« Il y a un Dieu pour les
buveurs ... »
CHAPITRE VIII
Où le lapin se mange avec la
peau
S'il me fut épargné de passer le
Nouvel an sous les verrous, je le dus à la
seule miséricorde d'un gardien des
entrepôts. Comme je me servais à un
stock de liqueurs, dans les docks, j'entendis se
fermer les grandes barrières
d'entrée. La police allait faire une
enquête, et mon arrestation était
inévitable.
Pour m'en sortir, il me fallait la
complicité du gardien. Je l'obtins avec une
partie de mon butin, et je pus échapper de
justesse au danger.
Mon Nouvel an ne fut marqué
d'aucune résolution.
Il me restait quelques vestiges de
conscience, mais je ne voulais pas laisser parler
cette partie de moi-même. À
l'ouïe d'une réunion cil plein air de
l'Armée du Salut, je faisais un grand
détour pour l'éviter, comme si les
Salutistes avaient eu la peste !
Après les fêtes de
l'An, mon porte-monnaie était à sec
et mon crédit nul. Aussi, les liqueurs de ma
propre fabrication se trouvèrent-elles bien
utiles. Je savais faire une eau-de-vie très
forte au moyen de sureau, de cerise et de
dent-de-lion. Cette liqueur faisait pâlir
d'envie mes soiffards de copains.
Malgré cette ressource, nous
avions besoin d'argent pour les cafés : les
brasseries fabriquaient une boisson meilleure et
surtout plus abondante. Il nous aurait fallu les
dents-de-lion de la moitié de l'Angleterre
pour marcher de pair avec notre soif ! En outre,
ces plantes sont presque introuvables en
hiver.
Rien ne nous arrêtait dans
notre recherche d'argent. Dans ce temps-là,
nous nous entendions à attirer le
détective des docks dans un guet-apens.
Là, on le tenait en respect; parfois, ou le
passait à tabac, pendant que les complices
pillaient les dépôts de
marchandises.
Ces mauvais tours renflouaient
quelque peu nos finances, mais les choses ne
tardaient pas à empirer. J'échangeai
mon meilleur complet contre un mauvais et je
«bus» le bénéfice ainsi
réalisé.
Ma déchéance toujours
plus évidente me fit perdre place
après place. Bientôt je n'eus d'argent
que celui que je mendiais. Je pris l'habitude de me
rendre dans des endroits où l'on ne me
connaissait pas; et là, j'entrais dans un
café et me mettais à débiter
une histoire de malchance et de déboires. Ce
procédé m'a souvent
réussi.
C'est dans une semblable entreprise
que je rencontrai l'un de mes oncles, à
Harlow. Il ne me connaissait pas; mais je 'pensais
trouver chez lui l'occasion de boire un coup sur la
foi de notre lien de parenté. Cela ne manqua
pas. Je le trouvai au milieu de quelques ganaches.
Il était un compagnon rêvé pour
moi : il buvait comme un chantre. Je me joignis
à lui avec délices, puis nous nous
mîmes en route pour aller chez
lui.
«J'ai un garenne pour
dîner; tu verras, ça sera bon !»,
marmottait-il tandis que nous nous appuyons l'un
à l'autre dans notre marche
titubante.
Le civet de lièvre ne
m'était pas inconnu, mais j'ignorais tout du
lapin de garenne apprêté avec la
fourrure. Mon oncle avait mis l'animal dans la
marmite sans lui ôter la peau. Jusqu'à
ce jour, je ne sais même pas s'il l'avait
vidé ! Il m'affirma que c'était un
magnifique lapin et qu'il l'avait volé. Ce
dont je me souviens aussi, c'est que nous l'avons
mangé.
À la maison, nous avions un
chien. L'expérience lui avait appris que la
boisson me rendait morose et quinteux. Dans mes
moments de ribote, il observait une prudente
réserve à mon égard. Une
étonnante intuition lui montrait à
quel degré j'étais pris de vin et
s'il osait m'approcher. Bien souvent, j'ai mieux
traité cette bête que ma femme et mes
gosses. Larmoyant, gâteux, je caressais le
chien et l'embrassais avec affection. Mais pour ma
jeune femme, je n'avais que mauvais traitements et
jurons.
Un dimanche que je rentrai ivre, je
déclenchai une scène en jetant au
chat le dîner que ma femme avait mis beaucoup
de soin à préparer. C'était
une simple variation dans mon habitude de le jeter
au feu.
Je m'endormis, accoudé sur la
table. En jouant devant la cheminée, mon
petit garçon me réveilla.
Irrité, je le poussai du pied sans qu'il s'y
attendît. Dans sa chute, il se blessa an
visage, et le sang se mit à
couler.
Alors, toute l'indignation, la
révolte et la honte de ces années
terribles s'exprimèrent dans
l'immédiate réaction de l'amour
maternel offensé : ma femme bondit au
secours de son enfant. Il y eut des paroles vives.
J'en vins aux voies de fait; je lui lançai
la boîte à thé et voulus la
frapper. Elle se défendit, prit un couteau;
en essayant de le lui arracher des mains, je me fis
une vilaine entaille au poignet.
«Cette fois, c'est fini. Tu
peux t'en aller!» vociférai-je en
tâchant d'arrêter le sang. «Si tu
n'as pas vidé les lieux avant mon retour, ce
soir, je ne réponds pas des
conséquences.»
Le souvenir de cette scène,
tel qu'il me revient maintenant, me remplit d'un
amer dégoût. Penser qu'un homme puisse
descendre si bas...
Mais alors, tout me laissait
indifférent. Tandis que ma femme emballait
ses quelques effets pour partir et que les deux
enfants - pâles, silencieux, apeurés,
se blottissaient contre elle, je forçai
leurs tirelires pour avoir de quoi
m'enivrer.
Puis je sortis chercher l'oubli au
cabaret...
.
CHAPITRE IX
À fond de cale...
Dans cette soirée malheureuse où
j'aurais eu le plus besoin d'eux, les copains
étaient introuvables. Le sentiment d'avoir
agi comme une brute, le désarroi de mes
pensées, le souvenir du visage meurtri de
mon petit garçon et des larmes de ma femme
hantaient mon esprit. Vivement la joyeuse bande !
Mais où donc pouvaient-ils bien être
?
L'argent volé dans les
tirelires de mes enfants ne contribuait
guère à me tranquilliser. Il fallait
bien être un sacripant de la pire
espèce pour se soûler avec ces
quelques sous, le pauvre trésor de deux
bambins...
La bière me montant à
la tête, je me mis à marmotter des
menaces contre ma femme. Elle ne me quitterait pas,
je le savais bien. Je résolus de lui donner
une bonne correction, ce que je n'avais jamais
fait. Mais moi aussi, je sentais bien que je
n'oserais jamais. Au contraire, je redoutais de me
retrouver face à face avec elle après
l'odieux incident de
l'après-midi.
Comme j'étais là
à réfléchir, l'estaminet
commença à m'apparaître sous
son vrai jour, avec ses réclames vulgaires
et ses appâts trompeurs. Toute
gaîté s'en était allée.
Je n'avais plus d'argent, plus d'amis; et cet
esclavage de la boisson ne me donnait plus que de
l'amertume.
Soudain, la conscience me vint de la
ruine irrémédiable, de l'affreuse
désolation qui menaçait ma vie.
J'avais oublié toutes mes promesses,
trompé la confiance de tous mes amis.
Personne ne se fiait plus à moi, personne ne
me respectait plus. De sombres jours
m'attendaient...
Le plus terrible, c'est que je
n'avais plus même foi en moi. Quelque chose
me disait que jamais je ne renoncerais au vol et
à la boisson. Ça ne valait plus la
peine de vivre...
La Tamise n'était pas loin,
roulant ses eaux profondes et
ténébreuses vers la mer. Le clapotis
de l'eau contre le quai faisait dans ma tête
perdue comme une tranquille invitation : «
Viens, et finis-en une fois pour toutes...
»
Je sortis dans la nuit. Avais-je
l'idée de mettre fin à mes jours ? Je
ne puis le dire. J'étais à
moitié ivre et fatigué, très
fatigué de vivre. J'étais sûr
de ne jamais pouvoir me tirer de la situation
désespérée où mes
égarements m'avaient mis. La force me
manquait pour faire machine arrière et
personne ne pouvait me la donner.
Tout à coup j'entendis
chanter. On pouvait suivre la mélodie et les
paroles :
«Jésus a dit : venez
à moi,
Coeurs travaillés,
chargés ! »
... Tout ce dont je me souviens ensuite, c'est
que je me suis trouvé dans la salle de
l'Armée du Salut. Les Salutistes
connaissaient bien ma femme et ils avaient souvent
prié avec elle pour mon salut. Aussi, ils
étaient au comble de la joie de me voir
à leur réunion. J'étais
précisément le type d'individus
auxquels ils s'intéressaient. Sur-le-champ,
ils se mirent à prier pour moi.
Aussitôt, je me levai et
sortis. J'errai quelques instants dans la rue,
étourdi, chancelant, misérable. Puis,
mécaniquement, je rentrai dans la
salle.
La réunion de prière
et d'appel était en cours et je devins
immédiatement le point de mire de
l'intercession de la foi.
La raison de tant de prières
pénétra peu à peu mon esprit.
Il me devint évident que le moment
décisif de ma vie était
arrivé.
L'officier s'adressait tantôt
à Dieu tantôt à moi: «
Donnez au Seigneur l'occasion de vous sauver. Vous
qui avez si bien servi le mal, essayez de servir
Dieu aussi bien. »
Cet effort de persuasion se
poursuivit longtemps. Le chant était
émouvant, la prière intense et
persistante. Mon corps tremblait sous la
marée montante d'une émotion qu'en
vain je cherchais à contenir. Des flots de
regret passaient sur moi à la pensée
de mon terrible train de vie; du gaspillage
énorme de temps, de forces, d'affections
qu'il avait causé, la lutte
héroïque de ma brave femme; le genre de
vie conjugale et de foyer que je lui offrais; mon
ignoble conduite envers mes enfants - tout cela
traversait mon esprit avec la lucidité de
l'éclair, pendant que je me tenais
collé à ma chaise et que se livrait
la bataille de mon salut.
Il passa en moi comme la vision
d'une haute montagne infranchissable.
C'étaient tous les péchés de
Harry Bass, toutes les habitudes, toutes les
chaînes qui le retenaient captif. Jamais, il
ne pourrait passer cette montagne et arriver
à une vie nouvelle. Et alors il me sembla
voir une ouverture se dessiner à travers la
montagne, un passage qui menait de l'autre
côté - le chemin, c'était
Jésus-Christ.
La tension devint insupportable. Il
fallait ou bien sortir du milieu de ces gens, ou
bien aller au banc des pénitents. Je me
dirigeai vers ce banc, devant l'estrade, et
là je me mis à genoux.
On forma autour de moi un cordon de
prière. Il y avait ici Harry Bass, le plus
grand ivrogne de la ville, l'un des pires
garnements du comté d'Essex. Et s'il se
produisait le pire des pires...
Mais les Salutistes ne
s'inquiétaient pas du degré de ma
dépravation. Pour eux, la question ne devait
pas se poser. Ils croient que personne n'est trop
mauvais pour être converti, changé,
sauvé du mal.
.
CHAPITRE X
Le converti ne tiendra pas !
Se convertir dans une ambiance de prière,
d'amour et de chaude sympathie était une
chose; et se maintenir dans cet état
béni et bienheureux en était une
autre.
Les Salutistes avaient
remarqué la blessure de mon poignet; le sang
coulait encore tandis que je priais au banc des
pénitents. Je leur dis assez de mes
circonstances pour donner l'impression que quelque
chose n'allait pas à la maison. Quelques-uns
s'offrirent à m'accompagner, mais je leur
assurai que tout irait bien.
Je me sentais comme au
septième ciel. Les émotions
éprouvées dans cette réunion
me laissaient débordant de joie. Je rentrai
chez moi dégrisé - c'était en
soi un événement ! - et le coeur
léger.
Mais comme beaucoup de convertis, je
dus m'apercevoir qu'à un énorme flux
de sentiments et de ferveur succède souvent
un reflux qui laisse le coeur sec et vide de bonnes
dispositions.
Chez moi, pas de lumière;
aucune parole de bienvenue, d'encouragement, de
louange à Dieu. La pensée ne me vint
pas tout de suite que ma femme ne pouvait
guère me faire un tel accueil, ne sachant
rien de ce qui s'était passé. Je me
ressouvins avec le pénible sentiment de
retomber sur la terre que ma femme était sur
le point de m'abandonner. La conversion ne
défait pas le mal commis aux jours de
débauche. Il me restait à
débrouiller les circonstances
désastreuses de ma vie de
famille.
J'appelai. Pas de réponse.
J'allai dans la chambre à coucher et
j'annonçai la nouvelle comme si elle devait
tout arranger : « Tout va bien, maintenant; je
me suis converti ce soir à l'Armée du
Salut».
Ma femme n'en voulut rien croire.
Elle avait pourtant prié longtemps, elle
avait cru qu'il y avait du bon en moi et que je
m'amenderais un jour. Mais ce soir-là, elle
avait abandonné son dernier espoir dans les
heures cruelles qu'elle venait de vivre.
« J'ai déjà
entendu ces histoires-là - tu as bu !
»
Non seulement je revins sur terre,
mais je m'effondrai. Un sentiment bien connu de
dépit réapparut et lutta furieusement
pour s'affirmer. Une folle envie me vint d'aller de
ce pas trouver les copains et de prendre une cuite
carabinée.
Ma plus grande victoire n'a pas
été remportée au banc des
pénitents, mais là, auprès du
lit de ma femme que j'avais fait tant
souffrir.
Je m'agenouillai et dans un langage
bien nouveau pour moi, je cherchai les mots qui
devaient marquer mes premiers pas sur la voie
difficile de la réhabilitation : «
Florence, ça te paraît incroyable,
mais c'est vrai. Je suis allé au banc des
pénitents de l'Armée du Salut. J'ai
prié, j'ai cru ce qu'on m'a dit. Je suis
pardonné; je ne veux plus rien avoir
à faire avec la boisson. Je regrette de
t'avoir maltraitée. Bien sûr, on ne
peut pas défaire son passé avec des
paroles. Mais tu verras, je veux te prouver ma
sincérité par des actes. Tu crois en
Dieu, tu as prié pour moi ! Il faut que tu
me donnes une occasion de mieux faire,
maintenant!»
Pendant quelques jours, ma femme ne
sut pas au juste si elle devait me prendre au
sérieux. Mais les actes finirent par la
convaincre de ma décision d'en finir avec ma
vie de pochard.
Les buveurs ont souvent besoin de
médecins, de cliniques et de psychiatres
pour les aider à rompre avec l'alcool.
J'admets que pour moi, ce fut terriblement dur; je
n'avais ni médecin ni psychologue pour me
porter secours, à moins que vous ne comptiez
les Salutistes comme psychologues. Pour sûr,
ils m'appuyèrent, ils me donnèrent au
bon moment les encouragements qu'il me fallait: ils
veillèrent aussi à ne pas me laisser
seul trop longtemps et à bien occuper mon
esprit.
L'ivrognerie m'avait amené
à l'extrême degré
d'intoxication. Jusque là, j'avais
pratiquement vécu de bière. Ce fut un
changement d'importance que de passer brusquement
d'un régime de malt, d'orge et d'alcool,
sous forme entièrement liquide, à la
diète solide et orthodoxe des trois repas
par jour. Je tombai malade. Mon esprit
s'accommodait fort bien de cela, mais mon
être physique regimbait contre ce revirement
soudain.
C'est alors que je débutai
dans mon apprentissage de la prière. Je
découvris une puissance merveilleuse,
supérieure à celle des docteurs et
des psychiatres, et accessible à l'homme
humble et sincère dans sa recherche de
Dieu.
Au travail, on misa sur la
durée de ma conversion. Cela s'est produit
pour beaucoup de convertis avant et après
moi. Mais là-bas, dans les docks, je vous
assure que ce n'était pas drôle. On
savait mes chances de tenir bien précaires
et on me fit la vie dure pendant
longtemps.
On me donna une semaine, puis un
mois. Enfin, nous devions avoir trois jours de
congé consécutifs et les copains
s'attendaient à me voir flancher pendant ces
jours où le souvenir des bonnes bombances
d'autrefois se ferait plus insidieux. Mais je tins
bon, grâce au soutien de ma femme et aux
encouragements reçus de mes nouveaux
camarades salutistes.
Dès ce moment, les
spéculateurs renoncèrent à
parier sur mes chances de fausser compagnie aux
abstinents. L'impossible était devenu
possible : Harry Bass s'enrôlait bel et bien
sous le drapeau des buveurs d'eau. Ainsi, les
brasseurs perdaient une source de revenu, la police
se trouvait déchargée d'un de ses
grands soucis et l'Armée du Salut
renforcée d'un soldat.
.
CHAPITRE XI
Vers un plus bel intérieur
Même les athées du moins ils se
disaient tels - me complimentèrent sur ma
conversion. « Nous ne croyons pas à
l'existence d'un soi-disant Dieu », dit l'un
d'eux. «Mais si cette idée d'entrer
dans l'Armée du Salut et de cesser votre vie
de patachon persiste, ce sera une bonne affaire
pour votre femme et vos gosses. »
D'une manière encore vague et
mal assurée, je me disais au-dedans de moi
que seul un Dieu merveilleux avait pu faire le
miracle qui m'était arrivé. Bien des
fois, j'avais essayé de m'améliorer;
en pleurant, je prenais en pitié mon sort
misérable; en voyant la débâcle
de ma vie, je décidais fermement
d'arrêter de boire, de voler, de jouer
à l'argent. Rien à faire. C'est
allé ainsi jusqu'à ce que je
reconnaisse ma totale faiblesse.
J'étais un fripon, je le
savais bien. La maîtrise de soi, le
renoncement à soi-même, le
commencement d'une page blanche, tout cela me
laissait aussi froid qu'un glaçon. Chez moi,
ça ne répondait pas.
Ainsi, le miracle qui m'est
arrivé en cherchant Dieu est d'autant plus
étonnant. Car il est bien arrivé
à moi, Harry Bass, une caricature d'homme,
un gars brûlé d'alcool, un drôle
au nom taché d'infamie ! A mon avis, cette
chose merveilleuse rend inutile et oiseuse,
dès maintenant et à jamais, la
question de savoir s'il se passe, oui ou non, des
miracles.
Il fallait bien une force au-dessus
de moi pour me permettre de passer devant un
cabaret ou de regarder une chope en face sans
désirer boire la moindre goutte de
bière. Et que cette force puisse être
donnée à Harry Bass, un homme sans
caractère - ça, c'est un miracle, et
un miracle prodigieux!
Peu après ma conversion, je
suis allé au café pour solder un
arriéré. Ç'avait
été ma pinte
préférée. On m'offrit un bock.
Quelques clients me regardaient d'un air moqueur :
j'allais peut-être me laisser faire au moins
pour « une bière »... Je payai ma
dette et déclarai au patron ma
résolution d'en finir avec tout cela. Il en
eut du plaisir et pourtant, comme il me le fit
remarquer, ma nouvelle ligne de conduite tendait
à réduire ses profits.
Il était un homme très
correct; en général, les cafetiers le
sont. Après avoir commencé
d'écrire ce récit, je reçus
une lettre de l'un d'eux : « Ce sont,
disait-il, des soûlards comme vous qui font
le mauvais renom des cafés et des
cafetiers». Rien n'est plus vrai. Mais le
pire, c'est qu'il y en a tant dans le même
cas que moi. L'honnête tenancier, qu'il s'en
rende compte ou non, participe souvent à
l'avilissement de gens qui, sans la boisson,
seraient tout à fait honorables. Les
ménages s'en vont à vau-l'eau, les
enfants souffrent, les femmes sont
maltraitées par 'des maris qui, de
sang-froid, peuvent être pleins
d'égards et de gentillesse.
Mais trêve de sermons ! Des
années d'heureuse abstinence parlent mieux
que tous les discours.
Quelques semaines après avoir
cessé de boire, je fus ébloui de
constater l'augmentation très
considérable de mes moyens
pécuniaires. J'avais de l'argent en poche et
peu à peu les miens purent avoir la vie un
peu plus belle que pendant les années
où même le nécessaire leur
faisait souvent défaut.
Le premier pas dans ce mouvement
ascendant fut de déménager dans un
logement plus spacieux et plus convenable. Dans ce
temps-là, on trouvait des appartements
à louer dans n'importe quel quartier, pourvu
qu'on en ait les moyens.
Quitter notre ancienne demeure, le
taudis des mauvais jours, c'était comme
sortir de quarantaine pour s'en aller vers le
Nouveau-Monde. L'atmosphère du foyer n'y
avait jamais régné; au contraire, je
m'étais efforcé d'en faire un lieu de
tourments. Même en vivant jusqu'à cent
ans, je ne pourrais jamais réparer la somme
de souffrance dont fut témoin le
misérable logis où j'ai conduit ma
fiancée le soir de nos noces. En y entrant,
j'avais été à moitié
ivre. Maintenant, c'était un homme nouveau
en Christ qui en sortait, laissant derrière
lui une odeur de bière et de
honte.
Tout ce qu'il me fallait pour
posséder un intérieur
agréable, c'était de l'argent et du
bon sens. Maintenant, par bonheur, j'avais un peu
des deux. Une harmonie toute nouvelle
s'établit entre ma femme et moi. Ensemble,
nous allions faire des emplettes; nous choisissions
telle ou telle pièce de mobilier pour la
maison - et il n'était pas question de
crédit, je vous prie ! Notre foyer
commençait enfin à mériter ce
nom.
Je me joignais à
l'Armée du Salut dans ses réunions en
plein air, vêtu d'un complet neuf,
payé comptant de mon propre argent. Les gens
sortaient dans la rue pour me voir, comme s'il y
avait eu là un clown de cirque ou la fanfare
municipale ! Pensez donc, Harry Bass, le fameux
Harry Bass, qui chantait des hymnes avec les
Salutistes, en pleine rue ! Et puis il y avait
mieux : Harry Bass n'avait plus touché une
goutte d'alcool depuis des semaines. Tout cela
était connu loin à la ronde; mais on
voulait voir ce phénomène de ses
yeux, comme si on avait douté de la rumeur
publique et des facultés de son
esprit.
De bonnes gens redoutaient
l'approche de Noël pour ma foi encore mal
affermie. Effectivement, mes anciens copains
m'avaient gardé, j'ignore dans quelle
intention, sur la liste des membres de leur club.
Cela me donnait part aux bénéfices de
la société qui se distribuaient peu
avant Noël. Le quartier général
du club était installé pour
l'occasion à l'«Hôtel des
Bateaux» où j'avais pris des cuites
retentissantes.
Les bombardiers allemands ne m'ont
jamais effrayé autant que cette visite aux
lieux témoins de ma mauvaise conduite. Mais
le miracle durait toujours! Je souhaitai un joyeux
Noël à toute la compagnie, mis l'argent
dans ma poche et sortis. Les camarades ouvrirent de
grands yeux, comme devant le fantôme de
Hamlet. Après ça, ils rayèrent
mon nom de la liste. Harry Bass était
exclu.
Il doit y avoir quelque chose de
vrai dans les paroles que les Salutistes chantent
parfois en plein air : « Les jours des larmes
sont passés; je ne suis plus esclave !
» - Quel beau Noël nous avons eu ! Mes
enfants n'en croyaient pas leurs yeux et ma femme
devait se pincer pour s'assurer que ce
n'était pas un rêve. Je l'aidai
à préparer le dîner; puis,
à table, je lui fis des éloges sur
son talent de cordon bleu. Elle en est
sûrement tombée des nues !
Comme nous avions un peu plus
d'argent qu'il nous en fallait, nous
convînmes, ma femme et moi, de
préparer de petits dons d'épicerie
pour quelques personnes que nous savions dans la
difficulté. Était-ce possible ? Le
ci-devant fêtard, Harry Bass toujours sans le
sou (en tout cas pour le bien !) transformé
en Père Noël !
Tout ce que je puis ajouter, c'est
que le bonhomme qui ne croit pas aux miracles
après ça aurait grand besoin de se
faire examiner la tête !
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