Ténèbres et
Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS
DE MATHILDA WREDE
Expédients.
C'était au temps du changement de
résidence d'automne ; Mathilda Wrede venait
de rentrer de la campagne pour s'établir de
nouveau en ville ; tout était sens dessus
dessous dans la maison. On sonna et un
fonctionnaire de la prison demanda à lui
parler immédiatement. Très surexcite,
il s'effondra sur une chaise, cacha sa figure dans
ses mains et se mit à pleurer
abondamment.
Quand il fut un peu calmé, il
raconta qu'il s'était laissé
entraîner à puiser dans la caisse de
la prison. Dans quelques jours devait avoir lieu la
révision des comptes ; alors sa faute serait
découverte, son nom souillé et son
avenir anéanti. C'est pour tenter de
parfaire la somme qui lui manquait encore qu'il
avait fait le voyage d'Helsingfors.
- Non ! Mathilda n'avait
rien.
L'homme continua :
- Demain, je dois être de
retour. Si je ne réussis pas à me
procurer cet argent, je devrai alors me
dénoncer moi-même car il vaut mieux
que j'avoue la vérité, plutôt
que de laisser à la commission de
révision le soin de découvrir mon
forfait.
La première pensée de
Mathilda avait été celle-ci: «
cet homme a vu souffrir plus d'un détenu
pour des crimes semblables au sien ; il a
été un de ceux qui leur a fait subir
leur peine. S'il y a, au monde, quelqu'un qui ait
mérité de supporter les
conséquences de ses actes, c'est bien
lui.» Mais une autre voix intérieure
lui disait : « Comment veux-tu t'approcher
plus tard de n'importe quel détenu avec des
paroles d'espérance si tu n'as pas fait
auparavant tout ce qui était en ton pouvoir
pour préserver un homme du sort qui l'attend
?»
Elle se tourna vers lui :
- Ne vous dénoncez pas encore
ce soir. Retournez à la maison.
Après-demain vous recevrez une lettre vous
annonçant si j'ai pu me procurer la somme
qui manque encore.
L'homme prit congé et
partit.
Que faire ? De l'argent, elle n'en
avait pas. Mais le carnet qu'elle possédait
comme pensionnée de l'État pouvait
servir de garantie pour contracter un emprunt.
Aussitôt dit que fait ! De cette
manière elle réussit à envoyer
sans retard un chèque du montant de la somme
nécessaire. Le fonctionnaire écrivit
une lettre débordante de reconnaissance et
la commission de révision trouva tout en bon
ordre.
Mais, à sa très grande
surprise, Mathilda n'entendit plus parler de son
débiteur ; il n'écrivit pas, il ne
téléphona pas non plus, quand bien
même, à ce qu'elle apprit, il
était venu en ville. Des mois
s'écoulèrent. Un jour, Mathilda, son
parapluie ouvert, luttait contre un
épouvantable ouragan. Tout à coup, au
coin d'une rue, elle se heurta
violemment à un passant,
et, levant les yeux, elle reconnut en lui l'homme
auquel elle avait procuré de
l'argent.
- Tiens dit-elle, Dieu devait
envoyer une pareille tempête pour nous jeter
en face l'un de l'autre. Vous ne m'avez plus
donné le moindre signe de vie : pas une
visite, pas un appel téléphonique,
pas une lettre ! Et pourtant, je le sais, vos
affaires, depuis que nous nous sommes
rencontrés la dernière fois, sont
assez bien allées. Vous n'avez pas fait le
plus léger effort pour vous acquitter de
votre dette, quand bien même vous ne pouviez
pas ignorer que j'ai dû emprunter de l'argent
pour vous secourir. Et vous savez aussi, que chaque
petite somme que je possède m'est absolument
indispensable pour ceux qui sortent de vos
prisons.
L'homme, tout penaud, chercha
à s'excuser : il voulait, sans tarder,
commencer à payer son dû. Il le fit,
du reste, tout à fait consciencieusement
jusqu'à ce qu'il eût acquitté
intégralement sa dette.
Après une période de
labeur très pénible, Mathilda Wrede
s'était rendue auprès de ses
frères et soeurs à la campagne,
où l'on célébrait une
fête de famille. La conversation était
fort animée ; comme cela arrivait
fréquemment, Mathilda fut seule de son
opinion, ce qui ne l'empêcha pas de la
soutenir courageusement.
Sur ces entrefaites, la poste arriva
; il y avait quelques lettres pour elle et, parmi
ces messages, il s'en trouvait un d'un jeune homme
qui avait émigré
en Angleterre, afin d'y trouver de l'ouvrage. Il
écrivait que tous les efforts qu'il avait
tentés pour se procurer un gagne-pain,
étaient demeurés stériles et
que la dernière ressource qui lui restait
encore, c'était de partir pour
l'Amérique ; une fois le prix de son passage
payé, il n'aurait plus, dans sa bourse, que
quelques francs. Mathilda conclut de cette lettre
que le jeune homme arriverait à New-York
dans deux jours. Cette nouvelle la secoua
profondément, car elle n'ignorait pas
qu'aucun émigrant ne peut débarquer
en Amérique sans posséder au moins
quelques centaines de francs. Son jeune ami ne le
savait sûrement pas ; aussi, selon toute
probabilité, serait-il refoulé sur
l'heure.
Préoccupée au
suprême degré de cette pensée
qui l'agitait, elle ne suivait plus guère la
conversation ; elle entendit pourtant - et ce fut
un vrai soulagement pour elle - son frère
dire qu'il fallait immédiatement envoyer une
voiture à la gare, pour chercher des
hôtes encore attendus. Ce fut pour Mathilda
l'indication qu'elle devait partir
immédiatement pour Helsingfors afin de
régler cette question d'argent. Elle se
leva, disant :
- Je me rendrai à la station
avec la voiture.
Tous parurent consternés;
elle entendit une dame âgée
s'écrier :
- Non ! que Mathilda est pourtant de
mauvaise humeur 1 Là voilà qui s'en
va, parce que nous ne sommes pas de son
avis.
Mais aucune des personnes
présentes ne s'informa des raisons de ce
brusque départ et elle-même ne fournit
aucune explication.
Alors recommença pour elle un
voyage fatigant.
Toute la nuit, son cerveau travailla
: comment arriverait-elle à mener à
bien son dessein ? Le matin, elle se
précipita, en toute hâte, au comptoir
de la Société de Navigation ; elle
s'informa s'il n'y avait pas d'émigrant
à bord du vapeur qui était en route
de Liverpool à New-York et aborderait le
lendemain soir dans le port de cette
dernière ville. La réponse fut
affirmative.
- Avez-vous un agent pour recevoir
ces émigrants ?
- Oui.
- Ne serait-il pas possible, par son
entremise, de remettre de l'argent à un
Finlandais, qui se trouve à bord de ce
navire ?
- Oui, nous pouvons, par
télégraphe, faire effectuer ce
paiement, si l'argent nous est remis aujourd'hui
même avant midi.
Mathilda se rendit, presque en
courant, auprès d'une de ses parentes au
noble coeur, qui avait toujours montré une
réelle compréhension de son
activité et de ses propres sentiments ;
Mathilda ne trouva pas d'autre moyen de se tirer
d'affaire, que d'offrir à nouveau en
garantie le livret qu'elle possédait comme
pensionnée de l'État. La vieille dame
remit l'argent qu'on lui demandait, mais refusa
d'accepter la garantie offerte. La parole de
Mathilda lui suffisait pleinement. Quelques minutes
après, celle-ci apportait la somme
exigée au comptoir, où les
employés se montrèrent de la plus
grande prévenance et désireux de
l'aider.
Quelque temps après, arriva
d'Amérique une lettre, dans laquelle le
jeune homme racontait son effroi, lorsqu'à
New-York, dès que le bateau était
entré dans le port, un
monsieur était monté à bord et
l'avait appelé, à haute voix, par son
nom : c'était l'agent de la compagnie
d'émigration, qui venait lui remettre en
mains propres une forte somme d'argent. Le jeune
homme n'avait pas tardé à comprendre
d'où cela venait.
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