Ténèbres et
Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS
DE MATHILDA WREDE
Veljelä.
Bien loin là-bas, en Carélie,
Mathilda Wrede possédait depuis plusieurs
années une petite propriété.
Elle en avait fait l'acquisition, afin de procurer
réconfort et secours, travail et
espérance à un ancien détenu
fort malheureux. jeune homme, bien doué et
revenu à de nobles sentiments, il
était hanté par la pensée du
suicide; il avait perdu la foi en la vie, en
lui-même et en Dieu, ainsi qu'il l'avoua plus
tard lui-même. Mathilda Wrede avait
sauvé du naufrage son existence et sa vie
intérieure. Devenu très timoré
après sa libération, il avait choisi,
lui-même, spontanément, pour y
demeurer, ce coin de terre dans la Carélie
orientale. Elle-même y séjournait
volontiers, pour la nature très
particulière de cette contrée et sa
désolation qui l'attiraient
irrésistiblement.
Au cours d'un des étés
qu'elle y passa, elle avait pris l'habitude de se
lever avant l'aube et de se mettre au balcon. Dans
la clarté de la nuit, derrière le lac
de Jänisjärvi, les hauteurs couvertes de
forêts de Soanlahti étaient
baignées de la merveilleuse lumière
teintée de rose, du soleil qui allait
paraître.
L'astre qui répand la vie en
réchauffant l'atmosphère, montait
toujours plus haut et Mathilda se tenait là,
les bras ouverts, toute prête à
accueillir le jour naissant : « Dieu
Tout-Puissant, toi, la lumière du monde,
toi, qui éclaires et réchauffes aussi
ma vie de part en part, permets que le soleil, qui
est Ton image, le soleil, qui se lève sur le
monde à cette heure, consume toute haine et
toute pensée de vengeance, afin que l'amour
règne seul !» Après avoir
envoyé dans le monde cette prière
matinale avec le soleil qui le baignait de ses
premiers rayons, Mathilda retournait dormir encore
un peu.
Le matin, déjà de très
bonne heure, commençait le va-et-vient de
ses protégés. L'un désirait un
secours matériel, tandis qu'un autre avait
soif de Dieu et cherchait un guide pour le
conduire.
Un jour, tandis que Mathilda
était occupée dans son jardin
potager, à arracher des oignons et des
carottes, elle aperçut un homme
âgé, en guenilles, au visage
émacié et borgne, qu'elle engagea
à entrer dans la maison. Mais, il restait
discrètement sur le seuil.
- Je vous en prie, ne craignez pas
d'approcher, lui dit-elle.
- La place du mendiant est au seuil
de la porte, répondit l'homme.
- La place de mon hôte est ici
près de moi. Entrez, mettez-vous à
table nous boirons du café.
- Du café ! il y a bien
longtemps que je n'en ai plus goûté,
répliqua le vieillard, dont le
visage rayonnait de
contentement. (On était alors en 1917,
à l'époque de la famine.)
- Que c'est bon ! ajouta-t-il,
après avoir absorbé silencieusement
plusieurs tasses du fumant breuvage.
Puis il posa sa grosse main toute
sale sur l'épaule de Mathilda et continua
:
- Écoute donc, ne veux-tu pas
me donner un peu de café dans une bouteille
pour que je puisse l'emporter à la maison ?
Ma vieille en boirait très volontiers, elle
qui en est privée depuis bien des mois. Elle
serait si contente d'en avoir une
goutte.
- Non, mon ami, je ne veux pas vous
donner du café dans une bouteille, fut la
réponse qui désappointa fort le vieil
homme, mais que diriez-vous, si je vous en donnais
quelques grains dans une boîte ? Vous
pourriez le rôtir et en savourer tous deux
l'arôme délicieux. Puis, vous le
prépareriez et le boiriez !
Là-dessus, elle prit une
boîte, dans laquelle passa la plus grande
partie de sa provision et elle la tendit au vieil
homme, qui était hors de lui de joie. Il se
leva, la serra dans ses bras et lui dit, en
sanglotant
- Écoute ! tu es bien
gentille !
Ils s'assirent et Mathilda
commença à parler à ce
vieillard de Dieu et de la vie éternelle.
Étonnée de ses réponses, elle
lui demanda quelle était sa foi.
- Je tiens ferme à l'ancienne
foi.
- Quelle est donc cette ancienne foi
?
- Je crois à l'esprit des
eaux, à l'esprit des forêts et
à l'esprit des airs. Toi-même n'y
crois-tu pas ?
- Au contraire. J'ai
rencontré dans la forêt l'esprit
merveilleux et doux de la paix, celui de la
pureté et de la clarté de l'eau ;
mais, avant tout et au-dessus de tout, il y a le
Dieu d'amour et de la délivrance. C'est Lui
qui est mon Père et le vôtre ! Le
vieux venait des frontières de Soanlahti et
de Suistamo, le pays des Runes et de l'antique
sorcellerie.
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