« Il y a un Dieu pour les
buveurs ... »
CHAPITRE IV
Le marié est ivre pour la
noce
L'amour d'une femme est chose merveilleuse. Je
désire vous parler de Florence, la jeune
fille qui eut foi en moi quand cette foi tenait du
miracle.
Florence était salutiste.
Nous nous connaissions depuis notre enfance et,
pour ainsi dire, il avait été
toujours entendu que nous étions promis l'un
à l'autre.
Quand je me mis à boire,
à jouer à l'argent et à faire
tout sauf le bien, les gens conseillèrent
à Florence de se garder soigneusement de moi
: « C'est une canaille»,
disaient-ils.
Rien n'était plus
évident, et pourtant Florence ne m'a pas
planté là. Ce n'était pas
qu'il n'y 'eût d'autres prétendants.
Un jour je me suis trouvé nez à nez
avec un galant qui faisait les yeux doux à
ma belle. «Écoute-moi bien, mon vieux !
» lui criai-je en l'empoignant par le bras et
en le faisant pirouetter, mon poing droit
levé en signe de menace : « Florence
est à moi, ... pas ? Si je t'attrape
à essayer de me la prendre, tu le
regretteras ! »
On me craignait tellement qu'on ne
me résista plus. En état d'ivresse,
j'étais brutal et dangereux. Le bruit se
répandit que Harry Bass fréquentait
Florence, et cela suffit à décourager
les autres soupirants.
Dans les romans, la suite normale de
l'histoire aurait voulu que le mauvais sujet soit
racheté par l'amour d'une jeune fille
vertueuse. Mais dans mon récit, il est
question de la vie telle qu'elle est. Je n'ai pas
changé du tout.
Au temps de mes fiançailles,
je me trouvais un jour dans un cabaret, ivre et
d'humeur ombrageuse, quand un jeune casse-cou eut
l'audace de me contredire. Ses copains prirent
parti pour lui si bien qu'avant longtemps, je me
battais contre six adversaires ! Il était
périlleux de s'attaquer à moi, car je
n'observais aucune règle. Les bouteilles et
les verres se mettant à voler en tous sens
et les coups de pieds répondant aux coups de
poings, les six vidèrent les lieux, me
laissant seul au milieu des décombres du
café, sous le feu de la colère du
Patron.
Je promettais d'aller chercher
Florence pour sortir avec elle; mais en rentrant du
travail, j'entrais dans les estaminets pour boire
un coup et faire une partie de cartes, et
j'oubliais complètement le
rendez-vous.
Une fois de plus, je perdis mon
emploi à cause de mes fréquentes
escapades. Malgré cela, je ne voulais pas
admettre que mes ennuis étaient dus à
ma stupidité; je mettais la faute sur les
patrons, les contremaîtres, sur tout le monde
sauf moi. Je me mis à nourrir une grande
pitié pour moi-même. «Tout le
monde est contre moi», me disais-je
souvent.
Des agitateurs se servaient de moi
pour discourir au coin des rues. Juché sur
une caisse à savon, je tempêtais
contre les patrons, les pasteurs, l'Armée du
Salut, tout et tous.
La réputation d'être un
fauteur de troubles me précédait
partout. Les entreprises qui m'avaient eu à
leur service savaient que non seulement j'avais des
embêtements constants, mais que j'en causais
aussi de nombreux aux autres.
Bien que jeune encore, je portais
déjà des signes de corruption. Il me
fut rappelé, et je sais que c'est vrai, que
pour me laver le visage je prenais la
serpillière à récurer les
planchers.
Même alors, bien avant ma
conversion, les Salutistes faisaient tous leurs
efforts pour me «capturer». Le fait
qu'ils voyaient en moi un cas éventuel de
conversion en dit long sur leur foi.
Je m'approchais de leurs
réunions en plein air, toujours ivre bien
sûr, et je chantais n'importe quelle chanson
profane ou licencieuse. J'interpellais l'orateur et
je troublais beaucoup la réunion.
On allait informer la police :
« Harry Bass est de nouveau en fête !
» Et deux solides gardiens de la paix
apparaissaient avec le mandat de me «mettre
dedans».
Chaque fois que c'était
possible, les Salutistes m'emmenaient dans leur
local pour m'épargner une nouvelle
arrestation. Bien souvent, ils m'ont lavé,
donné du café chaud, puis reconduit
chez moi.
Même ainsi, les rapports de
police devinrent monotones par leur
fréquence : « Ivrognerie et
perturbation de l'ordre public»...
Quand j'étais au bar en train
de faire une bombe à tout casser et que la
police patrouillait dehors, le barman, me prenant
en pitié, se hâtait de me hisser sur
un siège derrière la porte. Tout
allait bien s'il me restait assez de sang-froid
pour me maintenir dans cette position. Mais
souvent, je ne réussissais qu'à me
laisser crouler par terre, ivre mort. Alors, chaque
fois que la porte s'ouvrait, elle cognait contre
moi. Je me suis retrouvé tout meurtri et
endolori le lendemain d'une cuite, sans savoir
comment je m'étais fait arranger de la
sorte.
C'est alors, croyez-le ou non, que
Florence consentit à m'épouser. Pour
beaucoup de gens, elle perdait son bon sens. Bien
sûr, mais elle savait ce qu'elle faisait.
Elle avait confiance en moi et, ce qui est plus
important, elle avait foi au Dieu qu'elle priait en
ma faveur.
Elle prenait un gros risque, mais le
prix en valait la peine : il n'était rien de
moins que l'âme d'un homme. Voici sa
façon de voir la chose : elle ne m'aimait
pas comme j'étais; elle aimait l'homme que
je pouvais être. Elle croyait que l'homme que
je pouvais être avait besoin de Florence pour
l'aider à se trouver
soi-même.
La noce eut lieu le jour de
Noël. Le matin, je me rendis au match de
football et naturellement, je bus quelques verres.
L'argent ne manquait pas, et l'atmosphère
généreuse de Noël non plus. Les
camarades me taquinèrent en
prétendant que je devais leur payer une
tournée à tous. Bêtes que nous
étions, nous avions l'idée que le
mariage n'allait pas sans être copieusement
arrosé.
La fine pointe de l'affaire fut que
j'arrivai à l'église aux trois quarts
ivre et très en retard. La mariée
avait dû attendre et les invités y
étaient allés de leurs « Je vous
l'ai toujours dit» au point que la courageuse
fille s'était mise à trembler devant
un risque décidément trop
grand.
Mais je m'entendais à porter
ma dose de liqueur, et le pasteur put officier sans
autre incident.
À la sortie, le club de
football formait une garde d'honneur en
élevant des touffes d'herbe au-dessus de nos
têtes en un semblant d'hommage. Quelques-uns
nous bombardèrent de ce qu'on appelait
« des confettis irlandais »,
c'est-à-dire un mélange de gravier et
de cailloux. Voilà quel début de vie
à deux j'offris à la merveilleuse
fille qui voulait bien m'épouser. Même
la réception qui suivit fut une vineuse
affaire : l'eau-de-vie et le fruit de la vigne y
coulaient généreusement. Et avec
cela, le seul logement que moi, Harry Bass, qui
avais gagné ma part d'argent, pus offrir
à ma femme, consistait en deux pièces
très pauvrement meublées.
Sauf pendant l'affaire de quelques
jours, le mariage ne fit pas de moi un homme
meilleur. Je m'enivrais dès que je trouvais
moyen de mendier, d'emprunter ou de voler de
l'argent. Il fallait désespérer,
semblait-il, de me voir jamais changer de vie.
.
CHAPITRE V
Le chapardeur des docks
La passion du jeu m'obligeait à
hypothéquer mon salaire avant le jour de
paie. Mes gains n'étaient déjà
pas très élevés car la boisson
faisait de moi un ouvrier peu digne de
confiance.
Au milieu de la semaine, il me
venait tout-à-coup la conviction absurde que
tel cheval, à coup sûr, gagnerait aux
courses. Il avait toutes les chances de son
côté, et je pensais qu'en pariant sur
lui, j'arriverais à payer mes dettes,
à calmer ma femme et à continuer de
faire la noce.
Mais le plus souvent, «
mon» cheval s'en tirait avec la mention «
courut aussi ». Et ma jeune femme se trouvait
sans argent à la fin de la semaine, elle qui
faisait l'impossible pour bien tenir le
ménage.
Je ne voulais pas prendre les
mesures qu'il aurait fallu pour sortir du
pétrin où nous étions.
J'étais un habile ouvrier, formé par
un long apprentissage, et un travail acharné
m'aurait largement tiré
d'affaire.
Mais le remède que je
préconisais , C'était le jeu, et
j'obtins le résultat auquel arrivent la
plupart de ceux qui tentent de s'enrichir par ce
moyen.
Notre premier enfant naquit : un
magnifique garçon. Nous l'appelâmes
Harry. Dans mon orgueil de père, je voulus
trouver de l'argent par tous les moyens. C'est ce
qui me poussa au vol. Ce furent d'abord quelques
larcins dans les entrepôts des docks :
habits, tabac, bouteilles de vin. Bientôt, je
fis main basse sur n'importe quoi, et je vendis mon
butin pour payer des dettes contractées au
jeu.
La naissance de ce beau
garçon fut profanée par un usage en
cours chez les amis de la dive bouteille: on se
devait d'«arroser» la tête du
poupon. J'invitai les poivrots de tout le quartier
à venir au café pour
célébrer avec moi l'heureux
événement. Ainsi, l'arrivée de
cet enfant, au lieu de me rapprocher de ma femme,
ne fit que me confirmer dans mon
intempérance.
La foi de ma femme se mit alors
à vaciller. L'officier de l'Armée du
Salut lui rendit visite et lui demanda si elle
croyait toujours que je me corrigerais. En larmes,
le coeur brisé de chagrin, Florence dut
répondre qu'elle en avait perdu
l'espoir.
Lors d'un derby très
mouvementé, je pariai gros sur un cheval qui
effectivement gagna. Ne me sentant plus de joie, je
me précipitai chez moi pour annoncer la
grande nouvelle. En temps normal, j'aurais pris le
chemin du café. « Elle» ne fut pas
contente ! Je lui offris une nouvelle robe, mais
elle ne voulut rien de cet «argent
souillé».
L'oreille basse, je partis au
café et je payai à boire à
toute la clientèle jusqu'à
épuisement total de la somme rondelette
gagnée aux courses. Ce soir-là, je
bus même à crédit. Voilà
la vie que je menais en un moment où
j'étais criblé de dettes et où
le manger, le vêtement et le mobilier
faisaient cruellement défaut à la
maison.
Avec le temps, un nouvel enfant
arriva: une petite Florence. Mes deux bambins
grandirent assez pour s'apercevoir et s'effrayer de
mes tapageuses débauches et des
pénibles scènes qu'elles
occasionnaient
Je tiens à le souligner
encore, je ne me complais pas dans ces confessions.
Leur seul but est d'avertir un enragé de la
boisson et du jeu qui brise le coeur de ses
bien-aimés, comme je l'ai fait pour ma femme
et mes enfants. Maintenant encore, la pensée
d'avoir employé un langage malpropre devant
ces innocents me fait rougir de honte. Mais dans
ces jours-là, ce sentiment m'était
absolument étranger.
Alors vint la grande guerre et, avec
elle, un travail assuré, même pour un
ouvrier aussi irrégulier que moi. Je savais
manoeuvrer les grues géantes de Tilbury, et
ma qualité d'ouvrier
spécialisé m'interdisait d'entrer
dans l'armée.
Il y eut une sensible augmentation
des salaires qui aurait dû, semble-t-il,
apporter des jours meilleurs à ma femme et
à mes enfants. Hélas, le statu quo
fut maintenu à cause de la hausse
considérable du prix de la bière. En
outre, la cadence du travail était telle,
dans les docks, que ma constitution d'alcoolique
réclamait de plus fréquentes doses de
«revigorant».
La journée commençait
toujours par l'absorption de rhum et de lait, tous
deux assez coûteux. La montée en
flèche du coût de la vie et de mon
goût pour les boissons fortes fit que ma
pauvre femme avait grand'peine à
équilibrer son budget, même en
limitant les dépenses au plus strict
nécessaire. De mon côté,
j'échappais à la misère et
à l'amertume qui régnaient à
la maison en passant tous mes loisirs au
cabaret.
La maison me hantait comme un
fantôme. Ma conscience, ou ce qui en restait,
me mettait mal à l'aise devant la souffrance
des miens. Au café, mon esprit
troublé se laissait endormir par le dicton
selon lequel «plus on est, plus on
s'amuse». Je me dérobais à mes
responsabilités.
.
CHAPITRE VI
Combats de coqs et porcs en ribote
La clique à laquelle je m'associais dans
mes équipées trouva le moyen de
corrompre de respectables pourceaux ! On ouvrait la
gueule à un de ces malheureux animaux et lui
vidait de la bière « en bas la
cheminée », comme on disait. Puis les
paris allaient bon train sur les effets probables
de l'alcool dans le comportement de la bête.
Au fond, il y avait autant de valeur morale dans
cet innocent spécimen de l'espèce
porcine que chez certains d'entre nous, ornements
supérieurs de la création
!
En secret, nous apportions des coqs
au café et les faisions se battre. Gageurs
perpétuels, nous engagions des paris sur
l'issue de ces combats. Sur un terrain vague,
à côté d'un bar, nous faisions
des courses avec une chope de bière à
la main. Il s'agissait de ne pas renverser le
précieux liquide, ce qui, bien sûr, ne
manquait pas d'arriver. Tant pis pour la boisson
qui se perdait : nous avions le plaisir du jeu et
une bonne provision de bière en
tonneaux!
Ces extravagances se faisaient aux
dépens du bien-être de nos familles,
mais nous nous appliquions à l'oublier. Je
me mis à patronner fidèlement ce qui
est la malédiction de l'ivrogne et du joueur
invétéré - le
mont-de-piété. Bien avant le jour de
paie, mon meilleur complet, ma montre et d'autres
objets de valeur qu'il m'était possible de
mendier, emprunter ou subtiliser, passaient sous le
comptoir du prêteur-sur-gage.
Parfois mes deux enfants venaient me
rejoindre au café dans l'espoir que je
reviendrais à la maison. Ils ont
été bien rares, les moments où
nous avons joué ensemble et où je me
suis prêté à leurs caprices.
Dans leur candeur enfantine, ils priaient pour que
ces beaux moments reviennent. Malheureusement pour
leur foi, je refusais de me laisser fléchir
par leurs muettes supplications; je les renvoyais
à la maison avec un biscuit ou une autre
gâterie, puis me remettais à boire en
les oubliant complètement.
Le dimanche, je prenais part
à des courses attelées. On mettait
à l'épreuve la force du cheval en
attachant les roues du sulky et en forçant
le coursier à traîner le
véhicule freiné. De nouveau,
c'étaient paris sur paris. D'autres fois,
j'allais faire un tour à bicyclette en
m'arrêtant aussi souvent que possible pour
boire un coup.
Si la circulation avait
été ce qu'elle est aujourd'hui, on ne
m'aurait sûrement jamais vu revenir sain et
sauf. Tant de fois j'ai roulé - quand je
n'étais pas transporté - en
état d'ivresse. À la maison, mon
dîner attendait. Mais une fois de retour, je
me trouvais incapable de manger, ce qui provoquait
une fâcherie. Ah ! ces dimanches
après-midi!...
D'avoir survécu à
certaines de mes frasques me paraît
extraordinaire, il fallait bien que je sois
«un dur» ! Un soir, comme je rentrais en
titubant, je m'écroulai à quelques
mètres de chez moi. Il était tard.
Personne ne prit garde à ma chute, ni ne
voulut faire attention à mes cris. Je dus
rester là jusqu'au matin. Il neigea pendant
la nuit. Le jour me trouva grelottant de froid,
à moitié blanc et à
moitié mouillé. De nouveau, ma
première réaction fut de
réclamer à boire !
À Southend-sur-mer, je
m'endormis pesamment sur la grève pour cuver
mon vin. Les gens me croyaient seulement assoupi et
ils s'amusèrent beaucoup de voir la
marée me submerger lentement.
Une autre fois, aussi dans le
sommeil de l'ivresse, je me fis
littéralement piller; mon argent, ma montre
et même les boutons de mon veston prirent la
poudre d'escampette.
Je m'employais à
récupérer des bouteilles à
bière pour avoir de quoi pinter. Chaque sou
empoché servait au même but. À
la maison, le mobilier, la literie, les habits des
enfants avaient grand besoin d'être
renouvelés. La nourriture était
maigre.
Souvent je ne me donnais pas la
peine d'aller au travail, comme un gamin qui fait
l'école buissonnière. Je prenais la
direction du café et là, il
m'arrivait de payer une «sentinelle» pour
veiller à ce que mes patrons ne me trouvent
pas en train de chopiner. S'il m'attrapait, le
contremaître me faisait sortir rapidement du
café car, en mon absence, il ne pouvait
faire d'importants ouvrages, faute d'un ouvrier sur
grue.
Un soir que j'étais
responsable de cet engin, je m'attendais un peu
à une rafle de la police. Les vols ne se
comptaient plus et j'en avais pris ma bonne part.
Un des trésors dérobés
était une bouteille de rhum et je ne tenais
pas à me faire prendre avec ce flacon. Or,
la meilleure manière de le cacher,
c'était d'en sabler le contenu. Mais une
bouteille à la fois, ça
dépassait la mesure, même pour moi. Je
tombai bientôt dans
l'inconscience.
J'avais rechargé la
chaudière - c'était une grue à
vapeur - et oublié de recouvrir le feu. Des
fumées nocives emplirent la cabine. Sans
l'intervention d'un camarade qui se hâta de
me traîner à l'air libre, je serais
mort d'asphyxie.
.
CHAPITRE VII
Delirium tremens
À la longue, la boisson cessa tout
à fait d'être un plaisir, pour devenir
une sorte de rite terne et sinistre. Mes exploits
de pochard, loin de me procurer le réconfort
de l'amitié et l'apaisement d'une insatiable
soif, avaient fait de moi le fléau de la
région.
Pendant des années, il fut
rare de me voir rentrer à la maison à
l'heure du repas de midi, le dimanche. Semaine
après semaine, ma pauvre femme faisait de
son mieux pour me préparer quelque chose de
bon. Mais dans la longue attente de mon retour, mon
repas perdait son aspect appétissant et mon
humeur s'en trouvait pire que jamais. J'ai pu
éprouver dans toute sa misère le sort
affreux de l'alcoolique.
Cependant l'Armée du Salut,
dans l'ardeur merveilleuse de sa foi, essayait
toujours de me sauver d'une totale
dégradation. Souvent on entend les
Salutistes chanter : « Jésus est fort
pour délivrer ! ». C'est, je pense, ce
qui les empêchait de désespérer
de moi. Mais à ce moment-là, je ne
leur témoignais guère d'estime pour
leurs bonnes intentions.
La veille de Noël, je me rendis
à Tottenham et j'y dépensai dans la
plus parfaite insouciance une gratification de fin
d'année qui aurait pu servir à
gâter un peu ma femme et mes enfants. Ce
soir-là, je rentrai chez moi dans mon
habituel état
d'ébriété. Dormant d'un
sommeil agité, j'entendis la fanfare de
l'Armée du Salut qui jouait des
mélodies de Noël sous ma fenêtre,
tout à mon intention. Il ne s'agissait pas
d'une collecte, mais d'un nouvel effort pour me
convaincre de la possibilité de mon
salut.
Mais tout cela ne
m'intéressait pas. Ces chants ne me disaient
rien. De ma voix de rogomme, je profanai la «
Sainte nuit» de la naissance du Sauveur en
mettant des paroles malpropres et
blasphématoires à cette belle
mélodie. Ma femme en éprouva une
honte intense et douloureuse.
Le matin de Noël, je me
réveillai avec la vague impression qu'il
s'était passé quelque chose de
spécial. Ma femme me reprocha mon ignoble
conduite et dans mon embarras, je ne vis pas
d'autre issue que d'aller « noyer »
l'affaire dans la boisson. Je ne prononçai
aucune parole de regret.
Mais je ne trouvai personne, ce
matin-là, qui voulût boire avec moi et
m'offrir un instant de camaraderie. La
vérité, c'est qu'au train où
allaient les choses à la maison, au travail
et au-dedans de moi, il devenait clair, même
à mon esprit embué d'alcool, que ma
vie allait à la ruine.
Cela ne me rendait que plus
profondément malheureux; mais j'eus soin de
n'en rien montrer. Je me fis un visage plein
d'assurance et m'efforçai de faire croire
que je me moquais de tout.
Le chant étant une
manière de se donner du courage, j'infligeai
à tout le quartier de puissants
braillements. Tout mon répertoire, ou ce que
j'en savais encore, y passa.
« Si vraiment, vous avez besoin
de chanter, Harry, allez à l'église
et donnez-vous en à coeur joie ! »
avança mon propriétaire avec
diplomatie. Mais ces propos, dans mon état
de trouble intérieur, ne firent qu'attiser
mon ardeur : je chantai de plus belle et plus fort
que jamais. Quiconque en voulait un
échantillon pouvait se servir !
Obligé de m'éloigner,
j'entrai dans le café le plus proche,
seulement pour découvrir que la nouvelle de
ma mauvaise lune m'avait devancé.
« On ne veut pas te servir
à boire parce que tu finiras par nous faire
enlever notre concession ! » me lança
le tenancier. « Si tu savais t'asseoir
gentiment et boire ta bière sans faire de
pétard, ça irait mieux...
»
À mon retour chez moi, les
miens faillirent tomber en pâmoison de me
voir arriver à l'heure pour le dîner.
La remarque du propriétaire - « Allez
chanter à l'église ! » - me
rongeait sourdement. Je lui avais mis pas mal
d'argent dans la poche, à
celui-là.
Il serait bon de pouvoir dire ici
que cette remontrance me donna à penser et
m'amena à changer de vie, comme on le lit
parfois dans les livres. Hélas aucune
pensée sérieuse ne
m'affectait.
Durant la matinée, j'avais
pris la résolution de tenir compagnie
à ma femme et à mes gosses, au moins
pendant ce jour de Noël. Mais ces bons
sentiments s'évaporèrent. Il me
fallait les copains des beaux jours, une bonne
lampée et la «vraie» ambiance de
guinguette. Impossible de soutenir le regard de
reproche de ma femme et de mes enfants. Aucun repos
pour moi. Je ressortis. En allant assez loin, je
trouvai un estaminet où on voulut bien me
servir à boire.
Ce fut à ce moment-là,
aux environs de Noël, que j'eus mon premier
accès de delirium tremens, cette terrible
maladie du cerveau due à des excès
prolongés de boisson. C'est souvent le
commencement de la fin, la porte ouverte à
de graves troubles cérébraux et
même à la folie sous
différentes formes.
Je me réveillais la nuit pour
me trouver face à face avec une souris qui
me fixait du regard dans un trou de la paroi. Je
clignais des yeux, secouais la tête pour
essayer d'échapper à cette
apparition. Mais elle revenait. Parfois
c'était un rat. Ces « animaux »
avaient un aspect étrange, spectral; un air
sinistre et moqueur. Je sentais bien que leur
regard fixe et accusateur allait me rendre
fou.
Mon lit tremblait et craquait, tant
je me tordais d'horreur devant les images qui se
dessinaient sur la paroi. Je glapissais les plus
affreux blasphèmes en criant à Dieu
de me foudroyer sur-le-champ, quand ces
fantômes d'animaux me hantaient de leur
regard hallucinant. La vision cessait pendant de
courts moments, mais ce temps de répit
était suivi d'un pénible
réveil : un mal de tête effroyable, un
corps tremblant, une soif dévorante et des
nausées obsédantes. Je me murmurais
à moi-même : « Il faudra que
ça finisse, il faudra que ça
finisse... » Mais quelques minutes plus tard,
je tendais la main vers le « revigorant »
pour inaugurer un nouveau jour de morne
folie.
Il m'arrivait de n'avoir rien
à portée pour étancher ma soif
matinale. La veille, j'avais été trop
ivre pour m'assurer une gorgée de rhum au
réveil. Le dimanche, je partais dans la
campagne et frappais à la porte d'un
débit. J'exhibais un billet de chemin de fer
en affirmant être un voyageur en quête
d'un rafraîchissement. Le tenancier ne
pouvait distinguer un ticket périmé
d'un valable, et il me donnait à boire.
Voilà à quelles manigances m'a
poussé ma soif d'alcool.
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