Ténèbres et
Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS
DE MATHILDA WREDE
La foire annuelle de Rovaniemi.
Mathilda Wrede avait entendu raconter que la
foire annuelle d'hiver à Rovaniemi avait un
caractère très particulier. Des
Finnois, des Lapons, des Russes, des Suédois
et des Norvégiens y accourent avec les plus
précieux produits du Nord, fourrures, viande
de renne, peaux, gibier, poisson, etc. En
même temps, on disait que les grands
troupeaux de rennes que l'on amène à
la foire étaient tués par les Lapons
de la manière la plus cruelle. On ajoutait
encore que les beuveries, le jeu de cartes, le
charlatanisme constituaient les distractions les
plus appréciées de la foire. Mathilda
prit la résolution de se rendre compte de
cet état de choses et de faire le voyage de
Rovaniemi lors de la foire annuelle.
Lorsque la présidente de la
Société protectrice des animaux de
Finlande, Mine Constance Ullner, eut connaissance
du projet de Mathilda, elle exprima le voeu
d'accompagner dans son voyage « l'amie des
prisonniers ».
Munies d'abondantes provisions de
route et de vêtements chauds, ces dames
partirent le 19 janvier 1912,
pour se rendre dans ces lointaines régions
du Nord. Elles emportaient avec elles, pour les
distribuer, des traités religieux, des
appels de la Société protectrice des
animaux et des brochures de tempérance : en
tout sept mille exemplaires. On raconta qu'en
même temps que ces sept mille brochures, sept
mille litres d'eau-de-vie parvinrent
également à Rovaniemi.
Nos deux voyageuses passèrent
un jour à Uleaborg par une
température de - 37°. À Kemi,
où elles furent obligées de
s'arrêter la nuit suivante, le
thermomètre à alcool marquait
-41° ; la femme de l'aubergiste leur dit
qu'à Rovaniemi il y avait d'habitude encore
10 degrés de moins qu'à Kemi.
Toujours de bonne humeur, Mathilda,
considérant ses mains s'écria
:
- Ce n'est qu'un tout petit nombre
de mes brochures que je pourrai distribuer avant
que mes mains aient péri de froid ; le sort
de mon nez ne sera certes pas plus enviable. Eh
bien ! donc, adieu à mes pauvres mains et
à mon long nez !
À ce joyeux propos, toutes
les personnes présentes
éclatèrent de rire.
Et voilà que, lorsque ces
dames arrivèrent à Rovaniemi, il n'y
avait que -36°, pas de vent, l'air
était sec, bref, le plus magnifique temps
que l'on puisse avoir dans le Nord.
C'est le jour après leur
arrivée que devait commencer la grande foire
annuelle, mais il y avait déjà
beaucoup de monde dans toutes les rues. Les
gracieux costumes des Lapons, confectionnés
avec des peaux de rennes, attiraient tous les
regards.
Mme Ullner devait faire des
conférences sur la protection due aux
animaux ; il y avait longtemps déjà
qu'elle désirait porter secours aux rennes ;
elle pouvait enfin s'acquitter d'un engagement
solennel, pris envers le plus illustre fils de la
Finlande, le poète Zacharias Topellus. Lui
aussi avait été autrefois
témoin, sur la glace, devant Uleaborg, d'un
épouvantable massacre de rennes, et, dans la
dernière année de sa vie, il avait
mis sur le coeur de Mme Ullner le sort
misérable des rennes sans défense.
Elle avait déjà beaucoup écrit
sur ce sujet, mais c'est dans ce voyage qu'elle eut
l'occasion d'entreprendre pour la première
fois une action directe en faveur de ces pauvres
bêtes, et précisément à
Rovaniemi, où s'étaient
perpétrées déjà tant de
cruautés.
Mathilda Wrede, pourvue des
vêtements les plus chauds que sa garde-robe
avait pu lui fournir, allait de côté
et d'autre, un sac suspendu à son cou et un
panier au bras, remplis tous deux de publications
:
- Bonjour, mon ami !
Désirez-vous posséder un petit livre
? disait-elle à tous ceux qu'elle
rencontrait.
La réponse était
presque toujours la même
- Je ne veux pas ; ça ne me
dit rien.
- Ça ne vous dit rien de
recevoir un cadeau ?
- Un cadeau ? Alors vous
n'êtes pas de Rovaniemi. Ici on ne donne
rien. D'où venez-vous ? etc.
L'entretien se terminait presque
toujours par l'acceptation des brochures offertes,
quel qu'en fût le contenu. Mathilda
était là bien dans son
élément : elle pouvait parler
à ces gens du Nord de ce
qui lui était le plus cher au monde, du Dieu
des hommes et des bêtes.
Quelqu'un lui raconta que, sur la
grand'place de la foire, sur une rampe d'escalier,
était assis un petit homme, tout maigre, qui
chantait une chanson. Chaque strophe
commençait ainsi : «Reeten Tiltu »
et se terminait par ces mots : « ja lasrettiin
vietiin » (« Tilda, fille de Wrede
», c'est-à-dire Mathilda Wrede...
«et fut amené au lazaret »). Le
narrateur n'avait assurément pas
écouté la chanson du commencement
à la fin, mais il avait néanmoins
compris qu'il y était question d'un
prisonnier, tombé malade à KaKola et
qui, grâce à l'intervention de
Mathilda (Reeten Tiltu) avait été
accueilli au lazaret.
La curiosité de Mathilda fut
éveillée et elle se hâta de se
rendre à la place indiquée. À
sa grande surprise, elle se trouva en
présence d'un détenu condamné
à la détention perpétuelle, et
qui avait été jadis envisagé
comme «aliéné incurable ».
En prison même, il avait commis un
assassinat, ce qui lui avait valu de nombreuses
années de captivité, jusqu'à
ce qu'il ait été
transféré à la fin dans
l'asile des aliénés de
Pitkäniemi, où il fut traité
avec tant d'intelligence et de dévouement
qu'il avait été rendu à la
santé et à la liberté. Il
chantait sa chanson à tous ceux qui venaient
à la foire. Quel spectacle émouvant
que la multitude, réunie sur la place, qui
regardait et entourait le chanteur et la
distributrice de brochures. Tous ceux qui furent
témoins de cette scène en
demeurèrent profondément
impressionnés. Mathilda aurait voulu
connaître la chanson de « Reeten Tiltu
» tout entière, mais, à sa
grande déception, elle ne
réussit pas à l'entendre: le chanteur
ne pouvait que sourire, pleurer, remercier des
heures lumineuses qu'elle lui avait
accordées durant sa détention. Les
brochures qu'elle avait apportées furent
bientôt toutes distribuées et elle dut
retourner à l'hôtel pour s'en procurer
de nouvelles.
Tandis qu'elle se réchauffait
en buvant un peu de café, la sonnerie du
téléphone retentit et quelqu'un
l'appela à l'appareil. C'était un
autre ancien détenu de Kakola qui avait
entendu dire que Mathilda Wrede était
à Rovaniemi ; on lui avait même
indiqué l'hôtel où elle
logeait. Dès qu'il eut entendu la voix de
son ancienne amie, il s'écria dans un
transport d'allégresse :
- Vous, ici ? Me permettez-vous
d'accourir sans retard vous faire visite
?
- Certainement, vous serez le
bienvenu
- Je viens tout de suite.
Ce qu'il fit
aussitôt.
Partout en Finlande, au Nord comme
au Sud, à l'Est comme à l'Ouest,
Mathilda avait des amis dignes de ce nom, de
fidèles amis.
Un soir, Mme Ullner et Mathilda
purent admirer une aurore boréale d'une rare
beauté, qui les remplit d'admiration.
Mathilda aurait aimé être
autorisée à se coucher,
enveloppée de sa fourrure, dans un des
traîneaux de la cour afin de pouvoir
contempler tout à son aise l'aurore
boréale dans le ciel étincelant
d'étoiles. On lui refusa cependant la
permission demandée, de la manière la
plus formelle, tant à cause du froid que des
personnes de tout genre venues à la foire.
Le jour suivant, Mathilda Wrede et
Mme Ullner désiraient vivement assister
à un des bals de la foire de Rovaniemi ;
dans sa jeunesse, Mathilda n'avait eu l'occasion de
voir que trois bals. Le prix d'entrée dans
la grande salle de conversation était de un
demi-penni par heure. Les pauvres gens, engourdis
par la température très basse, en
dépit de leurs vêtements épais,
avaient besoin de chaleur et de mouvement, aussi
étaient-ils accourus nombreux pour danser.
Mathilda raconta plus tard que jamais elle n'aurait
pu se figurer un bal aussi sérieux et aussi
convenable. Tous les danseurs portaient leur
pelisse et leur bonnet de fourrure. Pendant le
jour, ils dansaient lentement, sans manifester
aucune joie quelconque.
« Il est probable que le soir
les choses se passent autrement, pensa
Mathilda.
Grâce aux mesures prises par
le gouverneur et aux efforts faits par plusieurs
autres personnes, la foire de cette
année-là se passa avec une
dignité extraordinaire ; les hommes se
conduisirent décemment et les bêtes
n'eurent pas à souffrir de cruautés.
Aussi est-ce enrichies de beaucoup
d'expériences nouvelles et conscientes
d'avoir agi de leur mieux, que nos deux voyageuses
purent prendre le chemin du retour.
À la gare, au moment de
monter dans le train regorgeant de voyageurs qui se
dirigeaient vers le Sud, Mathilda Wrede avait peine
à trouver une place pour elle et tous ses
bagages. Quand elle s'approchait d'un compartiment,
on lui criait, des fenêtres comme des
marchepieds des voitures
- Ici, c'est complet !
- Il faut pourtant que je parte,
répondait Mathilda, je sais bien que c'est
complet, mais je vois aussi qu'il y a ici assez de
gens aimables, qui, en dépit de cet
encombrement, prendront soin de mon bagage et me
trouveront un siège pour
m'asseoir.
Ces simples paroles produisirent un
effet merveilleux. Tous voulant être
rangés dans la catégorie de ces
« gens aimables », se mettaient à
sourire et se serraient un peu plus, si bien que
Mathilda ne tarda pas à avoir une bonne
place, tant pour elle-même que pour tous les
colis qu'elle emportait.
Quels fruits magnifiques peut
produire un appel sans prétention, fait
à la bienveillance des hommes! Le 1er mars,
nos amies des animaux étaient de retour dans
leurs demeures, sans avoir gelé en route et,
de plus, fort satisfaites de leur voyage à
la foire annuelle de Rovaniemi.
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