En Canot et en traîneau
À CHIENS
Parmi les Indiens CREE et SALTEAUX
CHAPITRE IV
Au lieu où s'étale aujourd'hui la
florissante ville de Winnipeg, qui à cette
époque n'était encore que le Fort
Garry de la Rivière Rouge, notre caravane,
unie par un long voyage en commun, dut à
regret se partager en plusieurs
détachements. M. G. Young était
arrivé au terme de son voyage. Il fonda
là même la première mission
méthodiste au milieu de beaucoup de
difficultés et de découragements qui
devaient aboutir à de grands succès.
C'est à lui plus qu'à tout autre que
cette église est redevable de la position
privilégiée qu'elle occupe dans le
Nord-Ouest. Son ministère demandait beaucoup
de tact, de prudence et de courage par le fait de
la rébellion des Riel et du mauvais vouloir
de la population métis. Il se montra
à la hauteur de toutes les circonstances.
Outre les nombreux devoirs de sa tâche
proprement dite, il avait
beaucoup à faire pour ravitailler les
missionnaires isolés dans l'intérieur
qui avaient recours à sa grande
obligeance.
Le révérend Mac Dougall,
accompagné de Peter Campbell, des
instituteurs et des autres aides, allait parcourir
avec chevaux, wagons et chariots quelque deux mille
kilomètres de plus à
l'intérieur jusqu'à la grande
rivière, la Saskatchewan du nord. Ils
n'allaient rencontrer, dans toute la
première partie de leur voyage à
travers les prairies fertiles mais vierges, que des
Indiens nomades et des métis, dont les
rudimentaires wigwams et les grossiers et bruyants
véhicules ont dès longtemps fait
place aux confortables habitations
d'énergiques colons et aux rapides voitures
des chemins de fer.
À partir de ce Fort Garry, ma
femme et moi devions continuer notre route par eau,
descendre la Rivière Rouge jusqu'à
son embouchure dans le Winnipeg, puis traverser ce
lac tempétueux dans toute sa longueur pour
ne trouver notre lieu de destination que plus loin
encore. Ce trajet s'effectua dans ce qu'on appelle
les bateaux de l'intérieur de la Baie
d'Hudson. Ce sont de grands esquifs sans pont ni
cabine, terminés en pointe à leurs
deux extrémités. Ils sont pourvus
d'un mât et d'une grande voile carrée
qu'on s'empresse d'enlever
sitôt que le vent est contraire ;
manoeuvrés par six ou huit rameurs, ils sont
censés pouvoir charrier quatre tonnes de
marchandises. Ils sont à l'épreuve de
la grosse mer et des violents coups de vent ;
nous en avons fait maintes fois l'expérience
durant les années où ils ont servi
à nos aventureuses expéditions.
Lorsque le vent n'est pas favorable à la
voile, les vigoureux mariniers saisissent leurs
lourdes rames et, courbant leur échine avec
le rythme le plus régulier, ils couvrent
souvent leur centaine de kilomètres par
jour ; mais c'est là un travail de
galérien, c'est le cas de le dire, et la
brise propice, même si elle se change en une
violente tempête, est
préférable au calme plat. Ces hommes
du nord sont des marins de première force et
dans les rafales subites et terribles auxquelles
ces grandes étendues d'eau sont sujettes,
ils déploient beaucoup de courage et de
présence d'esprit.
Notre place dans le bateau était
à l'arrière près du timonier,
un Indien pur sang nommé Mamanowatum,
familièrement le Grand Tom, à cause
de sa taille quasiment gigantesque. C'était
un de ces hommes d'une vraie noblesse naturelle,
loyal et fidèle. On peut dire que le
missionnaire qui à amené un tel homme
du paganisme au christianisme a été
privilégié.
Notre première étape fut
à trente kilomètres seulement du
point de départ, au Fort Garry
inférieur, où il nous fallut rester
plusieurs jours pour attendre que
l'équipement de notre
« navire » fût
prêt. Pendant ce temps les fonctionnaires de
la localité nous traitèrent avec la
plus grande courtoisie.
Ce Fort Garry inférieur, ou
« Fort de pierre » ainsi qu'on
l'appelle communément, couvre une importante
surface de terrain. C'est une enceinte
formée par une massive muraille au centre de
laquelle s'élèvent les
bâtiments de la Compagnie. Il a
été construit à une
époque troublée alors que le commerce
était pratiqué par des Compagnies
rivales dont les bandes hostiles étaient
constamment « sur le sentier de la
guerre ». Il pourrait résister
à toutes les forces ennemies à moins
qu'elles ne fussent pourvues d'artillerie. Nous
fûmes quelque peu amusés et
très satisfaits en tout cas de
l'étiquette surannée et presque de
cour qui régnait dans cet
établissement et dans d'autres encore
appartenant à cette même florissante
association. Ainsi la loi des
préséances était en pleine
vigueur, au son de la cloche, aucun employé
qui aurait eu quatorze ans de service ne se serait
cru autorisé à entrer dans la salle
avant tel autre qui en aurait eu quinze, ou
à s'asseoir plus haut que
lui à la table commune. Un pareil
écart de conduite lui eût valu les
sévères reproches de l'officier
supérieur. Si frivoles et assommantes que
nous parussent certaines de ces règles, je
ne doute pas qu'elles ne tendissent à un but
excellent et qu'elles n'évitassent bien des
malentendus possibles. Une autre coutume
étrange était celle qui consistait
à avoir deux salles à manger, l'une
pour les dames et l'autre pour les messieurs. Il
nous semblait drôle de voir ceux-ci conduire
les dames avec la plus grande politesse le long du
couloir qui séparait les deux
réfectoires, puis, tandis qu'elles entraient
dans celui de droite, faire eux-mêmes
demi-tour pour s'introduire dans celui de gauche.
Cette combinaison était si contraire
à notre éducation et à toutes
nos notions que nous en demandâmes la raison.
Ils nous répondirent simplement que
c'était chez eux une ancienne tradition et
qu'ils s'en étaient toujours bien
trouvés. Un vieux célibataire quelque
peu hargneux ajouta ce commentaire :
« Nous n'avons pas besoin d'avoir de
femmes autour de nous quand nous traitons nos
affaires ; elles ne tarderaient pas à
les faire connaître à tout venant et
notre commerce en souffrirait. »
À cette époque, et tout
dernièrement encore, le voyageur dont le
courage ou la curiosité
étaient assez grands pour l'inciter à
braver toutes les privations et tous les risques
inhérents à l'exploration de ces
vastes territoires dépendait
entièrement du bon vouloir et de
l'hospitalité de la « Hudson Bay
Company ». Il était sûr du
reste d'être traité avec courtoisie et
affabilité. Quelques-uns de ces postes de
l'intérieur sont très isolés
et leurs occupants y passent parfois de longues
années. Ces établissements s'ont
disséminés sur toute la moitié
septentrionale du continent américain. On
les a en général placés dans
des districts favorables à la pèche
ou à la chasse, à des distances de
cent cinquante à huit cents
kilomètres les uns des autres. Leur
population varie de cinq à soixante
personnes. Le seul but de leur création et
le seul objet pour lequel on les occupe, c'est
l'échange des produits de la civilisation
contre les fourrures de prix qu'on peut obtenir ici
mieux que nulle part ailleurs. Il en est beaucoup
dont les habitants ne communiquent avec le reste du
monde que deux fois ou même une seule fois
dans le courant de l'année. On comprend que
l'arrivée du courrier soit là
l'événement par excellence.
Nous passâmes au Fort Garry
inférieur un dimanche des plus
agréables. Je prêchai dans la plus
grande des salles à manger
devant un auditoire très attentif,
composé des employés de la compagnie
et de leurs domestiques, auxquels se joignirent
plusieurs visiteurs plus quelques métis et
quelques Indiens qui se trouvaient au Fort à
ce moment.
Le lendemain, deux bateaux
étaient prêts à nous
transporter dans notre nouveau home. Le trajet sur
la Rivière Rouge fut charmant ; nous
traversâmes un florissant village où
l'église anglicane entretient une mission
prospère. Nous pûmes admirer les
confortables demeures des Indiens et leur lieu de
culte construit dans les meilleures conditions. Ces
gens et leurs fermes sont la preuve tangible de ce
fait, qu'on peut constater sous tous les cieux, que
la mission chrétienne est une puissance pour
transformer les peuples qui sont soumis à
son influence et leur communiquer une
bénédiction. On nous montra la jolie
résidence du vénérable
archi-diacre Cowley gracieusement nichée
parmi les arbres. De tout temps ami des natifs il
était aimé de tous en retour. Pour
nous il fut dans la suite un messager de
miséricorde au moment de la mort de notre
petite fille.
Ce triste événement se
produisit lorsque, après avoir
séjourné cinq ans parmi les Cree
à Norway-House, les autorités
missionnaires desquelles je
dépendais m'engagèrent à
fonder une oeuvre analogue dans la tribu encore
païenne des Salteaux. Je devais rester
à mon poste jusqu'à l'arrivée
de mon successeur, mais comme il se présenta
auparavant une occasion pour le voyage et qu'elles
étaient rares, ma femme et mes enfants en
profitèrent, partant plusieurs semaines
avant moi sur un des bateaux plats dont j'ai
parlé, manoeuvré par quelques
indigènes, tandis que je devais les suivre
dans un canot d'écorce. La chaleur fut si
terrible pendant ce mois de juillet sur cette
embarcation sans pont ni tente que Nellie tomba
mortellement malade d'une fièvre
cérébrale. Ma pauvre femme se trouva
toute seule, son enfant mourante dans les bras, au
milieu de ses matelots affligés, sur les
rives de la Grande Rivière, se sentant bien
étrangère, sans abri et sans amis.
Bien heureusement les employés du Fort
apprirent sa détresse et la reçurent
dans une de leurs habitations avant la mort de
l'enfant. M. Cowley vint la trouver et prier avec
elle. C'est dans le cimetière de son
église que repose le corps de notre
chérie ; on comprend que ce
frère et cet endroit nous soient devenus
chers.
En voguant tantôt au gré du
courant, tantôt sous la vigoureuse impulsion
de nos rameurs, dans ce premier
voyage, nous étions loin de nous douter que
cette épreuve nous atteindrait là
même sous peu d'années. Nous allions
franchir les limites de cette colonie parmi les
Indiens, quand nous aperçûmes
plusieurs de ces braves gens s'évertuant
autour d'une couple de boeufs. Immédiatement
nos deux bateaux pointèrent sur le rivage
et, à notre grand étonnement, nous
comprîmes que la liste des passagers de
chacun d'eux allait s'accroître de l'un de
ces embarrassants compagnons. Les y introduire ne
fut pas chose facile en l'absence de quai et de
passerelle. Cependant après qu'on eut assez
tiré d'un côté et poussé
de l'autre, soulevé une patte d'ici, une de
là, les patientes bêtes se
trouvèrent installées sur nos
frêles embarcations pour nous tenir
fidèle compagnie jusqu'au terme du voyage.
Le poste assigné à notre co-passager
était à l'avant et en travers, sa
tête dépassant le bateau d'un
côté et sa queue de l'autre ; une
planche de quelques centimètres de haut
séparait seule son domaine du nôtre.
Une proximité si immédiate pendant
quatorze jours n'était pas
précisément agréable,
cependant, comme nous n'y pouvions rien changer, le
mieux était d'en prendre son parti. Le boeuf
de son côté fit sans doute des
réflexions analogues, car, après
avoir fait durant les premiers
jours des efforts violents pour se dégager,
si bien que nous voyions déjà le
bateau ou réduit en pièces ou
chaviré, il accepta sa situation avec
grâce et sa tenue fut dès lors
parfaite. Une tempête s'élevait-elle,
il se couchait tranquillement et servait par son
poids à maintenir
l'équilibre.
Notre guide Tom le fournissait largement
de l'herbe succulente qu'on pouvait récolter
en abondance à nos différents
campements sur le rivage.
Le lac Winnipeg est
considéré comme l'un des plus
dangereux du continent américain ; il
mesure quatre cent quatre-vingts kilomètres
de long, tandis que sa largeur varie de quelques
kilomètres seulement à cent trente.
Il est dentelé de baies innombrables et
semé d'écueils cachés et de
hauts fonds. Son nom signifie la mer ou
l'océan. La traversée dans les
conditions où nous la fîmes serait
considérée aujourd'hui comme une
calamité.
SI LE VENT SE TROUVAIT FAVORABLE,
ON HISSAIT LE MAT ET LA VOILE ET « VOGUE
LA GALÈRE ! »
Voici comment nous procédions : de
grand matin retentissait le cri du guide
« Koos, koos, kwa ! » -
Éveillez-vous - et tout le monde avait
à obéir promptement, vu la
rivalité qui régnait entre les
équipages des deux bateaux, chacun tenant
à partir le premier. On préparait un
rapide déjeuner sur les rochers, puis
s'élevait le cantique du
matin et la prière fervente à Celui
qui tient les vents et les flots dans sa main.
À l'appel « tous à
bord ! » les tentes, les haches, les
bouilloires et tout le fourniment étaient
réunis et vivement embarqués. Si le
vent se trouvait favorable, on hissait le mât
et la voile et ... vogue la galère ! En
cas contraire l'entrain n'était pas le
même, car les pauvres diables n'ignoraient
pas le dur labeur qui allait être leur
partage. Par le bon vent, nous dînions
généralement à bord de notre
mieux et nous continuions même la navigation
une partie de la nuit pour gagner du temps, car si,
dans ce monde d'incertitude, il est une route plus
incertaine que les autres, la palme appartient sans
contredit à celle que tracent sur notre mer
inférieure les transports de la Compagnie
d'Hudson. Vous pouvez la franchir en quatre jours
ou même quelques heures de moins ou bien en
mettre trente et plus. Il m'arriva dans les
années suivantes d'être retenu pendant
six jours sur un petit îlot rocheux par un
vent du nord qui faisait rage, si bien que, par
moments, nous ne pouvions pas nous y tenir droits,
et comme l'îlot ne présentait pas un
sol suffisant pour y enfoncer une cheville de
tente, nous y fûmes trempés
impitoyablement avec notre literie et nos
provisions par la pluie et le
grésil. Souvent, depuis,
lorsque j'ai vu des gens confortablement assis dans
une salle d'attente se plaindre amèrement
d'une heure ou deux de retard, ma mémoire
m'a reporté à quelqu'une de mes
longues détentions dans l'environnement le
plus contraire et je me suis étonné
des bagatelles qui peuvent troubler
l'égalité d'humeur de certaines
personnes.
Par le beau temps, c'était
délicieux de camper sur le rivage. Des mains
serviables avaient tôt fait de dresser notre
tente et d'allumer le feu de bivouac dont
l'éclat allait croissant à mesure que
tombaient les ombres de la nuit. On
préparait le repas du soir, puis une heure
ou deux s'écoulaient parfois, en
d'agréables entretiens avec nos bruns amis,
qui se montraient les plus charmants compagnons de
voyage. La journée se terminait toujours
comme elle avait commencé, par un culte.
Dans ce premier trajet, nos matelots étaient
tous des chrétiens dans le sens le plus vrai
de ce terme. Leur conversion datait des
débuts de l'oeuvre dans ces régions.
Au premier abord ils étaient un peu
réservés, pensant sans doute que nous
nous attendions à les voir très
dignes et rassis. De même que beaucoup de
blancs, ils s'imaginaient que « la
redingote noire » et son épouse ne
croyaient pas au rire et au
badinage. Cependant ces
idées erronées leur passèrent
et nous fûmes bientôt dans les
meilleurs termes. Nous ne savions presque rien de
leur langue, mais quelques-uns d'entre eux qui
connaissaient un peu d'anglais nous servant
d'interprètes, nous parvînmes à
nous comprendre joliment. Ils étaient bien
montés en Nouveaux Testaments et en recueils
de cantiques imprimés en beaux
caractères syllabiques et savaient bien s'en
servir. Rendre ainsi notre culte à Dieu avec
des gens dont la langue nous était
étrangère nous parut d'abord
très singulier, mais bientôt cela nous
captiva et nous charma. Nous fûmes
très frappés de la manière
respectueuse dont Ils accomplissaient leurs
dévotions. Aucune
légèreté ni
indifférence n'en troublait la
solennité. Ils prêtaient toute leur
attention pendant que l'un d'entre eux lisait la
Parole sacrée et que j'y ajoutais quelques
réflexions traduites à mesure. Leurs
cantiques d'adoration et de louange
s'élevaient musicaux et apaisants, et dans
leurs prières inintelligibles pour nous, il
y avait un accent si vrai et si profondément
convaincu, que nous étions émus et
heureux en nous inclinant avec eux devant le
trône de grâce de notre Père
céleste pour qui aucune langue humaine ni
aucun coeur n'ont de secrets.
La nature grandiose dont nous
étions entourés favorisait d'ailleurs
l'élévation de l'âme. Devant
nous, les vagues éclairées par le
soleil, sur nos têtes le ciel bleu, la sombre
et profonde forêt vierge à
l'arrière-plan, à nos pieds les rocs
de granit : tout cela nous rapprochait du
Souverain de l'Univers. N'est-il pas dit :
« Il s'enveloppe de lumière comme
d'un manteau ; il étend les cieux comme
un Pavillon ; il forme avec des eaux le
faîte de sa demeure ; il prend les
nuées pour son char ; il s'avance sur
les ailes du vent ; il a établi la
terre sur ses fondements, elle ne sera jamais
ébranlée. » Comme dans les
jours anciens où de grandes multitudes
s'assemblaient autour du Sauveur sur le bord de la
mer de Galilée et que sa présence et
sa voix les réconfortaient et les
encourageaient, ainsi nous sentions-nous
bénis nous-mêmes en nous approchant de
Celui qui est toujours le même.
Nos dimanches étaient des jours
de vrai repos. Nos Indiens avaient appris de leurs
missionnaires à observer le quatrième
commandement et ils n'y manquaient jamais quoique
éloignés de leurs foyers et de leur
sanctuaire bien-aimé. Dès le samedi
soir, en descendant à terre, on prenait les
mesures nécessaires pour que la
journée du lendemain fût aussi calme
que possible : on
s'approvisionnait de bois, on cuisait même
à l'avance la nourriture qui ne se
consommait pas telle quelle ; les fusils
étaient mis de côté et, quoique
les canards ou autre gibier s'approchassent parfois
très près, on ne les
inquiétait pas. En général
nous célébrions deux services
religieux et, entre temps, les Nouveaux Testaments
et recueils de cantiques étaient fort
employés. Une atmosphère de
« Paradis retrouvé »
enveloppait le campement.
Au début, la Compagnie
s'était formellement opposée à
ce que ses hommes chômassent le dimanche,
mais les missionnaires se montrèrent fermes
sur ce point, malgré les
persécutions, si bien que peu à peu
le bon droit prévalut et les
chrétiens ne furent plus molestés.
Ainsi qu'il en est toujours en pareil cas, il n'en
résulta pour les employeurs aucun dommage,
bien au contraire. Les chrétiens qui
célébraient le dimanche
n'étaient jamais en retard sur les autres.
Dans leurs longues étapes, soit à
l'intérieur, soit vers la factorerie d'York
ou la Baie d'Hudson, leurs flottilles mettaient en
général mieux le temps à
profit, jouissaient d'une meilleure santé et
présentaient un meilleur aspect, soit comme
bateaux, soit comme cargaison, que celles des
métis catholiques ou des natifs païens
qui peinaient sans un jour
d'arrêt. Des années d'observations sur
cette question spéciale, en l'envisageant
uniquement au point de vue du travail accompli et
de ses effets sur la constitution physique de
l'homme, indépendamment du côté
moral et religieux, nous ont démontré
que cette institution d'un jour de repos sur sept
est pour son plus grand avantage.
UNE
FLOTTILLE DE CANOTS INDIENS
Ainsi poursuivions-nous notre route, non sans
essuyer mainte aventure. Un soir, pour ne pas
perdre un vent favorable, nous
résolûmes de voguer toute la nuit.
Nous ne possédions ni boussole ni carte
marine, cela va sans dire ; ni lune ni aucun
vestige d'aurore n'éclairaient
l'étendue liquide. Des nuages sombres et
lourds, chassés par le vent, obscurcissaient
fréquemment la faible clarté des
étoiles. Une partie des hommes montaient la
garde continuellement ; l'un d'eux
était assis à la proue, une longue
perche en mains, prêt à tout
événement. Je restai longtemps
à l'arrière, auprès du
timonier, jouissant de cette navigation hasardeuse,
plongeant des ténèbres qui nous
enveloppaient dans la vague obscurité qui
nous précédait. Parfois une lame se
brisait contre un roc tout voisin ce qui faisait
sentir le danger et la nécessité de
la vigilance. Notre lit de camp avait
été déployé sur
quelques planches à
l'arrière et ma femme y reposait
profondément endormie ; moi-même,
j'étais resté à causer avec le
« grand Tom »
jusqu'après minuit, puis, ayant
épuise mon répertoire de mots indiens
et sentant la fatigue, je m'étais
enveloppé d'une couverture et m'étais
étendu à mon tour. À peine
avais-je atteint le pays des songes que je fus
éveillé brusquement, roulant avec ma
femme, sa literie, des ballots, des caisses et
quelques matelots somnolents au bord du bateau. Une
fois dégagés, nous
tâchâmes de nous rendre compte de notre
situation. Malgré l'obscurité
profonde, nous comprenions bien que nous
étions arrêtés dans notre
marche. Le vent sifflait autour de nous et
s'acharnait si bien contre notre grande voile que
c'était miracle qu'elle ne rompît pas
cordages et mât. On la cargua vivement, on
alluma une lanterne, mais sa lueur tremblotante ne
permit d'apercevoir aucun rivage. Nous avions fait
voile sur un roc submergé et y demeurions
fixés. En vain les mariniers
tentèrent-ils de nous remettre à flot
en faisant usage de leurs larges rames comme de
gaffes. N'y réussissant pas, quelques-uns
d'entre eux plongèrent dans l'eau mugissante
et, profitant de l'étroit point d'appui que
leur offrait le roc, ils poussèrent et
crièrent si vigoureusement que, une lame
puissante venant à leur
secours, l'embarcation s'ébranla et put
regagner la haute mer pour ainsi dire. Bravant le
danger, ces hommes courageux parvinrent à
nous rejoindre et à grimper à bord.
La voile fut bientôt hissée de nouveau
et nous filâmes derechef dans la nuit.
.
CHAPITRE V
Le 28 juillet 1868, dans l'après-midi,
nous atteignîmes Norway-House et nous y
fûmes reçus de la manière la
plus cordiale par M. Stewart, le directeur de ce
poste, l'un des plus importants de la Compagnie de
la Baie d'Hudson. Pendant plusieurs années,
il a été le centre où se
rencontraient annuellement les fonctionnaires
supérieurs et les employés des
différents districts pour traiter des
affaires relatives à leur trafic de
fourrures. Sir George Simpson, leur
énergique et despotique gouverneur, s'y
rendait de Montréal dans son canot de
bouleau manoeuvré par un incomparable
équipage d'Iroquois. C'était un
trajet de plusieurs milliers de milles. Là
aussi se concentraient les immenses
quantités de fourrures, fournies par tous
les postes pour être
ensuite expédiées en
Angleterre.
La vue de cet établissement bien
tenu et la courtoisie dont nous fûmes les
objets nous furent extrêmement
agréables, on le comprend cependant quatre
kilomètres nous séparaient encore de
la station missionnaire et nous étions fort
désireux de voir enfin le terme de notre
voyage. M. Stewart insista pour que nous prissions
le thé avec lui, puis il nous conduisit
lui-même au village indien avec ses quatre
rameurs des Highlands. Comme nous approchions des
rochers où nous devions aborder, une douce
mélodie frappa nos oreilles.
C'étaient les cantiques du service du soir
chantés par la congrégation
indigène. Ce nous fut un heureux
présage.
Dans la maison missionnaire, la femme du
pasteur d'abord, puis son mari, une fois le service
terminé, nous reçurent
fraternellement et nous nous réjouîmes
de tout coeur d'avoir atteint, après deux
mois et dix-huit jours d'un aventureux voyage, ce
village de la tribu des Cree où nous allions
travailler plusieurs années. Les amis que
nous venions relever passèrent quelques
jours avec nous avant de retourner dans la province
d'Ontario, ce qui nous permit de tenir conseil
ensemble ; je pus recevoir d'eux nombre de
renseignements précieux
relativement à la continuation de leur
ministère parmi ces Peaux-Rouges. Ils
l'avaient exercé pendant onze ans, non sans
souffrances mais aussi non sans
bénédictions, et nous fûmes
très satisfaits de l'état dans lequel
nous trouvâmes la mission.
Le premier soir, pendant le culte de
famille, une tempête se
déchaîna, une des plus effrayantes
dont j'aie gardé le souvenir. La lourde
maison de nos amis, quoique construite en troncs,
les interstices étant garnis de boue et
recouverts de planches, fut si violemment
secouée, tandis que nous étions
à genoux, que plusieurs grands cadres
tombèrent des murs ; l'un d'eux
frappant notre frère à la tête
mit brusquement un terme à ses
dévotions.
La mission parmi les Cree a
été commencée en 1840 par le
révérend James Evans que j'ai
nommé plus haut ; elle a été
et est encore l'une des plus prospères de
toutes celles établies parmi les
Peaux-Rouges. C'est au sein de cette tribu que ce
missionnaire, très préoccupé
de découvrir pour ces peuplades errantes une
méthode de lecture plus expéditive
que l'alphabet anglais, inventa les
caractères syllabiques au moyen desquels
l'indigène peut en dix ou quinze jours
être mis à même de lire la
Parole de Dieu.
Chaque signe correspond à une
syllabe. Il tailla les premiers avec son couteau de
poche et se procura du plomb en fondant les
boîtes à thé de la compagnie
des fourrures. Sa première encre fut la suie
de sa cheminée et son premier papier
l'écorce du bouleau. Grande fut l'excitation
parmi les natifs lorsque, ayant perfectionné
son invention, il put commencer à imprimer
dans leur langue ; les païens et surtout
les conjureurs furent très alarmés
quand ils comprirent que
« l'écorce de l'arbre
commençait à parler »,
comme ils disaient. La société
anglaise qui avait envoyé Evans comprit de
suite toute l'importance de cette belle invention
pour la propagation de l'Évangile. À
grands frais, elle envoya une presse avec une
quantité de caractères qu'elle avait
fait fondre, une abondante provision de papier et
tout ce qui est essentiel. Des années
durant, on imprima des portions de la Parole de
Dieu et bon nombre de cantiques traduits dans la
langue du pays et il en résulta le plus
grand bien. D'autres sociétés
missionnaires, à l'oeuvre dans la même
contrée, reconnurent immédiatement
l'avantage qu'elles pourraient tirer de la
méthode d'Evans et ne tardèrent pas
à l'employer à leur tour. Tous les
amis des missions s'en réjouissent, mais on
peut regretter que quelques
personnes, dont on aurait
attendu mieux, aient cherché à s'en
attribuer l'honneur au détriment de son
véritable auteur.
Il est à remarquer que le travail
de M. Evans a été fait d'une
manière si parfaite, qu'aucun changement n'a
été apporté dès lors
par les Cree à ces caractères.
D'autres missionnaires, en les introduisant chez
d'autres tribus, y ont ajouté des signes
correspondant à des sons inconnus dans la
langue Cree. Les Moraves les ont aussi
employés, avec succès chez les
Esquimaux.
Dès notre arrivée à
Norway-House ou Rossville - autre nom de cette
station - les indigènes accoururent de
toutes parts pour voir le nouveau missionnaire et
sa femme et nous saluèrent avec beaucoup
d'empressement ; même quelques
païens vêtus de leur pittoresque costume
vinrent aussi nous examiner et se montrèrent
très affables. Nous nous mîmes au
travail sans retard, nous rendant compte, d'une
part de tout ce qui avait été obtenu
déjà par nos fidèles
prédécesseurs, et de l'autre de
l'étendue de l'oeuvre qui restait à
accomplir. Un exemple : tandis que du temple
et des maisons chrétiennes
s'élevaient les cantiques dont j'ai
parlé, les cris aigus des vieux conjureurs
de sort, accompagnés des roulements
monotones de leurs tambours,
frappaient nos oreilles, la nuit, de tous les
points cardinaux des îles ou des caps
environnants.
Notre premier dimanche fut des plus
intéressants ; notre propre
curiosité au sujet de nos gens était
sans doute égalée par la leur
à notre endroit : Païens et
chrétiens eurent vite rempli la maison de
Dieu et nous fûmes très réjouis
de leur attitude respectueuse : aucun rire,
aucune frivolité.
Avec leurs pieds chaussés de
mocassins et leur démarche féline,
plusieurs centaines d'Indiens ne faisaient pas le
quart du bruit que l'on entend souvent en pays
chrétiens dans des assemblées dix
fois moins nombreuses. Leur chant me plut aussi
beaucoup, il a une douceur plaintive qui pour moi
pleine de charme. Un grand nombre d'auditeurs
avaient apporté leurs Bibles. Lorsque j'eus
indiqué les passages du jour, la
rapidité avec laquelle ils les
trouvèrent montra qu'ils étaient
familiers avec le volume sacré. Quant aux
prières, ils étaient assez vieux
genre pour s'agenouiller pendant qu'ils
s'adressaient au Souverain de l'Univers.
Ils entraient sincèrement et
littéralement dans la pensée du
psalmiste lorsqu'il dit : « Venez,
Prosternons-nous, inclinons-nous ;
fléchissons les genoux devant
l'Éternel qui nous a faits. »
J'eus le bonheur de trouver pour
me servir d'interprète un homme
foncièrement brave, nommé
Timothée Bear. Il rendit de grands services
à la cause de Christ ; parfois,
vivement touché lui-même des
vérités bénies qu'il
traduisait, il se mettait à conjurer
l'auditoire, de la manière la plus
éloquente, d'accepter ce merveilleux
salut.
À mesure que les jours
s'écoulaient et que nous vivions au milieu
d'eux, nous remarquions le contraste entre ceux qui
étaient restés païens et ceux
qui avaient accepté l'Évangile dans
sa plénitude. Il leur avait apporté
non seulement paix et joie, mais encore les
avantages secondaires de la civilisation. On
pouvait les distinguer aussi bien à
l'apparence de leur demeure qu'à leur
attitude et à leur conduite.
Avant longtemps nous comprîmes que
nous avions beaucoup à apprendre sur les
coutumes des indigènes et sur leur
mentalité. Ainsi, le lendemain du
départ de nos hôtes, arriva une pauvre
femme qui par signes donna à comprendre
qu'elle avait grand'faim. Une large miche de pain
se trouvait sur la table avec un gros quartier de
boeuf conservé et un plat de légumes,
restes de nos provisions de bateau. Ma chère
femme, dont la sympathie était
éveillée, tailla
généreusement dans le
pain et la viande et y ajoutant
une bonne portion de légumes et un verre de
thé, elle installa l'étrangère
devant cet appétissant repas. Celle-ci en
disposa avec la plus grande aisance, puis, à
notre stupéfaction, nous la vîmes
relever le bord de sa jupe de côté, en
faire une vaste poche et y enfouir successivement
le quartier de boeuf, la miche et ce qui restait de
légumes. Après quoi, quittant sa
chaise, elle se tourna de notre côté,
nous rendant grâces à la
manière de sa tribu : « Na -
nas - koo - moo - wi - nah ! ». Elle
quitta la chambre en reculant gracieusement ;
nous la regardions, muets de surprise ; le
spectacle était comique quoique les mets qui
venaient de disparaître à notre
horizon d'une manière si imprévue
représentassent le plus clair de nos
provisions pour deux ou trois jours, jusqu'à
ce que nous eussions pu en recevoir d'autres. Quand
ensuite nous exprimâmes de
l'étonnement de ce qui nous semblait
être de l'avidité et de
l'indiscrétion, on nous dit que cette brave
femme s'était tout simplement
conformée à l'étiquette. C'est
en effet l'habitude de sa tribu, quand on
fête quelqu'un ou qu'on lui offre un repas,
de lui présenter de la nourriture en grande
abondance si on a le bonheur d'en
posséder ; l'invité doit en
consommer le plus possible et
emporter le reste. C'est exactement ce qu'avait
fait la pauvresse. Cette leçon nous apprit
à ne placer devant nos hôtes à
l'occasion que ce que nos moyens limités
nous permettaient d'offrir sur le moment.
Un jour un homme de bonne mine arriva
avec deux canards gras. Notre garde-manger
étant presque vide, nous en fûmes
très contents et je les pris en lui
demandant ce qu'il désirait recevoir en
échange. « Oh ! rien,
répondit-il c'est un présent que
j'apporte au missionnaire et à sa
femme. » Naturellement cette
générosité nous fit plaisir de
la part d'un étranger si peu après
notre arrivée dans son sauvage pays.
L'Indien se mit de suite à l'aise avec nous
et nous eûmes fort à faire à
répondre à ses questions et à
lui expliquer tout ce qui excitait sa
curiosité. Ma femme dut quitter ses
occupations et jouer pour son édification du
petit
« mélodéon » -
harmoni-flûte. - Il resta à
dîner, mangea l'un des canards tandis que
nous nous partagions l'autre, puis il tourna autour
de nous toute l'après-midi et fit largement
honneur à notre souper. L'heure du coucher
approchant, je lui suggérai gentiment qu'il
était peut-être temps d'aller voir si
son wigwam était toujours là
où il l'avait laissé.
« Oh ! s'écria-t-il,
j'attendais seulement !... -
Et qu'attendais-tu ? - J'attends le
présent que tu vas me donner en
échange du mien. » Je saisis la
situation et m'empressai d'aller quérir
quelque objet qui valait six fois plus que ses
canards ; il partit alors fort content.
Après son départ nous nous
dîmes : « Voilà notre
seconde leçon. Peut-être quand nous
aurons vécu ici quelque temps
connaîtrons-nous mieux notre
monde. » À partir de ce moment
nous n'acceptâmes plus de cadeaux ;
quand les indigènes avaient quelque chose
à vendre, nous insistions pour le leur payer
au prix raisonnable si nous en avions
besoin.
La célébration du dimanche
commençait à neuf heures par
l'école du dimanche. Elle était
suivie par tous les enfants, garçons et
filles, auxquels se joignaient souvent des adultes.
Les enfants étaient attentifs et
respectueux. Beaucoup d'entre eux pouvaient
réciter des fragments étendus des
Écritures et un bon nombre étudiaient
le catéchisme traduit dans leur langue. Ils
chantaient agréablement et nous
récitions en choeur l'Oraison
dominicale.
À dix heures et demie l'auditoire
était réuni pour le culte public qui
avait lieu en anglais quoique les cantiques, les
lectures et le texte fussent indiqués dans
les deux langues. Les officiers de la Compagnie qui
pouvaient se trouver au fort et
tous les employés assistaient
régulièrement à ce service, de
même que tous ceux des natifs qui
comprenaient l'anglais et beaucoup d'autres. Nous
les y encouragions, notre désir étant
de répandre autant que possible la
connaissance de notre langue.
Le grand service indien se
célébrait dans l'après-midi.
Nos Cree y tenaient beaucoup parce que
c'était le leur. Autant ils s'étaient
montrés dignes et réservés le
matin, autant alors ils chantaient avec
enthousiasme et lançaient de joyeux
« Amen ! » quand leur
coeur les y poussait. Les sermons ne leur
paraissaient jamais trop longs. Combien j'aimais
à entendre le bruissement des feuillets de
leur Bible alors qu'ils cherchaient rapidement les
passages cités, puis à les voir
quitter le sanctuaire aussi respectueux qu'ils y
étaient entrés, encore animés
d'un sentiment d'adoration. L'un des
secrétaires de notre comité qui vint
un jour nous visiter me dit, en sortant de l'un de
ces services bénis : « M.
Young, si les bonnes gens qui nous aident par leurs
dons à entretenir notre mission pouvaient
voir ce que mes yeux ont contemplé
aujourd'hui, ils s'empresseraient de nous donner
dix mille dollars de plus par
an. »
Dans la soirée, je me rendais
au Fort ,l'été en
canot, l'hiver en traîneau à chiens
pour y tenir un service. Une petite chapelle y
avait été érigée
à cet effet. Pendant ce temps mes
chrétiens avaient un culte entre eux dans
l'église de la station. Plusieurs
étaient capables de prêcher des
sermons acceptables ; d'autres pouvaient comme
Saint-Paul raconter avec une éloquence
entraînante leur propre conversion et
supplier leurs auditeurs d'être
réconciliés eux aussi avec
Dieu.
Parfois nous avions la surprise de voir
des groupes de païens déambuler
fièrement dans le Temple pendant le service
divin et s'y comporter d'une manière peu
conforme à la solennité du lieu et du
jour. Au premier abord je m'étonnai que mes
fidèles tolérassent telle de ces
irrégularités. Un jour, par exemple,
je fus abasourdi par l'entrée d'un vieux
Cree du nom de Tapastanum qui arriva pour ainsi
dire au trot en faisant sonner ses ornements et
criant « ho ! ho ! »
Il se mit à embrasser gravement plusieurs
des assistants hommes et femmes.
Mes gens acceptant de bonne grâce
cette interruption, je crus devoir en faire autant.
Bientôt, sur l'invitation du
« Grand Tom » il s'assit et
m'écouta. Il était vêtu d'une
façon grotesque : un miroir de bonne
taille pendait sur sa poitrine
maintenu par une corde
passée autour de son cou. Pour mieux
écouter, il alluma sa grande pipe et s'en
servit jusqu'à la fin du culte. Lorsque
ensuite je fis quelques remarques à son
sujet, on me répondit avec beaucoup
d'intelligence et une charité dont je fus
touché : « Nous avons
été naguère aussi ignorants
que Tapastanum. Soyons patients avec lui et
peut-être lui aussi se décidera
bientôt à donner son coeur à
Dieu. Laissez-le seulement venir, il deviendra
calme quand il aura reçu la
lumière. »
CANARDS SAUVAGES
Les soirs de semaine étaient presque tous
occupés par des services d'un genre ou d'un
autre. Ils étaient plus ou moins
fréquentés suivant que les Indiens
étaient présents au village ou
occupés au dehors par la Compagnie, à
la pêche, à la chasse, ou en
tournée quelconque. Il y avait du reste
à cette époque dans chaque
ménage un culte de famille. C'était
pour nous une joie de nous promener à la
tombée de la nuit parmi leurs humbles huttes
et d'entendre les accents de la prière ou de
l'adoration ou bien la voix du chef de famille
lisant le précieux volume.
Nos chrétiens
s'efforçaient de s'élever socialement
parlant. Dès qu'ils le pouvaient, Ils se
construisaient des demeures convenables et leur
apparence extérieure s'améliorait en
même temps ; la propreté allait
de pair avec la piété. Le dimanche,
Ils étaient bien vêtus ; la
grande majorité de ceux qui faisaient
profession de la foi vivaient sobrement et
honnêtement, montrant par là la
réalité du changement
opéré en eux par le glorieux
Évangile du Fils de Dieu. Une des
transformations les plus réjouissantes
était celle de la vie de famille. L'amour
mutuel, la sympathie réciproque
étaient choses inconnues à la tribu
dans son état naturel.
Les hommes et même les jeunes garçons
estimaient faire acte de courage et de
virilité en méprisant leurs
mères, leurs femmes ou leurs soeurs et en
leur faisant subir de mauvais traitements. Le
christianisme modifiait entièrement cet
état de choses, et, à mesure que nous
prêchions l'Évangile à ce
peuple, nous constations avec joie que la femme
naguère dégradée et
humiliée prenait peu à peu sa vraie
place au foyer. Mon coeur était souvent
meurtri par la brutalité qui régnait
parmi les bandes sauvages répandues autour
de notre village chrétien. Que de fois en
visitant ces pauvres gens, j'ai vu le chasseur fier
et paresseux arpenter le camp, son fusil sur
l'épaule et je l'ai entendu apostropher d'un
ton élevé et impérieux son
infortunée compagne, occupée à
couper du bois ou à telle autre
besogne : « Lève-toi, chien,
ma femme, suis mes traces dans la forêt et
rapporte le daim que j'ai abattu ;
dépêche-toi car j'ai besoin de ma
nourriture ! » Et pour
accélérer sa marche, quoiqu'elle se
hâtât autant que possible, il jetait
après elle un bâton, qu'heureusement
elle esquivait. Elle glisse rapide sur la piste que
les raquettes (chaussures) de son seigneur et
maître ont ouverte ; parfois ce n'est
qu'à plusieurs milles de distance qu'elle
trouve le gibier.
Elle s'est munie de la longue
lanière de cuir élargie au milieu qui
l'aidera à porter son fardeau. Attachant
l'une des extrémités aux hanches de
l'animal, l'autre à son cou, elle
réussit, non sans de grands efforts,
à hisser ce poids de cent cinquante ou deux
cents livres sur son dos et à l'y maintenir
en appuyant sur son front la partie large de la
courroie. Lorsque, haletante, la pauvre
créature atteint le wigwam et laisse tomber
la bête aux pieds du despote qui a
trouvé au-dessous de sa dignité de
s'en charger lui-même, estimant son fusil une
charge suffisante pour lui, et continuera à
faire preuve de bravoure et de
supériorité en la harcelant, quoique
à bout de forces, elle sait bien par les
dures expériences du passé qu'elle ne
peut différer d'un instant de le satisfaire,
il lui en coûterait trop, aussi
s'empresse-t-elle de saisir le couteau, de
dépecer adroitement l'animal, d'en
détacher un quartier qui ne tarde pas
à bouillir dans la marmite et constituera un
mets savoureux pour son éminence. Ce n'est
que lorsqu'il sera occupé à
dévorer la venaison, avec les hommes ou
jeunes gens qu'il lui aura plu d'inviter, que la
malheureuse pourra prendre quelques instants de
repos. Elle ira s'asseoir là où
femmes, jeunes filles et chiens se
réunissent et se
disputent avidement les os
à peu près dépouillés
que la gent masculine leur jette en riant.
Tel est l'un des tristes aspects du
paganisme que j'ai souvent eu sous les yeux. Aussi
longtemps que la femme est capable de travailler et
de peiner, elle est tolérée comme une
affliction nécessaire, mais
âgée et affaiblie, sa condition
devient plus déplorable encore. Elle est
honteusement négligée et souvent mise
à mort.
Un missionnaire visitant un de ces clans
païens prêcha sur ces paroles du
Sauveur : « Venez à moi, vous
tous qui êtes travaillés et
chargés » Il dit les vicissitudes
et les peines de cette vie et comme quoi tous les
hommes doivent travailler et lutter. Grande
colère de ceux-ci qui s'assemblent en
meeting de protestation et s'écrient :
« Qu'il aille trouver les squaws, avec
ses discours ; ce sont elles qui ont à
charrier les lourds fardeaux et à faire les
travaux fatigants ; tout cela les concerne et
pas nous ! » Ils étaient
grièvement offensés. Sur le rivage
nord-ouest du lac Winnipeg vivait un chef
nommé Moo-koo-woo-soo qui, de propos
délibéré, étrangla sa
mère, puis réduisit son corps en
cendres. Questionné sur cette horrible
action, il répondit froidement qu'elle
était devenue trop vieille pour tendre des
pièges à lapins ou
pêcher le poisson ; il n'entendait pas
s'embarrasser d'elle, ainsi il n'avait qu'à
la détruire. Je pourrais multiplier ces
exemples. En vérité « les
entrailles du méchant sont
cruelles » (Prov. XII, 10).
Les ménages heureux de nos
convertis où l'on voyait régner
l'ordre et le respect mutuel formaient avec ceux
dont je viens de parler un contraste
réjouissant. Là, la femme. occupait
sa vraie place, elle était traitée
avec amour et égards ;
âgée et infirme, au lieu de subir le
sort infligé à la mère de
Moo-koo-woo-soo, elle jouissait du meilleur coin
dans le petit home et du morceau de choix au repas.
Je vis un jour la porte de notre lieu de culte
s'ouvrir à deux battants pour livrer passage
à deux vigoureux compagnons portants dans
leurs bras leur mère invalide qui avait
exprimé le désir d'y venir. Ils la
soutinrent avec tendresse tout le temps que dura le
service puis la remportèrent chez elle avec
non moins de précautions. Si
l'Évangile n'eût pas agi
profondément sur leur naturel hautain, ils
fussent morts plutôt que de faire pareille
chose.
Désormais tout n'était
plus esclavage dans la vie des femmes, elles
avaient leurs heures de loisir et savaient fort
bien en jouir. Par les beaux jours
d'été, à
l'occasion, leur plus grand
plaisir était une course rapide dans leurs
légers canots elles unissaient l'utile
à l'agréable en tirant des canards
sauvages.
Ce changement de sentiments à
l'égard des vieillards, des infirmes et des
personnes affligées en général
se manifestait d'une manière des plus
touchantes au nouvel an. Longtemps avant leur
conversion les Cree célébraient une
grande fête à ce moment-là.
Dans ces abominables festivités, la chair du
chien jouait le rôle de mets principal, et ce
repas était accompagné de
cérémonies révoltantes. Le
missionnaire, au lieu d'abolir cette institution,
la convertit en fête chrétienne. Je
continuai dans la voie que mes
prédécesseurs avaient ouverte et
c'est ainsi que chaque premier jour de l'an nous
avons grande réjouissance. Les Cree
appellent ce jour Oocheme-gou Kesigow, ce qui
signifie le jour des baisers, car tout homme y a le
droit d'embrasser les femmes qu'il trouve sur son
chemin, et toute femme s'attend à être
embrassée. Je m'amusais infiniment à
la vue de trente ou quarante Peaux-Rouges
vêtus de leurs plus beaux atours, arrivant
posément à la station et
déposant gravement un baiser sur la joue de
ma femme.
Et si je la taquinais sur ce
côté imprévu de son
activité missionnaire, elle
rétorquait en riant :
« Qu'as-tu à te moquer de
moi ? Vois dans la cour cette foule de femmes
qui attendent que tu sortes pour te sauter au
cou... » Mais ce jour-là mon
travail semblait me tenir rivé à mon
bureau. Cependant, si cette petite ruse ne prenait
pas, je me présentais dans la cour et
choisissant une bonne vieille à cheveux
blancs, aux traits doux et aimables, la mère
du chef, je disais : « je vais
embrasser grand'mère et vous voudrez bien
vous considérer toutes comme
embrassées dans sa personne. »
Cette coutume est plus ancienne parmi eux que celle
de se tendre la main qu'ils ont apprise des
blancs.
Pour préparer la fête, on
s'y prenait des semaines à l'avance. On se
réunissait pour tenir conseil et les hommes
annonçaient ce qu'ils avaient l'intention de
donner. Tels bons tireurs de daims promettaient de
la venaison, tels autres quantité de
castors. D'autres avaient découvert les
quartiers d'hiver de certain couple d'ours et
s'arrangeraient pour aller l'occire. D'autres
encore, habiles « chasseurs de
fourrures », étaient
disposés à en troquer une partie
contre de la farine, du thé et du sucre.
JE
M'AMUSAIS INFINIMENT
La liste s'allongeait jusqu'à ce qu'il y
eût assez de promesses pour que, avec la
généreuse contribution des
fonctionnaires de la Compagnie et ce que le
missionnaire pouvait offrir de son
côté, il y eût de quoi
préparer un copieux banquet. Toutes ces
choses, à mesure qu'elles étaient
apportées, s'entassaient dans un
bâtiment isolé de la mission. Il
fallait parfois des mois pour réunir toute
la viande, mais grâce au gel rien ne se
gâtait. Dans les derniers jours ma femme
choisissait quelques aides bénévoles
qui faisaient cuire le tout sous sa haute
surveillance. Vu leur capacité il ne fallait
pas longtemps pour apprêter la
quantité considérable de mets
nécessaires pour satisfaire l'appétit
de la foule quoiqu'il fût tout indien - on
sait ce que cela veut dire.
Au matin du grand jour, des hommes
venaient enlever les sièges du temple et y
dresser de longues tables. Des chaudrons de
thé complétaient les
préparatifs. Mais avant qu'aucune des huit
cents ou mille personnes réunies touchassent
une bouchée du festin, le chef me demandait
un crayon et un feuillet de papier ; puis,
debout sur une caisse ou un banc, il criait :
« Quels sont ceux de nos gens malades ou
vieux, qui ne peuvent être des nôtres
aujourd'hui ? » À mesure
qu'un nom était prononcé, il
l'inscrivait, puis lisant sa
liste il insistait : « Que personne
ne soit oublié. » Et quelqu'un de
s'écrier : « Il y a une
vieille femme à quinze kilomètres en
remontant la rivière près du vieux
fort. » Un autre ajoutait :
« Avez-vous le nom du garçon qui a
reçu un coup de fusil à la
jambe ? » Tous deux étaient
aussitôt inscrits. Une voix s'élevait
encore : « Les païens qui sont
avec nous aujourd'hui en ont deux ou trois dans
leurs tentes. » Et tous de
répondre : « Nourrissons ceux
qui sont au milieu de nous et envoyons quelque
chose aux leurs avec nos
amitiés. » Lorsqu'on avait la
certitude de n'avoir négligé
personne, on venait requérir tous les vieux
journaux et papiers d'emballage dont je pouvais
disposer et, tandis que des mains
généreuses tranchaient les quartiers
des viandes de toutes sortes, d'autres les
arrangeaient en paquets en y ajoutant de larges
morceaux de gâteau sans oublier de petits
sacs de thé et de sucre. Les paquets une
fois faits, chacun contenant un assortiment complet
du menu, le chef hélait du groupe des jeunes
hommes très animés au foot-ball,
autant de coureurs agiles qu'il y avait de charges
à porter et les leur remettait en les
accompagnant d'un message cordial et sympathique
pour chacun des destinataires.
De tels spectacles compensaient mille
fois nos tribulations et nos souffrances. Dire que
si l'Évangile n'avait
pénétré là, ces pauvres
gens auxquels, avant de se servir soi-même,
on envoyait des provisions qui suivant les cas
pourraient durer plusieurs jours, auraient
été cruellement mis à mort ou
condamnés à languir dans l'abandon et
la misère ! Les jeunes coureurs
eux-mêmes considéraient comme un
honneur d'être délégués
à ces wigwams parfois bien
éloignés. Je jouissais de les voir
serrer leur ceinture et partir comme des chevreuils
chacun dans la direction qui lui avait
été désignée. Ensuite
les tables se garnissaient par ordre de
préséance et le festin
commençait sitôt qu'on avait
chanté le cantique d'actions de
grâces. Mme Young présidait une table
à laquelle elle invitait les gens de la
Compagnie et ceux de nos pauvres fidèles
auxquels nous désirions faire honneur.
Parfois nous consacrions une table entière
aux païens que la perspective de la fête
avait attirés du fond de la forêt. Par
leur estomac il nous était souvent
donné d'atteindre leur coeur et de les
gagner à Christ. Des heures se passaient
avant que tous fussent pourvus et rassasiés.
Alors d'un même coeur ils
chantaient :
« Louons Dieu qui nous comble
de ses
bénédictions. »
Ce qui pouvait rester de vivres était
partagé entre les nécessiteux qui
l'emportaient chez eux. Puis les hommes relevaient
les tables ; quelques femmes balayaient
prestement le temple ; on y replaçait
les sièges, on l'éclairait et il ne
tardait pas à se remplir de nouveau.
L'auditoire réuni se choisissait un
président et la réunion ouverte par
le chant et la prière se continuait par des
allocutions. Il se disait là bien des choses
intéressantes et sensées.
Quelques-uns, les plus réfléchis,
passaient en revue les grâces reçues
au cours de l'année écoulée.
Plusieurs allocutions faisaient allusion aux
pêches et aux chasses, d'autres aux
traités conclus avec le gouvernement. Les
unes, gaies et pleines d'esprit, étaient
accueillies par des rires et des
applaudissements ; les autres, d'un
caractère sérieux et religieux,
trouvaient également de l'écho dans
les coeurs. Je remarquais que, dans toutes, le mot
Nanas-koomoo-win-ah (action de grâces)
revenait fréquemment, et j'en étais
tout réjoui. Nous terminions ces joyeuses
journées par la Doxologie et la
Bénédiction.
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