En Canot et en traîneau
À CHIENS
Parmi les Indiens CREE et SALTEAUX
CHAPITRE IX
Ce ne fut qu'à ma seconde visite à
Nelson-River que l'oeuvre y commença
réellement, car à la première
beaucoup de natifs étaient absents. Le
rendez-vous est fixé d'avance dans une
région où on espère trouver
suffisamment de gibier pour alimenter tous ceux qui
s'assembleront pour les services religieux. La
chasse, de laquelle ces pauvres gens tirent pendant
les deux tiers de l'année leur subsistance,
est d'ailleurs toujours précaire, même
dans les bonnes années. Si les troupeaux de
daims et autres animaux sauvages sur lesquels ils
comptent prennent une direction imprévue,
force est bien de les suivre. Plus d'une fois j'ai
été tenté de perdre courage
lorsque, arrivé malgré beaucoup
d'obstacles à l'endroit
désigné, je n'y trouvais qu'un nombre
restreint de personnes. Cela
avait été le cas, cette
fois-là ; cependant ma seconde visite
réussit pleinement. Plus de cinquante
familles s'étaient réunies,
impatientes de voir le missionnaire. Avant moi un
chrétien wesleyen était arrivé
un jour inopinément avec sa Bible au milieu
de cette tribu des Saskatchewan. Grandes avaient
été la surprise et l'agitation autour
de cet étonnant messager. Vite on avait
convoqué un grand conseil et les conjureurs
avaient été sommés de
découvrir tout ce qui en était.
Après force roulements de tambours, songes
et conjurations, ils avaient émis la
sentence que cet homme étrange avec son
livre merveilleux était descendu
d'auprès du Grand Esprit dans un
arc-en-ciel.
Je reçus de ces braves gens un
accueil très cordial ; ils furent plus
démonstratifs que ne l'avaient
été d'autres peuplades. Ici la
coutume du serrement de mains était peu
connue, c'était celle du baisement qui
prévalait encore. Je fus ébahi de me
trouver entouré par deux cent cinquante ou
trois cents Peaux-Rouges, hommes, femmes et
enfants, dont les figures témoignaient d'une
bienheureuse ignorance de l'eau et du savon,
attendant tous l'instant de me donner le baiser de
paix. J'avoue que mon courage faiblit à la
perspective de cette
épreuve et je m'arrangeai pour les
écarter avec une poignée de main et
quelques paroles aimables.
Le lendemain matin, nous les
réunîmes de bonne heure pour le
service religieux. Mes compagnons m'aidèrent
pour la première partie, d'une heure
environ : chant de cantiques, lecture de
quelques fragments de la Bible,
prières ; puis, ayant choisi comme
texte la parole : « Dieu a tant
aimé le monde qu'il a donné son Fils
unique afin que quiconque croit en lui ne
périsse pas, mais qu'il ait la vie
éternelle, » je les entretins
quatre heures durant de ce grand sujet. Ils ne
possédaient pas un vestige de connaissance
qui pût me servir de base ; aussi
devais-je tout dire et tout rendre de la plus
grande simplicité possible, depuis la
création et la chute, jusqu'à
l'appropriation personnelle du grand salut gratuit
préparé et offert par Dieu le
Père dans le sacrifice de son Fils, notre
bien-aimé Sauveur. Je m'efforçai de
leur faire saisir cette admirable
réalité que, si
éloignés de Dieu que nous nous
trouvions, nous sommes invités à
faire partie de sa famille. Je parlai de
l'universalité et de l'impartialité
de son amour, de sa volonté de recevoir tous
ceux qui viennent à Lui, de remplir leur
coeur de joie et de paix pendant cette vie, de les
soutenir au moment de la mort,
puis de les introduire au séjour de la
lumière, de la gloire, de la
félicité éternelles. L'Esprit
saint appliquait ces enseignements au coeur de mes
auditeurs, dont l'attention intense se peignait sur
le visage. Leurs grands yeux rivés sur moi,
tantôt brillaient, tantôt se voilaient
de larmes, et lorsque je me tus, le silence
solennel fit place aux exclamations de joie les
plus bruyantes.
Après un cantique, nous nous
agenouillâmes pour la prière et je
leur demandai de répéter à
mesure chacune des courtes requêtes que
j'adressai en leur nom à « Celui
qui entend la prière ». Ce fut un
moment très émouvant et j'avais la
douce assurance que les simples et ferventes
paroles qui sortaient du coeur de ces rudes
chasseurs montaient jusqu'au trône de la
grâce.
Après la prière, je leur
demandai de se rasseoir et de me dire ce qu'ils
pensaient de tout cela et s'ils étaient
décidés à devenir
chrétiens. Tous les yeux se
tournèrent alors vers le chef qui, se
levant, vint se placer à ma droite et d'une
voix douce et impressive, car elle partait du
coeur, parla à peu près en ces
termes : (je les ai notés peu
après, tels que l'interprète me les
fit connaître.)
« Missionnaire, dit-il, il y a
longtemps que j'ai perdu toute
confiance en notre paganisme. » Et
m'indiquant dans le cercle extérieur de
l'assemblée quelques vieux médecins
et conjureurs... « Ceux-là savent
que je ne me soucie pas de notre religion. Je l'ai
négligée et je vais te dire pourquoi.
J'entends Dieu dans le tonnerre et dans la
tempête ; je vois sa puissance dans
l'éclair qui allume la forêt ; je
vois sa bonté dans l'élan, le renne,
le castor et l'ours qu'il nous donne en hiver, puis
aussi les canards et les oies qui nous arrivent
lorsque se lèvent les vents du sud. Quand la
neige et la glace ont fondu sur nos lacs et nos
rivières, je vois comme il les remplit pour
nous de poissons. À chaque lune de
l'année, il nous donne quelque chose et si
nous sommes laborieux et attentifs, nous ne
manquons pas de nourriture. En
réfléchissant à ces choses
depuis des années, j'ai conclu que le Grand
Esprit est bon et qu'il ne se soucie ni des
tambours des conjureurs ni de la crécelle
des médecins ; ainsi, il y a longtemps
que je n'ai plus de religion. »
Puis, se tournant vers moi et me
regardant en face, il dit d'un ton qui me fit
vibrer : « Missionnaire, ce que tu
as dit aujourd'hui remplit mon coeur et satisfait
son plus ardent désir ; c'est
précisément ce que je m'attendais
à apprendre sur le Grand
Esprit. Je suis content que tu sois venu nous dire
cette magnifique histoire ; reste avec nous
aussi longtemps que possible, puis, quand tu seras
parti, ne nous oublie pas et reviens aussitôt
que tu pourras. »
De bruyantes acclamations
saluèrent ces paroles du chef, mais cela ne
me suffit pas et je demandai que d'autres
s'exprimassent aussi. Plusieurs le firent et, sauf
un ou deux des conjureurs dont les
intérêts étaient
menacés, ils parlèrent tous dans le
même sens. Le dernier était un
vieillard d'aspect bizarre et fort sauvage qui
s'avança en de singuliers sauts et en
serpentant de l'arrière-garde jusqu'au front
du groupe. Ses cheveux gris et nattés
tombaient jusqu'à ses genoux. Arrivé
près de moi, il y inséra ses doigts
autant que les nattes le lui permirent et
s'écria avec beaucoup de
sérieux :
« Missionnaire, il y eut un
temps où ces cheveux étaient aussi
noirs que l'aile du corbeau, maintenant ils sont
presque blancs... les cheveux gris et les petits
enfants dans le wigwam me disent que je deviens
vieux et cependant jamais auparavant je n'ai
entendu les choses que tu nous as dites
aujourd'hui. Oh ! que je suis content de
n'être pas mort avant d'avoir entendu cette
belle histoire ! Mais je deviens
vieux, les cheveux gris et les
petits enfants dans le wigwam le disent. Demeure
avec nous, missionnaire, et dis-nous beaucoup de
ces choses et, quand tu devras partir, reviens
bientôt, car j'ai de petits enfants et mes
cheveux sont gris et je ne vivrai peut-être
pas beaucoup plus d'hivers ; reviens
bientôt ! » Il fit un pas ou
deux comme pour retourner à sa place, mais
revint aussitôt se dresser devant
moi :
« Missionnaire, puis-je parler
encore ?
- Dis seulement, je suis ici pour
écouter !
- Tu as dit Notawenan ! (Notre
Père.)
- Oui, j'ai bien dit : notre
Père.
- Voilà qui est bien bon pour
nous et bien nouveau. Nous n'avons jamais
pensé que le Grand Esprit fût un
père. Nous l'entendons dans la tempête
et dans l'orage et nous avons peur de lui, mais tu
nous dis qu'il est un père, c'est magnifique
pour nous. »
Il hésita un instant, et, si
grotesque et sauvage qu'il parût, mon coeur
allait à lui plein de sympathie et d'amour.
Levant ses yeux sur les miens, il demanda de
nouveau :
« Puis-je encore
parler ?
- Mais oui, parle !
- Tu dis Notawenan (notre
Père) : est-il ton
père ?
- Oui, il est mon père.
- Alors, cela veut-il dire qu'il est
aussi mon père, le père du pauvre
Indien ? »
Et ses yeux et le ton de sa voix
imploraient une réponse.
« Mais oui, mais oui,
m'écriai-je, ton père aussi.
Ton père,
répétait-il, le père du
missionnaire et le père du pauvre
Indien !
- Oui, c'est cela, disais-je.
- Alors nous sommes des frères,
s'exclama-t-il.
- C'est bien cela, »
répétai-je. L'assemblée
était électrisée. À ce
point de notre entretien qui mettait en
lumière, d'une manière si inattendue
et si vivante, non seulement la paternité de
Dieu, mais l'unité de la famille humaine,
elle eut peine à contenir sa joie.
Cependant le vieillard n'avait pas fini
aussi, modérant du geste les
démonstrations et se tournant encore vers
moi, il demanda une troisième fois
« Puis-je parler encore ?
- Oui, dis tout ce que tu as sur le
coeur. » Ce qui lui restait à
dire, jamais je ne pourrai l'oublier, mon coeur en
fut comme transpercé.
« Eh bien ! je ne veux
pas être sévère, mais il me
semble que toi, mon frère blanc, tu as
été bien longtemps à venir
avec ce grand livre et cette précieuse
histoire pour la dire à
tes frères rouges dans les bois. »
Il me fut difficile de répondre ;
j'alléguai la lenteur des progrès du
règne du Rédempteur et l'apathie de
ceux qui, tout en reconnaissant la
fraternité des races humaines, oublient si
souvent qu'ils sont les gardiens de leurs
frères. Et je me disais que cette question
se pose à des millions d'âmes
fatiguées, désabusées de leurs
fausses religions et qui aspirent avec ardeur
à la paix qui ne se trouve que dans
l'acceptation du glorieux Évangile du Fils
de Dieu.
Ici il nous fallut interrompre
l'entretien.
Après avoir pris à la
hâte un peu de nourriture, nous nous
groupâmes de nouveau. Alors commença
un second service qui ne dura pas moins de cinq
heures et au cours duquel je fus amené,
après la lecture du récit de
l'Eunuque éthiopien et après avoir
répondu à plusieurs questions de
l'auditoire, à proposer le baptême
à ceux qui se déclareraient
décidés à renoncer à
leur paganisme, à la polygamie, à la
conjuration, au jeu et autres vices. Quarante
hommes et femmes s'avancèrent
immédiatement et s'assirent à mes
pieds. Je choisis pour eux des noms
chrétiens qui devaient s'ajouter aux leurs
si poétiques et si expressifs.
Intérieurement je priais que « Son
Nom » fût écrit sur leurs
fronts et qu'ils puissent
« voir Sa face ». Cependant
Satan ne voulait pas se laisser enlever sa proie
sans protester : il excita les conjureurs qui
essayèrent de faire de l'opposition, mais,
vu leur très petit nombre, ils durent se
contenter de tempêter et de menacer. Un vieux
sauvage d'entre eux s'élança vers moi
comme je procédais au baptême de sa
femme et, avant que je me rendisse compte de son
intention, la saisit et la secoua violemment en me
disant dans son impuissante colère et d'un
ton insolent « Appelle-la Atim (chien). -
je n'en ferai rien, répliquai-je, regardant
affectueusement la pauvre vieille, je lui donnerai
au contraire le nom le plus doux, celui de la
mère du Sauveur. » Et je la
baptisai Marie.
Durant plusieurs jours, nous eûmes
autant que possible plusieurs services quotidiens,
enseignant dans les intervalles les
caractères syllabiques tantôt à
toute l'assemblée - trois
générations d'élèves -
en les dessinant sur une paroi de rocher avec un
bâton carbonisé, tantôt de
wigwam en wigwam, tout en nous entretenant de
sujets religieux et en priant. Au bout de peu de
semaines, un bon nombre d'entre-eux furent capables
de lire très convenablement dans le Saint
Livre. Lorsque je dus les quitter, je leur laissai
plusieurs douzaines de Nouveaux
Testaments, de recueils de cantiques et de
catéchismes dans leur langue. Ils
étaient si avides d'instruction religieuse,
que plusieurs restèrent au campement trois
jours après avoir consommé toutes
leurs provisions. Quand on me dit cela, j'eus peine
à le croire, mais en m'en informant
personnellement, je constatai qu'il en était
bien ainsi. Les larmes aux yeux, ils me dirent
adieu en me faisant comprendre qu'à cause de
leurs enfants qui souffraient de la faim ils
étaient obligés de partir pour leurs
chasses et leurs pêches ordinaires et ils
ajoutaient : « Ce que tu nous as
enseigné nous rendra heureux et
reconnaissants pour toujours. »
Je me transportai alors avec mes hommes
à une cinquantaine de kilomètres plus
loin. Il nous fallut passer le dimanche dans un
misérable wigwam où la neige fondante
pénétrait librement et où,
malgré tous nos efforts, nous étions
tout grelottants et fort mal à l'aise, mais
là aussi les pauvres indigènes
avaient tellement soif d'entendre l'Évangile
que nous éprouvions une vraie joie à
le leur annoncer. Dix-neuf d'entre eux
reçurent Christ comme leur Sauveur et furent
baptisés.
Comme à Nelson-River, je tins une
réunion où ils eurent l'occasion
d'exprimer leurs impressions et
leurs désirs. Parmi beaucoup de
réflexions intéressantes, je noterai
celle que me fit un homme d'aspect doux et
agréable. « Voici, dit-il, ce qui
m'a décidé à m'efforcer
d'être toute ma vie un fidèle
chrétien. Le missionnaire nous a dit
plusieurs raisons dont chacune serait
suffisante ; celle qui m'a touché,
c'est que nos petits enfants qui sont morts ont
été transportés dans ce pays
meilleur où demeure le Sauveur qui nous
aime. Mes petits enfants sont partis, laissant mon
coeur triste et saignant, je soupire après
eux, j'ai besoin de les revoir, c'est pourquoi je
veux vivre de telle sorte que, lorsque je mourrai,
Jésus me permette de les embrasser et de ne
plus les quitter. »
Cette pensée devint pour moi une
précieuse clef qui me permit dans la suite
d'ouvrir des coeurs fermés. J'en donnerai
plus loin un exemple.
Au cours de cette tournée, je
trouvai dans un autre campement une petite fille
qui se mourait de consomption. Je lui parlai de
Jésus et du ciel et priai plusieurs fois
avec elle. Lorsque la fin approcha, elle dit
à sa mère : « Je suis
heureuse que l'homme qui prie m'ait dit ces choses
qui consolent. Maintenant je n'ai plus peur de
mourir, je crois que mon cher Jésus me
recevra dans le meilleur pays ; mais quand
tu y viendras, mère, tu
me chercheras, car je voudrais te
revoir. »
Est-il étonnant que je me sois
profondément attaché à ces
Indiens de Nelson-River ? Je les visitai deux
fois l'an, jusqu'à ce que je fusse parvenu,
à force d'instances, à leur procurer
un missionnaire qui se fixât au milieu d'eux.
Ce fut le révérend John Semmens qui,
renonçant à un poste confortable
à Ontario, vint m'aider à poursuivre
l'oeuvre parmi ces tribus. Quelle joie pour nous de
voir arriver un beau matin ce cher collègue.
Ceux-là seuls qui ont été
longtemps privés de toute
société peuvent se faire une
idée de la bénédiction que fut
pour nous la présence de cet excellent jeune
frère. Nous devions passer d'abord quelques
mois ensemble, puis souvent dans la suite des
espaces de temps plus ou moins longs. Nous
étions un dans le désir de faire le
plus de bien possible à nos indigènes
et bien heureusement un aussi dans notre
manière de voir sur les voies et moyens. Son
amour pour Christ lui fit surmonter les très
grandes difficultés qu'il rencontra dans son
activité toute d'abnégation et il
obtint à la longue de beaux
résultats. Je n'entreprendrai pas le
récit de son ministère,
espérant qu'il le fera lui-même un
jour, mais je puis dire quelques mots des
tournées que nous finies à nous deux.
Ensemble nous avons franchi, au prix des
plus grands efforts, des centaines et des centaines
de kilomètres ; ensemble nous avons
exhorté les Peaux-Rouges dans plus d'un
wigwam et autour de plus d'un feu de tribu ;
ensemble, après le souper et le culte en
plein air, nous nous sommes ensevelis pour la nuit
sous la toison étouffante, essayant de
dormir. Nous nous souviendrons toujours en
particulier de notre expédition pour nous
rendre à l'assemblée de district
à Winnipeg où notre cher
président nous accueillit dans sa
confortable demeure avec une cordialité bien
propre à nous faire oublier la peine que
nous avions eue à l'atteindre. Le retour
devait être émouvant. Quittant
Winnipeg un samedi en traîneau, nous
passâmes un paisible dimanche chez un
collègue près de Salkirk ; puis,
au coup de minuit, échangeant nos
vêtements noirs contre nos accoutrements de
peau, nous attelâmes nos chiens et,
après avoir encore pris un repas avec nos
amis, nous leur fîmes nos adieux et
poursuivîmes à la clarté des
étoiles notre voyage vers le nord. Notre
hôte me raconta quelques années plus
tard qu'après notre départ, sa femme
et lui s'étaient mis à pleurer de
tout leur coeur et qu'à partir de cette
nuit, leur intérêt pour les missions
avait été plus
personnel et plus effectif.
NOUS
ÉCHANGEÂMES NOS VÊTEMENTS NOIRS
CONTRE NOS ACCOUTREMENTS DE PEAU
Mon compagnon allait se rapprocher d'un millier
de kilomètres du pôle, tandis que
moi-même j'allais me
retrouver sous peu à mon foyer, car
j'étais alors stationné parmi les
Salteaux. La nuit nous atteignit que nous
étions encore à une bonne distance de
chez moi, mais, malgré ma grande fatigue, je
ne pouvais supporter l'idée de passer la
nuit ailleurs que sous mon toit. Je dis donc au
frère Semmens et aux d'eux hommes qui nous
accompagnaient : « Courage, mes
braves ! nous ne pouvons songer à
camper ici, nos demeures n'étant plus
très éloignées. »
Les Indiens ne demandaient pas mieux que de faire
cet effort, mais le pauvre Semmens n'était
pas de cet avis. « Allez, dit-il en se
laissant tomber sur la glace ; vous avez
femmes et enfants qui vous attirent, moi je n'ai
personne et je suis à bout de forces. Mes
pieds sont si écorchés que je n'ai
plus de courage. Donnez-moi une couverture et un
morceau de viande et ne vous inquiétez pas
de moi. » Il ne pouvait être
question de cela, mais je trouvai un
expédient. En route, un de mes chiens, Muff,
un magnifique Saint-Bernard, don de Mme A. de
Montréal, s'était cassé la
clavicule et au lieu de l'abattre, comme on fait
généralement d'un chien auquel il
arrive quelque accident en voyage, afin de ne pas
s'embarrasser d'un poids inutile, je m'étais
arrangé, en raison de la
valeur qu'il avait pour moi,
à lui céder ma place sur le
traîneau qu'il ne pouvait plus tirer et
à l'établir là, à sa
satisfaction.
En présence du désespoir
de mon ami, j'eus l'inspiration de le substituer au
pauvre animal. À coups de hache, nous
fîmes un grand trou dans la neige
gelée sur le rivage, nous y
étendîmes l'une de nos toisons pour y
placer la bête. Tout autour d'elle nous
déposâmes le reste du chargement du
traîneau. Je lui recommandai de faire bonne
garde autour de ces provisions, puis le tout fut
recouvert d'une autre grande peau. Plusieurs traces
furent faites tout autour pour dérouter les
fauves et nous l'abandonnâmes là
jusqu'à ce que nous pussions revenir la
quérir. Ensuite nous nous mîmes en
devoir d'installer mon collègue le mieux
possible sur le traîneau. Il y fut
attaché si bien qu'il put dormir pendant une
bonne partie du trajet. Nous étions tous si
las, qu'il était près de minuit quand
enfin nous atteignîmes le home. Un bain
chaud, un bon souper et un paisible sommeil
jusqu'au milieu du jour suivant le remirent
à souhait ; aussi s'écria il en
quittant sa chambre. « Oh ! Egerton,
que je suis content que vous ne m'ayez pas
abandonné là-bas sur la glace pour y
périr ! » - À l'heure
qu'il est, encore dans la force de l'âge,
soutenu par sa noble femme et
entouré d'une charmante famille, il est
toujours à l'oeuvre dans ce pays ou il est
très aimé ; ses capacités
intellectuelles et sa consécration
entière permettent d'espérer les
meilleurs résultats de son ministère.
.
CHAPITRE X
Un des premiers natifs qui attira notre
attention lorsque avec ma famille je
m'établis à Norway-House, fut un
vénérable vieillard de haute stature
à l'air patriarcal. La salutation qu'il nous
adressa résonna à nos oreilles comme
une bénédiction. Il nous appelait ses
enfants et nous souhaitait la bienvenue dans notre
demeure et dans notre ministère au nom du
Seigneur Jésus. Comme il avait franchi une
grande distance pour assister au service divin du
matin, nous l'invitâmes à dîner
avec nous. Il s'en montra très
reconnaissant ; cela lui permettrait,
disait-il, d'assister au service religieux de
l'après-midi, ce qu'il considérait
comme un grand privilège, aussi cela se
renouvela-t-il chaque dimanche. Chrétien
avancé, il se comportait aussi en vrai
gentleman et il nous devint de plus en plus
sympathique. On ne connaissait pas exactement son
âge (il en est de même
pour tous les vieux Indiens),
mais le fait que des hommes ayant
dépassé la cinquantaine nous disaient
que, dans leur enfance déjà, on
l'appelait « le vieillard » et
le fait aussi que les registres de la Compagnie de
la Baie d'Hudson portaient son nom depuis
quatre-vingts ans parmi ceux des chasseurs
d'élite, nous donnaient l'assurance qu'il
était plus que centenaire.
Il rendait à l'excellence de
l'Évangile un témoignage non
équivoque. Il pouvait dire « Je
sais en qui j'ai cru » et se
réjouissait dans la certitude que la
grâce de Dieu lui serait accordée
jusqu'à la fin. Converti dès le
début de la mission, il avait toujours tenu
bon et dirigeait même depuis nombre
d'années une classe biblique, remplissant
fidèlement les devoirs de cette charge. Un
membre de sa classe manquait-il à la
réunion, la journée du lendemain ne
s'écoulait pas, pour peu qu'il ne
demeurât pas à une trop grande
distance, sans que Papanekis - c'était son
nom - n'en connût la raison. Il vécut
encore quelques années sous notre
ministère ; aussi étions-nous
très familiers et c'était pour nous
un réconfort de l'entendre parler de sujets
religieux.
Comme j'avais des preuves très
certaines qu'il avait absolument
répudié ses pratiques et sa vie
païenne, je me dis qu'avec
son excellente mémoire il
devait être la première
autorité du pays en ce qui concerne les
anciennes religions et superstitions
indigènes. Un jour donc qu'en nous
entretenant de choses et d'autres nous en
étions venus à parler des
différentes croyances, je tirai de ma poche
un carnet et un crayon et l'apostrophai :
« Mismis », - grand-père
- j'aimerais que tu me racontes quelque chose de
ton ancienne religion et de l'art des conjureurs.
Peut-être un jour écrirai-je un livre
et j'y mettrais quelque chose sur ce
sujet. » La figure du vieillard
s'assombrit, il branla la tête sans rien
dire. J'insistai, lui disant qu'en raison de son
grand âge j'étais sûr qu'il
connaissait beaucoup de choses. Pour toute
réponse il appuya ses coudes sur ses genoux,
se prit la tête dans les deux mains et se
perdit dans une rêverie silencieuse. Sa
famille qui était présente et avait
entendu ma question était vivement
intéressée et attendait aussi, si
bien que, le silence devenant pénible, je
dis d'un ton encourageant :
« Allons, grand-père, je suis
prêt à noter ce que tu vas me
dire. » Alors, bondissant sur ses pieds
si brusquement qu'il nous fit tous tressaillir et
étendant la main comme un orateur, il
s'écria « Missionnaire !
notre ancienne mauvaise vie est comme un cauchemar,
comme une terrible maladie qui
nous faisait crier ; j'essaie de l'oublier, de
l'effacer de ma mémoire, ne me demande pas
de l'évoquer, je ne pourrais plus dormir, je
serais malheureux. » Il va de soi que je
rengainai carnet et crayon et renonçai
à mon enquête.
Le dimanche suivant, nous avions dans
l'église une réunion
fraternelle ; un des premiers à prendre
la parole fut mon bon vieillard. « Mon
missionnaire a désiré que je lui
parle de ma vieille religion, je n'ai pas pu le
faire, elle a été mon ennemie, elle
n'a su que me faire souffrir ; plus je l'ai
suivie, plus j'ai été malheureux,
aussi je l'ai jetée hors de ma vie et hors
de mon coeur, que ne puis-je la bannir de ma
mémoire ! » et après
un instant... « mais peut-être que
son souvenir m'aide à aimer mon Sauveur
davantage. J'étais si loin de Lui, si noir,
si plein de péché ! Il a
étendu son bras fort et m'a tiré d'un
lieu sombre pour me mettre dans la lumière.
Oh ! je suis si reconnaissant que Jésus
m'ait sauvé et j'aime à parler de
cela ! » Il en parla et nos coeurs
se réjouirent avec lui.
A
MAINTES REPRISES NOUS AVONS ENSEMBLE VU LA MORT DE
PRÈS
Et puisque j'évoque ces précieux
souvenirs, je ne saurais mieux faire que de
raconter ici les dernières scènes de
la vie de ce patriarche. Il
était entouré d'une belle. famille,
j'aurai dans la suite à parler de plusieurs
de ses fils, hommes excellents. J'eus le
privilège d'assister dans la crise de sa
conversion le plus jeune, Edouard, qui en 1889 fut
consacré au saint ministère à
Winnipeg. Un autre, Martin, fut l'un de mes guides
les plus chers. À maintes reprises, nous
avons ensemble vu la mort de près et lorsque
moi-même je me prenais
à douter de la sagesse de ces dangereuses
expéditions, il citait une parole frappante
des saints livres ou entonnait avec ses camarades
un cantique tel que
- « Confie au plus tendre des
Pères,
- Au Tout-Puissant, au Roi des saints,
- Tes alarmes et tes misères,
- Tes douleurs, tes voeux, tes desseins.
- Sa main sous la céleste
voûte
- Conduit et la nue et le vent
- Il saura tracer une route
- Où ton pied marche
sûrement.
-
- Laisse agir la Toute Sagesse,
- En ton Sauveur assure-toi ;
- S'il semble oublier ta
détresse,
- Il ne veut qu'éprouver ta foi.
- Attends : demeure-lui
fidèle,
- Sache souffrir sans murmurer
- Car déjà sa main
paternelle
- Est là qui va te
délivrer. »
Ensemble aussi nous expérimentions la
vérité des promesses divines.
Nous verrons comment un troisième
de ses fils, Samuel, lui aussi guide vaillant et
chrétien modeste, paya de sa vie sa
fidélité. Mais revenons au
père.
Un jour qu'il présidait sa classe
biblique, il annonça à ses
élèves qu'il s'attendait à
entrer sous peu dans la patrie
céleste ; il en avait le pressentiment
lors même qu'il ne fût ni souffrant ni
plus faible que dans le courant des derniers mois,
et il les pressa avec une
ferveur particulière et un amour
pénétrant de rester fidèles
jusqu'à la fin. Le lendemain, il me fit
chercher et me pria de confier sa charge à
l'un de ses fils si je l'en estimais digne.
« Mais pourquoi te retirer ?
dis-je ; tous les membres de ta classe
t'aiment. » Une expression nouvelle sur
ses traits me fit comprendre autant que ses paroles
qu'il était tout rempli du désir de
rejoindre la « grande nuée de
témoins » et que, si je puis ainsi
dire, il ne retardait son départ que
jusqu'à ce qu'il eût mis ordre
à ses petites affaires sur la terre.
« Je vais partir bientôt, il faut
que tout soit en règle. Mets William
à ma place, si tu le veux bien. »
je ne pus qu'accéder à ce
désir.
Le jour suivant, il réunit tous
ceux de ses frères en la foi qui avaient
renoncé au paganisme en même temps que
lui trente ans auparavant. Ils étaient assez
nombreux pour remplir sa maison ; on chanta,
on pria, puis il se leva, et durant une heure il
déroula devant leurs yeux en paroles
émouvantes le passé, faisant
ressortir l'infinie miséricorde que Dieu
avait déployée envers eux en les
tirant de l'abîme où ils gisaient et
en les comblant de ses grâces. Témoin
de cette scène, je pensais à
Josué mourant exhortant les anciens de
Sichem. À la demande de mon
vénérable ami, je
distribuai la Sainte Cène
à cette assemblée de vieillards et
à tous ceux de sa famille qui étaient
dans les conditions voulues pour la recevoir. Ce
fut un moment inoubliable ; l'Esprit de Celui
dont nous commémorions la mort planait sur
nous. Une heure se passa encore à prier et
à chanter les cantiques favoris de notre
ami ; il s'y associait d'une manière
vivante et plusieurs des assistants dirent
ensuite : « Le ciel semblait si
près de nous ! » Nous nous
serrâmes la main et je rentrai chez moi en me
disant qu'il n'y avait aucune raison pour qu'il ne
vécût pas un certain temps encore.
À part un peu de lassitude due à
l'émotion, sa voix était aussi gaie,
son regard aussi vif, son étreinte aussi
ferme qu'à l'ordinaire. Environ une heure
plus tard, comme je racontais à ma femme les
incidents remarquables de cet émouvant
service, un Indien entra en courant.
« Viens vite, s'écria-t-il,
grand-père est mort ! » En
effet, peu après mon départ, ayant
encore donné quelques conseils aux siens, il
s'était étendu sur sa couche et
enveloppé de sa couverture comme pour
goûter quelque repos. Au bout d'un moment, ne
l'entendant pas respirer, on s'était
approché et on avait constaté qu'il
s'était endormi pour toujours.
« Il ne parut plus, car Dieu le
prit. » - Ce fut avec joie plutôt
qu'avec des pleurs que nous
déposâmes sa dépouille dans le
petit cimetière. Il nous manqua beaucoup,
car sa présence était comme un rayon
de soleil, et ses prières appelaient la
bénédiction sur nous tous.
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