Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



En Canot et en traîneau
À CHIENS
Parmi les Indiens CREE et SALTEAUX


 CHAPITRE IV

 

Au lieu où s'étale aujourd'hui la florissante ville de Winnipeg, qui à cette époque n'était encore que le Fort Garry de la Rivière Rouge, notre caravane, unie par un long voyage en commun, dut à regret se partager en plusieurs détachements. M. G. Young était arrivé au terme de son voyage. Il fonda là même la première mission méthodiste au milieu de beaucoup de difficultés et de découragements qui devaient aboutir à de grands succès. C'est à lui plus qu'à tout autre que cette église est redevable de la position privilégiée qu'elle occupe dans le Nord-Ouest. Son ministère demandait beaucoup de tact, de prudence et de courage par le fait de la rébellion des Riel et du mauvais vouloir de la population métis. Il se montra à la hauteur de toutes les circonstances. Outre les nombreux devoirs de sa tâche proprement dite, il avait beaucoup à faire pour ravitailler les missionnaires isolés dans l'intérieur qui avaient recours à sa grande obligeance.

Le révérend Mac Dougall, accompagné de Peter Campbell, des instituteurs et des autres aides, allait parcourir avec chevaux, wagons et chariots quelque deux mille kilomètres de plus à l'intérieur jusqu'à la grande rivière, la Saskatchewan du nord. Ils n'allaient rencontrer, dans toute la première partie de leur voyage à travers les prairies fertiles mais vierges, que des Indiens nomades et des métis, dont les rudimentaires wigwams et les grossiers et bruyants véhicules ont dès longtemps fait place aux confortables habitations d'énergiques colons et aux rapides voitures des chemins de fer.

À partir de ce Fort Garry, ma femme et moi devions continuer notre route par eau, descendre la Rivière Rouge jusqu'à son embouchure dans le Winnipeg, puis traverser ce lac tempétueux dans toute sa longueur pour ne trouver notre lieu de destination que plus loin encore. Ce trajet s'effectua dans ce qu'on appelle les bateaux de l'intérieur de la Baie d'Hudson. Ce sont de grands esquifs sans pont ni cabine, terminés en pointe à leurs deux extrémités. Ils sont pourvus d'un mât et d'une grande voile carrée qu'on s'empresse d'enlever sitôt que le vent est contraire ; manoeuvrés par six ou huit rameurs, ils sont censés pouvoir charrier quatre tonnes de marchandises. Ils sont à l'épreuve de la grosse mer et des violents coups de vent ; nous en avons fait maintes fois l'expérience durant les années où ils ont servi à nos aventureuses expéditions. Lorsque le vent n'est pas favorable à la voile, les vigoureux mariniers saisissent leurs lourdes rames et, courbant leur échine avec le rythme le plus régulier, ils couvrent souvent leur centaine de kilomètres par jour ; mais c'est là un travail de galérien, c'est le cas de le dire, et la brise propice, même si elle se change en une violente tempête, est préférable au calme plat. Ces hommes du nord sont des marins de première force et dans les rafales subites et terribles auxquelles ces grandes étendues d'eau sont sujettes, ils déploient beaucoup de courage et de présence d'esprit.

Notre place dans le bateau était à l'arrière près du timonier, un Indien pur sang nommé Mamanowatum, familièrement le Grand Tom, à cause de sa taille quasiment gigantesque. C'était un de ces hommes d'une vraie noblesse naturelle, loyal et fidèle. On peut dire que le missionnaire qui à amené un tel homme du paganisme au christianisme a été privilégié.
Notre première étape fut à trente kilomètres seulement du point de départ, au Fort Garry inférieur, où il nous fallut rester plusieurs jours pour attendre que l'équipement de notre « navire » fût prêt. Pendant ce temps les fonctionnaires de la localité nous traitèrent avec la plus grande courtoisie.

Ce Fort Garry inférieur, ou « Fort de pierre » ainsi qu'on l'appelle communément, couvre une importante surface de terrain. C'est une enceinte formée par une massive muraille au centre de laquelle s'élèvent les bâtiments de la Compagnie. Il a été construit à une époque troublée alors que le commerce était pratiqué par des Compagnies rivales dont les bandes hostiles étaient constamment « sur le sentier de la guerre ». Il pourrait résister à toutes les forces ennemies à moins qu'elles ne fussent pourvues d'artillerie. Nous fûmes quelque peu amusés et très satisfaits en tout cas de l'étiquette surannée et presque de cour qui régnait dans cet établissement et dans d'autres encore appartenant à cette même florissante association. Ainsi la loi des préséances était en pleine vigueur, au son de la cloche, aucun employé qui aurait eu quatorze ans de service ne se serait cru autorisé à entrer dans la salle avant tel autre qui en aurait eu quinze, ou à s'asseoir plus haut que lui à la table commune. Un pareil écart de conduite lui eût valu les sévères reproches de l'officier supérieur. Si frivoles et assommantes que nous parussent certaines de ces règles, je ne doute pas qu'elles ne tendissent à un but excellent et qu'elles n'évitassent bien des malentendus possibles. Une autre coutume étrange était celle qui consistait à avoir deux salles à manger, l'une pour les dames et l'autre pour les messieurs. Il nous semblait drôle de voir ceux-ci conduire les dames avec la plus grande politesse le long du couloir qui séparait les deux réfectoires, puis, tandis qu'elles entraient dans celui de droite, faire eux-mêmes demi-tour pour s'introduire dans celui de gauche. Cette combinaison était si contraire à notre éducation et à toutes nos notions que nous en demandâmes la raison. Ils nous répondirent simplement que c'était chez eux une ancienne tradition et qu'ils s'en étaient toujours bien trouvés. Un vieux célibataire quelque peu hargneux ajouta ce commentaire : « Nous n'avons pas besoin d'avoir de femmes autour de nous quand nous traitons nos affaires ; elles ne tarderaient pas à les faire connaître à tout venant et notre commerce en souffrirait. »

À cette époque, et tout dernièrement encore, le voyageur dont le courage ou la curiosité étaient assez grands pour l'inciter à braver toutes les privations et tous les risques inhérents à l'exploration de ces vastes territoires dépendait entièrement du bon vouloir et de l'hospitalité de la « Hudson Bay Company ». Il était sûr du reste d'être traité avec courtoisie et affabilité. Quelques-uns de ces postes de l'intérieur sont très isolés et leurs occupants y passent parfois de longues années. Ces établissements s'ont disséminés sur toute la moitié septentrionale du continent américain. On les a en général placés dans des districts favorables à la pèche ou à la chasse, à des distances de cent cinquante à huit cents kilomètres les uns des autres. Leur population varie de cinq à soixante personnes. Le seul but de leur création et le seul objet pour lequel on les occupe, c'est l'échange des produits de la civilisation contre les fourrures de prix qu'on peut obtenir ici mieux que nulle part ailleurs. Il en est beaucoup dont les habitants ne communiquent avec le reste du monde que deux fois ou même une seule fois dans le courant de l'année. On comprend que l'arrivée du courrier soit là l'événement par excellence.

Nous passâmes au Fort Garry inférieur un dimanche des plus agréables. Je prêchai dans la plus grande des salles à manger devant un auditoire très attentif, composé des employés de la compagnie et de leurs domestiques, auxquels se joignirent plusieurs visiteurs plus quelques métis et quelques Indiens qui se trouvaient au Fort à ce moment.

Le lendemain, deux bateaux étaient prêts à nous transporter dans notre nouveau home. Le trajet sur la Rivière Rouge fut charmant ; nous traversâmes un florissant village où l'église anglicane entretient une mission prospère. Nous pûmes admirer les confortables demeures des Indiens et leur lieu de culte construit dans les meilleures conditions. Ces gens et leurs fermes sont la preuve tangible de ce fait, qu'on peut constater sous tous les cieux, que la mission chrétienne est une puissance pour transformer les peuples qui sont soumis à son influence et leur communiquer une bénédiction. On nous montra la jolie résidence du vénérable archi-diacre Cowley gracieusement nichée parmi les arbres. De tout temps ami des natifs il était aimé de tous en retour. Pour nous il fut dans la suite un messager de miséricorde au moment de la mort de notre petite fille.
Ce triste événement se produisit lorsque, après avoir séjourné cinq ans parmi les Cree à Norway-House, les autorités missionnaires desquelles je dépendais m'engagèrent à fonder une oeuvre analogue dans la tribu encore païenne des Salteaux. Je devais rester à mon poste jusqu'à l'arrivée de mon successeur, mais comme il se présenta auparavant une occasion pour le voyage et qu'elles étaient rares, ma femme et mes enfants en profitèrent, partant plusieurs semaines avant moi sur un des bateaux plats dont j'ai parlé, manoeuvré par quelques indigènes, tandis que je devais les suivre dans un canot d'écorce. La chaleur fut si terrible pendant ce mois de juillet sur cette embarcation sans pont ni tente que Nellie tomba mortellement malade d'une fièvre cérébrale. Ma pauvre femme se trouva toute seule, son enfant mourante dans les bras, au milieu de ses matelots affligés, sur les rives de la Grande Rivière, se sentant bien étrangère, sans abri et sans amis. Bien heureusement les employés du Fort apprirent sa détresse et la reçurent dans une de leurs habitations avant la mort de l'enfant. M. Cowley vint la trouver et prier avec elle. C'est dans le cimetière de son église que repose le corps de notre chérie ; on comprend que ce frère et cet endroit nous soient devenus chers.

En voguant tantôt au gré du courant, tantôt sous la vigoureuse impulsion de nos rameurs, dans ce premier voyage, nous étions loin de nous douter que cette épreuve nous atteindrait là même sous peu d'années. Nous allions franchir les limites de cette colonie parmi les Indiens, quand nous aperçûmes plusieurs de ces braves gens s'évertuant autour d'une couple de boeufs. Immédiatement nos deux bateaux pointèrent sur le rivage et, à notre grand étonnement, nous comprîmes que la liste des passagers de chacun d'eux allait s'accroître de l'un de ces embarrassants compagnons. Les y introduire ne fut pas chose facile en l'absence de quai et de passerelle. Cependant après qu'on eut assez tiré d'un côté et poussé de l'autre, soulevé une patte d'ici, une de là, les patientes bêtes se trouvèrent installées sur nos frêles embarcations pour nous tenir fidèle compagnie jusqu'au terme du voyage. Le poste assigné à notre co-passager était à l'avant et en travers, sa tête dépassant le bateau d'un côté et sa queue de l'autre ; une planche de quelques centimètres de haut séparait seule son domaine du nôtre. Une proximité si immédiate pendant quatorze jours n'était pas précisément agréable, cependant, comme nous n'y pouvions rien changer, le mieux était d'en prendre son parti. Le boeuf de son côté fit sans doute des réflexions analogues, car, après avoir fait durant les premiers jours des efforts violents pour se dégager, si bien que nous voyions déjà le bateau ou réduit en pièces ou chaviré, il accepta sa situation avec grâce et sa tenue fut dès lors parfaite. Une tempête s'élevait-elle, il se couchait tranquillement et servait par son poids à maintenir l'équilibre.
Notre guide Tom le fournissait largement de l'herbe succulente qu'on pouvait récolter en abondance à nos différents campements sur le rivage.

Le lac Winnipeg est considéré comme l'un des plus dangereux du continent américain ; il mesure quatre cent quatre-vingts kilomètres de long, tandis que sa largeur varie de quelques kilomètres seulement à cent trente. Il est dentelé de baies innombrables et semé d'écueils cachés et de hauts fonds. Son nom signifie la mer ou l'océan. La traversée dans les conditions où nous la fîmes serait considérée aujourd'hui comme une calamité.

SI LE VENT SE TROUVAIT FAVORABLE, ON HISSAIT LE MAT ET LA VOILE ET « VOGUE LA GALÈRE ! »

Voici comment nous procédions : de grand matin retentissait le cri du guide « Koos, koos, kwa ! » - Éveillez-vous - et tout le monde avait à obéir promptement, vu la rivalité qui régnait entre les équipages des deux bateaux, chacun tenant à partir le premier. On préparait un rapide déjeuner sur les rochers, puis s'élevait le cantique du matin et la prière fervente à Celui qui tient les vents et les flots dans sa main. À l'appel « tous à bord ! » les tentes, les haches, les bouilloires et tout le fourniment étaient réunis et vivement embarqués. Si le vent se trouvait favorable, on hissait le mât et la voile et ... vogue la galère ! En cas contraire l'entrain n'était pas le même, car les pauvres diables n'ignoraient pas le dur labeur qui allait être leur partage. Par le bon vent, nous dînions généralement à bord de notre mieux et nous continuions même la navigation une partie de la nuit pour gagner du temps, car si, dans ce monde d'incertitude, il est une route plus incertaine que les autres, la palme appartient sans contredit à celle que tracent sur notre mer inférieure les transports de la Compagnie d'Hudson. Vous pouvez la franchir en quatre jours ou même quelques heures de moins ou bien en mettre trente et plus. Il m'arriva dans les années suivantes d'être retenu pendant six jours sur un petit îlot rocheux par un vent du nord qui faisait rage, si bien que, par moments, nous ne pouvions pas nous y tenir droits, et comme l'îlot ne présentait pas un sol suffisant pour y enfoncer une cheville de tente, nous y fûmes trempés impitoyablement avec notre literie et nos provisions par la pluie et le grésil. Souvent, depuis, lorsque j'ai vu des gens confortablement assis dans une salle d'attente se plaindre amèrement d'une heure ou deux de retard, ma mémoire m'a reporté à quelqu'une de mes longues détentions dans l'environnement le plus contraire et je me suis étonné des bagatelles qui peuvent troubler l'égalité d'humeur de certaines personnes.

Par le beau temps, c'était délicieux de camper sur le rivage. Des mains serviables avaient tôt fait de dresser notre tente et d'allumer le feu de bivouac dont l'éclat allait croissant à mesure que tombaient les ombres de la nuit. On préparait le repas du soir, puis une heure ou deux s'écoulaient parfois, en d'agréables entretiens avec nos bruns amis, qui se montraient les plus charmants compagnons de voyage. La journée se terminait toujours comme elle avait commencé, par un culte. Dans ce premier trajet, nos matelots étaient tous des chrétiens dans le sens le plus vrai de ce terme. Leur conversion datait des débuts de l'oeuvre dans ces régions. Au premier abord ils étaient un peu réservés, pensant sans doute que nous nous attendions à les voir très dignes et rassis. De même que beaucoup de blancs, ils s'imaginaient que « la redingote noire » et son épouse ne croyaient pas au rire et au badinage. Cependant ces idées erronées leur passèrent et nous fûmes bientôt dans les meilleurs termes. Nous ne savions presque rien de leur langue, mais quelques-uns d'entre eux qui connaissaient un peu d'anglais nous servant d'interprètes, nous parvînmes à nous comprendre joliment. Ils étaient bien montés en Nouveaux Testaments et en recueils de cantiques imprimés en beaux caractères syllabiques et savaient bien s'en servir. Rendre ainsi notre culte à Dieu avec des gens dont la langue nous était étrangère nous parut d'abord très singulier, mais bientôt cela nous captiva et nous charma. Nous fûmes très frappés de la manière respectueuse dont Ils accomplissaient leurs dévotions. Aucune légèreté ni indifférence n'en troublait la solennité. Ils prêtaient toute leur attention pendant que l'un d'entre eux lisait la Parole sacrée et que j'y ajoutais quelques réflexions traduites à mesure. Leurs cantiques d'adoration et de louange s'élevaient musicaux et apaisants, et dans leurs prières inintelligibles pour nous, il y avait un accent si vrai et si profondément convaincu, que nous étions émus et heureux en nous inclinant avec eux devant le trône de grâce de notre Père céleste pour qui aucune langue humaine ni aucun coeur n'ont de secrets.

La nature grandiose dont nous étions entourés favorisait d'ailleurs l'élévation de l'âme. Devant nous, les vagues éclairées par le soleil, sur nos têtes le ciel bleu, la sombre et profonde forêt vierge à l'arrière-plan, à nos pieds les rocs de granit : tout cela nous rapprochait du Souverain de l'Univers. N'est-il pas dit : « Il s'enveloppe de lumière comme d'un manteau ; il étend les cieux comme un Pavillon ; il forme avec des eaux le faîte de sa demeure ; il prend les nuées pour son char ; il s'avance sur les ailes du vent ; il a établi la terre sur ses fondements, elle ne sera jamais ébranlée. » Comme dans les jours anciens où de grandes multitudes s'assemblaient autour du Sauveur sur le bord de la mer de Galilée et que sa présence et sa voix les réconfortaient et les encourageaient, ainsi nous sentions-nous bénis nous-mêmes en nous approchant de Celui qui est toujours le même.

Nos dimanches étaient des jours de vrai repos. Nos Indiens avaient appris de leurs missionnaires à observer le quatrième commandement et ils n'y manquaient jamais quoique éloignés de leurs foyers et de leur sanctuaire bien-aimé. Dès le samedi soir, en descendant à terre, on prenait les mesures nécessaires pour que la journée du lendemain fût aussi calme que possible : on s'approvisionnait de bois, on cuisait même à l'avance la nourriture qui ne se consommait pas telle quelle ; les fusils étaient mis de côté et, quoique les canards ou autre gibier s'approchassent parfois très près, on ne les inquiétait pas. En général nous célébrions deux services religieux et, entre temps, les Nouveaux Testaments et recueils de cantiques étaient fort employés. Une atmosphère de « Paradis retrouvé » enveloppait le campement.

Au début, la Compagnie s'était formellement opposée à ce que ses hommes chômassent le dimanche, mais les missionnaires se montrèrent fermes sur ce point, malgré les persécutions, si bien que peu à peu le bon droit prévalut et les chrétiens ne furent plus molestés. Ainsi qu'il en est toujours en pareil cas, il n'en résulta pour les employeurs aucun dommage, bien au contraire. Les chrétiens qui célébraient le dimanche n'étaient jamais en retard sur les autres. Dans leurs longues étapes, soit à l'intérieur, soit vers la factorerie d'York ou la Baie d'Hudson, leurs flottilles mettaient en général mieux le temps à profit, jouissaient d'une meilleure santé et présentaient un meilleur aspect, soit comme bateaux, soit comme cargaison, que celles des métis catholiques ou des natifs païens qui peinaient sans un jour d'arrêt. Des années d'observations sur cette question spéciale, en l'envisageant uniquement au point de vue du travail accompli et de ses effets sur la constitution physique de l'homme, indépendamment du côté moral et religieux, nous ont démontré que cette institution d'un jour de repos sur sept est pour son plus grand avantage.

UNE FLOTTILLE DE CANOTS INDIENS

Ainsi poursuivions-nous notre route, non sans essuyer mainte aventure. Un soir, pour ne pas perdre un vent favorable, nous résolûmes de voguer toute la nuit. Nous ne possédions ni boussole ni carte marine, cela va sans dire ; ni lune ni aucun vestige d'aurore n'éclairaient l'étendue liquide. Des nuages sombres et lourds, chassés par le vent, obscurcissaient fréquemment la faible clarté des étoiles. Une partie des hommes montaient la garde continuellement ; l'un d'eux était assis à la proue, une longue perche en mains, prêt à tout événement. Je restai longtemps à l'arrière, auprès du timonier, jouissant de cette navigation hasardeuse, plongeant des ténèbres qui nous enveloppaient dans la vague obscurité qui nous précédait. Parfois une lame se brisait contre un roc tout voisin ce qui faisait sentir le danger et la nécessité de la vigilance. Notre lit de camp avait été déployé sur quelques planches à l'arrière et ma femme y reposait profondément endormie ; moi-même, j'étais resté à causer avec le « grand Tom » jusqu'après minuit, puis, ayant épuise mon répertoire de mots indiens et sentant la fatigue, je m'étais enveloppé d'une couverture et m'étais étendu à mon tour. À peine avais-je atteint le pays des songes que je fus éveillé brusquement, roulant avec ma femme, sa literie, des ballots, des caisses et quelques matelots somnolents au bord du bateau. Une fois dégagés, nous tâchâmes de nous rendre compte de notre situation. Malgré l'obscurité profonde, nous comprenions bien que nous étions arrêtés dans notre marche. Le vent sifflait autour de nous et s'acharnait si bien contre notre grande voile que c'était miracle qu'elle ne rompît pas cordages et mât. On la cargua vivement, on alluma une lanterne, mais sa lueur tremblotante ne permit d'apercevoir aucun rivage. Nous avions fait voile sur un roc submergé et y demeurions fixés. En vain les mariniers tentèrent-ils de nous remettre à flot en faisant usage de leurs larges rames comme de gaffes. N'y réussissant pas, quelques-uns d'entre eux plongèrent dans l'eau mugissante et, profitant de l'étroit point d'appui que leur offrait le roc, ils poussèrent et crièrent si vigoureusement que, une lame puissante venant à leur secours, l'embarcation s'ébranla et put regagner la haute mer pour ainsi dire. Bravant le danger, ces hommes courageux parvinrent à nous rejoindre et à grimper à bord. La voile fut bientôt hissée de nouveau et nous filâmes derechef dans la nuit.


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 CHAPITRE V

Le 28 juillet 1868, dans l'après-midi, nous atteignîmes Norway-House et nous y fûmes reçus de la manière la plus cordiale par M. Stewart, le directeur de ce poste, l'un des plus importants de la Compagnie de la Baie d'Hudson. Pendant plusieurs années, il a été le centre où se rencontraient annuellement les fonctionnaires supérieurs et les employés des différents districts pour traiter des affaires relatives à leur trafic de fourrures. Sir George Simpson, leur énergique et despotique gouverneur, s'y rendait de Montréal dans son canot de bouleau manoeuvré par un incomparable équipage d'Iroquois. C'était un trajet de plusieurs milliers de milles. Là aussi se concentraient les immenses quantités de fourrures, fournies par tous les postes pour être ensuite expédiées en Angleterre.

La vue de cet établissement bien tenu et la courtoisie dont nous fûmes les objets nous furent extrêmement agréables, on le comprend cependant quatre kilomètres nous séparaient encore de la station missionnaire et nous étions fort désireux de voir enfin le terme de notre voyage. M. Stewart insista pour que nous prissions le thé avec lui, puis il nous conduisit lui-même au village indien avec ses quatre rameurs des Highlands. Comme nous approchions des rochers où nous devions aborder, une douce mélodie frappa nos oreilles. C'étaient les cantiques du service du soir chantés par la congrégation indigène. Ce nous fut un heureux présage.

Dans la maison missionnaire, la femme du pasteur d'abord, puis son mari, une fois le service terminé, nous reçurent fraternellement et nous nous réjouîmes de tout coeur d'avoir atteint, après deux mois et dix-huit jours d'un aventureux voyage, ce village de la tribu des Cree où nous allions travailler plusieurs années. Les amis que nous venions relever passèrent quelques jours avec nous avant de retourner dans la province d'Ontario, ce qui nous permit de tenir conseil ensemble ; je pus recevoir d'eux nombre de renseignements précieux relativement à la continuation de leur ministère parmi ces Peaux-Rouges. Ils l'avaient exercé pendant onze ans, non sans souffrances mais aussi non sans bénédictions, et nous fûmes très satisfaits de l'état dans lequel nous trouvâmes la mission.

Le premier soir, pendant le culte de famille, une tempête se déchaîna, une des plus effrayantes dont j'aie gardé le souvenir. La lourde maison de nos amis, quoique construite en troncs, les interstices étant garnis de boue et recouverts de planches, fut si violemment secouée, tandis que nous étions à genoux, que plusieurs grands cadres tombèrent des murs ; l'un d'eux frappant notre frère à la tête mit brusquement un terme à ses dévotions.

La mission parmi les Cree a été commencée en 1840 par le révérend James Evans que j'ai nommé plus haut ; elle a été et est encore l'une des plus prospères de toutes celles établies parmi les Peaux-Rouges. C'est au sein de cette tribu que ce missionnaire, très préoccupé de découvrir pour ces peuplades errantes une méthode de lecture plus expéditive que l'alphabet anglais, inventa les caractères syllabiques au moyen desquels l'indigène peut en dix ou quinze jours être mis à même de lire la Parole de Dieu.

Chaque signe correspond à une syllabe. Il tailla les premiers avec son couteau de poche et se procura du plomb en fondant les boîtes à thé de la compagnie des fourrures. Sa première encre fut la suie de sa cheminée et son premier papier l'écorce du bouleau. Grande fut l'excitation parmi les natifs lorsque, ayant perfectionné son invention, il put commencer à imprimer dans leur langue ; les païens et surtout les conjureurs furent très alarmés quand ils comprirent que « l'écorce de l'arbre commençait à parler », comme ils disaient. La société anglaise qui avait envoyé Evans comprit de suite toute l'importance de cette belle invention pour la propagation de l'Évangile. À grands frais, elle envoya une presse avec une quantité de caractères qu'elle avait fait fondre, une abondante provision de papier et tout ce qui est essentiel. Des années durant, on imprima des portions de la Parole de Dieu et bon nombre de cantiques traduits dans la langue du pays et il en résulta le plus grand bien. D'autres sociétés missionnaires, à l'oeuvre dans la même contrée, reconnurent immédiatement l'avantage qu'elles pourraient tirer de la méthode d'Evans et ne tardèrent pas à l'employer à leur tour. Tous les amis des missions s'en réjouissent, mais on peut regretter que quelques personnes, dont on aurait attendu mieux, aient cherché à s'en attribuer l'honneur au détriment de son véritable auteur.

Il est à remarquer que le travail de M. Evans a été fait d'une manière si parfaite, qu'aucun changement n'a été apporté dès lors par les Cree à ces caractères. D'autres missionnaires, en les introduisant chez d'autres tribus, y ont ajouté des signes correspondant à des sons inconnus dans la langue Cree. Les Moraves les ont aussi employés, avec succès chez les Esquimaux.

Dès notre arrivée à Norway-House ou Rossville - autre nom de cette station - les indigènes accoururent de toutes parts pour voir le nouveau missionnaire et sa femme et nous saluèrent avec beaucoup d'empressement ; même quelques païens vêtus de leur pittoresque costume vinrent aussi nous examiner et se montrèrent très affables. Nous nous mîmes au travail sans retard, nous rendant compte, d'une part de tout ce qui avait été obtenu déjà par nos fidèles prédécesseurs, et de l'autre de l'étendue de l'oeuvre qui restait à accomplir. Un exemple : tandis que du temple et des maisons chrétiennes s'élevaient les cantiques dont j'ai parlé, les cris aigus des vieux conjureurs de sort, accompagnés des roulements monotones de leurs tambours, frappaient nos oreilles, la nuit, de tous les points cardinaux des îles ou des caps environnants.
Notre premier dimanche fut des plus intéressants ; notre propre curiosité au sujet de nos gens était sans doute égalée par la leur à notre endroit : Païens et chrétiens eurent vite rempli la maison de Dieu et nous fûmes très réjouis de leur attitude respectueuse : aucun rire, aucune frivolité.
Avec leurs pieds chaussés de mocassins et leur démarche féline, plusieurs centaines d'Indiens ne faisaient pas le quart du bruit que l'on entend souvent en pays chrétiens dans des assemblées dix fois moins nombreuses. Leur chant me plut aussi beaucoup, il a une douceur plaintive qui pour moi pleine de charme. Un grand nombre d'auditeurs avaient apporté leurs Bibles. Lorsque j'eus indiqué les passages du jour, la rapidité avec laquelle ils les trouvèrent montra qu'ils étaient familiers avec le volume sacré. Quant aux prières, ils étaient assez vieux genre pour s'agenouiller pendant qu'ils s'adressaient au Souverain de l'Univers.

Ils entraient sincèrement et littéralement dans la pensée du psalmiste lorsqu'il dit : « Venez, Prosternons-nous, inclinons-nous ; fléchissons les genoux devant l'Éternel qui nous a faits. » J'eus le bonheur de trouver pour me servir d'interprète un homme foncièrement brave, nommé Timothée Bear. Il rendit de grands services à la cause de Christ ; parfois, vivement touché lui-même des vérités bénies qu'il traduisait, il se mettait à conjurer l'auditoire, de la manière la plus éloquente, d'accepter ce merveilleux salut.

À mesure que les jours s'écoulaient et que nous vivions au milieu d'eux, nous remarquions le contraste entre ceux qui étaient restés païens et ceux qui avaient accepté l'Évangile dans sa plénitude. Il leur avait apporté non seulement paix et joie, mais encore les avantages secondaires de la civilisation. On pouvait les distinguer aussi bien à l'apparence de leur demeure qu'à leur attitude et à leur conduite.

Avant longtemps nous comprîmes que nous avions beaucoup à apprendre sur les coutumes des indigènes et sur leur mentalité. Ainsi, le lendemain du départ de nos hôtes, arriva une pauvre femme qui par signes donna à comprendre qu'elle avait grand'faim. Une large miche de pain se trouvait sur la table avec un gros quartier de boeuf conservé et un plat de légumes, restes de nos provisions de bateau. Ma chère femme, dont la sympathie était éveillée, tailla généreusement dans le pain et la viande et y ajoutant une bonne portion de légumes et un verre de thé, elle installa l'étrangère devant cet appétissant repas. Celle-ci en disposa avec la plus grande aisance, puis, à notre stupéfaction, nous la vîmes relever le bord de sa jupe de côté, en faire une vaste poche et y enfouir successivement le quartier de boeuf, la miche et ce qui restait de légumes. Après quoi, quittant sa chaise, elle se tourna de notre côté, nous rendant grâces à la manière de sa tribu : « Na - nas - koo - moo - wi - nah ! ». Elle quitta la chambre en reculant gracieusement ; nous la regardions, muets de surprise ; le spectacle était comique quoique les mets qui venaient de disparaître à notre horizon d'une manière si imprévue représentassent le plus clair de nos provisions pour deux ou trois jours, jusqu'à ce que nous eussions pu en recevoir d'autres. Quand ensuite nous exprimâmes de l'étonnement de ce qui nous semblait être de l'avidité et de l'indiscrétion, on nous dit que cette brave femme s'était tout simplement conformée à l'étiquette. C'est en effet l'habitude de sa tribu, quand on fête quelqu'un ou qu'on lui offre un repas, de lui présenter de la nourriture en grande abondance si on a le bonheur d'en posséder ; l'invité doit en consommer le plus possible et emporter le reste. C'est exactement ce qu'avait fait la pauvresse. Cette leçon nous apprit à ne placer devant nos hôtes à l'occasion que ce que nos moyens limités nous permettaient d'offrir sur le moment.

Un jour un homme de bonne mine arriva avec deux canards gras. Notre garde-manger étant presque vide, nous en fûmes très contents et je les pris en lui demandant ce qu'il désirait recevoir en échange. « Oh ! rien, répondit-il c'est un présent que j'apporte au missionnaire et à sa femme. » Naturellement cette générosité nous fit plaisir de la part d'un étranger si peu après notre arrivée dans son sauvage pays. L'Indien se mit de suite à l'aise avec nous et nous eûmes fort à faire à répondre à ses questions et à lui expliquer tout ce qui excitait sa curiosité. Ma femme dut quitter ses occupations et jouer pour son édification du petit « mélodéon » - harmoni-flûte. - Il resta à dîner, mangea l'un des canards tandis que nous nous partagions l'autre, puis il tourna autour de nous toute l'après-midi et fit largement honneur à notre souper. L'heure du coucher approchant, je lui suggérai gentiment qu'il était peut-être temps d'aller voir si son wigwam était toujours là où il l'avait laissé. « Oh ! s'écria-t-il, j'attendais seulement !... - Et qu'attendais-tu ? - J'attends le présent que tu vas me donner en échange du mien. » Je saisis la situation et m'empressai d'aller quérir quelque objet qui valait six fois plus que ses canards ; il partit alors fort content. Après son départ nous nous dîmes : « Voilà notre seconde leçon. Peut-être quand nous aurons vécu ici quelque temps connaîtrons-nous mieux notre monde. » À partir de ce moment nous n'acceptâmes plus de cadeaux ; quand les indigènes avaient quelque chose à vendre, nous insistions pour le leur payer au prix raisonnable si nous en avions besoin.

La célébration du dimanche commençait à neuf heures par l'école du dimanche. Elle était suivie par tous les enfants, garçons et filles, auxquels se joignaient souvent des adultes. Les enfants étaient attentifs et respectueux. Beaucoup d'entre eux pouvaient réciter des fragments étendus des Écritures et un bon nombre étudiaient le catéchisme traduit dans leur langue. Ils chantaient agréablement et nous récitions en choeur l'Oraison dominicale.
À dix heures et demie l'auditoire était réuni pour le culte public qui avait lieu en anglais quoique les cantiques, les lectures et le texte fussent indiqués dans les deux langues. Les officiers de la Compagnie qui pouvaient se trouver au fort et tous les employés assistaient régulièrement à ce service, de même que tous ceux des natifs qui comprenaient l'anglais et beaucoup d'autres. Nous les y encouragions, notre désir étant de répandre autant que possible la connaissance de notre langue.

Le grand service indien se célébrait dans l'après-midi. Nos Cree y tenaient beaucoup parce que c'était le leur. Autant ils s'étaient montrés dignes et réservés le matin, autant alors ils chantaient avec enthousiasme et lançaient de joyeux « Amen ! » quand leur coeur les y poussait. Les sermons ne leur paraissaient jamais trop longs. Combien j'aimais à entendre le bruissement des feuillets de leur Bible alors qu'ils cherchaient rapidement les passages cités, puis à les voir quitter le sanctuaire aussi respectueux qu'ils y étaient entrés, encore animés d'un sentiment d'adoration. L'un des secrétaires de notre comité qui vint un jour nous visiter me dit, en sortant de l'un de ces services bénis : « M. Young, si les bonnes gens qui nous aident par leurs dons à entretenir notre mission pouvaient voir ce que mes yeux ont contemplé aujourd'hui, ils s'empresseraient de nous donner dix mille dollars de plus par an. »

Dans la soirée, je me rendais au Fort ,l'été en canot, l'hiver en traîneau à chiens pour y tenir un service. Une petite chapelle y avait été érigée à cet effet. Pendant ce temps mes chrétiens avaient un culte entre eux dans l'église de la station. Plusieurs étaient capables de prêcher des sermons acceptables ; d'autres pouvaient comme Saint-Paul raconter avec une éloquence entraînante leur propre conversion et supplier leurs auditeurs d'être réconciliés eux aussi avec Dieu.

Parfois nous avions la surprise de voir des groupes de païens déambuler fièrement dans le Temple pendant le service divin et s'y comporter d'une manière peu conforme à la solennité du lieu et du jour. Au premier abord je m'étonnai que mes fidèles tolérassent telle de ces irrégularités. Un jour, par exemple, je fus abasourdi par l'entrée d'un vieux Cree du nom de Tapastanum qui arriva pour ainsi dire au trot en faisant sonner ses ornements et criant « ho ! ho ! » Il se mit à embrasser gravement plusieurs des assistants hommes et femmes.

Mes gens acceptant de bonne grâce cette interruption, je crus devoir en faire autant. Bientôt, sur l'invitation du « Grand Tom » il s'assit et m'écouta. Il était vêtu d'une façon grotesque : un miroir de bonne taille pendait sur sa poitrine maintenu par une corde passée autour de son cou. Pour mieux écouter, il alluma sa grande pipe et s'en servit jusqu'à la fin du culte. Lorsque ensuite je fis quelques remarques à son sujet, on me répondit avec beaucoup d'intelligence et une charité dont je fus touché : « Nous avons été naguère aussi ignorants que Tapastanum. Soyons patients avec lui et peut-être lui aussi se décidera bientôt à donner son coeur à Dieu. Laissez-le seulement venir, il deviendra calme quand il aura reçu la lumière. »

CANARDS SAUVAGES

Les soirs de semaine étaient presque tous occupés par des services d'un genre ou d'un autre. Ils étaient plus ou moins fréquentés suivant que les Indiens étaient présents au village ou occupés au dehors par la Compagnie, à la pêche, à la chasse, ou en tournée quelconque. Il y avait du reste à cette époque dans chaque ménage un culte de famille. C'était pour nous une joie de nous promener à la tombée de la nuit parmi leurs humbles huttes et d'entendre les accents de la prière ou de l'adoration ou bien la voix du chef de famille lisant le précieux volume.

Nos chrétiens s'efforçaient de s'élever socialement parlant. Dès qu'ils le pouvaient, Ils se construisaient des demeures convenables et leur apparence extérieure s'améliorait en même temps ; la propreté allait de pair avec la piété. Le dimanche, Ils étaient bien vêtus ; la grande majorité de ceux qui faisaient profession de la foi vivaient sobrement et honnêtement, montrant par là la réalité du changement opéré en eux par le glorieux Évangile du Fils de Dieu. Une des transformations les plus réjouissantes était celle de la vie de famille. L'amour mutuel, la sympathie réciproque étaient choses inconnues à la tribu dans son état naturel. Les hommes et même les jeunes garçons estimaient faire acte de courage et de virilité en méprisant leurs mères, leurs femmes ou leurs soeurs et en leur faisant subir de mauvais traitements. Le christianisme modifiait entièrement cet état de choses, et, à mesure que nous prêchions l'Évangile à ce peuple, nous constations avec joie que la femme naguère dégradée et humiliée prenait peu à peu sa vraie place au foyer. Mon coeur était souvent meurtri par la brutalité qui régnait parmi les bandes sauvages répandues autour de notre village chrétien. Que de fois en visitant ces pauvres gens, j'ai vu le chasseur fier et paresseux arpenter le camp, son fusil sur l'épaule et je l'ai entendu apostropher d'un ton élevé et impérieux son infortunée compagne, occupée à couper du bois ou à telle autre besogne : « Lève-toi, chien, ma femme, suis mes traces dans la forêt et rapporte le daim que j'ai abattu ; dépêche-toi car j'ai besoin de ma nourriture ! » Et pour accélérer sa marche, quoiqu'elle se hâtât autant que possible, il jetait après elle un bâton, qu'heureusement elle esquivait. Elle glisse rapide sur la piste que les raquettes (chaussures) de son seigneur et maître ont ouverte ; parfois ce n'est qu'à plusieurs milles de distance qu'elle trouve le gibier.

Elle s'est munie de la longue lanière de cuir élargie au milieu qui l'aidera à porter son fardeau. Attachant l'une des extrémités aux hanches de l'animal, l'autre à son cou, elle réussit, non sans de grands efforts, à hisser ce poids de cent cinquante ou deux cents livres sur son dos et à l'y maintenir en appuyant sur son front la partie large de la courroie. Lorsque, haletante, la pauvre créature atteint le wigwam et laisse tomber la bête aux pieds du despote qui a trouvé au-dessous de sa dignité de s'en charger lui-même, estimant son fusil une charge suffisante pour lui, et continuera à faire preuve de bravoure et de supériorité en la harcelant, quoique à bout de forces, elle sait bien par les dures expériences du passé qu'elle ne peut différer d'un instant de le satisfaire, il lui en coûterait trop, aussi s'empresse-t-elle de saisir le couteau, de dépecer adroitement l'animal, d'en détacher un quartier qui ne tarde pas à bouillir dans la marmite et constituera un mets savoureux pour son éminence. Ce n'est que lorsqu'il sera occupé à dévorer la venaison, avec les hommes ou jeunes gens qu'il lui aura plu d'inviter, que la malheureuse pourra prendre quelques instants de repos. Elle ira s'asseoir là où femmes, jeunes filles et chiens se réunissent et se disputent avidement les os à peu près dépouillés que la gent masculine leur jette en riant.
Tel est l'un des tristes aspects du paganisme que j'ai souvent eu sous les yeux. Aussi longtemps que la femme est capable de travailler et de peiner, elle est tolérée comme une affliction nécessaire, mais âgée et affaiblie, sa condition devient plus déplorable encore. Elle est honteusement négligée et souvent mise à mort.

Un missionnaire visitant un de ces clans païens prêcha sur ces paroles du Sauveur : « Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés » Il dit les vicissitudes et les peines de cette vie et comme quoi tous les hommes doivent travailler et lutter. Grande colère de ceux-ci qui s'assemblent en meeting de protestation et s'écrient : « Qu'il aille trouver les squaws, avec ses discours ; ce sont elles qui ont à charrier les lourds fardeaux et à faire les travaux fatigants ; tout cela les concerne et pas nous ! » Ils étaient grièvement offensés. Sur le rivage nord-ouest du lac Winnipeg vivait un chef nommé Moo-koo-woo-soo qui, de propos délibéré, étrangla sa mère, puis réduisit son corps en cendres. Questionné sur cette horrible action, il répondit froidement qu'elle était devenue trop vieille pour tendre des pièges à lapins ou pêcher le poisson ; il n'entendait pas s'embarrasser d'elle, ainsi il n'avait qu'à la détruire. Je pourrais multiplier ces exemples. En vérité « les entrailles du méchant sont cruelles » (Prov. XII, 10).

Les ménages heureux de nos convertis où l'on voyait régner l'ordre et le respect mutuel formaient avec ceux dont je viens de parler un contraste réjouissant. Là, la femme. occupait sa vraie place, elle était traitée avec amour et égards ; âgée et infirme, au lieu de subir le sort infligé à la mère de Moo-koo-woo-soo, elle jouissait du meilleur coin dans le petit home et du morceau de choix au repas. Je vis un jour la porte de notre lieu de culte s'ouvrir à deux battants pour livrer passage à deux vigoureux compagnons portants dans leurs bras leur mère invalide qui avait exprimé le désir d'y venir. Ils la soutinrent avec tendresse tout le temps que dura le service puis la remportèrent chez elle avec non moins de précautions. Si l'Évangile n'eût pas agi profondément sur leur naturel hautain, ils fussent morts plutôt que de faire pareille chose.

Désormais tout n'était plus esclavage dans la vie des femmes, elles avaient leurs heures de loisir et savaient fort bien en jouir. Par les beaux jours d'été, à l'occasion, leur plus grand plaisir était une course rapide dans leurs légers canots elles unissaient l'utile à l'agréable en tirant des canards sauvages.

Ce changement de sentiments à l'égard des vieillards, des infirmes et des personnes affligées en général se manifestait d'une manière des plus touchantes au nouvel an. Longtemps avant leur conversion les Cree célébraient une grande fête à ce moment-là. Dans ces abominables festivités, la chair du chien jouait le rôle de mets principal, et ce repas était accompagné de cérémonies révoltantes. Le missionnaire, au lieu d'abolir cette institution, la convertit en fête chrétienne. Je continuai dans la voie que mes prédécesseurs avaient ouverte et c'est ainsi que chaque premier jour de l'an nous avons grande réjouissance. Les Cree appellent ce jour Oocheme-gou Kesigow, ce qui signifie le jour des baisers, car tout homme y a le droit d'embrasser les femmes qu'il trouve sur son chemin, et toute femme s'attend à être embrassée. Je m'amusais infiniment à la vue de trente ou quarante Peaux-Rouges vêtus de leurs plus beaux atours, arrivant posément à la station et déposant gravement un baiser sur la joue de ma femme.
Et si je la taquinais sur ce côté imprévu de son activité missionnaire, elle rétorquait en riant : « Qu'as-tu à te moquer de moi ? Vois dans la cour cette foule de femmes qui attendent que tu sortes pour te sauter au cou... » Mais ce jour-là mon travail semblait me tenir rivé à mon bureau. Cependant, si cette petite ruse ne prenait pas, je me présentais dans la cour et choisissant une bonne vieille à cheveux blancs, aux traits doux et aimables, la mère du chef, je disais : « je vais embrasser grand'mère et vous voudrez bien vous considérer toutes comme embrassées dans sa personne. » Cette coutume est plus ancienne parmi eux que celle de se tendre la main qu'ils ont apprise des blancs.

Pour préparer la fête, on s'y prenait des semaines à l'avance. On se réunissait pour tenir conseil et les hommes annonçaient ce qu'ils avaient l'intention de donner. Tels bons tireurs de daims promettaient de la venaison, tels autres quantité de castors. D'autres avaient découvert les quartiers d'hiver de certain couple d'ours et s'arrangeraient pour aller l'occire. D'autres encore, habiles « chasseurs de fourrures », étaient disposés à en troquer une partie contre de la farine, du thé et du sucre.

JE M'AMUSAIS INFINIMENT

La liste s'allongeait jusqu'à ce qu'il y eût assez de promesses pour que, avec la généreuse contribution des fonctionnaires de la Compagnie et ce que le missionnaire pouvait offrir de son côté, il y eût de quoi préparer un copieux banquet. Toutes ces choses, à mesure qu'elles étaient apportées, s'entassaient dans un bâtiment isolé de la mission. Il fallait parfois des mois pour réunir toute la viande, mais grâce au gel rien ne se gâtait. Dans les derniers jours ma femme choisissait quelques aides bénévoles qui faisaient cuire le tout sous sa haute surveillance. Vu leur capacité il ne fallait pas longtemps pour apprêter la quantité considérable de mets nécessaires pour satisfaire l'appétit de la foule quoiqu'il fût tout indien - on sait ce que cela veut dire.

Au matin du grand jour, des hommes venaient enlever les sièges du temple et y dresser de longues tables. Des chaudrons de thé complétaient les préparatifs. Mais avant qu'aucune des huit cents ou mille personnes réunies touchassent une bouchée du festin, le chef me demandait un crayon et un feuillet de papier ; puis, debout sur une caisse ou un banc, il criait : « Quels sont ceux de nos gens malades ou vieux, qui ne peuvent être des nôtres aujourd'hui ? » À mesure qu'un nom était prononcé, il l'inscrivait, puis lisant sa liste il insistait : « Que personne ne soit oublié. » Et quelqu'un de s'écrier : « Il y a une vieille femme à quinze kilomètres en remontant la rivière près du vieux fort. » Un autre ajoutait : « Avez-vous le nom du garçon qui a reçu un coup de fusil à la jambe ? » Tous deux étaient aussitôt inscrits. Une voix s'élevait encore : « Les païens qui sont avec nous aujourd'hui en ont deux ou trois dans leurs tentes. » Et tous de répondre : « Nourrissons ceux qui sont au milieu de nous et envoyons quelque chose aux leurs avec nos amitiés. » Lorsqu'on avait la certitude de n'avoir négligé personne, on venait requérir tous les vieux journaux et papiers d'emballage dont je pouvais disposer et, tandis que des mains généreuses tranchaient les quartiers des viandes de toutes sortes, d'autres les arrangeaient en paquets en y ajoutant de larges morceaux de gâteau sans oublier de petits sacs de thé et de sucre. Les paquets une fois faits, chacun contenant un assortiment complet du menu, le chef hélait du groupe des jeunes hommes très animés au foot-ball, autant de coureurs agiles qu'il y avait de charges à porter et les leur remettait en les accompagnant d'un message cordial et sympathique pour chacun des destinataires.

De tels spectacles compensaient mille fois nos tribulations et nos souffrances. Dire que si l'Évangile n'avait pénétré là, ces pauvres gens auxquels, avant de se servir soi-même, on envoyait des provisions qui suivant les cas pourraient durer plusieurs jours, auraient été cruellement mis à mort ou condamnés à languir dans l'abandon et la misère ! Les jeunes coureurs eux-mêmes considéraient comme un honneur d'être délégués à ces wigwams parfois bien éloignés. Je jouissais de les voir serrer leur ceinture et partir comme des chevreuils chacun dans la direction qui lui avait été désignée. Ensuite les tables se garnissaient par ordre de préséance et le festin commençait sitôt qu'on avait chanté le cantique d'actions de grâces. Mme Young présidait une table à laquelle elle invitait les gens de la Compagnie et ceux de nos pauvres fidèles auxquels nous désirions faire honneur. Parfois nous consacrions une table entière aux païens que la perspective de la fête avait attirés du fond de la forêt. Par leur estomac il nous était souvent donné d'atteindre leur coeur et de les gagner à Christ. Des heures se passaient avant que tous fussent pourvus et rassasiés. Alors d'un même coeur ils chantaient :
« Louons Dieu qui nous comble de ses bénédictions. » Ce qui pouvait rester de vivres était partagé entre les nécessiteux qui l'emportaient chez eux. Puis les hommes relevaient les tables ; quelques femmes balayaient prestement le temple ; on y replaçait les sièges, on l'éclairait et il ne tardait pas à se remplir de nouveau. L'auditoire réuni se choisissait un président et la réunion ouverte par le chant et la prière se continuait par des allocutions. Il se disait là bien des choses intéressantes et sensées. Quelques-uns, les plus réfléchis, passaient en revue les grâces reçues au cours de l'année écoulée. Plusieurs allocutions faisaient allusion aux pêches et aux chasses, d'autres aux traités conclus avec le gouvernement. Les unes, gaies et pleines d'esprit, étaient accueillies par des rires et des applaudissements ; les autres, d'un caractère sérieux et religieux, trouvaient également de l'écho dans les coeurs. Je remarquais que, dans toutes, le mot Nanas-koomoo-win-ah (action de grâces) revenait fréquemment, et j'en étais tout réjoui. Nous terminions ces joyeuses journées par la Doxologie et la Bénédiction.


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