Ténèbres et
Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS
DE MATHILDA WREDE
Rien qu'un vieil os trouvé
dans la soupe.
Il y avait à Kakola un prisonnier
condamné à la détention
perpétuelle. Mathilda découvrit qu'au
plus profond de son être intime existait une
intense aspiration à la délivrance,
dont lui-même ne se rendait pas clairement
compte, délivrance de son passé
criminel et du péché sous toutes ses
formes. Elle lui fit de fréquentes visites
et là, dans cette lugubre cellule, furent
livrés de grands, de pénibles combats
spirituels. Cet homme était un ouvrier,
habile dans plusieurs domaines. Un jour, il plongea
Mathilda dans un réel étonnement, en
lui exprimant un voeu - et cela avec une
vivacité singulière :
- Voulez-vous, mademoiselle, me
prêter votre broche ?
(Depuis l'année 1891,
Mathilda Wrede porte une broche d'argent en forme
de bouclier, sur laquelle sont gravés en
finlandais ces mots : « Anno ja Rauha »,
ce qui signifie : grâce et paix.)
- Ne me posez pas de question :
confiez-la moi !
Une heure après, vous la
recevrez de nouveau, tout à fait intacte.
Mathilda avait l'habitude, autant
que cela lui était possible, de
déférer aux petits désirs des
prisonniers ; elle lui remit donc la broche
désirée qu'elle reçut en
retour, ponctuellement, à l'heure
fixée, sans que le prisonnier ajoutât
aucune observation quelconque ; mais il avait un
air joyeux qui permettait de lire en son
âme.
Lorsque quelque temps après,
Mathilda lui faisait une nouvelle visite, il lui
tendit, sans rien dire, une broche, qui
ressemblait, à s'y méprendre,
à la sienne propre, mais paraissait
être en ivoire.
- Que cela est joli ! D'où
J'avez-vous ? s'écria Mathilda tout
étonnée.
- Est-ce que cette broche vous
plaît et la porteriez-vous volontiers
?
- Moi ? mais est-ce qu'elle m'est
destinée ? Elle est d'une valeur unique et
beaucoup plus belle que mon ancienne. Est-ce
vraiment l'oeuvre de vos mains ? Comment avez-vous
donc pu vous procurer l'ivoire nécessaire
?
- Ce n'est pas de l'ivoire. Il y a
bien des mois que j'ai trouvé un os dans la
soupe et tout de suite j'ai pensé que je
ferais de cet os une broche pour Mathilda Wrede.
L'os a été exposé pendant
longtemps au soleil, afin de faire
disparaître toutes les parcelles de graisse
et pour le dessécher. Puis, je lui ai
donné la forme de votre broche. je serais
heureux de vous en voir parée.
Mathilda tenait dans sa main le
présent qu'elle venait de recevoir ; des
larmes de joyeuse émotion roulaient sur ses
joues. Elle restait là profondément
touchée et reconnaissante. Le prisonnier la
considéra un instant, puis prononça
ces paroles qu'elle ne devait
jamais oublier : « Dans la marmite où
l'on cuit la soupe des prisonniers, on chercherait
en vain de fins morceaux. Admettons donc que cet os
soit celui d'une vieille vache ; de cet os, un
prisonnier à vie a préparé
pour vous un bijou. Un détenu à vie
est, cela se conçoit aisément,
quelque chose de méprisable et de mauvais
dans ce monde. Vous avez dit pourtant que Dieu,
dans sa grandeur, peut libérer
complètement même un homme comme moi.
Le soleil de son amour peut aussi consumer tous mes
péchés, comme la puissance du soleil
a purifié complètement cet os. Le
brigand sur la croix a été introduit
par Jésus dans le paradis. Le Seigneur, dans
sa miséricorde, a aussi pour moi une place
dans son Royaume. Un grand pécheur, mais un
pécheur pardonné, peut devenir un des
joyaux de sa couronne, comme ce vieil os recuit est
devenu pour vous un ornement de valeur. je vous
remercie de vous être réjouie du
présent que je vous ai fait et je remercie
Dieu de m'avoir formé et
façonné pour son Royaume. »
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