« Il y a un Dieu pour les
buveurs ... »
CHAPITRE PREMIER
Le football est un jeu qui donne
soif
Je m'appelle Bass - Harry Bass, de Grays en
Essex. Vous serez amusés d'apprendre que
«Bass» est une marque de bière, en
Angleterre, et qu'en même temps mon histoire
fait une large place à cette boisson. Ce que
je vais vous dire est vrai; s'il vous arrive d'en
douter, vous pouvez vous adresser pratiquement
à n'importe qui dans ma petite ville au bord
de la Tamise, non loin de l'East-end londonien. J'y
suis fort bien connu !
Mais je vous prie, n'allez pas
croire que je tire le moindre orgueil du fait que
je sois bien connu à Grays. Cette
notoriété, je l'ai acquise en
étant peut-être, dans tout le
comté, l'ivrogne le plus
débauché, le batailleur le plus
acharné et l'individu le plus familier de la
police et des violons. Aussi je ne mets pas de
fierté à vous dire cette histoire. On
m'a assuré qu'en l'écrivant,
j'aiderais sûrement quelqu'un qui n'arrive
pas non plus à se guérir de
l'alcoolisme, même après avoir tout
essayé, des plantes curatives aux plus
fermes engagements signés de son propre
sang; tout essayé, sauf ce qu'il fallait. Eh
! bien, ce que vous devriez faire... Mais il vaut
mieux ne pas anticiper sur mon récit
!
Vu ma notoriété, il
est donc des plus probables que n'importe quel
citoyen s'écrierait en réponse
à votre enquête : « Harry Bass ?
Si je le connais ! ... Mais il ne se bat plus
maintenant, du moins avec les poings. Il porte une
tunique rouge et vend le «Cri de Guerre»
dans les cafés. Les mêmes cafés
d'où il a été jeté
dehors tant de fois ! »
«Pour les Salutistes, il est le
sergent-major de la Citadelle de Grays. Tout le
monde le connaît... » Ce citoyen se
mettra peut-être à vous dire quelque
chose des petites attentions et menus services dont
la grâce de Dieu m'a rendu capable. Mais ce
n'est pas à moi de donner les détails
là-dessus.
Vous entendriez certainement parler
de la sensation produite à Grays à la
nouvelle que Harry Bass, le roi des buveurs et des
gredins, tournait à la religion et
s'embrigadait dans l'Armée du Salut. Mais
ici, je vous conseillerais d'interrompre la
conversation. Car il s'agit bien de mon histoire,
et je veux vous la raconter dès le
début.
Non que j'en sois fier, je le
répète. C'est une histoire
d'ignominie et de misère. Le seul
mérite qu'elle ait d'être
contée, c'est qu'elle finit bien. Pourtant,
elle n'est pas de celles où le héros,
par la ténacité de ses efforts, finit
par se frayer un chemin de la mine au parlement -
« par mes propres mérites », comme
ils disent. Rien de cela chez moi. Ce
dénouement heureux a été, pour
la plus grande part, l'effet de la grâce de
Dieu et en partie aussi, la récompense du
fidèle amour d'une brave femme.
Mais commençons par le
commencement. J'ai bu ma première chope de
bière par pure bravade. J'avais de bons
parents, mais j'étais jeune et buté.
Je voulais commettre quelques-unes des choses qu'on
m'avait dit de ne pas faire. J'étais en
révolte contre les sempiternels « ne
fais pas », « tu ne peux pas »,
« tu ne dois pas». Si on avait
essayé de me dire ce que je pouvais faire,
il aurait pu en être autrement.
La bière coûtait alors
quatre sous la chope et pour de la bière,
c'en était ! Quatre chopes suffisaient
à vous mettre la tête à
l'envers, et j'y pris goût autant qu'un
poisson rouge à l'eau. Je pensais qu'en
tenant la tête haute et « portant»
ma bière crânement, je donnais un
signe de virilité, une preuve que
j'étais bien « un dur».
Il se trouvait là des sots,
mes aînés de bien des années,
pour m'encourager : « Allez ! encore une !
Celle-ci, c'est moi qui la paie ! » - comme
s'ils me persuadaient d'avaler mon huile de foie de
morue ou de prendre une pomme par jour ! En
réalité, ils me confirmaient sur un
sentier qui devait m'amener à des
années de misère. Mais je n'en
blâme personne d'autre que moi.
La bière trouva un
allié inattendu dans le football.
J'étais fou de ce sport. Malheureusement,
dans les cercles que je fréquentais, le
football et la bière étaient
d'inséparables partenaires. Je n'ai pas
à blâmer le football de l'avoir si
pitoyablement travesti. Comme beaucoup d'autres
jeux et passe-temps qui n'ont pas de mal en
eux-mêmes, on les a rendus nuisibles par la
façon stupide et dégradante dont on
en joue. Nous faisions des parties obstinées
et furieuses, excités par les clameurs
fanatiques des spectateurs; puis nous nous
précipitions vers la limite du terrain
où des bouteilles de bière nous
attendaient.
Au moment où le sifflet de
l'arbitre nous ramenait à nos positions,
j'étais souvent ivre au point de ne pouvoir
distinguer les buts d'une cage à lapins.
Avant longtemps, je m'intéressais davantage
à la boisson et au jeu qu'à la
poursuite du ballon.
Quand nous gagnions une coupe, ce
qui nous arrivait parfois, c'était moins un
titre de gloire qu'une occasion de faire ribote.
Comme c'est souvent le cas encore aujourd'hui, le
sport devenait une excuse pour se laisser aller
à la débauche. On emplissait de
bière la coupe d'argent, on la vidait, la
remplissait, puis la buvait encore. Le lendemain
d'un match victorieux, je fus trouvé ivre
mort dans le ruisseau !
Le football était la raison
que je donnais à mes parents et à ma
conscience encore éveillée pour mes
fréquentes escapades et mes absences de
travail. À Tilbury, où j'avais un
emploi, j'eus bientôt mauvaise
renommée à cause de mes excès
de boisson et de mon caractère
emporté. J'étais noté pour
être très irrégulier dans mes
présences au travail.
Ne pouvant en faire à ma
tête, je voulais partir, afin
d'échapper à toute contrainte et
à toute réprimande. Les bateaux qui
descendaient l'estuaire de la Tamise me donnaient
la nostalgie du large. Là-bas, pensais-je,
on peut vivre et boire à sa guise. J'essayai
de m'engager sur un navire. Mais je n'avais pas
l'âge voulu et le capitaine m'envoya demander
la signature de mon père.
Il ne voulut rien entendre. Ainsi,
la vie de marin me fut refusée. J'en eus un
violent dépit et beaucoup de ressentiment
contre mon père. Je suivis avec d'autant
plus d'ardeur le « Club athlétique de
Grays » dans ses matches, que ce soit dans la
localité ou en dehors. Si le club gagnait,
je me soûlais pour célébrer la
victoire; s'il perdait, il en faisais autant pour
noyer ma déception. Ainsi les cafetiers,
autant que moi, y trouvaient leur compte dans les
deux cas.
.
CHAPITRE il
Ivresse et chanson
Je n'étais qu'un gamin, mais
déjà brutal et intraitable, quand
j'entrai d'un air de matamore dans un débit
où mon frère Arthur était en
train de boire sa chopine à sa
manière tranquille et
rangée.
Il avait entendu parler de ma
conduite folle et obstinée; il m'en avait
déjà touché mot en me
demandant d'y mettre un frein. Mais ses bons
conseils me laissaient aussi indifférent que
ceux de n'importe qui.
Ce soir-là, la vue de son
gamin de frère se débauchant avec le
cynisme et l'aisance d'un vieux pilier de
café bouleversa Arthur. Il y avait une
expression de douleur dans son regard tandis qu'il
m'observait dans ma tenue débraillée,
dans mon arrogance indomptable.
« Tu peux bien commander
quelque chose pour ton frère et ses copains
! » lui lançai-je comme un défi.
Je m'efforçais d'être un homme, mais
je m'attendais un peu à être
proprement rossé.
Il était trop sensé
pour çà. Il m'aurait seulement
confirmé dans mes égarements. Au lieu
de cela, il posa son verre, se tourna vers moi et
me dit : « Si tu veux y aller de ce
train-là, alors moi j'y renonce tout
à fait ». Il se leva et
sortit.
Il y a quarante ans environ de cela,
et Arthur n'a jamais retouché une goutte
d'alcool. Il est vrai qu'à ce
moment-là, il ne m'a pas
empêché de continuer à boire;
mais peut-on savoir quel effet sa décision
eut sur moi dans les années suivantes,
où la question de rompre avec mon ivrognerie
était devenue une affaire de vie ou de mort
? Si les gens qui vous sermonnent et vous donnent
de bons conseils passaient à un acte
défini, comme Arthur, le monde en serait
meilleur.
J'aimais le chant, et l'ivresse me
mettait d'humeur à chanter : elle faisait de
moi un fou chantant ! Le soir étant le
moment habituel de mes soûleries, je me mis
à élever la voix dans le silence de
la nuit. Rien, chez moi, du gentil ronronnement de
'vos barytons. Je préférais le style
de Caruso - à gorge déployée!
Si je n'atteignais pas à la perfection
tonique du grand Italien, j'avais presque autant de
volume.
«Étoile du soir»
était une chanson favorite, et j'aimais
l'alterner avec «Au moment du combat». On
ne pensait pas aux sirènes d'alarme dans ce
temps-là; mais les paisibles et vertueux
bourgeois de Grays se mirent à me
détester autant qu'ils devaient maudire plus
tard ces engins plus mortellement perturbateurs du
sommeil.
Je me rappelle qu'une nuit,
étant encore plus ou moins novice à
ce jeu de la boisson, je me dirigeais vers mon
domicile en titubant, la voix rauque d'avoir tant
chanté, dans les premières heures du
matin. La chaussée semblait être en
mouvement, et j'avançais lentement. Enfin,
je trouvai un pas de porte confortable et, comme le
rossignol, j'élevai ma voix dans les
ténèbres : «Tu m'as
laissé les débris d'une poupée
! »
La sérénité
assoupie de la maison du pasteur fut
troublée par mon aubade trop matinale.
J'étais couché devant la porte de la
cure. Il y eut un bruit de voix et de
fenêtres qu'on ouvre et referme. Le pasteur
ne s'intéressait pas aux débris de
poupées et il me le fit savoir en termes
vigoureux.
Je pris ses remontrances pour un
affront et, voyant qu'il s'agissait d'un
ecclésiastique, je l'apostrophai avec
imprécations et force cris. C'en
était fait de la paix nocturne. Beaucoup de
gens qui avaient bien gagné leur repos
furent tirés de leur sommeil par cette
bataille de mots.
Cet esclandre vint aux oreilles de
la police. C'est de cette nuit que datent mes
longues et pénibles relations avec la
gendarmerie de l'Essex. Elles
coûtèrent beaucoup aux contribuables,
firent le chagrin de ma famille et devinrent un
vrai problème pour la police
elle-même.
.
CHAPITRE III
L'intarissable robinet
Il y eut deux femmes dont l'influence sur moi a
été pour mon bien. Je dois admettre
que si toutes deux m'avaient abandonné comme
incorrigible, en me laissant descendre
jusqu'à la déchéance totale,
elles auraient eu toute raison de le
faire.
Ma mère fut la
première. Bien que je lui aie brisé
le coeur, elle n'a jamais cessé de m'aimer
et de prier pour moi. Dans les premiers temps,
quand mes débordements étaient tels
qu'elle avait peine à y croire, elle
s'efforça d'en cacher la gravité
à mon père. En tant que mineur,
j'étais tenu de rentrer à la maison
à une heure raisonnable; mais dans mon
goût pour les liqueurs et la compagnie des
bars, j'oubliais toutes les semonces.
La fermeture des débits
était obligatoire à onze heures, ce
qui était très tard en ces jours de
conventions sociales strictes. Mon père
verrouillait la porte sans s'inquiéter de
moi; mais pour éviter une scène, ma
mère laissait la fenêtre de la cuisine
décrochée.
Il pouvait 'être minuit ou
davantage quand je rentrais car, chaque fois que je
pouvais me l'accorder, je me procurais des
bouteilles de bière qu'on «
sifflait» avec les copains après la
fermeture. Un soir, très tard, j'arrivai
à la maison avec des bouteilles dans les
poches et, comme s'il n'y avait pas assez de
liquide sans cela, il pleuvait « des petits
chats ».
Je poussai la fenêtre et, avec
beaucoup de difficulté, je parvins à
me hisser jusque sur le rebord. L'évier se
trouvait immédiatement au-dessous. Tandis
que je préparais gauchement la manoeuvre,
j'ouvris le robinet. Je voulus lui imposer silence
par des « chuts »
répétés... Mais l'eau coulait
allégrement et le robinet défiait
tous les efforts que je faisais pour le fermer.
J'ai sûrement dû le tourner du
côté gauche au lieu du droit:
j'étais imbibé d'alcool au point de
ne plus pouvoir faire la différence ! Mon
esprit nébuleux en conclut que le robinet
devait avoir cédé et qu'il
était impossible de rien faire à ce
sujet.
Au petit matin, je fus
réveillé par un furieux mal de
tête. La lumière du jour
révéla l'indescriptible chaos qui
régnait dans la petite cuisine. Le robinet
coulait toujours. J'étais étendu sur
le plancher où j'avais dormi toute la nuit
avec une vague sensation de malaise et de douleur.
Mes habits étaient trempés; j'avais
les pieds nus et gelés. J'étais
transi de froid, mais déjà mon gosier
réclamait un coup de « revigorant
» - une lampée de genièvre et
d'orange qui seule pouvait dissiper ma lourdeur de
tête.
Le laitier a dû penser que
nous avions le cerveau dérangé car
devant la porte d'entrée, comme attendant le
garçon-cireur d'un palace, il trouva mes
souliers remplis d'eau. Je les avais enlevés
avant de passer la fenêtre.
C'est à ce moment-là que je fus
entraîné dans des conflits de travail
qui créaient beaucoup d'agitation dans les
docks où j'avais un emploi. Il y avait des
émeutes, des rixes avec la police, et la
faim passait de porte en porte. Pour moi, une pipe
et un sou de tabac étaient alors de la manne
tombée du ciel. Un cafetier me fit
crédit pour cela comme pour d'autres choses.
Se fiant à son intuition, il pensait que la
grève ne durerait pas. Tandis qu'au
contraire elle continuait de jour en jour, mon
créancier en fut pour ses frais.
Les monts-de-piété
faisaient des affaires d'or. De mes quelques
possessions, tout ce qui pouvait servir de gage
passa «chez l'oncle», comme on appelait
le prêteur. Je me battis contre les
faux-frères qui voulaient reprendre le
travail et contre la police amenée du
dehors, notamment de Birmingham. Ces agents
étaient venus par train spécial et
j'avais aidé à attaquer le convoi
pendant qu'il roulait lentement vers les docks. On
jeta par les fenêtres du train des blocs de
ciment, des barres de fer et tous les projectiles
dangereux qu'il y avait à portée,
pour intimider les renforts de police.
Je fis partie du piquet de
grève, ce qui impliquait de la bagarre.
J'acquis dans ce genre de chose une telle
habileté que pendant bien des années,
mes coups de poing furent
redoutés...
Ma conduite
irréfléchie me valut d'être
porté sur la liste noire. Aussi, quand tout
penauds nous fûmes contraints de reprendre le
travail, je découvris bientôt que mon
compte était réglé
!
Après m'être fait
«balancer», je ne devins plus, pendant un
temps, qu'un vagabond. J'étais un peu jeune
pour en venir là. Dans les jardins, je
volais carottes et raves pour me maintenir en vie,
et cela en Angleterre, au vingtième
siècle...
Ma carrière do joueur de
football resta sans lendemain. La bière et
le sport ne vivent pas longtemps côte
à côte; maint joueur de grande classe
a pu le constater. Certes, je n'en étais pas
un. D'ailleurs, les chances que je pouvais avoir de
le devenir furent bien vite annulées par
l'alcoolisme. Il fut un temps où je donnais
lieu à certains espoirs : j'avais le pied
léger, rapide et sûr quand il
s'agissait d'envoyer un « direct » dans
les buts. Mais je m'étais à peine
rendu capable de cette prouesse que j'y mis fin par
la boisson.
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