Ténèbres et
Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS
DE MATHILDA WREDE
Aux travaux forcés et dans les
fers.
D'autres habitaient dans les
ténèbres et dans l'ombre de la mort ;
ils étaient captifs et gémissaient
dans les chaînes, pour avoir
été rebelles aux paroles de Dieu, et
avoir méprisé le conseil du
Très-Haut. Il avait humilié leur
coeur par la souffrance : ils succombaient sans que
personne les secourût. Alors ils ont
crié vers l'Éternel et Il les a
délivrés de leurs angoisses. Il les a
tirés des ténèbres et de
l'ombre de la mort ; Il a brisé leurs
chaînes. Qu'ils célèbrent donc
la bonté de l'Éternel et ses miracles
en faveur des enfants des hommes ! Car Il a
brisé les portes d'airain et rompu les
barreaux de fer. (Ps. CVII, v. 10-16). Pendant
l'hiver de 1883-1884, un enfant prodigue retrouva
le chemin de la maison du Père. Il avait
été enfermé à Wasa en
prison préventive. Quoique la sentence du
juge portât : « Condamné, pour la
quatrième fois pour vol, aux travaux
forcés à perpétuité
», le jeune détenu, en dépit de
cette sentence qui le privait de sa liberté,
n'en était pas moins libre : Si donc le Fils
vous affranchit, vous serez réellement
libres. (Jean VIII, v. 36.)
Un matin de Pâques, de
très bonne heure, Mathilda Wrede
prépara un gros paquet de pain, de beurre,
de fromage, d'oeufs et de viande, le dernier bon
repas que devait goûter cet homme avant
d'être envoyé à Kakola. Ce
matin même de la fête de Pâques
la voiture cellulaire devait partir. La jeune fille
(ce récit se rapporte aux tout premiers
débuts de l'activité de Mathilda
Wrede) qui n'avait encore jamais vu un
condamné à perpétuité,
le suivit dans la voiture. Là, l'homme, qui
se repentait sincèrement de ses fautes et
croyait en la miséricorde divine, fut mis
aux fers, et quels fers ! Ce matin de printemps
était chaud, baigné de soleil; de
jeunes hommes, plaisantant joyeusement, se
dirigeaient vers le train en même temps que
la voiture cellulaire... mais quelle
différence entre ces voyageurs ! Ces
contrastes violents s'imprimèrent, comme au
fer rouge, dans l'âme de celle qui, par la
suite, devait devenir « l'amie des prisonniers
».
Lorsque, dans le cours de
l'année 1885, Mathilda Wrede visita pour la
première fois la prison de Kakola, elle
s'informa du jeune homme et apprit qu'il avait
grandi en sagesse et en grâce devant Dieu et
devant les hommes (Luc 11, v. 52). Les liens
d'amitié qui s'étaient noués
entre ces deux êtres, se resserrèrent
d'aimée en armée ; chacun de leurs
revoirs leur procurait à tous les deux une
grande joie. À l'occasion d'une de ces
entrevues, le prisonnier s'exprima ainsi
:
- Il y a longtemps que je me sens
malade et faible. Le médecin vient de me
dire que je suis atteint de
tuberculose à un degré fort
avancé. Selon toute probabilité, je
n'en ai plus pour longtemps à vivre. Vous,
mademoiselle, vous savez bien que je suis un habile
menuisier. Je voudrais que mon dernier travail sur
la terre fût consacré à
confectionner quelque chose pour Mathilda Wrede.
Commandez n'importe quoi au bureau ; je me mettrai
à l'ouvrage et ferai de mon
mieux.
Mathilda fut profondément
touchée de cette proposition et en parla
à son frère, chez lequel elle
habitait alors. Comme il était malade
lui-même, son coeur compatissant fut
touché par le dernier voeu de ce
condamné à
perpétuité.
- Commande quelque chose de
réellement beau et permets-moi de prendre
tous les frais à ma charge, dit-il à
sa soeur. je serais si heureux de contribuer pour
ma part à réaliser la pensée
touchante de ce détenu.
Le jour suivant Mathilda dit au
pauvre malade :
- Je vous suis profondément
reconnaissante de tout ce que vous pourrez faire.
Que sera-ce, je l'ignore. Mon frère vous
envoie ses salutations et vous promet de faire au
bureau l'achat de votre oeuvre, quel qu'en soit du
reste le prix.
Quelques semaines plus tard,
Mathilda reçut une petite armoire avec un
rayon pour les livres, en bois poli d'exquise
manière et orné de délicieuses
sculptures. Mathilda admira fort ce présent
et des larmes de gratitude roulèrent sur ses
joues. Le prisonnier lui dit avec un
mélancolique sourire :
- Je sais que vous avez la mauvaise
habitude de donner tout ce que
vous possédez. Mais cette armoire, vous ne
la donnerez pas. Pour vous empêcher d'en
faire cadeau à quelqu'un je l'ai
ornée de signes: voyez d'un
côté sont gravées vos initiales
« M. W. » et, de l'autre, est
également gravée l'armoiries des
Wrede.
Dès lors le don du prisonnier
occupa une place d'honneur dans la chambre de
Mathilda, où il est demeuré comme un
vivant témoignage de l'affection du
détenu. Cette gracieuse attention fut, en
effet, le dernier travail du malheureux qui
souffrit d'hémorragies pulmonaires et de
crises de faiblesse, qui le contraignirent à
garder le lit.
Cependant il devait être
donné à Mathilda Wrede de le revoir
encore une fois. Pendant l'été de
1891, à son retour d'un voyage en
Angleterre, le bateau à vapeur Capella fit
escale à Abo. Elle se rendit en toute
hâte à Kakola et apprit que son ami
était à ses derniers moments. Lorsque
Mathilda entra dans sa chambre, le visage
pâle et émacié du malade
rayonna de joie. Il sourit et dit
- Merci ! pour la dernière
fois.
Elle le fortifia encore de tout son
pouvoir en vue de son dernier voyage, ce voyage
dans l'éternité, puis elle lui
caressa doucement la main, jusqu'à ce que
l'heure du départ du bateau la
contraignît à s'éloigner en
toute hâte.
Le lendemain, Kakola comptait un
prisonnier de moins.
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