile de
bois augmentait-elle à vue d'oeil en
dépit des circonstances adverses.
Lors même qu'à mon
arrivée la saison fût très
avancée, bien des semaines
s'écoulèrent encore avant que nous
pussions apercevoir aucun indice du printemps, si
ce n'est que les jours s'allongeaient et que le
soleil paraissait plus brillant, mais les vastes
étendues de neige demeuraient dures et
craquantes. Aucune humidité dans l'air
parfaitement pur, aucun brouillard, le ciel
toujours dépourvu de nuages. Presque chaque
matin, durant ces semaines de dur labeur, il nous
était donné de contempler
d'étranges et magnifiques scènes de
mirage. Des îles, des caps lointains
s'élevaient de dessous l'horizon et nous
apparaissaient comme voisins. À peu
d'exceptions près, nos nuits étaient
glorieuses aussi, surtout lorsque la brillante
lumière du nord célébrait une
de ses féeries en prenant pour
théâtre le grand lac Winnipeg.
La clarté commençait
généralement à poindre
à l'horizon du côté du
septentrion et s'avançait
majestueuse, tantôt
remplissant le firmament tout entier de ses
colonnes colorées, tantôt faisant
jaillir comme des nuages de splendeur et de gloire
constamment changeants. Parfois elle formait au
zénith une merveilleuse et
éblouissante couronne d'où partaient
comme des traits de longues colonnes lumineuses de
différentes teintes qui éclairaient
au loin les rivages glacés. Souvent j'ai vu
un nuage brillant glisser rapide à travers
ces colonnes, telle une main touchant les cordes
d'une prodigieuse harpe. L'illusion était si
forte, que, instinctivement, nous écoutions
saisis. Il m'est arrivé d'arrêter
subitement mes chiens et mes hommes, lorsque nous
voyagions sous ces scènes fascinantes, qui
nous mettaient presque hors de nous - n'est-ce pas
là du reste le sens du mot extase ? et
nous avons prêté l'oreille à
cette harmonie céleste que quelques
voyageurs arctiques affirment avoir perçue
et qu'il me semblait pour ainsi dire impossible de
ne pas entendre. Toutefois, lors même que je
m'y sois attendu des années durant dans le
silence absolu de ces immenses solitudes, je n'ai
jamais ouï aucun son. Les beautés
resplendissantes sont toujours restées pour
moi aussi silencieuses que les étoiles qui
les dominaient.
Le dimanche nous avions de
délicieux services ; presque tous les
natifs, à plusieurs milles à la
ronde, venaient y assister et de belles conversions
m'encourageaient constamment.
Lorsque le printemps parut enfin et que
la navigation devint possible, nos bateaux
arrivèrent et nous pûmes aller
chercher, à la Rivière Rouge,
quantité de matériaux de construction
et deux habiles charpentiers. L'érection de
la maison missionnaire put alors commencer, de
même que celle d'une vaste maison
d'école qui devait provisoirement servir en
même temps de temple. Nous l'appelions
« le Tabernacle » et, pendant
longtemps, elle répondit parfaitement
à son double but.
Mes charpentiers, une fois mis à
l'ouvrage avec mes aides, je me suis rendu à
Winnipeg à la rencontre de Mme Young et de
mes deux petites filles qui étaient
restées à Ontario chez des amis
jusqu'à ce que j'eusse pu leur
préparer un abri et qui maintenant venaient
me rejoindre. Au début, il nous fallut nous
contenter de mon « log house »
de quatre mètres sur quatre. Par le temps
sec ou froid, tout allait bien, mais il n'en
était plus de même par le temps
humide, encore moins par la pluie. La toiture se
composait de bûches de peuplier
appuyées contre une perche
centrale et recouvertes d'une
épaisse couche de terre glaise.
Séchée et durcie, cette glaise
constituait la meilleure protection contre le
froid, tandis que, ramollie, elle tombait par
plaques sur le lit, la table, le fourneau ou le
plancher, je laisse à penser
l'agrément. Un matin, nous en
trouvâmes une motte qui devait peser plus de
cinq livres tombée aux pieds de notre
cadette qui dormait paisiblement dans sa couchette
à notre côté. Cependant notre
nouvelle demeure s'achevait et, au bout de quelques
semaines, nous eûmes le bonheur de nous y
établir dans un confort relatif et de
pouvoir désormais porter toute notre
attention sur la grande oeuvre de
l'évangélisation.
Prospère en une certaine mesure,
notre mission ne fit pourtant pas des
progrès aussi rapides que je m'y attendais.
J'avais compté que le trop-plein de la
population de Norway-House viendrait s'y
établir et que plusieurs familles de
l'intérieur, se rapprocheraient de nous,
comme elles l'avaient promis, et collaboreraient
à la fondation de la station. Il
s'éleva quelques objections et les Crees de
Norway-House préférèrent se
fixer un peu plus au sud. En fin de compte ce fut
dans cette nouvelle localité que
soixante-dix familles s'installèrent et
formèrent une annexe florissante.
L'oeuvre avançait donc, lors
même que ce ne fût pas selon le plan
que quelques-uns d'entre nous en avaient
tracé.
Ma vaillante compagne s'évertuait
avec moi. Des occasions ne nous manquaient pas
d'exercer en commun les excellentes vertus du
courage, de l'espérance, de la foi, de la
patience ; et nous avions la joie de voir le
succès nous sourire toujours en quelque
mesure. Constamment il nous était
donné de constater quelque signe de
progrès et de temps à autre nous
étions témoins de telle conversion
franche et décisive ; une âme
sortait de la plus abjecte dégradation et de
la superstition, pour recevoir la joyeuse assurance
de la faveur et de la bénédiction
divines.
Un été, nous eûmes
la visite d'une « cheffesse »
de l'intérieur, accompagnée de
plusieurs suivants. Son mari avait
été à la tête de sa
tribu ; à sa mort elle avait pris sa
charge et s'en acquittait à merveille. Lors
même qu'elle demeurât à
plusieurs journées à l'Est, elle
avait entendu parler du missionnaire qui
était venu vivre au milieu des Salteaux pour
leur faire part des enseignements du Grand Livre.
N'était-elle pas une Salteau et n'avait-elle
pas le droit de connaître cette nouvelle
manière de vivre dont on parlait tant ?
C'est pourquoi elle arrivait à la station.
De suite nous reconnûmes en elle
une femme intéressante et nous fîmes
notre possible pour éclairer et diriger dans
la bonne voie cet esprit candide et curieux de la
bonne curiosité. Avant son départ, je
lui donnai une feuille de papier et un crayon et
lui montrai comment elle devait s'y prendre pour
savoir quand ce serait dimanche, car, parmi
plusieurs autres instructions, je lui avais
parlé du jour du Seigneur qui nous est
donné pour le repos et l'adoration et cela
l'avait frappée ; elle se promettait de
l'observer.
Comme son canot s'éloignait de
notre rivage, elle me lança une
dernière et importune requête :
« Viens, aussitôt que tu le
pourras, visiter moi et mon peuple dans notre
propre pays ! » Je ne pus m'y rendre
qu'au milieu de l'hiver suivant.
Sa joie fut vive et démonstrative
lorsque je fis irruption dans son village avec mes
deux compagnons et mes attelages. Vite, elle courut
chercher deux têtes d'élans qu'elle
avait tenues suspendues en plein air pour les
conserver par le gel jusqu'au moment de ma visite.
On les flamba pour enlever le poil, puis elles
furent coupées à la hache en morceaux
d'un kilo environ et mises au pot. Je fournis du
thé et, pendant les apprêts du repas,
ceux qui n'y étaient pas occupés
s'assirent pour causer.
Ces gens étaient affamés
d'instruction spirituelle. Je leur lisais quelques
fragments de l'Écriture et, avec le concours
de mon interprète, leur expliquais une
vérité après l'autre. Ils y
apportaient la plus sérieuse attention. Le
dîner nous réunit en cercle dans le
wigwam de la cheffesse autour d'un vaste plat en
bois où l'on avait jeté le contenu de
la marmite. Comme mes hommes et moi étions
les hôtes de la bonne dame, je ne sortis pas
mes assiettes et gobelets d'étain, mes
couteaux et fourchettes. J'implorai la
bénédiction divine, puis le repas
commença. Le plan était que chaque
convive s'emparât de l'un des morceaux le
tenant à la main, et, à l'aide d'un
couteau de chasse ou de ses dents, s'en
appropriât les parties mangeables.
J'ai le regret de dire que mon honorable
voisine de droite avait des mains d'un aspect fort
sale et de fortes dents longues et brillantes. Elle
saisit son morceau et, après l'avoir
abondamment manipulé, se mit en devoir de le
déchiqueter d'une manière fort peu
classique. Elle en mordit quelques bouchées
puis, subitement, le jeta devant elle sur le sol
pour tirer de son sein une grande feuille de papier
graisseuse et noircie qu'elle déploya devant
moi en me racontant avec beaucoup d'excitation
comment elle avait tenu le compte
des « jours de
prière », le dimanche. Vivement
intéressé par le ton joyeux et
pittoresque dont elle me narrait ses efforts pour
tenir exactement son répertoire, je
m'arrêtai de manger et considérai le
papier. Imaginez ma joie en constatant que, durant
les longs mois qui venaient de s'écouler
depuis que je lui avais remis papier et crayon,
elle n'avait pas manqué un jour de tracer sa
marque : six courtes barres successives pour
les jours ouvrables, puis une plus longue pour le
dimanche ; or nous étions au mardi et
son papier l'indiquait bien ainsi.
« Missionnaire, disait-elle avec
sérieux, j'ai été plus d'une
fois tentée de manquer à mon
engagement, car des canards ou des oies
s'approchaient très près et
j'étais sur le point de saisir mon fusil et
de faire feu, puis je me souvenais que
c'était le jour de la prière, alors
je le reposais et faisais vite ma longue barre. Je
n'ai pas tendu un filet ni pris un poisson, ni
tiré un seul coup de feu dans ce jour depuis
que tu m'en as parlé là-bas chez
toi. » Ce discours me réjouit
fort, on peut le croire et j'ajoutai quelques mots
d'encouragement après quoi. le repas
interrompu reprit de plus belle. Ayant
replacé le précieux papier et le
crayon, elle ramassa son morceau et continua
à y mordre à belles dents, tandis que
je m'évertuais à
extraire du mien ce que je pouvais à l'aide
de mon couteau de poche. Tout d'un coup, elle
s'arrêta et après l'avoir
regardé attentivement, elle
s'écria : « Ton morceau n'est
pas fameux ; le mien est
excellent », et, avant que j'eusse pu
protester ou dire un mot, elle avait
opéré un échange et je me
voyais dans la cruelle nécessité de
finir mon repas selon son gré. Ce qu'elle
venait de faire est considéré comme
un acte de suprême bienveillance ; aussi
eus-je garde de laisser voir aucun déplaisir
et m'efforçai-je de réprimer mon
dégoût et d'accomplir bravement mon
devoir.
Ensuite, le service religieux nous
absorba de nouveau.
Peu après, cette femme devint une
chrétienne décidée.
Cependant, il vint un moment où,
ma femme étant tombée malade, nous
nous vîmes contraints de quitter cette
contrée et d'aller travailler dans une autre
partie de la vigne du Seigneur.
L'oeuvre était désormais
implantée au sein de cette tribu des
Salteaux, si méchante et si
dégradée, bien différente de
celle des pacifiques Crees. Une vaste école
- le Tabernacle que j'ai mentionné -
y avait été
construite de même qu'un presbytère,
ou mieux une demeure suffisante pour le
missionnaire et sa famille, contenant tous les
meubles nécessaires.
Dans ce champ de travail, nous avons
été en butte à une grande
opposition, et cela souvent de la part de personnes
dont nous aurions attendu tout autre chose.
Malgré cela, nos coeurs étaient
joyeux, car Celui qui nous avait appelés
à « sortir » pour
répandre la semence nous avait aussi
accordé l'honneur de voir quelques gerbes
dorées prêtes à être
recueillies dans le grenier céleste.
Notre dernier dimanche fut
peut-être le plus réjouissant de tous
ceux que nous avons passés dans la mission.
Notre tabernacle était bondé et une
partie de l'auditoire qui n'avait pu y
pénétrer, stationnait à
l'entour. Il y eut, soit le matin, soit
l'après-midi, plusieurs baptêmes parmi
lesquels celui d'un vieillard avec sa femme et l'un
de ses petits-enfants. Cet homme n'avait jamais
auparavant assisté à un culte public,
mais il m'avait précédemment entendu
annoncer l'Évangile dans son village. Il
avait attaché un grand prix à la
Bible et au recueil d'hymnes que je lui avais remis
alors ; la nuit, il les plaçait sous
son oreiller et le jour il les avait toujours sous
la main, essayant de les lire.
N'y parvenant que très
imparfaitement, il repassait du moins dans sa
mémoire tout ce qu'il en avait
déchiffré ou ce que je lui en avais
raconté.
La sainte Cène fut aussi
célébrée ce jour-là et
j'y admis pour la première fois plusieurs
nouveaux membres baptisés quelques mois
auparavant. Ce fut comme le sceau que notre divin
Maître mettait à notre
ministère.
- Des pays de l'Aurore
- Aux plaines du couchant,
- Partout où l'homme adore
- S'élève un cri
touchant,
- C'est la clameur immense
- Des peuples à genoux :
- « N'est-il pas de
clémence,
- Point de grâce pour
nous ? »
-
- En vain dans sa détresse,
- L'homme, sous tous les cieux,
- Fait et détruit sans cesse
- Des temples pour ses dieux.
- Toute prière est vaine,
- Tous ces dieux sont mortels
- Et tu meurs, foule humaine,
- Aux pieds de tes autels !
-
- 0 vous à qui le Père
- Par Christ s'est
révélé,
- Pour qui, sur le Calvaire,
- L'Agneau fut immolé ;
- C'est vous, c'est vous qu'appelle
- Le cri des malheureux,
- Car la Bonne Nouvelle,
- Elle est aussi pour eux
-
- À toute âme
flétrie,
- À tout coeur désolé,
- Parlez de la patrie
- Dont il est exilé !
- Dites-leur : « Crois,
espère »
- Et, leur prenant la main,
- Conduisez-les au Père
- Par Christ, le seul chemin !
- (R. S.)
FIN
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