« Il y a un Dieu pour les
buveurs ... »
CHAPITRE XVI
Ne me frappe pas, mon frère!
Le temps arriva où Harry Bass, roi des
soûlards en Essex, put regarder en face toute
la bière des meilleures brasseries du pays
sans en désirer une pinte.
Mes amis de l'Armée du Salut,
préoccupés de la marche de leur
nouveau converti, jugeaient prudent de ne pas me
demander d'aller dans les estaminets où mes
anciens compagnons avaient coutume de se
réunir. Mais bientôt, ils furent
convaincus de la stabilité de ma conversion
: ils pouvaient donc m'envoyer n'importe où
sans crainte de me voir retomber dans mes habitudes
d'autrefois. Harry Bass, ancien baril de
bière, avait pris en horreur le liquide qui
avait failli causer sa perte.
Il faut l'admettre; ce ne devait pas
être une petite affaire pour le tenancier du
café de voir un ex-ivrogne chronique et
fervent ami de la dive bouteille faire une
réclame convaincue pour l'abstinence de
toute boisson alcoolique, presque à la barbe
du maître de céans !
Cependant, comme je l'ai
déjà signalé, la plupart des
cafetiers qui m'avaient compté au nombre de
leurs clients me faisaient un accueil favorable. Je
dois pourtant vous parler d'une exception à
cette règle de courtoisie...
Je me demande parfois si, comme
militant chrétien, je chante avec autant
d'aplomb que je ne le faisais au temps de mes
ribotes. Le fait est que tant bien que mal, j'ai
toujours continué à chanter. Les
Salutistes m'encourageaient à le faire, et
mes amis des cabarets réclamaient souvent
« une chanson ».
Ce certain soir, j'étais en
très bonne forme. Un paquet de journaux sous
le bras, je chantais un cantique très
goûté de mes auditeurs : «
Pécheur, je voudrais te guérir »
sur « Douce Geneviève ». Une
vigoureuse protestation s'éleva :
« Arrête ce bruit !
» hurla le tenancier en frappant sur le
comptoir avec une chopine de bière. «
Douce Geneviève » connut ce
soir-là une fin bien abrupte.
*« Je ne veux pas ce
roucoulement de cantique chez moi, Harry Bass. Si
ça te plaît d'être un fanatique
de la religion, c'est ton affaire ! Mais mon
établissement n'est pas un local salutiste.
En tout cas, si ce petit jeu continue, on
arrêtera de servir à boire...
»
Le pauvre homme, il oubliait qu'en
pays de liberté, les clients peuvent choisir
le café qui leur plaît. D'autre part,
il est possible après tout que je n'aie pas
si mauvaise voix, même en état de
parfaite sobriété ! En effet, les
clients redemandèrent «
Geneviève» à grands cris. Il y
eut quelques répliques à l'algarade
du patron : « Ah !... Harry Bass n'a plus la
permission de chanter ?... Très bien ! on ne
viendra plus chez vous ! » Certains firent
mine de sortir. Aussitôt le cafetier se
rétracta en marmottant une histoire de
« simple plaisanterie ».
Après cela, je pus chanter
dans ce cabaret et y vendre les publications
salutistes autant que 'je voulais.
Dans ce temps de l'entre-deux
guerres, la bière était forte et les
Salutistes qui faisaient la vente dans les
cafés, surtout à Grays et dans le
quartier des docks, rencontraient des voyous et
tapageurs de la pire espèce. Vous connaissez
déjà mon caractère
emporté et vous savez que même
après mon entrée dans l'Armée
du Salut, il m'est arrivé d'«emprunter
cinq minutes au Seigneur» pour tanner le cuir
à un ours mal léché. Entre
nous, il ne l'avait pas volé...
Mais cette méthode de
redressement n'est pas en vogue dans l'Armée
du Salut. Nous livrons un combat, celui de la foi,
et nous l'estimons beaucoup plus profitable que le
pugilat. Dans tous les cas, le mastodonte d'un
mètre quatre-vingt-dix qui, dans un de ces
estaminets, me toisait du haut en bas de mon
mètre soixante-cinq, semblait capable de me
démolir quelle que fût la tactique
adoptée: genre « Armée du Salut
» ou « coup de poing sur le nez »!
« J'peux pas t'sentir », dit-il en
regardant mon jersey rouge comme le taureau l'habit
du matador.
« Est-ce que tu aimerais le
« Cri de Guerre », mon frère ?
» lui répondis-je.
« Pas question de frère
avec moi! » - Mon homme souffrait
peut-être de la bile. Ce qui était
sûr, c'est qu'il voyait rouge ! Son poing
massif était suspendu au-dessus de mon
insignifiance.
Les Salutistes sont tenus
d'être toujours prêts à passer
dans l'au-delà. Mais depuis la fin de ma
servitude, je m'étais mis à jouir de
la vie et je ne me sentais nullement
désireux de revêtir
l'immortalité. Je choisis de pratiquer une
politique de paix. La grande
supériorité de mon adversaire fut
sans doute pour quelque chose dans cette
décision; mais il est plus probable que j'ai
voulu éviter un blâme de l'officier
commandant pour ma façon sommaire et peu
orthodoxe d'appliquer la justice. Je pris une
attitude ferme et digne, comme la sentinelle de
Pompéi à l'approche de la lave
brûlante du volcan, et je tentai d'apaiser
cette fureur incompréhensible: « Ne me
frappe pas, mon frère; je suis ici au nom du
Seigneur. »
Le géant parut se figer; il
resta le poing en l'air tandis qu'une sorte
d'incertitude passait dans son regard. il ouvrit la
bouche pour proférer un juron, mais il n'en
sortit que peu de chose. Après tout, il
n'est pas facile de se jeter sur un gringalet qui,
au moment où vous allez le réduire
à néant, vous regarde le plus
tranquillement du monde en se recommandant du nom
du Seigneur !
Les spectateurs restèrent
bouche bée devant ce miracle moderne de la
force brutale vaincue par la douceur. Cependant,
mon adversaire, tout déconfit, suffoquait de
dépit. Fou de colère, il se mit
à faire voler les tables; les chopes de
bière s'écrasaient au sol et leur
«précieux» contenu inondait le
plancher. Une fois passé cet accès de
rage, il disparut, peut-être pour aller
consulter au sujet de son foie, mais plus
probablement pour trouver un cabaret « normal
» où on ne voit pas de petits
imbéciles oser vous résister tout en
refusant de se battre.
La menace du danger - sur le moment
j'ai cru à un danger de mort ! - m'avait
causé une certaine émotion. Pendant
que je rassemblais mes esprits, le tenancier prit
mes journaux et fit la tournée de ses
clients. Il se révéla très
expert dans cet art.
Mais je ne me suis pas toujours
tiré sain et sauf de ces esclandres. Quel
motif pouvait avoir cet autre mauvais coucheur pour
m'envoyer un coup de pied dans l'estomac, au
«café du Taureau» ! Il faudrait le
lui demander. Tout ce que je faisais,
c'était de vendre le « Cri de
Guerre». Un tel acte passe les bornes,
même dans une bagarre.
Vous n'avez peut-être jamais
reçu un coup dans l'estomac ? Et pas un
semblant de coup, je vous prie! Je suis
passablement rompu à ce genre de chose; mais
je dois avouer qu'après avoir
surmonté le mauvais moment et repris mon
souffle, j'eus la démangeaison de mettre en
pièces ce transgresseur des règles
les plus élémentaires. D'ailleurs ce
voeu - non sanctifié, je l'avoue - trouvait
déjà satisfaction. Deux ou trois
solides gaillards tenaient ce mauvais sire dans
leurs griffes et faisaient de leur mieux pour lui
inspirer une crainte salutaire.
«Écoute bien ça,
vieux lâche : il fut un temps où Harry
Bass t'aurait cassé les reins pour ce que tu
viens de lui faire, tu le sais bien ! Maintenant
qu'il est salutiste, il n'a plus la permission de
se battre et tu en profites ! Mais nous, on n'est
pas salutistes, et si tu ne lui fais pas tes
excuses tout de suite, on va t'emmener dehors et te
mettre en morceaux... »
L'homme fit amende honorable et se
retira humblement, à la fois confus et
heureux de se trouver intact.
.
CHAPITRE XVII
L'agent de police qui prie à
minuit
La réputation est chose étrange.
J'avais connu une grande notoriété
comme pochard et chenapan. Par la suite, la mission
dans les cafés me valut une renommée
toute différente : je fus porté de
force aux fonctions de conseiller du
citoyen.
Un soir, je trouvai dans un bar un
fils de pasteur qui m'attendait.
Séparé de sa femme, il s'était
querellé avec son père et avait perdu
son emploi. « Vous devriez vous adresser
à Harry Bass », lui avait-on
conseillé : « Lui ? le plus mauvais
sujet de l'endroit; et puis, tout à coup, le
voilà qui tourne casaque. Jamais
retouché un verre de vin. Comme par magie !
»
À l'ouïe de ce
certificat, je secouai la tête : « Pas
de magie là-dedans. Bien des fois, j'ai
essayé d'arrêter de boire.
Échec complet. Voyez-vous, j'essayais par
mes propres moyens. Mais avec l'aide de Dieu, je
suis arrivé à quelque chose.
»
« Vous ne vous en sortirez
jamais tout seul », dis-je à ce
malheureux garçon. « Et pas davantage
avec l'aide de vos amis. Vous êtes perdu,
à moins que... »
« ... Vous voulez dire que je
devrais entrer dans l'Armée du Salut ?
» demanda-t-il.
« L'idée ne serait pas
mauvaise. Mais ce n'est pas l'Armée du Salut
qui convertit les gens. Seul Dieu peut transformer
l'homme, lui pardonner ses péchés,
changer ses idées fausses et fortifier sa
faible volonté. Cet homme peut alors faire
les choses que de lui-même, il n'avait aucune
chance d'accomplir. »
« Parlez-moi de votre
conversion » ajouta-t-il. Ce que je fis. Je le
devine, vous trouvez que je parle beaucoup trop; de
moi, s'entend. Mais de quoi voulez-vous que je vous
parle ? Je ne suis pas de ces gens calés qui
peuvent en compter long sur la philosophie ou
d'autres « sophies » du même acabit
! Je suis Harry Bass, mécanicien sur grue.
Je n'ai pas eu le temps de briller beaucoup,
à l'école. Il a fallu travailler
aussitôt que possible pour apporter de
l'argent à la maison.
Voilà pourquoi je ne sais pas
grand'chose de telle ou telle théorie, mais
je sais ce qui s'est passé en moi. Je le lui
racontai, à ce fils instruit d'un ministre
de l'Évangile. Le pauvre jeune homme ! Il
avait sombré dans des ennuis terribles pour
n'avoir pas su s'arrêter à temps dans
ses beuveries d'étudiant. Nous avons
prié ensemble.
« Maintenant, dit-il, je rentre
à la maison. Si ma femme veut bien me
pardonner, je ne toucherai plus à ces
maudits petits verres.»
Il ne tenait pas, j'en eus la nette
impression, à ce qu'on s'occupe de ses
affaires à lui. Je le laissai donc à
ses résolutions, à Dieu et à
sa femme. Tout ce que je puis dire, c'est que je ne
l'ai plus revu dans les cafés.
L'officier de l'Armée du
Salut était certainement mieux
qualifié que votre serviteur pour visiter et
aider les inconvertis. Néanmoins, c'est
souvent Harry Bass qu'on faisait demander dans les
moments difficiles. D'un pasteur ou d'un officier,
les gens pouvaient se gêner, mais de Harry
Bass.... allons donc ! Au temps de sa 'soif
perpétuelle, ils avaient bu maintes chopes
en sa compagnie...
Le souvenir de ces deux
frères juifs me reste ineffaçable.
Ils vivaient ensemble dans une condition tout sauf
prospère. Je n'oublierai pas l'état
misérable de leur pauvre chambre qu'une
fumeuse lampe à pétrole
éclairait faiblement. On m'avait fait
chercher parce que l'un d'eux était
gravement malade. Pendant la plus grande partie de
sa vie, cet homme avait négligé la
religion; maintenant que sa fin semblait proche, il
sentait la nécessité de prendre garde
à ces choses.
Arrivé à
l'extrémité, ce fils d'Abraham ne
songeait pas à ergoter sur de menus points
de doctrine. Peu lui importait que ma religion
diffère de la sienne. Il accepta d'entendre
parler de Jésus-Christ et de le recevoir
comme son Sauveur éternellement vivant. Dans
ce taudis de chambre, dans cette atmosphère
fétide, le mourant s'accrocha au message du
salut. Je priai et il fit de même. Quelques
heures Plus tard, ce Juif solitaire
échappait au règne de la souffrance
et de la mort pour entrer dans le royaume de la
lumière.
À force d'exercice, j'acquis
plus d'assurance dans la façon de
m'exprimer. Le jour vint où je fus capable
de sermonner un agent de police ! Cela se passa un
soir, au clair de lune...
Je travaillais dans l'équipe
de nuit au déchargement des cargos. À
minuit, pendant la demi-heure du
casse-croûte, il m'arrivait de
m'éloigner de mes camarades pour prier.
C'est à cette occupation qu'un veilleur me
surprit.
Comment aurait-il pu connaître
mon goût pour l'oraison au clair de lune ?
Après tout, il vaut mieux prier au clair de
lune que de troubler la paix nocturne du tapage de
ses débauches. En tout cas, cette nouvelle
habitude m'était très profitable. Il
y a quelque chose de spécial au clair de
lune, chacun le sait. Là-bas, au bord de la
Tamise, au clapotis de l'eau, la lueur des mille
rayons qui jouaient sur les vaguelettes, je
trouvais une ambiance propre à l'adoration.
La présence de Dieu m'était
très sensible.
Mais allez faire comprendre cela
à un agent de police ! On pillait les
dépôts de marchandises; on
dévastait les cargaisons des bateaux. Alors,
quoi de plus naturel à ce qu'un individu
seul, bien tranquille à l'écart, soit
soupçonné de « flânerie
avec intention de commettre un vol »
?
« Que faites-vous là ?
» demanda brusquement l'agent en braquant sa
lampe sur moi.
« Je fais ma
prière.»
Cette réponse l'abasourdit
autant que s'il s'était agi de faire sauter
la totalité des docks de Tilbury! Mais
après explication, l'affaire finit par
s'éclaircir. Les gendarmes ne m'effrayaient
plus.
L'incident se termina le mieux du
monde : à la prière au clair de lune
succéda un entretien de coeur à coeur
sur la vie victorieuse. Tout compte fait, les
représentants de la force publique sont des
hommes comme les autres. Ils ont leurs
difficultés.
C'était le cas de celui-ci.
De fil en aiguille, il m'exposa une question qui le
troublait passablement. Je lui proposai de prier
à ce sujet. Il accepta, puis appuya ma
requête d'un « amen» convaincu,
avec ce ton de voix aimable et ferme qu'il devait
avoir en témoignant devant le
tribunal.
Spectacle étrange que ces
deux hommes debout, la tête
découverte, à l'ombre des navires...
Je crois que cet homme avait un coeur
sincère et humble comme doit l'avoir toute
créature dans la présence de Dieu,
son créateur.
Le signal de la reprise fut
donné. L'agent retourna à son devoir,
visiblement préoccupé. Je repris mon
ouvrage, car il y a un temps pour prier et un temps
pour travailler.
.
CHAPITRE XVIII
Un homme, une femme, et un chapeau
perdu
Un soir, lors de ma tournée hebdomadaire
des cafés, je rencontrai un malheureux
bonhomme qui avait perdu son chapeau. Il allait
tout en ronds et en cercles, bougonnant contre le
monde entier, comme un canard
épouvanté!
« Perdu mon chapeau ! » se
répétait-il à
lui-même
« La bourgeoise maronnera.
» Il chancelait, titubait et se raccrochait
à un point d'appui pour retrouver son
équilibre.
« ... Trop bu !»
gémissait-il. «La femme sera d'
mauvaise ... Perdu mon chapeau ... » Il
m'aperçut: «Offichier, ... perdu mon
chapeau! J'serais bien content si vous me le
retrouviez ! ... Parti, par ici,
què'qu'part. Je l'avais sur l'crâne
... N'y est plus. »
Il tâta sa pauvre tête
perdue pour s'en assurer. Dans un jardin, tout
près de la palissade, je découvris le
précieux objet que je posai sur la
tête de son propriétaire. Il
s'accrocha à moi comme à un
frère longtemps perdu de vue.
« scusez, offichier, où
est-ce que j'habite ? Pas moyen d'me rappeler.
C'est par là autour. J'y suis allé
bien des fois, mais maintenant, pas moyen de
trouver... Vous voulez m'dire où c'est
qu'j'habite, offichier ? »
Je n'en avais pas la moindre
idée, mais je me dis qu'en cherchant bien,
j'arriverais peut-être à trouver. Mon
paquet de journaux sous un bras, je mis le cap dans
la direction qui me semblait la bonne. Ce
n'était pas une petite affaire ! Mon
protégé ne distinguait plus le pied
droit du gauche et compromettait son
équilibre en gardant obstinément une
main sur la tête comme s'il avait
porté un « Borsalino » dernier cri
!
Nous rencontrâmes des
passants.
« Savez-vous où habite
le petit père ? » Par bonheur, ils le
savaient : « Numéro 24, première
rue à gauche.»
Ces gens ne demandèrent pas
leur reste : il est difficile de se
dépêtrer d'un homme soûl ! Ils
m'abandonnèrent volontiers au soin de mes
journaux et de mon compagnon. Il se laissait
traîner chez lui dans la plus complète
indifférence. Nous passions rapidement d'un
trottoir à l'autre au rythme de la petite
litanie :
« J'en ai pris une goutte de
trop... Perdu mon chapeau ! »
Au bas de la rue, dans un sombre
recoin, je vis une femme étendue dans la
boue et la pluie. Elle aussi en avait une goutte de
trop ! Pour un embarras, c'en était un.
Pourtant, il y avait une sorte de justice dans le
fait que je doive être responsable de deux
êtres aussi pris de boisson, moi qui
m'étais affalé tant de fois dans la
rue, ivre mort.
Et je prenais cette
responsabilité au sérieux.
J'entrepris de les escorter chacun
chez soi. Il restait à savoir l'adresse de
la femme, il est vrai. Appuyant l'homme à un
mur, je remis la femme sur ses pieds. Pendant cette
délicate manoeuvre, le compère se
laissa choir à terre comme un bonhomme
Michelin qui se dégonfle. Pas moyen de le
maintenir en position verticale, à aucun
prix.
Pour comble de malheur, un coup de
vent éparpilla mes précieux journaux
aux quatre coins de la rue. Dommage de voir une si
bonne littérature se salir ainsi
.
En tombant, l'homme s'était
donné un coup qui paraissait l'avoir
dégrisé : «Mais ! ... je me
laisserai fouetter si je n'ai pas devant moi la
bourgeoise en personne ! »
Il ne se trompait pas : la femme
trouvée dans la boue était la
légitime épouse de l'homme qui avait
perdu sa route et son chapeau. Je suis bien mal
placé pour jeter la pierre à qui que
ce soit; mais ce soir-là, j'ai haï la
boisson de toutes mes forces. Dans ma vie, il m'a
été imposé bien des besognes
désagréables, mais la tâche de
ce samedi soir peut se ranger parmi les pires
corvées dont je me sois
acquitté.
Je fis lever «Madame» et
j'en fis autant de «Monsieur».
Hélas! tous deux subissaient fortement
l'attraction terrestre. « Madame»
était allée en commissions; elle
retrouva assez de sens pour s'écrier:
«Mon sac, le dîner!» Elle tint
farouchement ce trésor d'une main en
s'agrippant à mon bras de l'autre. Le mari
me poussait violemment de côté,
menaçant de faire tout chavirer.
La ménagère semait ses
pommes de terre sur la chaussée, quand ce
n'était pas les choux et le rôti.
Chaque fois, elle se penchait en vacillant pour
récupérer cette précieuse
marchandise. Pendant ce temps, je faisais des
efforts méritoires pour ne pas
m'écrouler sur elle avec le «petit
père».
La route fut longue et difficile
jusqu'à ce numéro 24. On
s'arrêtait fréquemment. L'homme
marmottait quelque chose de sa voix de rogomme; de
son côté, la femme esquissait des
fragments de chansons qui finissaient brusquement
chaque fois qu'une de ses emplettes arrivait au
sol. Néanmoins, nous sommes parvenus au
but.
Pauvre logis ! Que fallait-il
attendre de plus chez d'aussi forts buveurs ? Pas
de feu, un désordre effrayant.
C'était moins un foyer qu'un bouge. J'assis
la femme sur une chaise, et déchaussai le
mari que j'étendis ensuite sur ce qui lui
tenait lieu de lit. Quant à «la
bourgeoise», je la laissai se tirer d'affaire
seule. D'ailleurs en moins d'un instant, elle
s'endormit d'un profond sommeil. J'éteignis
la lumière et partis.
Croyez bien que je ne parle pas dans
l'esprit du propre juste si je vous dis tout le
bonheur que j'éprouvai, ce soir-là,
de pouvoir rentrer dans un foyer paisible et
confortable. La comparaison était
inévitable entre notre intérieur
propre et coquet, plein d'une douce chaleur, et la
chambre sombre et sordide que je venais de
quitter.
Oui, mille fois oui, si vous voulez
connaître une plénitude de joie,
ouvrez votre coeur, votre vie tout entière
à l'amour de Dieu et au salut que vous offre
Jésus-Christ.
Personne n'aurait pu désirer
plus de bonheur que je n'en avais. Par la
bénédiction de Dieu, mes enfants
grandissaient dans une atmosphère heureuse;
ma femme et moi, nous connaissions une union
véritable. Quel amour, quelle joie
pouvait-il y avoir dans le taudis de mes deux
protégés ? On aurait pu croire qu'ils
s'enivraient pour tomber dans l'inconscience, pour
s'aveugler sur la réalité de leur
misère.
Comme tous les petits enfants du
monde, mes gosses ont aimé les contes de
fées, les histoires de magiciennes qui
changent de pauvres Cendrillons en belles
princesses. La Bible affirme que le croyant sera
transformé « de gloire en gloire
». Mais béni soit Dieu ! Cette
métamorphose n'est pas à venir
seulement; elle ne se réalisera pas
qu'après la mort. Dieu a déjà
commencé cette oeuvre en moi. Il m'a
transformé, moi, mon domicile, ma femme et
mes enfants. C'est ici-bas qu'Il l'a fait.
Dès maintenant, nous avons un
avant-goût du ciel.
À mon retour chez moi, j'ai
prié pour ces pauvres gens. Par la suite,
j'ai cherché à leur venir en aide. En
pensant à ce logis mal
éclairé, mal meublé, avec ses
occupants plongés dans le sommeil de
l'ivresse, je me rappelle des paroles qui se
chantent dans l'Armée du Salut :
« Jésus m'arrache
à ma misère,
M'offrant sa vie et son
pardon.
Il m'introduit dans sa
lumière;
Il m'a sauvé : gloire
à son nom ! »
.
CHAPITRE XIX
Pacotille et menu fretin
En vendant mes journaux, je me suis
trouvé un soir dans un groupe de marchands
forains, de colporteurs et camelots. Ce
n'était pas la première
fois.
Plusieurs de ces gens sans feu ni
lieu m'avaient déjà connu au temps de
mes filouteries.
Ils aimaient me taquiner, ces
compagnons; sans y mettre, d'ailleurs, aucune
méchanceté. Ma femme, elle, ne
faisait pas toujours bonne mine à la
collection de bric-à-brac que je rapportais
des cafés; elle y trouvait de tout au monde,
d'une portion de tripes plus ou moins douteuses aux
rossignols les plus divers. Je me laissais
fléchir par des arguments fort convaincants
:
« Un service en vaut un autre;
je prendrai le « Cri de Guerre » et le
« Jeune Soldat » si tu m'achètes
ces boutons de cols... » De cette
manière, je réunissais de beaux
assortiments de boutons, au fond totalement
inutiles. Mais ça faisait marcher les
affaires : celles du Seigneur et aussi les miennes
qui étaient de placer le plus possible de
journaux pour faire entrer le message de
l'Évangile dans le plus grand nombre de
coeurs.
« Eh ! là-bas, Harry !
Si tu ne peux plus boire de bière, il n'y a
pas de mal à acheter un peu de friture
!» s'écriait un bon plaisant, plus
souvent pour badiner que pour faire du commerce.
J'achetais un peu de son fretin et de son
côté, il prenait le
journal.
Ce soir-là, il se passa
quelque chose d'inaccoutumé. Après le
chant et la vente du journal, un ivrogne en
goguette me causa une assez vive émotion :
« Eh ! Bass, si tu es vraiment un bon
chrétien, mets-toi à genoux,
là, illico, et prie pour nous !
»
J'ignore si j'ai rougi ou
pâli; je me souviens en tout cas d'avoir
éprouvé un réel malaise ! Les
Salutistes sont humains comme tout le monde; ils
préfèrent vaquer à la
prière en secret ou tout au moins dans une
ambiance qui se prête au recueillement.
J'espérais que cette proposition inattendue
avait passé inaperçue et que son
auteur ne parlait pas sérieusement. Pas le
moins du monde : « Allons ! les Salutistes
sont prêts à prier n'importe
où, ou bien ? Tu n'as pourtant pas la
frousse ! »
La question étant ainsi
posée, il n'y avait pas moyen de se
récuser. Je mis mes journaux sur le
comptoir, et un peu comme ces pauvres bougres qu'on
jetait aux lions pour l'amusement des Romains, je
m'agenouillai à même le plancher. Cet
acte m'était plus difficile que la boxe ! Si
on m'avait offert à «boire, comme on le
faisait souvent dans ce même café,
j'aurais eu toute raison de refuser. Mais à
une semblable requête, je n'osais me
soustraire, en tant que salutiste.
Ainsi, j'ai prié; sans y
trouver de joie, je l'avoue. Cependant, je n'ai
peut-être pas eu tort d'accepter de le faire.
Il y eut d'abord quelques rires
étouffés; mais bientôt un
silence respectueux passa sur tous ces hommes. L'un
d'eux était en train de porter son verre aux
lèvres quand je me mis à genoux;
aussitôt, il le reposa. Les paroles exactes
de cette prière m'ont échappé.
J'ai remercié Dieu pour la délivrance
de ma passion; je le remerciai aussi d'avoir
transformé ma vie et mon foyer et de
m'accorder chaque jour tant de joie: « La
boisson me tenait captif dans les
ténèbres, ô Dieu. Tu vois
qu'elle enchaîne mes amis ici
présents... » Je me souviens d'avoir
dit exactement cela. Ce ne fut pas la
dernière fois que je priai dans un cabaret.
Mais cette première épreuve, si
curieusement provoquée, restera
gravée dans ma mémoire.
Une autre fois, j'ai prié
à la demande d'un grand buveur, non
toutefois dans un café, mais auprès
de son lit de mort. Bob Lewis, un ancien compagnon
de ribote, se trouvait gravement malade. Il me fit
dire de venir le voir. En y allant, je fis quelques
emplettes chez l'épicier du coin, car Rob
était aussi pauvre qu'un rat d'église
bien qu'il eût gagné gros pendant des
années.
En chemin, je me remémorais
nos folies des jours passés : un samedi
soir, nous nous étions trouvés, Bob
et moi, aussi pleins de vins qu'on peut
l'être et sans un radis. Mon copain portait
moins bien sa dose que moi. Après un bout de
chemin, il était tombé de tout son
long, sans pouvoir se relever. Je n'avais pas
l'assise nécessaire pour le remettre sur ses
pieds. Fallait-il le laisser là,
exposé à un froid intense et aux
patrouilles de la police ? Tant bien que mal, je
l'avais traîné dans un coin
abrité et recouvert de sacs. - Comment je
suis rentré chez moi ? Mystère
complet !
C'était donc mon vieux
camarade Bob qui se mourait maintenant du cancer.
Dans ses souffrances atroces, il avait pour unique
réconfort la dive bouteille. Il était
devenu très sourd. Je me mis tout
près de lui et lui parlai distinctement dans
l'oreille. Son visage défait
s'éclaira, à l'ouïe de ma
prière : « 0 Seigneur, Tu connais tout
de Bob, comme Tu as tout connu de moi. Tu m'as
sauvé de la puissance de la boisson et tu
peux le faire pour Bob. Il s'approche de Toi en ce
moment, au nom de Jésus qui a donné
sa vie pour lui. Sauve Bob maintenant, ô Dieu
! »
Peu de jours après, Bob
partit à la rencontre du Seigneur que nous
avions imploré d'un commun accord. Il
répéta plusieurs fois la même
parole peu avant de tomber dans le coma : «
Bob a reçu son denier peu avant la fin de la
journée.»
Il se rappelait la parabole des
ouvriers loués à différentes
heures et c'était sa façon de dire
qu'il avait reçu le salut à la
onzième heure. Dieu soit loué d'avoir
touché le coeur de cet homme, pourtant bien
endurci!
Il vaut mieux, néanmoins,
donner ses belles années et sa pleine force
au service de Dieu. C'est une chose si merveilleuse
de servir le Seigneur, je suis bien placé
pour le savoir. Alléluia!
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