« Il y a un Dieu pour les
buveurs ... »
CHAPITRE XII
David et Goliath
Il peut sembler, à en juger
d'après mon expérience, que la seule
voie possible à mon pays, pour sortir de ses
difficultés économiques, serait de
pratiquer l'abstinence totale.
Il est bien vrai, en tout cas, que
peu après mon entrée dans le camp des
buveurs de thé, j'eus le moyen de me
procurer quantité de bonnes choses dont la
boisson m'avait interdit la possession.
Tout d'abord, mon emploi s'en trouva
assuré. Au moment de ma conversion, mes
employeurs avaient décidé, à
mon insu, de me congédier. Après
m'avoir donné de nombreux avertissements,
tous restés sans effet, ils en
étaient venus à me tenir pour un cas
désespéré.
Cependant, à la nouvelle de
ma conversion, ils m'accordèrent quelques
semaines de sursis, au bout desquelles je passai au
rang des ouvriers qualifiés et dignes d'un
bon salaire. Depuis lors, je suis toujours
resté au service du port de
Londres.
Pour les miens, cette nouvelle
économie a apporté une meilleure
nourriture, de meilleurs habits, plus de confort et
de fréquentes petites gâteries. Enfin
et surtout, une ambiance heureuse à la
maison. Pour mes gosses, c'était comme si on
leur avait donné un nouveau papa.
Je dois veiller toutefois à
ne pas brosser un tableau trop idyllique de ma
nouvelle vie. Il y eut des pièges et des
écueils, et je ne les ai pas tous
passés sans heurt.
De graves troubles digestifs
m'obligèrent à consulter.
«Vous n'auriez pas dû
arrêter de boire si brusquement», me dit
le médecin. Hélas ! avec moi,
c'était tout ou rien. Ma soif n'aurait
jamais été dominée par
degrés! De plus, comme je le dis au docteur,
l'Armée du Salut demandait un arrêt
net et définitif.
Je le soupçonnai fort d'avoir
une petite soif à lui, ou bien de
posséder des actions dans les brasseries,
car il m'avertit que je serais un homme mort en
l'espace d'un mois si je m'abstenais tout à
fait de boire. Heureusement je n'en crus
rien.
Aujourd'hui, après vingt-cinq
ans d'abstinence complète, ma santé
est meilleure que jamais. À la
vérité, «mon» homme
était bien mauvais
prophète.
Il est vrai qu'alors, peu
après mon changement de vie, j'étais
réellement malade; mais une vie
régulière, les soins d'une gentille
femme, une nourriture simple et bien
préparée - tout cela, avec l'aide de
Dieu, eut bientôt raison de ces troubles
gastriques.
Mes anciennes habitudes avaient
laissé en moi des traces singulières.
Plus d'une fois, je me surpris en train d'aller au
café. Un jour, je pénétrai
dans un estaminet avant de me rendre compte de ce
que je faisais. Je balbutiai : « Excusez, je
me suis trompé... la force de l'habitude...
».
Le tenancier était au courant
de ma conversion; il ne chercha pas à me
garder : « C'est en ordre, Harry. Tu peux
venir jeter un coup d'oeil par ici quand tu veux :
mais chez moi, on ne te servira pas à boire.
Reste chez les Salutistes, mon garçon, et
bonne chance !»
Une fois passée l'agonie des
premières semaines, je compris combien
fausse et stupide est la croyance si
répandue ne le bien est chose
monotone.
De temps à autre, le
dimanche, pendant que ma femme et mes enfants
étaient à la réunion, je
prenais mon tour aux travaux du ménage. J'y
trouvais plus de plaisir qu'à mes bombances
les plus déchaînées. Il m'est
impossible d'exprimer toute la joie que j'avais
à préparer mes deux galopins pour
l'école du dimanche et à les regarder
descendre la rue tout contents.
Un matin, j'étais
absorbé dans cette occupation
délicieuse quand plusieurs de mes anciens
camarades de pinte arrivèrent, des chopes
pleines de bière à la main. Ils
voulurent me pousser à en « siffler
rien qu'une ». Mais « rien qu'une»
aurait été la fin de tout. Je
n'aurais jamais su m'arrêter et je serais
retombé plus bas qu'auparavant.
Vraiment, le salut sert à
quelque chose ! Je n'avais aucune envie de leur
marchandise : « Vous savez bien qu'à
l'Armée du Salut, on ne boit pas. Je ne veux
rien de votre bière, merci! » Ils
s'éloignèrent en me souhaitant bien
du bonheur...
Mais un jour, en pleine ville,
j'appris que la bataille décisive ne se
gagne pas si vite ni si facilement. Au temps de mes
excès de boisson, j'avais été
d'un tempérament violent et emporté;
mais je présumais que ce défaut s'en
était allé avec mon
intempérance.
Ce jour-là, tout à
fait inopinément, un énorme gaillard,
tapageur et mauvais coucheur notoire, se mit
à malmener votre humble serviteur. Les gens
doués de prudence s'étaient toujours
bien gardés de me provoquer, même
après ma conversion. On n'avait pas
oublié mes qualités de
boxeur...
Cet homme-là, un de mes
anciens compagnons, la boisson l'égarait
complètement. Il se mit à me couvrir
de moqueries et d'injures. Je le laissai dire
pendant un moment, mais il en profitait par trop :
certains de ses gros mots passaient la mesure.
Aussi bien, avant de savoir au juste où j'en
étais, je cognais comme un sourd contre ce
malotru. Il pesait deux fois plus que moi, mais
ça ne l'empêcha pas de se faire battre
comme plâtre.
Mon adversaire me dépassait
beaucoup en longueur et en largeur - je suis
plutôt petit de taille. Aussi, pendant que
nous nous affrontions dans la rue, les commentaires
allaient bon train. La différence de poids
chez les deux combattants fit penser aux curieux de
Grays que nous méritions bien les noms de
David et Goliath !
Pour moi, l'incident n'avait rien
d'amusant. D'un côté, j'étais
très sensible à l'opinion d'autrui et
de l'autre, je sentais bien que cette justice
sommaire n'était pas la marche à
suivre pour un disciple de Jésus-Christ. De
retour chez moi, je fus bien triste d'avoir failli
à mon devoir.
Les Salutistes se joignirent
à ma femme pour me montrer qu'un recul
n'équivalait pas à la défaite.
Avec l'aide du Seigneur tout miséricordieux,
j'appris une leçon de patience et dès
ce jour jusqu'à maintenant, je n'ai plus
fait pareil usage de mes poings.
.
CHAPITRE XIII
Un piano et un amour tout neuf
« Attendez toujours ! Balai neuf balaie
bien... » disaient les sceptiques en voyant
cette ganache de Harry Bass tout feu et flamme pour
l'Armée du Salut.
Mais les jours devinrent des mois
dans cette vie d'incroyable bonheur. C'était
comme si je venais de naître; il me semblait
être sorti d'un lourd et pénible
sommeil, d'une nuit hantée d'affreux
cauchemars. Et voici que maintenant, j'étais
mystérieusement éveillé,
heureux et libre !
Je fis la découverte des
merveilles de la Bible. J'y trouvai cette parole :
« Les choses anciennes sont passées;
voici, toutes choses sont devenues nouvelles.
» Pour sûr que c'était vrai ! La
peur avait disparu des yeux de mes enfants; de
même la pâleur et l'angoisse du visage
de ma femme.
Un jour, il y eut sensation dans le
quartier où j'avais
déménagé dans un logement
confortable, loué par de l'argent autrefois
employé à grossir le revenu des
fabricants de bière. Pensez ! on apportait
un canapé et un piano chez les Bass !... -
Dans le voisinage, on savait ce que j'avais
été. Dans l'esprit de beaucoup de
gens, l'arrivée du piano décida de
mon sort : « Ce Bass entend vraiment
s'abstenir pour toujours de la boisson et
persévérer chez les Salutistes.
»
Bien sûr, je n'ai pas
acheté ces pièces d'ameublement
à crédit. L'Armée du Salut est
très catégorique sur la question des
dettes. D'ailleurs, rien ne m'obligeait à en
faire. Par le gaspillage insensé de mon
argent, j'avais fait ma part pour créer
plusieurs barons de la bière et enrichir les
parieurs de profession. Mon transfert chez les
buveurs d'eau fut comme la découverte d'un
filon d'or au Klondike ! Je roulais sur l'argent,
sur mon argent à moi ! Tout ce que j'avais
à faire, c'était de le gagner, puis
de le dépenser à embellir mon
intérieur et à procurer du bonheur
à mes bien-aimés, autrefois si
négligés.
Pardonnez-moi si, dans mon
inexpérience, je parais me glorifier.
Souvenez-vous que je suis mécanicien sur
grue et pas écrivain! Au fond, même en
cherchant les expressions les plus savantes, vous
ne pourriez pas dire mieux ce que je
répète souvent : « Tout cela
vient de Dieu; c'est Lui qui a fait de Harry Bass
un homme nouveau ».
Ce trésor de la vie nouvelle
m'était si précieux que je voulais le
partager avec tout le monde. Pendant des
années, je n'avais eu que des jurons pour
les Salutistes comme pour d'autres chrétiens
qui cherchaient à me persuader par leurs
exhortations et leurs prières. Maintenant,
ces choses me sont devenues claires. Quand un homme
pénètre dans le mystère
sublime du salut en Jésus-Christ, il est
comme celui qui tire un billet gagnant. En regard
de cette richesse, toute autre chose devient comme
de la bière d'après-guerre : fade,
éventée, coupée d'eau
!
C'est jusqu'à mon amour pour
ma femme qui prit une saveur nouvelle.
Malgré les douloureuses déceptions
des premières années, elle
était restée à mes
côtés au travers de tout. Maintenant,
comme pour le phénix d'autrefois, il sortit
des cendres de notre idylle perdue un amour
renouvelé, dont le regard était sobre
et la sincérité
éprouvée. Miriam naquit, l'enfant de
la délivrance !
Ce n'est pas tout. Dans la maison de
Harry Bass à Grays, l'ancien
possédé du démon de la
boisson, on instaura, pour la gloire de Dieu et
pour l'instruction de toute la maisonnée, le
« culte de famille». Cette habitude
ajoute beaucoup à la bonne harmonie du
foyer; mais il se peut que de nos jours, elle ne
soit plus très connue. Comme cela se fait
chez beaucoup de Salutistes, nous nous
réunissons chaque soir autour de la table de
famille pour lire une portion de la Bible, chanter
un cantique et prier chacun à tour de
rôle.
La boisson ne doit pas
développer l'intelligence car tant que
j'étais un tonneau de bière ambulant,
j'avais à peine conscience de
posséder un cerveau. Par contre,
après m'être habitué au
régime de la nourriture saine et
régulière, je me découvris
assez d'énergie pour faire un travail
d'homme et pour réfléchir un peu,
par-dessus le marché.
Je ne me prends pas pour le premier
venu, qu'en dites-vous ? Un piano neuf au salon,
une bibliothèque, des livres et de
sérieux !... Quelques-uns sur des sujets
comme la sainteté, la doctrine
chrétienne. Et je les comprenais ! Parmi les
meilleurs, il y en avait un dont l'auteur
était une personnalité remarquable de
l'Armée du Salut, aux États-Unis:
Samuel Brengle. Comme je l'appris, il était
un homme de haute culture et en même temps
assez humble pour cirer les souliers et frotter les
planchers avec le premier venu des
élèves de l'École des
officiers. Et je vous prie, il savait écrire
!
Après la lecture de son livre
intitulé «Vers la
sainteté», je me sentis comme un homme
auquel on venait remettre la clé du ciel, du
ciel sur la terre ! Même sans instruction,
j'arrivais à comprendre des livres tels que
celui-là. J'avais de la joie à
m'instruire sur la manière dont un homme
peut, avec l'aide de Dieu, passer de l'esclavage du
mal à une expérience
chrétienne de grande classe, où
même les désirs et penchants mauvais
sont enlevés. Comme beaucoup d'autres
croyants - les Méthodistes, par exemple -
les Salutistes appellent ce degré
supérieur de la vie chrétienne la
sainteté, la sanctification, la seconde
bénédiction. Après tout, peu
importe le nom; l'essentiel, c'est de vivre cette
expérience.
Par mes lectures, je compris qu'il
s'agissait là d'une chose merveilleuse et en
observant les chrétiens
réputés « sanctifiés
», je constatai que certaines personnes
parvenaient réellement à ce niveau
spirituel, grâce à la
méditation des saintes écritures et
à la lecture des livres de
Brengle.
Ce que ces gens possédaient
par la grâce de Dieu, je pouvais aussi
l'obtenir. Je me mis à la recherche de la
sanctification.
.
CHAPITRE XIV
De pilier de café à
vendeur du «Cri de Guerre»
Comme nous l'avons vu, il me fut aisé de
faire un usage intelligent des économies
réalisées grâce à mon
abstinence; par contre, j'eus de la peine à
savoir que faire de mes loisirs. Le samedi
après-midi, je roulais dans ma tête
une terrible envie d'aller faire une partie de
football. Pour mes amis sportifs, il n'y avait
aucun mal à cela ; mais les Salutistes me
dissuadèrent de suivre ce projet.
« Il se peut qu'il n'y ait rien
de mal au football; mais vous courez le danger de
vous retrouver dans la compagnie des anciens
camarades et aussi de vos anciennes
habitudes», me disaient-ils.
L'Armée du Salut s'y
connaît dans l'art d'occuper ses nouveaux
convertis et de les empêcher de retourner en
arrière. L'officier me mit dans les mains un
paquet de « Cri de Guerre » et de «
Jeune Soldat» : « Allez vendre ces
journaux» - comme ça, sans autre
explication!
Et voici Harry Bass, peu auparavant
le plus grand pochard de l'endroit, changé
en marchand de journaux dans ses loisirs - et de
quels journaux! On y parlait beaucoup des
méfaits de la boisson et de la
guérison des ivrognes.
Comme bien vous pensez, j'en ai eu
un trac formidable !Mes débuts n'ont pas
été sans me donner la chair de poule.
Il y avait à quelque distance de la
localité un campement de bohémiens.
Ces gens ne me connaissaient pas; ils ne verraient
donc rien d'extraordinaire à ce que Harry
Bass vende de la littérature
évangélique. Je me risquai aussi dans
des villages plus ou moins isolés, et je
frappai aux portes avec un courage toujours plus
grand. Mes journaux se vendirent comme du
sucre.
« Il m'en faut davantage»,
déclarai-je à l'officier
commandant.
Sans vouloir me vanter, je suis
heureux de dire que peu après mon
enrôlement dans l'Armée du Salut, je
«gagnai ma première âme»,
comme on dit chez les Salutistes.
Il s'agissait d'une vieille tzigane.
En visitant le campement, je portais un jersey
rouge avec, bien en évidence, la devise
«Sang et Feu».
«Est-ce qu'on peut vous
demander de prier avec elle ? » me dirent les
bohémiens. « Elle n'est pas
allée à l'église pendant des
années et elle n'est pas prête
à mourir. » Ces pauvres gens
eux-mêmes savaient l'Armée du Salut
spécialisée pour les urgences de
cette espèce.
Ainsi, par un beau samedi
après-midi, on a pu voir Harry Bass, novice
dans la foi chrétienne, conduire en
hésitant, en tremblant, une femme à
la repentance pendant ses derniers
moments.
Le jour vint où l'officier
put me laisser pénétrer dans les
citadelles-mêmes du danger. Lord Tennyson dit
de ses « Six cents braves » que ce n'est
point à eux de connaître la raison; le
devoir les appelle à vaincre ou mourir... -
C'est dans cet esprit que je retournai dans les
estaminets d'autrefois en missionnaire de
l'Armée du Salut.
Scotland Yard a, dit-on, pour devise
: « Prenez un voleur pour attraper un
voleur». De même, l'idée est
certainement bonne d'envoyer un buveur converti
faire de la propagande chrétienne dans les
cafés. Dans le passé, j'avais fait
des kilomètres à vélo pour
trouver quelques décis de bière. Ce
que j'avais pu faire à moitié ivre,
je pouvais l'accomplir en état de
sobriété.
Pour la plupart, les cafetiers
étaient la bonté
même.
« Il ne te faut pas nous
demander de la bière», me dit l'un
d'entre eux. « On ne t'en donnerait pas! Tu as
fait la honte de notre métier... » Mais
il me permit de parler et de chanter.
L'Armée du Salut a une
méthode qui convient bien à ce genre
de travail : c'est d'adapter des chants religieux
à des mélodies populaires. Ainsi, il
me fut encore possible d'exécuter mes
chansons favorites «Étoile du
soir», «Au moment du combat» - avec
des paroles salutistes. Je les chantais
probablement mieux que dans le passé, car on
chante mieux de sang-froid qu'en étant
gris.
En tête de liste, mon
répertoire comptait un chant
décrivant l'expérience
chrétienne sur une mélodie
intitulée « Douce Geneviève !
». Ce cantique était très
écouté, non seulement par le fait de
sa mélodie émouvante, mais aussi
à cause de la profonde vérité
des paroles.
... Cette histoire devra
bientôt finir : elle tourne trop au genre
« m'as-tu vu ? » et elle risque d'agacer
mes lecteurs.
Il faut pourtant que je vous parle
du converti numéro deux dans la collection
de mes «captures». Ce fut un agent de
police; il lui était fréquemment
arrivé de me conduire au poste après
mes libations du samedi soir. Plus tard, il avait
observé mon changement de conduite avec un
certain scepticisme. « Qui a bu boira...
» Une fois convaincu de la fermeté de
mes intentions, il m'avait témoigné
son approbation. C'est à son domicile qu'il
me fut donné de conduire cet homme à
Dieu.
.
CHAPITRE XV
Attrapé « en beauté
»
Est-il vrai que la vertu ne présente pas
autant d'intérêt que le vice ?
Plusieurs journalistes de ma connaissance ont
tablé sur un prétendu goût de
la nature humaine pour l'ordure. La chose certaine,
c'est que mon histoire se rapporte maintenant
à une vie d'honnête
sobriété; elle parle d'efforts
entrepris pour secourir des gens exposés aux
tourments d'une vie où Dieu ne règne
pas.
Un mourant me fit demander. Il
voulait que je prie avec lui. Sur son lit de mort,
il ressemblait à un îlot perdu au
milieu d'un océan de verre, autrement dit de
bouteilles. Le médecin, sachant son cas
désespéré - le pauvre bougre
s'était tué de boisson - avait
prescrit encore plus de liqueur pour adoucir les
dernières heures de cette misérable
existence. C'est pourquoi il y avait des bouteilles
partout.
Dans cette chambre
pénétrée de l'odeur de la
bière, il me vint à l'esprit, avec
l'exactitude d'une photographie, l'image de ce
qu'aurait été la fin de ma vie sans
l'intervention de Dieu. Agenouillé au chevet
de ce mourant, je saisis dans sa plénitude
le miracle de ma libération et l'horreur de
l'abîme où l'alcool peut
précipiter sa victime.
Un matelot norvégien
déserta son navire ancré dans les
docks de Grays. Il avait dans ses poches un
pistolet et un poignard. Excité par le
whisky, il était dans une colère
noire contre un individu qui lui avait causé
un tort grave. Il se promenait en ville, attendant
son occasion, quand je le rencontrai. Il me dit
assez de son histoire pour me faire redouter une
tragédie.
J'avoue n'avoir pas pris des gants
pour raisonner ce candidat au crime... Des
récits de pendaison et autres semblables
peuvent avoir des effets assez dégrisants !
Toujours est-il que le Norvégien
m'accompagna à la réunion et
s'agenouilla au banc des pénitents. Ce
soir-là, il n'y eut pas de
meurtre.
Souvent, on voyait entrer dans notre
salle des hommes curieux de savoir ce qui se
passait chez nous. Parfois, leurs oreilles
bourdonnaient encore des réprimandes de
leurs femmes : « La meilleure chose que tu
puisses faire, c'est d'entrer dans l'Armée
du Salut, comme Harry Bass ! »
Certains venaient dans le but de
nous estamper et s'en allaient boire ensuite la
somme « empruntée ».
Le jour arriva où je fus
nommé responsable de la cure d'âme au
banc des pénitents. L'expérience
m'enseigna peu à peu à discerner la
repentance sincère de la contrition
simulée. Il s'est produit que des gars venus
nous soutirer de l'argent sont restés
jusqu'à la fin de la réunion pour
prier et trouver Dieu.
Le plus fort laboureur du
comté d'Essex fut l'un des convertis
gagnés dans une réunion en plein air.
Il avait le pied ferme derrière sa charrue
et une bonne paire de chevaux; mais le salaire
qu'il recevait pour ce travail le privait de tout
équilibre. Le soir où il
s'arrêta près de notre groupe, il
aurait eu Fine à distinguer un sillon du
Grand Canyon du Colorado !
Un jour, la police m'arrêta
sous l'inculpation de vol. Jugez de ma surprise !
Je n'avais pas touché une goutte d'alcool
depuis neuf mois. Mes collègues de travail
venaient de me faire un cadeau émouvant :
une belle Bible; et à cette occasion, on
m'avait demandé « Source
féconde, Salut du monde », un chant
évangélique sur la mélodie
« Avant le combat». Je m'étais
exécuté, avec un grand
succès.
Au temps de mes filouteries, j'ai
volé de droite et de gauche, sans me faire
jamais prendre. Maintenant que j'essayais
sincèrement de vivre dans
l'honnêteté, la police
m'appréhendait : « Cette fois-ci, on
vous a attrapé en beauté ! » me
dit l'un des agents.
Ils me conduisirent à une
caisse de vin éventrée. Il y avait eu
du pillage, de toute évidence. On avait fait
sauter des caisses, cassé des bouteilles. Et
sur le lieu du vol se trouvait ma clé
anglaise avec les initiales
«H.B.».
Je ne crois pas avoir eu bien peur.
Dans la mesure du possible, j'avais
réparé les larcins commis au temps de
mes débauches. Rien de tel que ces actes
précis de repentance pour vous donner une
bonne conscience et une assurance ferme et
tranquille. Les agents m'emmenèrent au poste
de police - pour la dernière fois
!
Des détectives partirent
faire une enquête à mon domicile. Ils
revinrent bredouilles. L'affaire n'était pas
si facile à éclaircir; la police dut
le reconnaître.
«Il dit la
vérité», rapportèrent les
détectives. « Un uniforme salutiste et
un cornet à pistons, voilà ce qu'on a
trouvé chez lui; mais pas une goutte de vin.
Renseignements pris, cet homme n'a pas
touché d'alcool depuis neuf mois. Il ne fume
même pas ! Ses copains de travail se portent
garants pour lui. Il ne jure plus. Il joue dans la
fanfare de l'Armée du Salut...
»
À leur manière de
présenter ces faits, il semblait que pour
eux ma nouvelle conduite était contre
nature. Ces hommes m'avaient entendu jurer comme un
païen; ils m'avaient tenu, avec raison, pour
un vilain moineau. Maintenant, ils me toisaient
comme si j'avais été le principal
prévenu dans un grand jugement.
Ce fut la dernière fois qu'on
me conduisit de force à un poste de police.
Je n'y suis plus retourné depuis, sauf pour
plaider la cause de camarades en
difficultés.
... J'oublie ma promesse de mettre
bientôt un point final à ce
récit !
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