Ténèbres et
Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS
DE MATHILDA WREDE
Simples réflexions.
Un jour, Mathilda se rendit à
l'infirmerie de la prison de Kakola. Dix hommes
malades se trouvaient dans une des salles. Un
certain malaise l'oppressa, dès qu'elle
ouvrit la porte. Elle supplia le Seigneur de lui
prêter son secours pour conduire comme il
fallait qu'ils le fussent, ces pauvres êtres
humains.
La voici au milieu de la chambre :
elle s'assit et prit la parole : « Chers amis
! Savez-vous que chacun de nous, pour peu qu'il le
veuille, peut aider le monde à marcher de
l'avant. » Frappés et pourtant
méfiants, ces hommes devinrent attentifs.
« Il est tout à fait certain »,
continua-t-elle, « que nous pouvons, par de
bonnes et lumineuses pensées, faire avancer
l'humanité, comme aussi, avec des
pensées ténébreuses et
mauvaises, lui causer un grave préjudice.
Voyez-vous! chers amis, nous émettons sans
interruption des pensées de tout genre. Les
plus basses sont celles qu'inspirent la haine, la
vengeance, l'amertume. Si vous tous qui êtes
ici, en nourrissez de telles, comme par exemple :
« Cet inspecteur est un gaillard sans
entrailles ! »; « Le
directeur est un homme injuste ! » il se
pourrait que ces affirmations fussent la
vérité même, mais il n'en est
pas moins certain que ce sont là paroles
ténébreuses et dépourvues de
bienveillance. De cette manière, nous
tissons une toile faite de haine et d'amertume, une
toile qui est dommage et piège à
nous-mêmes et aux autres. »
Quelques hommes s'assirent dans
leurs lits où, jusqu'alors, ils
étaient demeurés couchés; ils
redoublèrent d'attention et
d'intérêt pour des propos tout
nouveaux pour eux. « Si vous pensez à
vos foyers, à vos femmes, à vos
enfants, vos pensées au contraire
s'élèvent. Vous tissez aussi une
toile, mais qui est d'une tout autre
qualité, c'est une toile faite
d'amabilité et d'amour. Si tous nous sommes
alors animés des mêmes dispositions,
de cet ensemble naît naturellement une
atmosphère générale faite de
toutes ces dispositions particulières
réunies, et qui est pleine de bonté
et de douce chaleur : cette disposition
générale dont je parle ne reste pas
confinée ici, mais elle s'étend loin,
bien loin. Ces pensées ressemblent à
des vagues qui atteignent, comme une
précieuse caresse, ceux que nous aimons.
Maïs il y a des pensées qui vont plus
haut encore jusqu'au Très-Haut. Je suis
originaire de la province d'Oesterbotten et je suis
une Wrede; c'est dire que mes sentiments sont
étrangement violents. J'ai eu à mener
un dur combat contre des pensées laides et
amères. je sais que, lorsque je m'y suis
abandonnée, j'ai nul aux autres hommes, mais
bien davantage encore à ma propre âme
et J'ai contristé le Saint-Esprit. Mais je
puis aussi émettre des pensées
aimables et chaleureuses et
souvent en retour j'ai
reçu de l'objet même de ces
pensées une vague de chaleur
réconfortante ».
« Oui », s'écria un
des auditeurs en l'interrompant, « c'est bien
là l'impression que moi-même et
beaucoup d'entre nous nous éprouvons. En
voulez-vous un exemple ? Hier, quand le train
arriva vers midi, nous entendîmes, par la
fenêtre ouverte, siffler la locomotive.
À nos oreilles ce sifflet nous
annonçait une joyeuse nouvelle Mathilda
Wrede arrive ! Mathilda Wrede arrive Et vous
êtes vraiment venue avec ce train
».
« Il en est réellement
ainsi », répondit Mathilda, « mais
j'ai fait aussi une autre expérience : nos
pensées peuvent monter directement
jusqu'à Dieu et je sais qu'avec notre
Père céleste nous sommes capables
d'entrer en une vivante communion; si nous
persistons à entretenir les vivantes
relations dont je parle, si nous obéissons
à Dieu, si nous répandons dans le
monde son amour, nous appartenons alors à
ceux qui portent secours au monde pour qu'il marche
dans la lumière, dans la bonté, dans
la paix».
Mathilda se tut. Tous les malades
s'étaient assis dans leurs lits et on
discernait, sur leurs traits amaigris et
douloureux, une soif ardente de quelque chose de
plus élevé et de meilleur. Elle se
leva : « Que Dieu bénisse chacun
d'entre vous et qu'Il veuille lui-même
diriger vos pensées ! » Puis elle leur
serra à tous la main avant de
partir.
Elle visita ensuite les cellules :
dans l'une d'entre elles, elle trouva un
prisonnier, la tête cachée dans ses
mains. C'était un de ces enfants
du désert, qui, loin de la
bruyante agitation de la grande cité,
passent toute leur vie dans l'impressionnant
silence de la nature.
Là, bien loin dans le Nord,
à l'occasion d'une noce, on lui avait
donné de l'eau-de-vie, et, dans son ivresse,
il avait causé la mort d'un homme.
Maintenant, il était détenu. L'effroi
et le désespoir s'étaient
emparés de lui : il se sentait le plus
malheureux des hommes. Comme il venait tout
récemment d'arriver en prison, Mathilda ne
connaissait pas encore sa vie passée. Elle
le salua amicalement; il la considéra d'un
regard étonné, à peu
près comme un ermite qui aurait
été dérangé dans sa
méditation. À l'instant même,
elle comprit que cet homme, comme du reste la
plupart des fils du désert, n'avait que
très rarement rencontré une
réelle compréhension de ses joies et
de ses soucis et, moins encore saisi cette
vérité qu'il était un fils de
l'éternité. L'âme de Mathilda
s'éleva en une fervente prière vers
le Dieu d'amour auquel elle demanda de lui
prêter son secours, afin qu'elle pût
guider ce pauvre solitaire.
Puis, se tournant vers cet homme,
elle lui demanda: «D'où venez-vous
?». - Du Sud de la Laponie ». Et il nomma
une contrée désolée et pauvre,
que Mathilda avait visitée quelques
années auparavant. « Que vos
pensées doivent donc avoir été
étrangement élevées ! »
lui dit-elle. Aucune réponse, rien qu'un
regard long, interrogateur, effarouché !
Mathilda continua: « J'ai été,
moi aussi, dans votre patrie. La nature
entière fait naître, là-bas,
des pensées élevées ; celui
qui est appelé à passer sa vie dans
un pays comme celui-là, devrait,
à ce que je crois, mieux
que d'autres êtres humains, comprendre
l'Être divin ! »
L'homme alors gémit
sourdement et s'écria avec un profond
désespoir, « je suis un meurtrier !
» Mathilda se sentit saisie d'un profond
sentiment de compassion au spectacle de cette
poignante souffrance. Continuant le cours de ses
réflexions, elle ajouta : « Quand on
traverse, en bateau à rames, le lac de
T-Järvi, aux eaux claires comme le cristal et
d'une telle transparence qu'on en voit toute la
profondeur, on doit éprouver un
irrésistible désir de pureté,
d'une pureté réelle. Et je comprends
aussi que celui qui a traversé la
forêt silencieuse et austère, celui
qui 'a gravi le S-tunturi et le K-vaara, et a pu
contempler le merveilleux spectacle du soleil de
minuit doit avoir une vie intérieure d'une
intensité toute particulière. C'est
là l'aspiration à
l'éternité du Père
céleste, c'est un appel adressé
à Dieu : nous comprenons ou nous ne
comprenons pas ! »
Mathilda entendait que cet homme
respirait profondément et péniblement
; elle ne voulait pas le troubler, même d'un
regard ; elle avait le sentiment que cette
âme était parvenue au moment de
s'éveiller ; elle savait aussi que les fils
du désert préfèrent supporter
leurs luttes intérieures sans témoins
; elle lui tendit la main et lui dit : « Je
reviendrai demain. »
Quand elle pénétra
dans sa cellule, le jour suivant, il vint à
elle, les bras tendus et s'écria
:
- Êtes-vous une
prophétesse ?
- Qu'entendez-vous par là
?
- Je n'avais pas compris que je
pouvais penser, je n'avais jamais
su qu'il y avait en moi des aspirations. Mais,
hier, quand vous avez parlé du lac et des
montagnes, alors c'est moi-même que vous avez
décrit. Comment pouviez-vous lire en mon
âme que j'avais soif de Dieu ?
Ils s'entretinrent, ils
luttèrent, ils prièrent ensemble, et,
sur cette âme, un rayon de lumière se
leva.
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