Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



En Canot et en traîneau
À CHIENS
Parmi les Indiens CREE et SALTEAUX


 CHAPITRE VIII

 

En janvier 1869, je partis pour ma première expédition d'hiver à Nelson River. Il y avait là des natifs qui n'avaient jamais encore vu ni entendu de missionnaire. Leurs principaux groupements se trouvaient aux entours du petit port de commerce de la Burut-Wood River. Leurs chasses s'étendaient très loin dans la direction du nord jusqu'à la limite de celles des Esquimaux avec lesquels toutefois les Indiens n'ont aucune relation. Il n'y a pas trace d'affinité entre ces deux races voisines, qui diffèrent entièrement d'apparence, de langage, de coutumes et de croyances. Quoiqu'elles soient rarement en hostilités ouvertes, elles sont plus rarement encore en paix et, en général, elles se tiennent aussi éloignées que possible l'une de l'autre. Il faisait amèrement froid puisque le thermomètre marquait de trente-cinq à cinquante-cinq degrés Farenheit au-dessous de zéro - trente-huit à quarante-huit degrés centigrades.

Nous pointions invariablement sur le nord, traversant tantôt d'immenses forêts riches en gibier à poil dont nous apercevions souvent les traces - parfois aussi nous tombions sur celles de leurs chasseurs - tantôt de petits lacs, au nombre d'une trentaine, dont la largeur variait de un à cinquante kilomètres. Là, nous pouvions nous accorder le luxe de monter dans nos véhicules et nos chiens nous menaient grand train, tandis que sur terre ferme notre marche ne pouvait être que très lente et que, le plus souvent, nous étions tous à la tête de la colonne, piétinant et foulant la neige et nous servant de nos haches pour frayer un sentier aux traîneaux pesamment chargés. Rude tâche ! Il me fallait déployer toute mon agilité, ici pour escalader des arbres tombés, là pour ramper sous d'autres qui ne touchaient pas terre. À ce labeur, nos figures s'écorchaient et nos pieds se meurtrissaient. Du reste les courroies de mes raquettes lacéraient si bien mes pauvres pieds, que le sang en coulait au travers de ma chaussure et le tissu de la raquette et marquait parfois notre sentier. Nous voyagions toujours en file indienne. Lorsque je fus devenu capable de conduire un attelage, ma place était en tête, derrière le guide, trois autres traîneaux suivaient, conduits par trois indigènes.

J'ai fait allusion à nos lourdes charges, c'est que les contrées que nous avions à traverser étaient parmi les plus désolées et les moins peuplées du globe, sur des parcours considérables, on n'y rencontre aucune habitation, très rarement un chasseur isolé dont on ne peut attendre aucun secours. Aussi, en dépit de toutes nos combinaisons pour prendre seulement l'indispensable, nous ne pouvions autrement que d'avoir beaucoup de bagages : provisions personnelles, provisions des chiens, chaudrons, vaisselle d'étain, haches, literie, fusils, vêtements de rechange et tant de choses qui devaient nous mettre en mesure de faire face aux éventualités.
La seule provende de nos coursiers représentait, pour une expédition d'une semaine, cent à cent vingt livres par attelage, c'est-à-dire par traîneau, chaque chien consommant, à son unique repas, deux bons poissons blancs de quatre à six livres. Quant aux humains, la température rigoureuse et l'exercice violent auquel ils se livraient leur procuraient un appétit solide qui nécessitait également un poids considérable de vivres.

Pour nos bêtes, il nous fallait aussi un assortiment de chaussures. Leurs pattes sont délicates et sujettes à bien des accidents ; elles s'usent parfois jusqu'au sang sur la glace polie tandis que, dans les lieux raboteux, elles perdent facilement un ongle ou sont coupées par des échardes qui s'insinuent dans la palmure ; il arrivait que de vieilles bêtes qui avaient éprouvé les services que peut rendre un soulier, arrêtassent subitement tout le convoi et, en présentant une patte malade, en disaient avec beaucoup d'éloquence, quoique sans paroles, le motif. Lorsqu'on lui avait enfilé l'espèce de moufle de laine et qu'on l'avait solidement fixée avec un morceau de peau souple, l'animal s'élançait vivement à sa tâche, témoignant sa gratitude par de joyeux aboiements. Quelques-uns tiennent tellement à ces chaussons douillets, qu'on les voit la nuit quitter leur trou dans la neige et contraindre leurs maîtres à se lever pour en pourvoir leurs quatre membres. Ce n'est qu'après cette opération qu'ils réintègrent leur tanière en donnant toutes les marques d'une reconnaissance émue.
Nous stoppions généralement une demi-heure avant le coucher du soleil pour avoir le temps de préparer notre campement avant que l'obscurité nous enveloppât. Tout en marchant, nous avions pu nous apercevoir, depuis un temps plus ou moins long, que le guide scrutait du regard tantôt la droite, tantôt la gauche, cherchant un coin propice, pourvu si possible de mélèzes et de quelque peu de bois mort pour alimenter notre feu.

Les chiens étaient de suite dételés, à leur grande satisfaction. On ne les attachait pas ; cependant jamais ils ne nous ont faussé compagnie ni n'ont fait mine de retourner sur leurs pas. Les plus jeunes prenaient parfois des fantaisies sportives et organisaient, sous leur propre responsabilité, une chasse au lapin tandis que les aînés, assagis par l'expérience, se mettaient de suite en quête d'une retraite pour y passer la nuit. Ils grattaient la place choisie, écartant la neige pour mettre le sol à découvert puis, des dents et des pattes, ils travaillaient à l'aplanir. Cela fait, ils s'y pelotonnaient et attendaient patiemment qu'on les appelât pour souper. Notre travail, une fois les chiens déharnachés, c'était de couper avec nos haches des branches vertes de mélèzes et les arbres morts et secs ; puis, nous servant de nos raquettes comme de pelles, à l'instar de nos chiens, nous débarrassions le sol de l'épaisse neige qui le recouvrait, l'amoncelant de notre mieux sur les côtés et au fond de l'emplacement où nous allions camper. Là, sur le sol, nous disposions les branches vertes tandis que, sur le devant et placé de telle sorte que le vent chassât la fumée dans la direction opposée, nous entassions le bois mort et allumions notre feu. Bientôt nos deux chaudrons étaient suspendus sur la flamme, pleins de neige ; à mesure qu'elle fondait, nous les emplissions de nouveau jusqu'à ce que nous eussions obtenu assez d'eau pour faire, dans l'un, bouillir un morceau de viande de bonne dimension et, dans l'autre, infuser notre thé.

À ma première expédition, je m'étais muni d'un petit bassin, d'une savonnette et d'une serviette de toilette et lorsqu'il y eut de l'eau dans le chaudron, j'en demandai un peu au guide. Soupçonnant l'usage que j'en voulais faire, il ne se hâta pas de me satisfaire. « Que veux-tu en faire ?
Laver ma figure et mes mains. » Il me pria alors très sérieusement de n'en rien faire, mais j'en éprouvais un tel besoin que je ne m'en laissai pas dissuader. Nous avions traversé, des heures durant, une contrée ravagée l'été précédent par l'incendie et nous nous étions frottés maintes fois aux troncs carbonisés, nous y accrochant même souvent lorsque nous avions à descendre dans des ravines. J'insistai donc malgré ses protestations, pensant qu'avec une serviette bien sèche et devant un feu flambant je ne risquais pas grand'chose. Mais je ne devais pas tarder à regretter mon obstination, car, après une minute ou deux de satisfaction et de bien-être, j'éprouvai une étrange sensation sur les mains : elles se crevassèrent et se mirent à saigner, elles me firent beaucoup souffrir et ne se guérirent que plusieurs semaines plus tard. Cette expérience me suffit quant à la toilette en plein air par quarante-cinq degrés centigrades au-dessous de zéro.
Dans la suite, je laissai le savon à la maison et me contentai de la serviette dont je me servais pour me frictionner à sec quand j'en sentais par trop le besoin. À mon retour, ma chère femme trouvait que je ressemblais au vieil acajou poli et je laisse à penser quel était mon premier soin.

Quant à la nourriture, nous préférions, par ces basses températures, la chair la plus grasse que nous pussions nous procurer. Après expérience personnelle, je puis signer les affirmations des explorateurs arctiques sur la valeur des corps gras, de l'huile ou de la graisse de baleine comme comestibles, toute la machine humaine en a soif, rien ne semble fournir une somme équivalente de chaleur intérieure.

Tandis que notre ration de viande bouillait dans le grand chaudron, nous préparions la pitance des chiens. Le poisson gelé était aussi dur que la pierre, il eût été cruel de le donner tel quel aux braves bêtes qui nous servaient si bien ; aussi le placions-nous préalablement contre une bûche devant le feu, de manière à ce que la chaleur fût aussi intense que possible sans qu'il y eût combustion. Les bêtes affamées s'apercevaient vite des apprêts de leur repas et s'attroupaient, impatientes, autour nous. Il fallait tempérer leur vivacité, ce qui n'était pas toujours facile. Avant de les leur livrer, il fallait que nous puissions plier les poissons et jusque-là il s'écoulait parfois un intervalle assez long. Pendant ce temps, chacun voulant être au premier rang, une bataille pouvait éclater et c'était alors toute une affaire. Deux chiens d'un même équipage se querellent très rarement. Compagnons de joug et de labeur, ils sont trop sages pour chercher à se nuire dans de vains conflits. Au contraire, en cas de désaccord entre deux individus de différents attelages, ils se rangent rapidement autour de leur camarade respectif et bientôt ce n'est plus un corps à corps mais une lutte de deux camps. Au début, je trouvais cruel de ne pas les alimenter plus fréquemment, mais je vérifiai ce que me disaient les conducteurs expérimentés. Lorsque, dans l'ardeur de ma sympathie, je leur accordais un bon déjeuner le matin, cela ne tournait pas à leur avantage : ils étaient indolents et essoufflés et en somme moins prospères qu'avec leur repas unique. Je constatai aussi que le poisson blanc, de bonne qualité, leur convient mieux que n'importe quel autre aliment.
Les chiens repus, c'est à notre tour d'assouvir notre faim. On étend des branchages près du feu, on y déploie la nappe (généralement un sac à farine vide et fendu sur l'un des côtés) nos plats d'étain sont disposés en ordre et, l'appétit aidant, nous faisons honneur au repas. Si nous sommes assez heureux pour posséder du pain, nous le faisons dégeler et il agrémente le bouilli et la mesure de thé, sinon on s'en passe. De légumes il n'est naturellement pas question. Le matin à midi et le soir, et souvent entre temps, nous nous rassasions de viande grasse. Si le menu subit quelque variation, ce ne sera que par un emprunt à celui des chiens ; on mettra bouillir le soir une chaudronnée de poisson.
Durant le souper, « Maître Frimas » nous aiguillonnait de belle façon. J'ai vu remettre la pièce de viande trois fois de suite sur le feu pour la réchauffer et les pintes de thé bouillant se couvrir de glace en un instant.

Après souper, nous coupions le bois pour le feu du matin et nous réparions les avaries qui avaient pu se produire dans nos vêtements ou nos harnais afin que rien ne vînt retarder le départ. Lorsque le guide qui avait l'oeil à toutes ces choses pouvait constater que tout était en ordre, il déclarait avec une évidente satisfaction : « Missionnaire, nous sommes prêts pour la prière. » Les Indiens apportaient alors la Bible et le recueil de cantiques et se groupaient autour de moi. Quel tableau ! comme fond le rideau de mélèzes aux branches fléchissant sous la neige, comme premier plan le feu flambant et, tout autour de nous, notre attirail : traîneaux, raquettes, harnais, etc., plus quelques-uns des chiens qui tenaient à ne pas se retirer dans leurs quartiers avant que leurs maîtres se fussent eux-mêmes livrés au repos et qui ajoutaient par leurs attitudes variées au pittoresque du coup d'oeil. Au-dessus de nous, les brillantes étoiles et parfois l'aurore étincelante. Tête nue, quelle que fût l'intensité du froid, mes hommes écoutaient religieusement la portion des saints livres que je lisais dans leur langue, puis ensemble nous chantions un cantique, souvent celui du soir dont voici la première strophe en Cree :

« Ne mahmechemou ne muntome
Kahke wastanahmahweyan,
Kah nah way yemin Kechahyah
Ah kwah-nahtahtah-kwahnaoon. »

Ensuite la prière. Rien d'étonnant que nous éprouvassions là bien vivement le sentiment qu'on devrait avoir partout, celui de notre dépendance absolue vis-à-vis de notre puissant Père céleste et c'était le désir intense de notre coeur que nous exprimions en chantant encore :

« Keep me, o keep me, King of kings
Beneath Thine own AImighty wings »

« Garde, ô garde-moi, Roi des rois, à l'ombre de tes ailes toutes-puissantes. »

Nous sommes à une énorme distance de chez nous ; point d'autres murs pour nous protéger que ceux que nous avons faits en déblayant notre emplacement ; point de toit ; le feu va tout à l'heure s'éteindre ; un pied de neige va peut-être recouvrir nos corps quand nous nous serons étendus et elle serait la bienvenue car elle atténuerait l'intensité du gel plus redoutable encore que les loups gris qui peuvent venir rôder autour de nous. Quiconque connaît l'efficacité de la prière doit sentir avec quelle ferveur nous approchant de notre Dieu « par des prières et des supplications avec des actions de grâces » nous l'implorions, Lui qui jamais ne dort ni ne sommeille.

Le culte terminé, le guide s'écriait « Maintenant missionnaire, je vais arranger ton lit. » Il en faisait son affaire. Sur la couche de branchage, il déployait une toison de buffle et une couverture. Je m'y étendais, la tête aussi éloignée que possible du feu. Se déshabiller dans ces conditions est une chose à éviter à moins que, par le fait du violent exercice de la journée, le linge de corps ne soit trop humide de transpiration et par suite dangereux.

Quelques voyageurs se glissent dans un sac en fourrure qu'ils se font attacher autour du cou. Un grand capuchon de fourrure sur leur coiffure ordinaire complète leur toilette de nuit. Moi je passais un lourd pardessus sur mes vêtements de la journée, j'enfilais des bottes de buffle, des moufles de fourrure, un bonnet, un collet : ainsi accoutré, j'éprouvais quelque difficulté à me « mettre au lit » lors même qu'il fût ouvert et au niveau du sol. Une fois en position, j'étais encore recouvert d'une couverture et d'une toison, puis avec beaucoup d'adresse et de rapidité, avec une douceur toute maternelle, le guide me bordait des pieds à la tête, faisant passer la toison par-dessus mon crâne pour la replier sous mes épaules.
La première fois qu'il m'empaqueta de la sorte, je ne le supportai qu'une ou deux minutes ; j'étais sûr d'étouffer, aussi, brusquement, je me débattis et j'envoyai couverture et toison se promener. « Tu veux m'étouffer, je ne puis endurer cela ! » m'écriai-je. Sans montrer aucun dépit de ma vivacité, il me répondit avec calme : « je sais que vous autres blancs trouvez dur de dormir la tête couverte, mais ici il le faut, sinon tu gèlerais à mort. Sois prudent, car cette nuit paraît devoir être mauvaise. » Il me rappela les bruits semblables au tonnerre que nous avions entendus dans le lointain durant la soirée. C'était, m'avait-il dit, la glace du grand lac - deux mètres d'épaisseur - qui craquait par l'action froid. « Regarde la fumée, ajouta-t-il, elle traîne à ras de terre, elle ne fait cela que dans les nuits de grand froid. » Par intervalles nous entendions autour de nous dans les arbres des détonations qui auraient pu nous faire croire, si nous avions été nerveux, à des coups de pistolets tirés sur nous par des ennemis en embuscade ; mes compagnons expliquaient que c'était la sève gelée des troncs qui les faisaient éclater.
Tout en admirant la sagacité et la bonté du brave homme, je lui déclarai qu'on m'avait enseigné que tout individu a besoin de tant et tant de pieds cubes d'air respirable et que, quelle que fût la température, il ne pouvait prétendre que, ma tête étant couverte comme il le désirait, mes poumons fussent satisfaits. « Ici il faudra te contenter de moins de pieds cubes, » dit-il ; et il se mit en devoir de me recouvrir de nouveau pendant que je m'efforçais de manoeuvrer de manière a m'assurer au moins une faible partie du nécessaire. Il me raisonnait patiemment et quand il eut fini son empaquetage : « Maintenant, missionnaire, bonne nuit et fais attention de ne pas bouger, tu dérangerais tes couvertures et tu pourrais mourir gelé sans te réveiller. » - « Ne bouge pas, » quel ordre à donner, pensai-je, à un pauvre voyageur dont tous les os sont meurtris, dont les nerfs et les muscles sont détendus et qui trouverait du repos rien qu'à allonger ses jambes et à se retourner de temps à autre.

Malgré cette disposition d'esprit et cet ordre que je sentais devoir être obéi, je finis par m'endormir, car j'étais exténué. Au bout d'un certain temps, je m'éveillai partiellement et me trouvai tarabustant ce que je crus être le manche d'une petite hache. Dans mon état de demi conscience, j'avais l'impression qu'un Indien négligent avait dû en laisser une juste derrière ma tête et que, dans la nuit, le manche m'en était tombé en travers de la figure ; j'en tenais maintenant l'extrémité. Heureusement pour moi je m'éveillai tout à fait et m'aperçus que c'était mon propre nez que je tenais et secouais ; il était horriblement gelé et mes deux oreilles étaient dans un état analogue. Je suppose que l'injonction du guide résonnant à mes oreilles, tout était en bon ordre quand j e m'étais endormi, mais qu'inconsciemment, par le fait de la sensation d'étouffement, je devais avoir écarté les couvertures de ma figure et de l'une de mes mains. Cependant, après quelques nuits de cette sévère discipline, je m'habituai à dormir la tête couverte aussi bien qu'un Peau-Rouge.

Sous un édredon supplémentaire de quarante ou cinquante centimètres de neige, nous ne dormions que mieux, je l'ai dit, et nous nous reposions alors volontiers une couple d'heures de plus, souvent cela compensait le manque de sommeil des nuits précédentes où il ne nous avait pas été possible de nous endormir du tout ou bien où il nous avait paru trop dangereux de l'essayer. L'effort le plus difficile, c'était de sortir d'une telle couche en un tel lieu. Il nous arrive, malgré la rigueur de la température, d'être en moiteur grâce à toutes nos enveloppes ; lorsque nous les dépouillons et que nous nous mettons sur pied, Maître Gel nous saisit d'une terrible étreinte, et tel d'entre nous ne peut que pleurer d'angoisse. Heureusement le bois est toujours préparé de la veille et un grand feu ne tarde pas à flamber. Le thé fort et la viande grasse sont dépêchés et produisent leur effet salutaire.

Il me souvient d'une matinée dramatique. C'était dans un trajet de deux cent cinquante à trois cents kilomètres. Par motif d'économie, je n'avais pris avec moi qu'un seul natif, un garçon de seize ans environ. Nous avions chacun notre attelage. Vieux-Troupier étant de la partie faisait l'office de leader, nous ne le dirigions que de la voix et il se montra à la hauteur de notre confiance. Un matin nous nous réveillâmes sous la neige. Notre bois était de qualité très inférieure, car nous n'étions arrivés que tard la veille au lieu du campement et nous avions dû nous contenter de ce que nous avions pu recueillir à tâtons dans le voisinage immédiat ; cependant comme il avait suffi pour faire cuire notre souper, nous étions sans inquiétude pour le déjeuner ; mais voici que la neige fraîche l'avait mouillé et que nos allumettes ne parvenaient pas à le faire prendre. Ennuyés d'abord, nous fûmes vite positivement alarmés. Il nous avait naturellement fallu quitter nos épaisses moufles pour frotter les allumettes, si bien qu'avant que nous eussions pu réussir dans notre entreprise nos mains étaient si engourdies qu'il n'y avait plus moyen de tenir cet objet si menu.

Nous persévérâmes aussi longtemps que possible puis j'essayai de prendre une allumette entre mes dents et en secouant la tête vivement de côté et d'autre de la frotter sur le fer d'une hache que je tenais des deux mains devant moi. Inutile ! J'eus alors la conscience très-nette que, si nous ne pouvions obtenir du feu, c'en était fait de nous, et, regardant mon compagnon, je vis qu'il avait saisi la situation et qu'il en était terrifié. « Dieu est notre secours et notre délivrance, lui dis-je. Si nous n'avons ni feu ni par conséquent de déjeuner, il nous a donné d'autres moyens de nous réchauffer. Mets tes raquettes, vivement, ton capuchon, tes moufles ; je vais faire de même, et courons ; voyons si tu m'attraperas ! » Ainsi fut fait ; nous nous mîmes à lutter de vitesse, l'un rejoignant l'autre alternativement comme une paire d'écoliers turbulents. À nous voir, un spectateur n'aurait pas deviné en nous un missionnaire et son escorte luttant pour leur vie. Après une demi-heure environ de ce violent exercice, nous sentîmes la chaleur nous gagner. Quand le sang circula de nouveau dans nos mains et que nous pûmes remuer et plier les doigts, nous retournâmes au camp. Ayant trouvé de l'écorce de bouleau qui se détache aisément des troncs et qui est très inflammable, nous eûmes peu à peu la joie de voir briller notre feu et de pouvoir préparer notre déjeuner. Au culte qui suivit, l'action de grâce ne manqua pas et l'esprit de reconnaissance nous accompagna dans la suite de notre voyage. Le roi des épouvantements nous avait regardés en face et bien peu s'en était fallu qu'il eût été vainqueur.

Le jour étant très court sous ces latitudes élevées durant les mois d'hiver, nous nous levions en général plusieurs heures avant qu'il fit clair. Mes hommes essayaient de me devancer afin qu'à mon réveil je pusse de suite me réconforter. Cependant cela n'arrivait pas souvent, car ma couche n'invitait pas à la douce rêverie et en général après quatre ou cinq heures de suffocation j'étais reconnaissant de pouvoir me lever aussitôt que j'entendais l'un de mes hommes remuer. Je me disais alors que je préférais la mort par le gel à la mort par l'étouffement. Il m'est même arrivé maintes fois d'être le premier debout, d'allumer le feu et de faire le déjeuner avant d'appeler mes compagnons qui, dès longtemps accoutumés à ces misères, pouvaient dormir plus solidement que moi. Mes hommes ainsi éveillés consultaient les étoiles si elles étaient visibles et il leur arrivait de dire : « Assam weputch ! » - Bien de bonne heure ! - je n'avais alors qu'à tirer gravement ma montre et cela les contentait. Le déjeuner expédié, les prières dites, les traîneaux étaient chargés, les chiens capturés et harnachés - si c'étaient des esquimaux, la tâche pouvait être malaisée - et... en route ! Lorsque dans telle matinée nous franchissions quarante ou cinquante kilomètres avant le lever du soleil, mes hommes commençaient à penser que les étoiles pouvaient avoir eu raison après tout et que la montre de leur missionnaire avançait quelque peu. Cependant comme ils étaient tout aussi désireux que moi de voyager rapidement, ils ne me trouvaient pas à redire. Je leur donnais un supplément de paie toutes les fois que nous avions pu diminuer le nombre de nuits prévues dans l'itinéraire. Notre premier voyage à Nelson-River dura six jours ; les années suivantes, nous le fîmes en quatre jours.

La route, ou plutôt la piste, traverse une des régions du nord-ouest les plus riches en fourrures. Les indiens errants y trouvent leur subsistance en traquant le renard noir ou le renard argenté aussi bien que les variétés plus communes de cet animal.
On y trouve la loutre, la martre, le castor, l'hermine, l'ours, le loup et bien d'autres espèces de gibier à poil. Les ours noirs y sont très abondants. Un été, dans une excursion en canot, nous n'en vîmes pas moins de sept ; nous en tuâmes un et en vécûmes plusieurs jours durant. Les trafiquants toujours aventureux vont sur les lieux faire emplette de ces fourrures précieuses et réalisent parfois ainsi de grandes fortunes. Si des hommes qui ne recherchent que le gain s'accommodent volontiers de l'inhospitalité de la contrée et des privations qu'elle comporte, quelle honte pour nous, serviteurs de Dieu, si l'amour des âmes et la joie de leur annoncer le Sauveur ne nous donne pas le courage de les suivre ou même au besoin de leur montrer le chemin !


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