En Canot et en traîneau
À CHIENS
Parmi les Indiens CREE et SALTEAUX
CHAPITRE XVI
La prédication du « glorieux
Évangile du Fils de Dieu »
était à nos yeux la chose
essentielle, cela va sans dire, et il nous a
été donné, comme à
Saint Paul, de constater, avec actions de
grâces, qu'il plaît à Dieu de
sauver, par la folie de cette prédication,
ceux qui croient. Cependant nous ne pouvions nous
borner à instruire nos prosélytes du
haut de la chaire ; il nous fallait les aider
pratiquement à secouer les chaînes du
paganisme et les conséquences funestes qu'il
entraîne.
Un certain nombre d'entre eux
étaient retenus de se déclarer
ouvertement pour l'Évangile par la crainte
servile des conjureurs. D'autres étaient
polygames et ne pouvaient se décider
à se conformer aux exigences de Dieu.
Posséder plusieurs femmes est
considéré, chez quelques
tribus, comme un grand honneur.
En renvoyer une ou plusieurs, c'est naturellement
pour un homme s'exposer aux moqueries de ses
compatriotes païens et à
l'hostilité, voire aux mauvais traitements
de la parenté des épouses
répudiées. Quelques-unes des plus
grandes perplexités et quelques-uns des
devoirs les plus pénibles de ma vie
missionnaire me sont venus de cet ordre de choses.
Comment réorganiser sur une base
chrétienne des familles de polygames qui
déclarent vouloir adopter le christianisme
et qui viennent demander mes conseils, qui
même s'en remettent parfois
entièrement à moi du soin d'arranger
leurs affaires ? Au début, ma
conviction était que la première
épouse devait toujours être celle qui
seule resterait avec son époux. Mais, de
même que tous mes collègues dans le
pays, je fus amené à modifier ce
principe et à prendre des décisions
différentes suivant les cas.
Par exemple, un homme vient me trouver,
très impressionné par la
prédication et désireux d'être
chrétien. Je le serre de près par mes
questions et je reconnais qu'il est sincère
et vraiment décidé. L'Esprit
« besogne » indubitablement
dans son coeur et dans sa conscience. Il nous dit
qu'il a deux femmes et qu'il est prêt
à en renvoyer une, mais il ne
sait laquelle. C'est au
missionnaire à décider. La
première est de beaucoup la plus
âgée, mais elle n'a point d'enfants,
tandis que la plus jeune est entourée d'une
nombreuse famille en bas âge. La vie est dure
pour tous dans ce pays
déshérité; aussi la condition
d'une veuve ou d'une femme privée d'un mari,
d'un père ou de fils robustes qui
travaillent ou qui chassent pour elle est-elle fort
triste. Elle est plus difficile encore, cela va de
soi, s'il y a de jeunes enfants à nourrir.
Nous en vînmes donc, dans ce cas-là,
à laisser auprès du mari la seconde
épouse et sa jeune famille et à lui
conseiller de renvoyer la première.
Nous faisions notre possible pour venir
en aide, en quelque manière, à ces
pauvres épouses restées sans
soutien ; mais il y avait là un danger
dont mes lecteurs comprennent d'eux-mêmes la
nature ; aussi, en insistant pour que leur
mari leur fît une part aussi large que
possible de ses « biens », nous
efforcions-nous de rendre la séparation
complète et définitive. Aider ceux
qui agissaient ainsi par motif de conscience,
grevait sérieusement notre modeste
budget.
Souvent, c'étaient les femmes
elles-mêmes qui réclamaient qu'on
mît ordre à leur situation, car elles
n'étaient pas longues à
reconnaître qu'il y avait
là une contradiction avec l'acceptation de
l'Évangile.
Il me souvient d'un cas émouvant
qui nous causa de la joie malgré ce qu'il
avait de poignant. Quelle ne devait pas être
la profondeur des convictions religieuses qui
contraignaient deux pauvres créatures
à s'exposer aux moqueries de leurs compagnes
païennes et à la perte d'un
époux qui, bien qu'influencé par son
milieu païen, était pour elles un bon
mari ? Elles vinrent nous rendre visite et
demandèrent un entretien avec ma femme et
moi. Après avoir causé de
différentes choses, elles nous
déclarèrent, non sans émotion,
qu'elles avaient assisté à nos cultes
et que dans leurs coeurs elles sentaient un grand
besoin de devenir chrétiennes. Nous
comprîmes qu'elles étaient les deux
femmes d'un Indien dont le wigwam avait
été planté dans notre
voisinage quelques semaines auparavant ; que,
sans se faire remarquer, elles avaient entendu
régulièrement la Parole de Dieu dans
notre église et qu'elles en avaient
été touchées.
Ayant déjà quelque
expérience en la matière, nous avions
appris à être prudents lorsque nous
avions affaire à des personnes qui nous
étaient entièrement inconnues.
Là-bas, aussi bien qu'en pays
civilisé, il est parfois dangereux de se
mêler des affaires
domestiques des gens, aussi ne fut-ce
qu'après m'être assuré qu'elles
étaient tout à fait
déterminées à régler
leur situation, que je me montrai disposé
à m'en occuper. Je m'informai si elles en
avaient parlé au mari ; elles me
répondirent que oui et qu'il les laissait
libres de décider laquelle d'entre elles
s'en irait, car, de son côté, il avait
déjà eu l'idée qu'ils
devraient vivre comme leurs compatriotes
chrétiens. Qu'attendaient-elles donc du
missionnaire et de sa femme ? Qu'ils
décidassent du sort de chacune. Celle qu'ils
désigneraient pour rester dans son
état actuel y resterait ; l'autre
quitterait le domicile conjugal et s'efforcerait de
se tirer d'affaire.
Le cas exposé, elles reprirent le
chemin de leur wigwam, et, du consentement de leur
seigneur et maître, firent deux parts des
objets qui constituaient leurs biens
mobiliers : filets, pièges,
couvertures, chaudrons, haches ; puis,
accompagnées des enfants, elles revinrent
auprès de nous. Assises à quelque
distance l'une de l'autre et entourées
chacune de leur famille, elles attendirent
patiemment et en silence notre verdict. Vivement
conscients de la responsabilité qui nous
incombait, nous ne pouvions cependant nous y
soustraire puisque la difficulté provenait
de l'éveil de leur
conscience et de leur souci
d'entrer dans une vie meilleure. Nous avions
examiné la chose ensemble et avions
demandé à Dieu ses directions.
Maintenant que le moment était venu de
porter la sentence, nous pûmes le faire sans
hésitation. À celle qui était
entourée de cinq enfants, nous
dîmes ;
Toi, demeure avec ton mari, »
et à sa compagne qui n'en avait que quatre
nous dîmes : « Toi, ne
retourne pas au wigwam ; à partir de
cette heure, tu dois y devenir entièrement
étrangère. »
La première, les yeux rayonnants,
sauta de joie, rassemblant sa progéniture et
son butin, elle prit congé rapidement et
disparut. L'autre, qui avait ramené sa
couverture sur sa figure ne fit d'abord pas un
mouvement ; un sanglot contenu secouait son
corps. Bien vite pourtant, avec cette prodigieuse
force de volonté que possèdent les
femmes aussi bien que les hommes de sa race, elle
retrouva son empire sur elle-même,
découvrit sa tête et fit ses
préparatifs de départ. Quand elle
tourna vers nous ses grands yeux noirs
voilés de larmes, nous n'y vîmes pas
trace de colère, mais un désespoir
qui nous perça le coeur. Elle semblait voir
déployée devant elle la vie de
souffrances qui l'attendait, pauvre créature
solitaire et méprisée, mais elle
avait d'avance « fait le compte de la
dépense ».
C'était poussée par la conscience
qu'elle était allée au-devant de
cette éventualité, maintenant elle ne
reculerait pas ! N'était-il pas presque
cruel que nous, qui venions de lui fermer son home,
nous commencions à lui demander où
elle irait, ce qu'elle comptait faire
désormais ? Hélas ! elle
n'en savait rien. Son mari l'avait achetée
autrefois à une certaine distance et elle
n'était plus dès lors
retournée à la maison paternelle.
Elle avait appris la mort de son père, mais
aucune autre nouvelle de sa parenté ;
du reste, en eût-elle su davantage et
eût-elle pu retrouver quelqu'un des siens, il
était bien probable qu'elle n'aurait eu
à en attendre que mépris et
persécutions. Que pouvait-elle donc faire ~
Tout le monde me croira quand je dirai que nos
coeurs étaient serrés et que, quelles
que pussent être nos circonstances
personnelles, nous nous sentions tenus de venir au
secours de cette femme. N'avions-nous pas lu tout
récemment l'histoire du peu d'huile et de la
poignée de farine miraculeusement
multipliés ?
Tandis que ma femme prenait soin d'elle
et des siens, moi j'allai trouver quelques-uns de
mes professants, et je leur exposai le cas. Sans
retard, nous nous débarrassâmes de nos
vestes et pardessus et nous nous mîmes en
devoir de lui construire un
wigwam ; on lui trouva un
canot et ses filets furent jetés en un
endroit propice pour se remplir de poisson
blanc.
Elle était travailleuse et
intelligente, désireuse de se tirer
d'affaire. Avec notre appui et la sympathie
effective de ses compatriotes chrétiens,
elle en vint à bout et se montra une
fidèle chrétienne.
Dans d'autres cas beaucoup plus
compliqués, l'élasticité des
liens du mariage avait amené des situations
vraiment inextricables ; y toucher risquait de
nous entraîner dans des difficultés
sans issue ; refuser d'intervenir,
c'était encourir le blâme de personnes
plus pharisaïques que sages, je le crains.
Voici un exemple :
Deux jeunes gens s'étaient
mariés depuis un certain nombre
d'années et avaient eu trois enfants ;
puis le chef de famille était parti comme
pagayeur au service de la Compagnie de la Baie
d'Hudson. Quelque temps écoulé, il
avait épousé une seconde femme dans
un village très éloigné, s'y
était fixé pour ne revenir au sein de
son propre clan, avec sa seconde famille, qu'au
moment à peu près où j'y
arrivais moi-même. Sa première
épouse n'entendant plus parler de lui avait
de son côté fondé un autre
ménage. À la prédication
fidèle de l'Évangile, ces deux
familles se convertirent ; chacun sentait
douloureusement
l'irrégularité de
sa situation, mais comment y remédier.
Après avoir retourné la chose dans
tous les sens et écouté mainte
suggestion, je dus y renoncer. Chaque famille
vivant heureuse de son côté, je les
laissai comme je les avais trouvées. En
définitive, c'était le paganisme, non
le christianisme, qui était
responsable.
À Nelson River, je fus
accosté un jour par un homme
âgé qui me fit savoir qu'il avait
attentivement écouté mes
enseignements et qu'il désirait recevoir le
baptême. J'en fus réjoui ; mais
n'était-il pas polygame ? À ma
question, il répondit qu'il possédait
en effet quatre femmes. J'eus alors un long
entretien avec lui sur ce point et lui fis
comprendre que, pour se conformer aux instructions
du « Livre », il fallait qu'il
en renvoyât trois ; que je ne pourrais
le baptiser qu'à ce prix. Il en fut
très peiné, soit lui, soit elles
n'étaient plus jeunes ; ils avaient
vécu ensemble de longues années dans
une paix relative ; si maintenant il allait
leur dire qu'il fallait se séparer, cela
n'irait pas tout seul, il le craignait ;
cependant il désirait vivre en
chrétien. Le voyant sincère et
manifestement travaillé par l'Esprit de
Dieu, je l'encourageai à tenter cet effort,
lui disant que tout s'arrangerait sûrement
mieux qu'il ne le pensait. Il se
rendit alors à sa vaste tente et y rassembla
sa nombreuse famille - trois de ses femmes avaient
des fils adultes. - Il leur dit qu'il voudrait
être chrétien et à quelle
condition seulement il pourrait obtenir le
baptême.
L'émotion fut vive, les femmes
commencèrent à gémir, les
fils, qui généralement traitaient
leurs mères avec indifférence,
déclarèrent avec emphase qu'ils ne
souffriraient pas qu'elles fussent renvoyées
et ainsi dégradées aux yeux de leur
peuple. À ce que j'appris plus tard, le
père eut à subir un rude assaut.
À la fin l'un d'entre eux dit :
« Qui est-ce qui nous cause tout cet
ennui ? Hé ! c'est le missionnaire
que nous avons tous entendu qui refuse de baptiser
notre père s'il ne répudie pas nos
mères. » Et plusieurs
s'écrièrent : « Allons
trouver le missionnaire ! » et,
saisissant leurs armes, ils partirent à ma
recherche.
Heureusement pour moi je me trouvais
hors de ma demeure sur la prairie ; je les vis
venir ; leurs mouvements me parurent suspects,
j'en devinai la cause et compris de suite la ligne
de conduite que je devais suivre. J'appelai un de
mes fidèles chrétiens qui se trouvait
à proximité et m'avançai
au-devant d'eux. Sans paraître m'apercevoir
de leurs regards courroucés, je m'adressai
à eux comme si nous
eussions été de
bons amis. Voici à peu près mon
discours :
« Mes braves, vous m'avez
entendu parler d'après le Grand Livre et
vous y avez été attentifs. Vous
êtes en train d'y réfléchir. Je
souhaite que nous puissions trouver quelque moyen
qui vous permette à tous, pères,
mères, fils, de quitter l'ancienne mauvaise
vie et de vous décider à accepter la
nouvelle, à devenir tous ensemble des
chrétiens. J'y ai pensé depuis que
j'ai eu un petit entretien avec votre père
et j'ai un plan que je crois
bon. »
Ils étaient tout oreille et quand
je mentionnai un plan qui devait aplanir la
difficulté, leurs mauvais regards
s'adoucirent, car au fond ils ne tenaient pas
à me tuer si on pouvait arranger les
affaires autrement. Ils étaient anxieux de
savoir ce que j'avais à leur proposer,
d'autant plus que cela ne serait humiliant pour
personne, leur assurai-je. Je leur dis alors
combien j'étais réjoui de voir de
jeunes hommes prendre le parti de leurs
mères comme ils le faisaient tandis que,
dans leur pays, le plus grand nombre les traitaient
moins bien que leurs chiens. Ma proposition
était donc que les fils de chacune des
mères formassent un wigwam pour leur compte
et y prissent soin d'elles : robustes
gaillards et habiles chasseurs, ils ne risquaient
pas d'échouer. Et
j'ajoutai : « Que votre père
demeure avec celle qui est privée d'enfants,
qui n'a ni fils ni filles pour la soutenir. Faites
cela et le Grand Esprit satisfait, et quand vous
serez plus instruits, rien ne vous empêchera
de prendre rang vous aussi parmi les
chrétiens et de recevoir le
baptême. »
Ma suggestion leur sourit et ils me
quittèrent apaisés pour s'en
entretenir en famille. Cependant je ne
réussis pas à la faire
exécuter tout de suite ; ce fut mon
successeur, l'excellent John Semmens, qui eut cette
satisfaction.
Ma chère femme et moi-même nous
avions adopté quantité
d'expédients pour amener nos convertis
à mener une vie plus élevée et
plus heureuse que celle qu'ils avaient connue
auparavant. Les femmes, par exemple, n'avaient
jamais eu le souci de tenir propre leur
intérieur, leur personne et celle de leurs
enfants. Toujours rebutées,
méprisées et battues, elles avaient
perdu courage et n'avaient aucune ambition de faire
quoi que ce soit pour satisfaire leurs seigneurs et
maîtres et s'épargner leurs mauvais
traitements. En conséquence, lorsqu'elles se
convertissaient, elles avaient beaucoup à
apprendre dans l'art de tenir leurs simples
habitations décemment et
proprement. Bien heureusement que, chez la plupart,
il y avait le désir de l'apprendre. Une de
nos idées ingénieuses et qui
produisit d'excellents résultats, ce fut
d'aller à l'occasion dîner avec telles
d'entre elles. Voici comment nous
procédions. Le dimanche j'annonçais
du haut de la chaire que si tout allait bien nous
nous proposions, Mme Young et moi, d'aller
dîner le lundi dans telle famille, le mardi
dans telle autre, le mercredi avec une
troisième, et ainsi de suite. La
première fois, on n'en crut pas ses oreilles
et on m'attendit à l'issue du service pour
me demander si vraiment j'avais dit pareille chose.
« Certainement, répondis-je. -
Mais nous n'avons rien du tout à vous offrir
que du poisson. - Ne vous préoccupez pas de
cela, nous apporterons la nourriture. Tout ce que
nous attendons de vous, c'est que votre demeure
soit aussi propre que possible, que
vous-mêmes et vos enfants soyez aussi
soignés que vous pouvez
l'être. » Et les pauvres femmes qui
avaient été positivement
alarmées à la perspective d'avoir
à nous recevoir s'en allaient
rassurées et ravies.
Au matin, je partais de chez moi, de
suite après le déjeuner et faisais
plusieurs visites pastorales ou vaquais à
d'autres affaires en calculant mes courses de
manière à me
trouver aux environs de midi à la
chaumière que j'avais
désignée. Ma femme avait son propre
attelage qu'on harnachait vers dix heures. Elle
chargeait son véhicule de plats, de linge de
table, des provisions dont elle pouvait disposer
pour constituer un repas substantiel. Un jeune
homme de confiance lui servait de conducteur et, en
temps utile, elle abordait avec son chargement au
lieu du rendez-vous où la famille, tout
excitée par l'attente de
l'événement annoncé, la
recevait avec un joyeux empressement.
La petite hutte et ses habitants avaient
bon air ; chaque objet avait été
passé en revue ; le parquet (!) avait
été gratté et frotté
à plaisir.
Comme à cette époque bien
peu de personnes possédaient une table, le
plancher en tenait lieu. On y étalait la
nappe, sur laquelle on disposait en ordre les
plats, les couteaux et fourchettes, puis on
apprêtait le repas. Si la famille
était à l'aise et pouvait offrir du
poisson et des pommes de terre, on en faisait
cuire, car nous jugions préférable de
la laisser contribuer en quelque mesure au
repas ; sinon on trouvait tout le
nécessaire dans les paniers de ma femme.
À mon arrivée, tout était
prêt et, après l'échange de
bonnes paroles et des salutations avec chacun
jusqu'au gras poupon qui
reposait dans son berceau de planches, nous
prenions place en style de pique-nique et faisions
honneur au menu, menu très simple, à
vrai dire, mais qui constituait, soit pour eux,
soit. pour nous, un festin ; nous
l'assaisonnions d'aimables causeries et passions
ainsi une heure très heureuse. Ensuite, on
apportait la Bible et les recueils d'hymnes ;
nous chantions, nous lisions ; nous nous
entretenions ensemble des vérités
bénies contenues dans le Saint Livre, puis
nous nous agenouillions et, « par des
prières et des supplications avec des
actions de grâces », nous
présentions nos requêtes à Dieu
et « sa Paix, qui surpasse toute
intelligence », remplissait nos
coeurs.
Mme Young présidait au relavage,
après quoi elle aidait la maîtresse de
maison dans quelque travail pour lequel celle-ci
avait réclamé ses conseils ;
tantôt une pièce de vêtement
à tailler pour elle-même, tantôt
une petite robe à ajuster à l'une des
fillettes, ou autres choses de cette nature,
beaucoup trop délicates et
compliquées pour que mon esprit obtus
pût les saisir. Pendant ce temps je me
hâtais vers d'autres devoirs.
Nous allions ainsi, de maison en maison,
autant que les circonstances nous le permettaient.
Ceux que nous avions ainsi
visités n'oubliaient
jamais ces moments que nous avions passés
familièrement réunis ; pour la
plupart d'entre eux, ils marquaient un changement
durable dans la tenue du ménage et parfois
aussi un progrès réel dans la vie
religieuse.
Cette coutume que j'avais introduite me
servit à illustrer le beau passage sur
lequel j'aimais à prêcher
« Voici, je me tiens à la Porte et
je frappe, si quelqu'un entend ma voix et m'ouvre
la porte, j'entrerai chez lui et je souperai avec
lui et lui avec moi. »
J'essayais de décrire le
Rédempteur s'approchant de notre coeur et en
sollicitant l'entrée ; ne
réclamant rien autre qu'une parole
d'acquiescement et de bienvenue. De même
qu'ils appropriaient leurs petites demeures pour y
accueillir leur missionnaire avec sa compagne, de
même le Seigneur nous demande d'expulser tout
péché et de lui céder toute la
place. « Quelques-uns d'entre vous se
sont écriés : mais nous ne
saurions préparer de repas au missionnaire,
nous n'en avons pas les moyens, il n'y aura donc
rien à manger. Cependant lui et sa femme ont
apporté l'abondance, en sorte qu'il y a eu
un bon repas. Il en va de même et mille fois
mieux encore quand Jésus entre dans un
coeur ; c'est lui qui « dresse la
table », puis il nous
invite à nous y asseoir avec lui. Ah !
laissez-Le donc entrer ! »
De tels entretiens, illustrés par
la pratique, ont ouvert beaucoup de coeurs à
l'Hôte divin.
Une certaine année, les demandes de
visites furent si nombreuses et si instantes que je
ne pus entreprendre mon expédition en canot,
à destination de Oxford House Mission, que
lorsque l'été touchait à sa
fin, mais mes camarades étaient des hommes
particulièrement robustes, et nous
partîmes pleins d'entrain, escomptant une
visite réussie. Nous ne devions pas
être désappointés. Je pus
prêcher plusieurs fois aux indigènes,
baptiser un grand nombre d'enfants, marier quelques
jeunes couples et célébrer un service
de communion solennel et béni. Le repas
sacré est extrêmement
apprécié par les Indiens et ils y
apportent toujours le plus grand recueillement. La
réunion fraternelle fut aussi très
bonne et quelques-uns des témoignages rendus
par hommes ou femmes présentèrent un
grand intérêt.
À cette saison, quand le temps
était favorable, nous nous levions
généralement aux premières
heures de l'aurore, de telle sorte que nous avions
souvent démarré à quatre
heures, Parfois, notre itinéraire
nous faisait traverser des lacs
ravissants ou suivre des rivières
majestueuses ; ailleurs, c'étaient des
fleuves étroits et paresseux,
dénués de beauté ou
d'intérêt.
Un matin, nous descendions un cours
d'eau dont les rives nous étaient
entièrement cachées par le
brouillard ; l'air vif nous stimulait ;
maniant nos rames avec vigueur et en cadence, nous
avancions rapidement. Depuis plusieurs jours, nous
n'avions vu trace d'aucun être humain ;
aussi ne fûmes-nous pas peu surpris
d'entendre tout à coup sur notre droite
plusieurs coups de feu qui se
succédèrent à de courts
intervalles comme un appel. Immédiatement,
je virai de bord dans la direction de ce que
j'appellerai cette « salve de
joie ». C'était cela, en effet,
car en approchant, à mesure que les ombres
grotesques qui se mouvaient dans le brouillard
prenaient forme humaine, nous pouvions distinguer
une troupe de natifs des plus réjouis. Ils
venaient d'une centaine de kilomètres dans
l'intérieur et se tenaient aux aguets depuis
plusieurs jours. Ils avaient campé sur une
sorte de promontoire, comptant nous arrêter
au passage. À ce moment-là, il
était tout à fait impossible qu'ils
pussent nous voir, mais le bruit régulier de
nos rames nous avait trahis à leurs oreilles
exercées, malgré la
distance. relativement
considérable. Ils étaient abondamment
pourvus de gibier et nous, offrirent une large
hospitalité. Je célébrai un
culte, bénis un mariage, baptisai plusieurs
enfants ; bref, ce furent d'heureux moments,
mais nous ne pouvions les prolonger, car la saison
de la navigation approchait de son terme et nous
tenions à éviter d'être pris
dans les glaces et obligés de marcher, qui
sait combien de kilomètres, en charriant sur
notre dos literie, provisions, chaudrons, haches et
le reste.
Tout marcha à souhait durant la
première partie du trajet de retour ;
nous entrions dans le Lac Harry de bonne heure dans
l'après-midi, lorsque de nouvelles
détonations se firent entendre. Que
faire ?
La voix de la froide prudence
disait :
« Poursuivez votre course sans
vous soucier de cet appel ; la saison est plus
avancée qu'en d'autres années, il y a
déjà eu des tempêtes et la
glace a commencé à se former sur le
lac. » Nous redoutions aussi un vent
violent qui viendrait transformer en vagues
écumantes et menaçantes sa surface
maintenant unie comme celle d'un étang et
des plus engageantes. Le charme du mouvement ne se
goûte nulle part comme dans un canot indien
lorsque l'onde est calme et le soleil lumineux.
À ce moment, le spectacle
que nous avions sous les yeux était
merveilleusement beau. Cependant, nos meilleures
natures nous criaient :
« Arrêtez ! Peut-être
ces Indiens sont-ils en détresse ; ils
peuvent avoir des motifs sérieux pour
interrompre votre course ; peut-être
pourrez-vous leur faire quelque bien » Nous
pointâmes sur le rivage et fûmes
bientôt au pied du rocher sur lequel ils se
tenaient. C'étaient cinq chasseurs. Sans
sortir de l'embarcation, je leur demandai pourquoi
ils nous avaient appelés. Leur
réponse, je l'avais entendue plus d'une
fois : ils avaient faim, ils avaient besoin de
secours. Apprenant qu'il ne s'était
écoulé que peu de jours depuis leur
départ du Fort où ils
s'étaient sûrement munis de pitance,
je ne m'expliquais pas leur disette. Mais voici ce
qui était arrivé. Ils avaient eu
l'imprudence, quelques nuits auparavant, de laisser
sur un rocher le sac de toile dans lequel ils
transportaient leur poudre et, pendant leur
sommeil, la pluie l'avait mise hors d'usage. Je
m'enquis alors de ce qui nous restait de
nourriture. On me dit qu'il y avait juste pour un
repas à nous trois.
Ces hommes étaient païens.
Je les avais rencontrés
précédemment et leur avais
parlé du Sauveur, mais tout ce que j'avais
obtenu d'eux, c'était le haussement
d'épaules
caractéristiques de leur race avec ces
mots : « Comme nos pères ont
vécu, ainsi voulons-nous
vivre ! »
Notre dîner était le
dernier morceau d'un ours que nous avions
tué quelques jours auparavant. Pendant qu'il
cuisait, la tempête redoutée
s'approcha et, avant la fin du repas, le lac
présentait un aspect tout différent
de celui qu'il avait eu tout à l'heure. Sans
arrêt, nous eussions pu aisément
atteindre l'autre rive ; maintenant
c'eût été folie que de le
tenter. Nous n'avions pas autre chose à
faire qu'à hisser notre canot sur la berge
et à attendre, avec autant de
sérénité que possible, que le
temps changeât de nouveau. Ce jour-là
et tout le suivant, il fut
épouvantable ; le troisième jour
seulement le vent se calma un peu. Ce qui rendait
notre situation critique, c'était la
rareté ou, pour mieux dire, l'absence de
vivres. Cette partie de la contrée
était des moins propices à la
chasse : les canards et les oies avaient
déjà pris leur vol vers le sud, les
castors et les rats musqués étaient
blottis dans leurs terriers ; nous ne
parvenions pas à trouver quoi que ce
fût. Dans telles de nos expéditions
antérieures, nous nous étions munis
d'un attirail de pêche, cette fois nous en
étions dépourvus. Heureusement nous
avions un reste de sucre et de thé. Il
fallut vivre sans
déjeuner, ni dîner, ni souper. Avant
de nous coucher, le soir, il s'agissait de serrer
ferme nos ceintures sans quoi les morsures de la
faim ne nous eussent pas laissé fermer
l'oeil ; je trouvai qu'il m'était utile
de glisser encore dans ma ceinture, sur mon estomac
creux, ma serviette de toilette dont je faisais un
rouleau très serré. Près de
trois jours sans nourriture, c'est un régime
pénible, même dans la vie
missionnaire.
Cependant, malgré
l'exiguïté de l'auditoire, nous
eûmes plusieurs services religieux. Nous
fîmes là l'expérience qu'il
n'est pas du tout favorable à la
piété d'essayer d'adorer avec un
estomac vide et dès lors je me sens en
grande sympathie avec ceux qui ont à coeur
de nourrir les pauvres avant de leur faire entendre
des prédications.
Le troisième jour, un des
étrangers trouva sur le rivage l'omoplate
desséchée d'un ours. Avec son
couteau, il en tailla une sorte de harpon ;
avec les courroies de ses mocassins et de ceux de
ces compagnons, il fit une ligne ; un morceau
de flanelle rouge servit d'appât, une petite
pierre faisait plonger cet engin primitif. Debout
sur un rocher, le pêcheur jetait le harpon
aussi loin que possible, puis le ramenait à
lui rapidement. Chose
incroyable, il
réussit ! Avant peu nous vîmes
apparaître un brochet de six à huit
livres. On peut croire qu'il ne fallut pas
longtemps pour l'écailler, le nettoyer, et
le mettre au pot. Sitôt qu'il fut cuit, on en
posa le tiers environ sur mon assiette
d'étain en disant :
« Missionnaire, mange maintenant. -
Ah ! non, fis-je, en regardant autour de moi
ces hommes affamés, ce n'est pas
cela ! » Et remettant mon tiers sur
le plat avec le reste, je tirai mon couteau de
chasse, comptai les convives et fis huit parts du
tout, puis je me servis comme tous les autres.
C'était là un procédé
d'une justice bien élémentaire,
cependant pour ces cinq hommes ce fut une
prédication qui devait les amener au
Sauveur. Dès qu'ils eurent mangé, ils
allumèrent leurs pipes et se mirent à
causer entre eux. Autant que nous pûmes les
comprendre, voici ce qu'ils disaient :
« Il nous faut écouter le
missionnaire des deux oreilles. Il est ici
privé de nourriture, souffrant de la faim
parce qu'il s'est arrêté dans sa route
pour partager avec nous son dernier repas. Nous
attrapons un poisson et, quand nous lui en offrons
un gros morceau, il le refuse pour que nous en
ayons chacun une part égale. Il a à
coeur de nous faire du bien et il tient à ce
que nous écoutions ce qu'il a à nous
dire. Il ne nous a pas grondés une
fois de ce que nous l'avons
retenu ici ; sans nous il avait le temps de
traverser le lac avant la tempête et comme le
reste de son trajet est sur la rivière et
à la descente, il pouvait rentrer chez lui.
Il s'est montré notre ami, écoutons
donc ce qu'il a à nous
dire. »
Mais je ne prêtai que peu
d'attention à ces discours, la tempête
diminuait graduellement, si bien qu'au bout de peu
d'heures nous pouvions nous rembarquer et reprendre
le soir même notre voyage. Le lendemain nous
atteignions le village missionnaire de Rossville et
faisions notre dernier portage (transport de
bateau) aux chutes de Sea River près de
Norway House. En voyant le poisson et les quartiers
de venaison suspendus à des perches aux
abords des huttes, mes patients compagnons
s'exclamèrent : « Ah !
nous aimerions bien rire à la vue de ces
provisions, mais nous sommes pourtant trop
« dégarnis » pour le
faire ! »
Le dernier mille fut ramé aussi
rapidement que tous les autres et notre courage
nous soutint jusqu'à la maison, mais
là une étrange faiblesse m'envahit et
la seule salutation que je pus faire à mes
bien-aimés fut celle-ci ;
« Bien chers, nous mourons de faim ;
de grâce, donnez-nous quelque chose à
manger, » et je m'affaissai
épuisé. Toutefois
les tendres soins de la meilleure et de la plus
courageuse des femmes me remirent, et bientôt
je fus prêt à repartir pour une
nouvelle tournée.
Les longs mois d'hiver
s'écoulèrent et l'été
fut là de nouveau si bienvenu, car sous ces
latitudes la transition est très rapide. le
printemps n'existe pour ainsi dire pas. Sitôt
la glace disparue, les Indiens arrivèrent en
canot, comme à leur ordinaire, des diverses
contrées où ils avaient traqué
les fauves. Comme de coutume, la maison
missionnaire reçut de nombreux visiteurs.
Parmi ceux qui nous firent cet honneur, se
trouvaient cinq robustes gaillards dont l'un
s'écria en me saluant : « Je
pense que tu n'as pas oublié le
poisson ? en tout cas, nous nous en souvenons,
et nous sommes venus pour avoir un entretien avec
toi. - Quel poisson ? Nous en mangeons
quatre-vingt-dix fois par mois, bouilli, cuit au
four, salé, séché, bon,
mauvais et médiocre. J'en ai tant vu que je
ne saurais penser à aucun en
particulier. » Alors ils me
rappelèrent le séjour que j'avais
dû faire malgré moi au bord du lac
Harry pour leur porter secours quand ils n'avaient
pas su tenir leur poudre au sec et l'histoire du
brochet que je viens de conter. Il m'arrivait tant
d'étranges aventures que celle-là
s'était un peu
effacée déjà, cependant elle
me revint vite. « Nous n'avons jamais
oublié ta conduite et tout le long des mois
d'hiver nous en avons causé ensemble et
aussi des enseignements que tu lisais pour nous de
ton Grand Livre. Jusqu'alors nous étions
déterminés à ne pas devenir
chrétiens, à mourir comme sont morts
nos pères, mais maintenant nous avons
changé d'idée et nous désirons
que tu nous instruises mieux dans cette nouvelle
voie qui est bonne. » Leur
décision était
arrêtée ; ils s'étaient
tournés vers Christ. Cinq nouvelles familles
vinrent donc s'établir dans le village
chrétien. Leur vie et leurs conversations
témoignent qu'il s'est produit en elles un
changement profond et durable. Ces conversions nous
réjouirent naturellement beaucoup ;
elles furent pour moi un encouragement à
annoncer le salut « en temps et hors de
temps ».
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