Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



« Il y a un Dieu pour les buveurs ... »

 CHAPITRE XVI
Ne me frappe pas, mon frère!

 

Le temps arriva où Harry Bass, roi des soûlards en Essex, put regarder en face toute la bière des meilleures brasseries du pays sans en désirer une pinte.

Mes amis de l'Armée du Salut, préoccupés de la marche de leur nouveau converti, jugeaient prudent de ne pas me demander d'aller dans les estaminets où mes anciens compagnons avaient coutume de se réunir. Mais bientôt, ils furent convaincus de la stabilité de ma conversion : ils pouvaient donc m'envoyer n'importe où sans crainte de me voir retomber dans mes habitudes d'autrefois. Harry Bass, ancien baril de bière, avait pris en horreur le liquide qui avait failli causer sa perte.

Il faut l'admettre; ce ne devait pas être une petite affaire pour le tenancier du café de voir un ex-ivrogne chronique et fervent ami de la dive bouteille faire une réclame convaincue pour l'abstinence de toute boisson alcoolique, presque à la barbe du maître de céans !

Cependant, comme je l'ai déjà signalé, la plupart des cafetiers qui m'avaient compté au nombre de leurs clients me faisaient un accueil favorable. Je dois pourtant vous parler d'une exception à cette règle de courtoisie...

Je me demande parfois si, comme militant chrétien, je chante avec autant d'aplomb que je ne le faisais au temps de mes ribotes. Le fait est que tant bien que mal, j'ai toujours continué à chanter. Les Salutistes m'encourageaient à le faire, et mes amis des cabarets réclamaient souvent « une chanson ».

Ce certain soir, j'étais en très bonne forme. Un paquet de journaux sous le bras, je chantais un cantique très goûté de mes auditeurs : « Pécheur, je voudrais te guérir » sur « Douce Geneviève ». Une vigoureuse protestation s'éleva :

« Arrête ce bruit ! » hurla le tenancier en frappant sur le comptoir avec une chopine de bière. « Douce Geneviève » connut ce soir-là une fin bien abrupte.
*« Je ne veux pas ce roucoulement de cantique chez moi, Harry Bass. Si ça te plaît d'être un fanatique de la religion, c'est ton affaire ! Mais mon établissement n'est pas un local salutiste. En tout cas, si ce petit jeu continue, on arrêtera de servir à boire... »

Le pauvre homme, il oubliait qu'en pays de liberté, les clients peuvent choisir le café qui leur plaît. D'autre part, il est possible après tout que je n'aie pas si mauvaise voix, même en état de parfaite sobriété ! En effet, les clients redemandèrent « Geneviève» à grands cris. Il y eut quelques répliques à l'algarade du patron : « Ah !... Harry Bass n'a plus la permission de chanter ?... Très bien ! on ne viendra plus chez vous ! » Certains firent mine de sortir. Aussitôt le cafetier se rétracta en marmottant une histoire de « simple plaisanterie ».

Après cela, je pus chanter dans ce cabaret et y vendre les publications salutistes autant que 'je voulais.

Dans ce temps de l'entre-deux guerres, la bière était forte et les Salutistes qui faisaient la vente dans les cafés, surtout à Grays et dans le quartier des docks, rencontraient des voyous et tapageurs de la pire espèce. Vous connaissez déjà mon caractère emporté et vous savez que même après mon entrée dans l'Armée du Salut, il m'est arrivé d'«emprunter cinq minutes au Seigneur» pour tanner le cuir à un ours mal léché. Entre nous, il ne l'avait pas volé...

Mais cette méthode de redressement n'est pas en vogue dans l'Armée du Salut. Nous livrons un combat, celui de la foi, et nous l'estimons beaucoup plus profitable que le pugilat. Dans tous les cas, le mastodonte d'un mètre quatre-vingt-dix qui, dans un de ces estaminets, me toisait du haut en bas de mon mètre soixante-cinq, semblait capable de me démolir quelle que fût la tactique adoptée: genre « Armée du Salut » ou « coup de poing sur le nez »! « J'peux pas t'sentir », dit-il en regardant mon jersey rouge comme le taureau l'habit du matador.
« Est-ce que tu aimerais le « Cri de Guerre », mon frère ? » lui répondis-je.
« Pas question de frère avec moi! » - Mon homme souffrait peut-être de la bile. Ce qui était sûr, c'est qu'il voyait rouge ! Son poing massif était suspendu au-dessus de mon insignifiance.

Les Salutistes sont tenus d'être toujours prêts à passer dans l'au-delà. Mais depuis la fin de ma servitude, je m'étais mis à jouir de la vie et je ne me sentais nullement désireux de revêtir l'immortalité. Je choisis de pratiquer une politique de paix. La grande supériorité de mon adversaire fut sans doute pour quelque chose dans cette décision; mais il est plus probable que j'ai voulu éviter un blâme de l'officier commandant pour ma façon sommaire et peu orthodoxe d'appliquer la justice. Je pris une attitude ferme et digne, comme la sentinelle de Pompéi à l'approche de la lave brûlante du volcan, et je tentai d'apaiser cette fureur incompréhensible: « Ne me frappe pas, mon frère; je suis ici au nom du Seigneur. »

Le géant parut se figer; il resta le poing en l'air tandis qu'une sorte d'incertitude passait dans son regard. il ouvrit la bouche pour proférer un juron, mais il n'en sortit que peu de chose. Après tout, il n'est pas facile de se jeter sur un gringalet qui, au moment où vous allez le réduire à néant, vous regarde le plus tranquillement du monde en se recommandant du nom du Seigneur !

Les spectateurs restèrent bouche bée devant ce miracle moderne de la force brutale vaincue par la douceur. Cependant, mon adversaire, tout déconfit, suffoquait de dépit. Fou de colère, il se mit à faire voler les tables; les chopes de bière s'écrasaient au sol et leur «précieux» contenu inondait le plancher. Une fois passé cet accès de rage, il disparut, peut-être pour aller consulter au sujet de son foie, mais plus probablement pour trouver un cabaret « normal » où on ne voit pas de petits imbéciles oser vous résister tout en refusant de se battre.

La menace du danger - sur le moment j'ai cru à un danger de mort ! - m'avait causé une certaine émotion. Pendant que je rassemblais mes esprits, le tenancier prit mes journaux et fit la tournée de ses clients. Il se révéla très expert dans cet art.

Mais je ne me suis pas toujours tiré sain et sauf de ces esclandres. Quel motif pouvait avoir cet autre mauvais coucheur pour m'envoyer un coup de pied dans l'estomac, au «café du Taureau» ! Il faudrait le lui demander. Tout ce que je faisais, c'était de vendre le « Cri de Guerre». Un tel acte passe les bornes, même dans une bagarre.

Vous n'avez peut-être jamais reçu un coup dans l'estomac ? Et pas un semblant de coup, je vous prie! Je suis passablement rompu à ce genre de chose; mais je dois avouer qu'après avoir surmonté le mauvais moment et repris mon souffle, j'eus la démangeaison de mettre en pièces ce transgresseur des règles les plus élémentaires. D'ailleurs ce voeu - non sanctifié, je l'avoue - trouvait déjà satisfaction. Deux ou trois solides gaillards tenaient ce mauvais sire dans leurs griffes et faisaient de leur mieux pour lui inspirer une crainte salutaire.

«Écoute bien ça, vieux lâche : il fut un temps où Harry Bass t'aurait cassé les reins pour ce que tu viens de lui faire, tu le sais bien ! Maintenant qu'il est salutiste, il n'a plus la permission de se battre et tu en profites ! Mais nous, on n'est pas salutistes, et si tu ne lui fais pas tes excuses tout de suite, on va t'emmener dehors et te mettre en morceaux... »

L'homme fit amende honorable et se retira humblement, à la fois confus et heureux de se trouver intact.

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CHAPITRE XVII
L'agent de police qui prie à minuit

La réputation est chose étrange. J'avais connu une grande notoriété comme pochard et chenapan. Par la suite, la mission dans les cafés me valut une renommée toute différente : je fus porté de force aux fonctions de conseiller du citoyen.

Un soir, je trouvai dans un bar un fils de pasteur qui m'attendait. Séparé de sa femme, il s'était querellé avec son père et avait perdu son emploi. « Vous devriez vous adresser à Harry Bass », lui avait-on conseillé : « Lui ? le plus mauvais sujet de l'endroit; et puis, tout à coup, le voilà qui tourne casaque. Jamais retouché un verre de vin. Comme par magie ! »

À l'ouïe de ce certificat, je secouai la tête : « Pas de magie là-dedans. Bien des fois, j'ai essayé d'arrêter de boire. Échec complet. Voyez-vous, j'essayais par mes propres moyens. Mais avec l'aide de Dieu, je suis arrivé à quelque chose. »
« Vous ne vous en sortirez jamais tout seul », dis-je à ce malheureux garçon. « Et pas davantage avec l'aide de vos amis. Vous êtes perdu, à moins que... »
« ... Vous voulez dire que je devrais entrer dans l'Armée du Salut ? » demanda-t-il.
« L'idée ne serait pas mauvaise. Mais ce n'est pas l'Armée du Salut qui convertit les gens. Seul Dieu peut transformer l'homme, lui pardonner ses péchés, changer ses idées fausses et fortifier sa faible volonté. Cet homme peut alors faire les choses que de lui-même, il n'avait aucune chance d'accomplir. »
« Parlez-moi de votre conversion » ajouta-t-il. Ce que je fis. Je le devine, vous trouvez que je parle beaucoup trop; de moi, s'entend. Mais de quoi voulez-vous que je vous parle ? Je ne suis pas de ces gens calés qui peuvent en compter long sur la philosophie ou d'autres « sophies » du même acabit ! Je suis Harry Bass, mécanicien sur grue. Je n'ai pas eu le temps de briller beaucoup, à l'école. Il a fallu travailler aussitôt que possible pour apporter de l'argent à la maison.

Voilà pourquoi je ne sais pas grand'chose de telle ou telle théorie, mais je sais ce qui s'est passé en moi. Je le lui racontai, à ce fils instruit d'un ministre de l'Évangile. Le pauvre jeune homme ! Il avait sombré dans des ennuis terribles pour n'avoir pas su s'arrêter à temps dans ses beuveries d'étudiant. Nous avons prié ensemble.
« Maintenant, dit-il, je rentre à la maison. Si ma femme veut bien me pardonner, je ne toucherai plus à ces maudits petits verres.»

Il ne tenait pas, j'en eus la nette impression, à ce qu'on s'occupe de ses affaires à lui. Je le laissai donc à ses résolutions, à Dieu et à sa femme. Tout ce que je puis dire, c'est que je ne l'ai plus revu dans les cafés.

L'officier de l'Armée du Salut était certainement mieux qualifié que votre serviteur pour visiter et aider les inconvertis. Néanmoins, c'est souvent Harry Bass qu'on faisait demander dans les moments difficiles. D'un pasteur ou d'un officier, les gens pouvaient se gêner, mais de Harry Bass.... allons donc ! Au temps de sa 'soif perpétuelle, ils avaient bu maintes chopes en sa compagnie...

Le souvenir de ces deux frères juifs me reste ineffaçable. Ils vivaient ensemble dans une condition tout sauf prospère. Je n'oublierai pas l'état misérable de leur pauvre chambre qu'une fumeuse lampe à pétrole éclairait faiblement. On m'avait fait chercher parce que l'un d'eux était gravement malade. Pendant la plus grande partie de sa vie, cet homme avait négligé la religion; maintenant que sa fin semblait proche, il sentait la nécessité de prendre garde à ces choses.

Arrivé à l'extrémité, ce fils d'Abraham ne songeait pas à ergoter sur de menus points de doctrine. Peu lui importait que ma religion diffère de la sienne. Il accepta d'entendre parler de Jésus-Christ et de le recevoir comme son Sauveur éternellement vivant. Dans ce taudis de chambre, dans cette atmosphère fétide, le mourant s'accrocha au message du salut. Je priai et il fit de même. Quelques heures Plus tard, ce Juif solitaire échappait au règne de la souffrance et de la mort pour entrer dans le royaume de la lumière.

À force d'exercice, j'acquis plus d'assurance dans la façon de m'exprimer. Le jour vint où je fus capable de sermonner un agent de police ! Cela se passa un soir, au clair de lune...

Je travaillais dans l'équipe de nuit au déchargement des cargos. À minuit, pendant la demi-heure du casse-croûte, il m'arrivait de m'éloigner de mes camarades pour prier. C'est à cette occupation qu'un veilleur me surprit.

Comment aurait-il pu connaître mon goût pour l'oraison au clair de lune ? Après tout, il vaut mieux prier au clair de lune que de troubler la paix nocturne du tapage de ses débauches. En tout cas, cette nouvelle habitude m'était très profitable. Il y a quelque chose de spécial au clair de lune, chacun le sait. Là-bas, au bord de la Tamise, au clapotis de l'eau, la lueur des mille rayons qui jouaient sur les vaguelettes, je trouvais une ambiance propre à l'adoration. La présence de Dieu m'était très sensible.

Mais allez faire comprendre cela à un agent de police ! On pillait les dépôts de marchandises; on dévastait les cargaisons des bateaux. Alors, quoi de plus naturel à ce qu'un individu seul, bien tranquille à l'écart, soit soupçonné de « flânerie avec intention de commettre un vol » ?
« Que faites-vous là ? » demanda brusquement l'agent en braquant sa lampe sur moi.
« Je fais ma prière.»

Cette réponse l'abasourdit autant que s'il s'était agi de faire sauter la totalité des docks de Tilbury! Mais après explication, l'affaire finit par s'éclaircir. Les gendarmes ne m'effrayaient plus.

L'incident se termina le mieux du monde : à la prière au clair de lune succéda un entretien de coeur à coeur sur la vie victorieuse. Tout compte fait, les représentants de la force publique sont des hommes comme les autres. Ils ont leurs difficultés.

C'était le cas de celui-ci. De fil en aiguille, il m'exposa une question qui le troublait passablement. Je lui proposai de prier à ce sujet. Il accepta, puis appuya ma requête d'un « amen» convaincu, avec ce ton de voix aimable et ferme qu'il devait avoir en témoignant devant le tribunal.

Spectacle étrange que ces deux hommes debout, la tête découverte, à l'ombre des navires... Je crois que cet homme avait un coeur sincère et humble comme doit l'avoir toute créature dans la présence de Dieu, son créateur.

Le signal de la reprise fut donné. L'agent retourna à son devoir, visiblement préoccupé. Je repris mon ouvrage, car il y a un temps pour prier et un temps pour travailler.

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CHAPITRE XVIII
Un homme, une femme, et un chapeau perdu

Un soir, lors de ma tournée hebdomadaire des cafés, je rencontrai un malheureux bonhomme qui avait perdu son chapeau. Il allait tout en ronds et en cercles, bougonnant contre le monde entier, comme un canard épouvanté!
« Perdu mon chapeau ! » se répétait-il à lui-même
« La bourgeoise maronnera. » Il chancelait, titubait et se raccrochait à un point d'appui pour retrouver son équilibre.
« ... Trop bu !» gémissait-il. «La femme sera d' mauvaise ... Perdu mon chapeau ... » Il m'aperçut: «Offichier, ... perdu mon chapeau! J'serais bien content si vous me le retrouviez ! ... Parti, par ici, què'qu'part. Je l'avais sur l'crâne ... N'y est plus. »

Il tâta sa pauvre tête perdue pour s'en assurer. Dans un jardin, tout près de la palissade, je découvris le précieux objet que je posai sur la tête de son propriétaire. Il s'accrocha à moi comme à un frère longtemps perdu de vue.
« scusez, offichier, où est-ce que j'habite ? Pas moyen d'me rappeler. C'est par là autour. J'y suis allé bien des fois, mais maintenant, pas moyen de trouver... Vous voulez m'dire où c'est qu'j'habite, offichier ? »

Je n'en avais pas la moindre idée, mais je me dis qu'en cherchant bien, j'arriverais peut-être à trouver. Mon paquet de journaux sous un bras, je mis le cap dans la direction qui me semblait la bonne. Ce n'était pas une petite affaire ! Mon protégé ne distinguait plus le pied droit du gauche et compromettait son équilibre en gardant obstinément une main sur la tête comme s'il avait porté un « Borsalino » dernier cri !

Nous rencontrâmes des passants.
« Savez-vous où habite le petit père ? » Par bonheur, ils le savaient : « Numéro 24, première rue à gauche.»

Ces gens ne demandèrent pas leur reste : il est difficile de se dépêtrer d'un homme soûl ! Ils m'abandonnèrent volontiers au soin de mes journaux et de mon compagnon. Il se laissait traîner chez lui dans la plus complète indifférence. Nous passions rapidement d'un trottoir à l'autre au rythme de la petite litanie :
« J'en ai pris une goutte de trop... Perdu mon chapeau ! »

Au bas de la rue, dans un sombre recoin, je vis une femme étendue dans la boue et la pluie. Elle aussi en avait une goutte de trop ! Pour un embarras, c'en était un. Pourtant, il y avait une sorte de justice dans le fait que je doive être responsable de deux êtres aussi pris de boisson, moi qui m'étais affalé tant de fois dans la rue, ivre mort.
Et je prenais cette responsabilité au sérieux.

J'entrepris de les escorter chacun chez soi. Il restait à savoir l'adresse de la femme, il est vrai. Appuyant l'homme à un mur, je remis la femme sur ses pieds. Pendant cette délicate manoeuvre, le compère se laissa choir à terre comme un bonhomme Michelin qui se dégonfle. Pas moyen de le maintenir en position verticale, à aucun prix.

Pour comble de malheur, un coup de vent éparpilla mes précieux journaux aux quatre coins de la rue. Dommage de voir une si bonne littérature se salir ainsi .

En tombant, l'homme s'était donné un coup qui paraissait l'avoir dégrisé : «Mais ! ... je me laisserai fouetter si je n'ai pas devant moi la bourgeoise en personne ! »
Il ne se trompait pas : la femme trouvée dans la boue était la légitime épouse de l'homme qui avait perdu sa route et son chapeau. Je suis bien mal placé pour jeter la pierre à qui que ce soit; mais ce soir-là, j'ai haï la boisson de toutes mes forces. Dans ma vie, il m'a été imposé bien des besognes désagréables, mais la tâche de ce samedi soir peut se ranger parmi les pires corvées dont je me sois acquitté.

Je fis lever «Madame» et j'en fis autant de «Monsieur». Hélas! tous deux subissaient fortement l'attraction terrestre. « Madame» était allée en commissions; elle retrouva assez de sens pour s'écrier: «Mon sac, le dîner!» Elle tint farouchement ce trésor d'une main en s'agrippant à mon bras de l'autre. Le mari me poussait violemment de côté, menaçant de faire tout chavirer.

La ménagère semait ses pommes de terre sur la chaussée, quand ce n'était pas les choux et le rôti. Chaque fois, elle se penchait en vacillant pour récupérer cette précieuse marchandise. Pendant ce temps, je faisais des efforts méritoires pour ne pas m'écrouler sur elle avec le «petit père».

La route fut longue et difficile jusqu'à ce numéro 24. On s'arrêtait fréquemment. L'homme marmottait quelque chose de sa voix de rogomme; de son côté, la femme esquissait des fragments de chansons qui finissaient brusquement chaque fois qu'une de ses emplettes arrivait au sol. Néanmoins, nous sommes parvenus au but.

Pauvre logis ! Que fallait-il attendre de plus chez d'aussi forts buveurs ? Pas de feu, un désordre effrayant. C'était moins un foyer qu'un bouge. J'assis la femme sur une chaise, et déchaussai le mari que j'étendis ensuite sur ce qui lui tenait lieu de lit. Quant à «la bourgeoise», je la laissai se tirer d'affaire seule. D'ailleurs en moins d'un instant, elle s'endormit d'un profond sommeil. J'éteignis la lumière et partis.

Croyez bien que je ne parle pas dans l'esprit du propre juste si je vous dis tout le bonheur que j'éprouvai, ce soir-là, de pouvoir rentrer dans un foyer paisible et confortable. La comparaison était inévitable entre notre intérieur propre et coquet, plein d'une douce chaleur, et la chambre sombre et sordide que je venais de quitter.

Oui, mille fois oui, si vous voulez connaître une plénitude de joie, ouvrez votre coeur, votre vie tout entière à l'amour de Dieu et au salut que vous offre Jésus-Christ.

Personne n'aurait pu désirer plus de bonheur que je n'en avais. Par la bénédiction de Dieu, mes enfants grandissaient dans une atmosphère heureuse; ma femme et moi, nous connaissions une union véritable. Quel amour, quelle joie pouvait-il y avoir dans le taudis de mes deux protégés ? On aurait pu croire qu'ils s'enivraient pour tomber dans l'inconscience, pour s'aveugler sur la réalité de leur misère.

Comme tous les petits enfants du monde, mes gosses ont aimé les contes de fées, les histoires de magiciennes qui changent de pauvres Cendrillons en belles princesses. La Bible affirme que le croyant sera transformé « de gloire en gloire ». Mais béni soit Dieu ! Cette métamorphose n'est pas à venir seulement; elle ne se réalisera pas qu'après la mort. Dieu a déjà commencé cette oeuvre en moi. Il m'a transformé, moi, mon domicile, ma femme et mes enfants. C'est ici-bas qu'Il l'a fait. Dès maintenant, nous avons un avant-goût du ciel.

À mon retour chez moi, j'ai prié pour ces pauvres gens. Par la suite, j'ai cherché à leur venir en aide. En pensant à ce logis mal éclairé, mal meublé, avec ses occupants plongés dans le sommeil de l'ivresse, je me rappelle des paroles qui se chantent dans l'Armée du Salut :

« Jésus m'arrache à ma misère,
M'offrant sa vie et son pardon.
Il m'introduit dans sa lumière;
Il m'a sauvé : gloire à son nom ! »

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CHAPITRE XIX
Pacotille et menu fretin

 

En vendant mes journaux, je me suis trouvé un soir dans un groupe de marchands forains, de colporteurs et camelots. Ce n'était pas la première fois.

Plusieurs de ces gens sans feu ni lieu m'avaient déjà connu au temps de mes filouteries.

Ils aimaient me taquiner, ces compagnons; sans y mettre, d'ailleurs, aucune méchanceté. Ma femme, elle, ne faisait pas toujours bonne mine à la collection de bric-à-brac que je rapportais des cafés; elle y trouvait de tout au monde, d'une portion de tripes plus ou moins douteuses aux rossignols les plus divers. Je me laissais fléchir par des arguments fort convaincants :

« Un service en vaut un autre; je prendrai le « Cri de Guerre » et le « Jeune Soldat » si tu m'achètes ces boutons de cols... » De cette manière, je réunissais de beaux assortiments de boutons, au fond totalement inutiles. Mais ça faisait marcher les affaires : celles du Seigneur et aussi les miennes qui étaient de placer le plus possible de journaux pour faire entrer le message de l'Évangile dans le plus grand nombre de coeurs.
« Eh ! là-bas, Harry ! Si tu ne peux plus boire de bière, il n'y a pas de mal à acheter un peu de friture !» s'écriait un bon plaisant, plus souvent pour badiner que pour faire du commerce. J'achetais un peu de son fretin et de son côté, il prenait le journal.

Ce soir-là, il se passa quelque chose d'inaccoutumé. Après le chant et la vente du journal, un ivrogne en goguette me causa une assez vive émotion : « Eh ! Bass, si tu es vraiment un bon chrétien, mets-toi à genoux, là, illico, et prie pour nous ! »

J'ignore si j'ai rougi ou pâli; je me souviens en tout cas d'avoir éprouvé un réel malaise ! Les Salutistes sont humains comme tout le monde; ils préfèrent vaquer à la prière en secret ou tout au moins dans une ambiance qui se prête au recueillement. J'espérais que cette proposition inattendue avait passé inaperçue et que son auteur ne parlait pas sérieusement. Pas le moins du monde : « Allons ! les Salutistes sont prêts à prier n'importe où, ou bien ? Tu n'as pourtant pas la frousse ! »

La question étant ainsi posée, il n'y avait pas moyen de se récuser. Je mis mes journaux sur le comptoir, et un peu comme ces pauvres bougres qu'on jetait aux lions pour l'amusement des Romains, je m'agenouillai à même le plancher. Cet acte m'était plus difficile que la boxe ! Si on m'avait offert à «boire, comme on le faisait souvent dans ce même café, j'aurais eu toute raison de refuser. Mais à une semblable requête, je n'osais me soustraire, en tant que salutiste.

Ainsi, j'ai prié; sans y trouver de joie, je l'avoue. Cependant, je n'ai peut-être pas eu tort d'accepter de le faire. Il y eut d'abord quelques rires étouffés; mais bientôt un silence respectueux passa sur tous ces hommes. L'un d'eux était en train de porter son verre aux lèvres quand je me mis à genoux; aussitôt, il le reposa. Les paroles exactes de cette prière m'ont échappé. J'ai remercié Dieu pour la délivrance de ma passion; je le remerciai aussi d'avoir transformé ma vie et mon foyer et de m'accorder chaque jour tant de joie: « La boisson me tenait captif dans les ténèbres, ô Dieu. Tu vois qu'elle enchaîne mes amis ici présents... » Je me souviens d'avoir dit exactement cela. Ce ne fut pas la dernière fois que je priai dans un cabaret. Mais cette première épreuve, si curieusement provoquée, restera gravée dans ma mémoire.

Une autre fois, j'ai prié à la demande d'un grand buveur, non toutefois dans un café, mais auprès de son lit de mort. Bob Lewis, un ancien compagnon de ribote, se trouvait gravement malade. Il me fit dire de venir le voir. En y allant, je fis quelques emplettes chez l'épicier du coin, car Rob était aussi pauvre qu'un rat d'église bien qu'il eût gagné gros pendant des années.

En chemin, je me remémorais nos folies des jours passés : un samedi soir, nous nous étions trouvés, Bob et moi, aussi pleins de vins qu'on peut l'être et sans un radis. Mon copain portait moins bien sa dose que moi. Après un bout de chemin, il était tombé de tout son long, sans pouvoir se relever. Je n'avais pas l'assise nécessaire pour le remettre sur ses pieds. Fallait-il le laisser là, exposé à un froid intense et aux patrouilles de la police ? Tant bien que mal, je l'avais traîné dans un coin abrité et recouvert de sacs. - Comment je suis rentré chez moi ? Mystère complet !

C'était donc mon vieux camarade Bob qui se mourait maintenant du cancer. Dans ses souffrances atroces, il avait pour unique réconfort la dive bouteille. Il était devenu très sourd. Je me mis tout près de lui et lui parlai distinctement dans l'oreille. Son visage défait s'éclaira, à l'ouïe de ma prière : « 0 Seigneur, Tu connais tout de Bob, comme Tu as tout connu de moi. Tu m'as sauvé de la puissance de la boisson et tu peux le faire pour Bob. Il s'approche de Toi en ce moment, au nom de Jésus qui a donné sa vie pour lui. Sauve Bob maintenant, ô Dieu ! »

Peu de jours après, Bob partit à la rencontre du Seigneur que nous avions imploré d'un commun accord. Il répéta plusieurs fois la même parole peu avant de tomber dans le coma : « Bob a reçu son denier peu avant la fin de la journée.»

Il se rappelait la parabole des ouvriers loués à différentes heures et c'était sa façon de dire qu'il avait reçu le salut à la onzième heure. Dieu soit loué d'avoir touché le coeur de cet homme, pourtant bien endurci!

Il vaut mieux, néanmoins, donner ses belles années et sa pleine force au service de Dieu. C'est une chose si merveilleuse de servir le Seigneur, je suis bien placé pour le savoir. Alléluia!


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