En Canot et en traîneau
À CHIENS
Parmi les Indiens CREE et SALTEAUX
CHAPITRE XV
Je n'ai pas parlé encore des tourmentes,
de neige - « blizzards » - qui
parfois font rage dans ces vastes solitudes
désolées où j'ai
été appelé à tant
circuler. À vrai dire, il est difficile d'en
donner, par description, une idée exacte,
seules les personnes qui en ont été
assaillies, dans ce qu'on appelle les Sauvages
Territoires du Nord ou du Nord-Ouest, peuvent dire
qu'elles les connaissent.
Une particularité qui les
différencie de toute autre tempête,
c'est que le vent semble vous arriver constamment
par remous saturés de neige qui vous
empêchent absolument de vous rendre compte de
sa direction réelle. Vous le sentez souffler
directement contre votre figure, vous faites
volte-face et vous voilà ébahi
d'éprouver exactement la même
impression. Un jour, sur le Lac Winnipeg, nous
vîmes un de ces
tourbillons s'abattre sur nous. Son aspect
était celui d'un brouillard très
dense chassé par le vent de l'Océan.
Bien, bien rares sont ceux qui parviennent à
se guider au sein de ces tourmentes ;
habituellement, quand ce malheur arrive, on est
très vite entièrement ahuri et
presque aveuglé par la fine poussière
sèche et dure qui vous cingle
impitoyablement le visage et qui remplit les yeux,
le nez, et même les oreilles et la bouche,
s'ils y sont exposés, si peu que ce soit.
CÉRÉMONIE
PAÏENNE DES INDIENS PENDANT UNE FÊTE DE
CHIENS
En traversant une fois le même lac pour
visiter quelques sauvages, qu'à notre
arrivée nous devions trouver absorbés
par les hideuses cérémonies d'un
« festin de chien », j'en fis
la dure expérience. Le trajet ne paraissait
présenter aucun danger, mes hommes avaient
pris les devants pour préparer notre repas.
Ils avaient emmené les chiens, me laissant
seul à cheminer, sur mes raquettes. Tout
d'un coup, la tempête fondit sur moi du nord
avec furie. Je poursuivis mon chemin, aussi vite
que possible, jusqu'à ce que je fusse tout
éperdu ; alors, ne pouvant ni
continuer, de peur de m'égarer sans espoir,
ni m'arrêter, sans risquer d'être
terrassé par le froid, j'enlevai une de mes
raquettes et la fixai dans un trou que je taillai
dans la glace et me mis en devoir de marcher en
cercle autour de ce point, de
repaire. Par bonheur, j'entendis bientôt les
« halô ! » de mes
compagnons qui, me sachant en danger, avaient
rapidement tourné bride,
exposant leur vie pour sauver la
mienne, car, avec les chiens, ils eussent pu
atteindre le rivage et se mettre à l'abri.
Nous demeurâmes là des heures,
jusqu'à ce que nous puissions reprendre
notre route en sécurité.
Dans une autre occasion, la Providence
se servit, pour nous sauver, de mon étonnant
Jack. Qu'on me permette de raconter ce fait en
détail :
Cette fois-là, je me proposais de
visiter les petits groupes de natifs qui luttaient
pour leur existence le long de la côte
orientale du grand lac et chez lesquels ma
présence était toujours la bienvenue.
Pour économiser les fonds de mon
comité, je n'avais emmené avec moi,
pour cette longue tournée, que le jeune
homme dont j'ai déjà parlé.
Comme il était fidèle et
dévoué et comme j'avais passé
moi-même déjà plusieurs
années dans la contrée,
traversé bien des tempêtes et
campé nombre de fois dans la neige, j'avais
escompté le succès.
Nous avions deux splendides attelages.
Mon leader était un esquimau vif et malin,
d'un blanc de neige. Il portait bien son nom de
Koona qui en Cree signifie
précisément neige ; ses trois
suivants étaient mes favoris de l'Ontario,
cadeaux personnels d'amis de mon oeuvre. L'autre
équipage, conduit par
Alec, se composait de Saint-Bernards que m'avait
procurés un frère de Montréal.
Le plus grand et le plus endurant de ces huit,
était mon Jack, le héros de cette
aventure, que j'avais placé au second rang
de ceux que je conduisais moi-même. Nous
avions quitté le bivouac de bonne heure et
nous étions dirigés vers le nord,
avec l'espoir de couvrir quatre-vingt-dix à
cent kilomètres, avant que les ombres de la
nuit vinssent nous envelopper. Pendant un temps,
nous glissâmes en effet, très
rapidement, les yeux toujours fixés sur les
promontoires, pour conserver la direction. J'ai dit
ailleurs que ce lac est découpé de
baies, les unes larges de quarante à
cinquante kilomètres, les autres plus
étroites, mais très profondes et que,
pour gagner du temps, au lieu de suivre la
côte, on suit la ligne imaginaire qui serait
la corde de tous ces arcs consécutifs. Les
chiens, habitués à cette pratique,
pointent d'eux-mêmes, avec une exactitude
remarquable d'un cap à un autre.
Nous avançâmes ainsi une
couple d'heures. Lorsque le froid très vif
menaçait de nous engourdir, nous sautions
à bas de nos traîneaux et courions
à côté, jusqu'à ce que
là chaleur revînt. Cependant, le vent
du nord-ouest se leva bientôt : il
remplit l'atmosphère de
cette neige fine et sèche qui ne laisse pas
que d'être fort incommodante. Avant
longtemps, il prit l'allure d'une tempête, et
nous voilà enveloppés par la
tourmente à une grande distance du rivage.
Que faire ? Peut-être le plan le plus
sage eût-il été de virer
immédiatement vers l'Est, pour nous en
rapprocher, et de tenter d'y trouver un refuge.
Toutefois, la baie que nous franchissions
était précisément l'une des
plus profondes et j'estimai que le cap vers lequel
nous nous dirigions, n'était probablement
pas plus éloigné que ne
l'était le fond du golfe ; aussi, je
crus bien faire de courir la chance de poursuivre
notre premier dessein. Pour éviter que nous
fussions séparés, j'attachai ce que
nous appelons la corde de queue de mon
traîneau au collier du leader d'Alec et nous
trottâmes ainsi plusieurs heures encore.
Aucune terre ne se montrant, à la longue, je
compris que la neige nous avait joué un de
ses tours et que nous nous étions sans doute
égarés. Nous avions dû prendre
le large sans nous en apercevoir. Enfin, je stoppai
et criai à mon suivant :
« Alec, je crains que nous ne soyons
égarés. Oui, missionnaire, nous
sommes certainement
égarés. » Je
délibérai alors avec lui sur les
mesures à prendre. Tout
ce que nous pouvions faire, c'était d'avoir
recours à la Providence de notre Dieu et de
nous fier à l'instinct de nos
chiens.
Le milieu du jour étant
passé, et la faim se faisant sentir, je
déboucle le sac à provisions et nous
faisons honneur, tant bien que mal, à la
nourriture gelée. Nos bêtes,
groupées autour de nous, en obtiennent aussi
leur part. Le principe qui veut qu'on ne leur donne
qu'un repas dans les vingt-quatre heures et cela
après qu'ils ont fourni leur journée
de travail, reçoit ainsi une entorse, mais
qui sait si jamais aucun de nous aura besoin d'un
autre repas ?
Comme il le faisait d'habitude en de
telles occurrences, Jack était venu se
poster à mon côté. J'avais
grande confiance en lui, ayant eu
précédemment l'occasion d'admirer sa
sagacité et sa noblesse de caractère,
si l'on me permet cette expression. Tandis que tous
réunis nous satisfaisions les exigences de
nos estomacs, j'eus avec lui un entretien que
beaucoup de mes congénères auraient
qualifié d'insensé :
« Jack, mon vieux camarade,
lui dis-je, comprends-tu que nous sommes
perdus ; et qu'il est bien douteux que nous
voyions jamais plus la maison missionnaire ?
Il se peut que la neige nous serve bientôt de
linceul et que des yeux aimants
guettent en vain notre retour. Selon toute
probabilité, tu ne t'étendras plus
sur la peau de loup devant le feu de mon cabinet de
travail. Lève-toi mon brave, et conduis-nous
en lieu sûr ; c'est sur ton intelligence
et sur ta vaillance seules que je puis
compter. »
Les arrangements nécessaires
furent vite faits : Alec s'entortilla au mieux
dans sa pelisse de lapin et je le calai sur son
traîneau que je rattachai au mien comme
auparavant, car il fallait à tout prix
éviter qu'il restât en arrière
ou fût entraîné dans une autre
direction. Puis, enveloppé moi-même
autant que faire se pouvait ; et
installé sur mon siège, je saisis les
rênes et ordonnai :
« Marchez ! »
L'intelligent Koona placé en tête, se
retourna et me regarda comme ahuri ; il
attendait « Chaw ! » ou
« Yee ! » les mots qui
signifient « à
droite ! » ou « à
gauche ! » Alors je criai :
« Jack, en route ! »
Sentant l'hésitation de son leader, Jack
partit alors d'un trait dans la direction qu'il
choisit, et Koona, les guides détendues se
mit à galoper à son
côté, heureux de lui céder la
responsabilité en même temps que
l'honneur.
Ils trottèrent ainsi des heures
durant. La tempête hurlait et faisait rage,
mais Jack n'eut aucune
hésitation ni aucune défaillance.
Koona ne lui était d'aucun secours, mais les
deux autres semblaient avoir saisi sa pensée
et le secondaient vaillamment. Je craignais
seulement que pendant ce temps nous ne gelions
à mort. Le vent du nord nous
transperçait. Emmitouflés comme nous
l'étions, il était difficile de se
donner du mouvement et courir à l'allure de
nos coursiers était impossible. De temps
à autre, je hélais mon
compagnon : « Alec ! ne
t'endors pas ; si tu te laisses aller, tu ne
t'éveilleras qu'au jour du jugement ! -
Bien, missionnaire ! je tâcherai de
résister. »
Bientôt la nuit nous enveloppa.
Quelle situation ! Cependant mon Père
céleste me préserva de l'abattement,
du désespoir, qui, du reste, n'eût
rien amélioré. Une douce paix
remplissait mon âme, et mon coeur s'assurait
en Lui. Tant qu'il y a vie, il y a espoir, me
disais-je ; et je continuais à appeler
Alec par intervalles et à donner une bonne
parole à mon attelage que je ne pouvais plus
même voir maintenant.
Environ trois heures après la
tombée de la nuit, mes chiens
quittèrent le trot pour le galop et firent
comprendre par leur excitation, qu'ils sentaient le
voisinage du rivage et du salut. Tôt
après, ils nous tirèrent sur un
amoncellement de quartiers de
glace qui marquait l'endroit où des humains
avaient dû venir pendant quelques mois puiser
de l'eau pour les besoins du ménage.
Là, tournant
délibérément vers une piste
qui menait effectivement à la rive, ils
franchirent encore quelques centaines de
mètres, puis nous firent gravir la berge, et
nous introduisirent dans la forêt où,
au bout de peu de minutes, nous nous
trouvâmes au centre d'un groupe de wigwams,
et parmi des amis qui nous firent le plus
chaleureux accueil et
célébrèrent avec nous notre
délivrance.
Cette tempête fut la plus forte de
l'année. Pendant trois jours, je restai avec
ces braves gens et leur tins des services
religieux, après quoi, je poursuivis mon
voyage, de campement en campement. Tout le monde
était heureux de nous voir et la Parole de
Dieu fut reçue avec avidité.
L'oeuvre avançait
lentement ; seul missionnaire pour une
contrée plus vaste que l'Angleterre, je ne
pouvais, soit en canot, soit en traîneau,
venir à bout de visiter les stations du
dehors plus de deux fois l'an. Les pauvres
âmes devaient attendre six mois le messager
et le message. À ce sujet, il me faut
raconter un trait qui m'a profondément
ému au cours de cette même
tournée.
Dans l'un des villages, je demandai
avant même d'avoir terminé le premier
service : « Où est le
vieillard à la perruque de
neige ? » car il me manquait une
tête blanche qui, à chacune de mes
visites, avait assisté à tous les
services et qui avait, dès sa conversion,
montré un ardent désir d'apprendre
tout ce qu'on pouvait lui enseigner sur le salut.
Au début, il avait été
ennuyé que je vinsse chez son peuple et il
avait fait de l'opposition. Toutefois, dans la
suite, il avait reconnu son erreur et il
était devenu un chrétien
décidé. À quelque moment que
j'abordasse à son village, il me recevait
avec bonheur. Non content de profiter des
différentes réunions et d'être
toujours à proximité lorsque
j'enseignais les caractères syllabiques pour
que mes auditeurs pussent lire eux-mêmes le
Saint Livre, il me suivait comme mon ombre et
prêtait attention à mes moindres
paroles. J'avais été un peu saisi un
soir, lorsque, après une rude journée
passée à prêcher, à
enseigner, à consoler, je m'agenouillai
auprès de mon lit de camp, avant de
goûter quelques heures de repos, d'entendre
murmurer à mon oreille :
« Missionnaire, prie en indien et assez
haut pour que je puisse t'entendre. » Et
le matin, comme je me recueillais encore à
mon lever, il était
là de nouveau et j'entendais la même
requête : « Missionnaire, je
t'en prie, prie à haute voix et dans ma
langue ! »
Est-il étonnant que je me sois
beaucoup attaché à ce vieillard
affamé et altéré des
enseignements divins ? Lui et son clan ne me
voyaient non plus que deux fois dans l'année
aussi s'appliquaient-ils, si je puis ainsi dire,
à tirer de leur visiteur tout ce qu'ils
pouvaient, et les quelques jours que je passais
avec eux étaient très remplis. Leur
empressement faisait déborder mon coeur de
reconnaissance et compensait les souffrances du
voyage.
À mon arrivée dans ce
lieu, on s'était attroupé pour
m'accueillir joyeusement, et aussitôt que
possible nous avions commencé un service. Ne
voyant pas dans l'assemblée la figure
familière de mon vieillard, je le
réclamai donc. Ma question resta sans
réponse et les têtes se
courbèrent. Je répétai :
« Qu'est devenue la vieille tête
blanche ? » Il y eut alors un
chuchotement et l'un d'eux dit doucement :
« Il n'est plus parmi les
vivants. » Ces pauvres gens, qui n'ont
pas encore compris que la mort est un ennemi
vaincu, n'aiment pas à prononcer son
nom : aussi s'expriment-ils toujours ainsi en
parlant de ceux qui les ont quittés.
En apprenant que mon ami était
mort, j'eus le coeur serré comme je voyais
que l'était le leur. Après une pause,
je dis : « Racontez-moi comment il est mort.
» Ils montrèrent une grande
répugnance à répondre à
ma question; cependant, voyant que non seulement je
désirais vivement savoir ce qui en
était, mais que j'y étais
décidé, ils m'emmenèrent dans
un wigwam où se trouvaient la plupart des
membres de sa famille, et là, un jeune
homme, l'un de ses petits-fils, me conta cette
émouvante histoire :
« Missionnaire, ton canot
n'était pas parti depuis longtemps
l'été passé que Mismis -
grand-père - tomba malade et, après
quelques semaines, il sembla qu'il allait nous
quitter. Il nous appela alors auprès de lui
et nous dit quantité de choses. Je ne me
souviens pas de toutes, car il nous parla à
différentes reprises, mais je me souviens de
ceci:
«Combien j'aimerais que le
missionnaire revint bientôt vers moi et me
réconfortât ! Il est bien loin et ma
mémoire est mauvaise ; j'ai oublié ce
qu'il me disait, mon corps se détruit et ma
mémoire se perd. Dites-lui que sa venue
était comme le soleil brillant sur les eaux,
mais c'était si rare que tout est devenu
sombre dans mon esprit ; ma mémoire est si
mauvaise, j'ai tout
oublié. Les bonnes choses qu'il nous disait
du Grand Esprit et de son Fils et de ce que nous
devons faire se sont écoulées.
Oh ! que n'est-il ici pour m'aider !
Dites-lui que, aussi longtemps que je l'ai pu, j'ai
été sur la pointe de terre qui
s'avance dans le lac et que j'ai guetté son
canot, mais il n'est pas venu. Dites-lui que depuis
que l'hiver a régné de nouveau, J'ai
prêté l'oreille au son des grelots de
ses chiens, mais je ne les ai pas entendus.
Oh ! que n'est-il là, il
m'aiderait ; mais il est bien loin ! Mes
enfants, apportez-moi mon vieux tambour et mon sac
de médecines et laissez-moi mourir comme
sont morts mes pères ! Mais vous,
jeunes gens, qui avez de bonnes mémoires et
qui pouvez vous souvenir des paroles du
missionnaire, écoutez-les, et adorez le
Grand Esprit et son Fils, comme il vous l'enseigne
et ne faites pas comme moi. »
Alors nous avons compris que son esprit
était affaibli ; sans cela il n'aurait
pas réclamé ces choses
d'autrefois ; nous avons été
chercher le vieux tambour et nous l'avons
placé devant lui par terre, là
où il était assis, et nous avons
suspendu son sac de médecines en face de
lui, dans le wigwam, et il a commencé
à battre du tambour. En battant, il est
tombé et, en tombant, il est mort, mais ses
dernières paroles ont
été pour les jeunes aux bonnes
mémoires, pour les presser d'écouter
le missionnaire et d'abandonner leur paganisme
coupable. »
Lorsque le jeune homme cessa de parler
et se rassit, un profond silence tomba sur nous.
Nous devions présenter un tableau peu banal,
blottis dans cette tente d'écorce, sous la
tempête glacée. Pendant plusieurs
minutes, on n'entendit par intervalles qu'un
sanglot échappé à quelque
parent du défunt. Moi-même
j'étais profondément affecté
par ce récit et par d'autres détails
que je ne puis rapporter maintenant. Au bout d'un
moment, je demandai : « Où
l'avez-vous enseveli ? » On me
montra l'endroit, c'était sur l'emplacement
de son wigwam. La puissance du roi de l'hiver est
si grande sous ces latitudes, qu'on ne saurait
creuser une fosse en plein air, autant vaudrait
essayer de la tailler dans le granit.
C'était donc dans sa tente, là
où son feu avait tenu le sol
dégelé, qu'ils avaient creusé
sa tombe. On avait ensuite déplacé
l'habitation et bientôt la rafale et la neige
en avaient fait disparaître toute
trace.
Lorsqu'ils m'eurent conduit vers le lieu
où reposait la dépouille de mon ami,
je m'y attardai jusqu'à ce que mes
compagnons eussent regagné leur abri, puis,
tout seul avec Celui qui entend
le cri de son peuple, je m'agenouillai dans la
neige et je priai ou plutôt j'essayai de
prier, car je ne pouvais que pleurer en pensant
à cette âme précieuse,
entrée dans l'éternité dans
ces tristes circonstances. Ses dernières
forces avaient été employées
à exhorter ses bien-aimés à
vivre en chrétiens, ce pendant que
lui-même accomplissait les rites
insensés du paganisme, non pas qu'il y
ajoutât foi, mais parce que aucun messager de
la grâce ne s'était trouvé
là pour lui répéter l'histoire
de l'amour de Jésus. Je pensai au
cantique :
- Redites-moi l'histoire
- De l'amour de Jésus ;
- Parlez-moi de la gloire
- Qu'il promet aux élus.
- J'ai besoin qu'on m'instruise
- Car je suis ignorant,
- Qu'à Christ on me conduise
- Comme un petit enfant.
-
- Redites-moi l'histoire
- De la crèche à la
croix ;
- Éveillez ma mémoire
- Oublieuse parfois.
- Cette histoire si belle
- Dites-la simplement ;
- Elle est toujours nouvelle,
- Répétez-la souvent !
-
- Redites-moi l'histoire
- De mon divin Sauveur
- C'est Lui dont la victoire
- Affranchit le pécheur.
- Ce glorieux message,
- Oh ! redites-le moi
- Lorsque je perds courage,
- Lorsque faiblit ma foi.
-
- Redites-moi l'histoire,
- Quand le monde trompeur
- M'offre sa vaine gloire
- Au prix de mon bonheur
- Et quand, loin de la terre,
- Je prendrai mon essor,
- En fermant la paupière,
- Que je l'entende encor !
-
- Redites-moi l'histoire
- De l'amour de Jésus !
Jamais auparavant la misère et la
désolation des millions d'âmes
chargées qui pleurent, qui attendent et qui
périssent sur toute l'étendue de
notre monde déchu, ne s'étaient
dressées aussi saisissantes devant moi.
À travers les larmes qui m'aveuglaient, il
me semblait les voir défiler en rangs
pressés : monde de
ténèbres, sur lequel doit resplendir
la lumière ; monde asservi, qui doit
être affranchi ; monde pécheur,
qui doit être rendu saint ; monde
racheté, qui doit être
sauvé !
Dans un sentiment peut-être trop
entaché
d'incrédulité, je
m'écriai : « Jusques à
quand, Seigneur ? Jusques à
quand ? Pourquoi tardes-tu, ô
Dieu ? »
Quelques-unes des précieuses
promesses de la Parole me vinrent alors à
l'esprit et firent sortir mon âme de cette
obscurité. Je pus prier pour leur prompt
accomplissement. Dans ma faiblesse, je demandai
avec ardeur que le temps vînt bientôt
où, non seulement tous les Peaux Rouges,
mais aussi tous les innombrables millions
d'êtres humains, qui descendent de
l'obscurité du paganisme et de la
superstition dans l'obscurité du tombeau,
recevront sans retard des messagers fidèles
qui feront résonner à leurs oreilles
et à leur coeur l'histoire de la croix et
qui leur montreront le Sauveur du monde.
Après avoir terminé les
visites prévues pour cette expédition
je retournai à mon home.
Quelques mois plus tard, nous arriva par
le courrier du Manitoba la douloureuse nouvelle de
la mort de George Mac Dougall, mon collègue
de la Mission Victoria parmi les Saskatchewan,
celui-même qui était à la
tête de notre caravane missionnaire à
son départ. Il avait été
surpris par une tourmente de neige sur les grandes
prairies. Soit le missionnaire, soit son
cheval, avait sans doute
été aveuglé et
égaré et cet héroïque
chrétien s'était étendu dans
la vaste solitude glacée pour y dormir son
dernier sommeil. Son corps n'avait
été retrouvé qu'au bout de
quinze jours d'actives recherches.
Après que ma femme et moi nous
eûmes lu ce triste récit, que nous
eûmes pleuré ce frère
enlevé d'une manière si
imprévue, si poignante, si
mystérieuse, elle me demanda :
« Où étais-tu
toi-même pendant cette
semaine-là ? » Je cherchai
mon journal, et quel saisissement nous
éprouvâmes en constatant que la
tourmente qui m'avait assailli sur le Winnipeg,
ainsi que je l'ai raconté dans ce chapitre,
était, selon toute probabilité, la
même que celle qui avait coûté
la vie à mon frère.
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