Ténèbres et
Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS
DE MATHILDA WREDE
En course dans les régions
désertes.
(1)
Pendant une de ses pérégrinations
dans les contrées désertes et
infinies de la Finlande orientale, Mathilda parvint
un jour à une hutte en ruines. Elle
était nichée au milieu des pins et
des bouleaux, sur une colline qui descendait,
rapide, vers le lac. Au pied de cette colline, sur
le rivage et dans un bateau, s'amusaient quelques
enfants pâles et à moitié nus.
Mathilda se rendit à la hutte ; la porte en
était fermée. Elle heurta, mais
personne ne répondit. Elle descendit alors
au rivage et salua les enfants.
Il y avait là quatre
frères et soeurs ; l'aînée des
enfants, une jeune fille de petite taille, tenait
dans ses bras un petit frère
âgé de deux ans. Il avait eu le
malheur de tomber dans un four à charbon;
aussi ses pieds grièvement
brûlés étaient-ils
enveloppés dans des chiffons. Un autre des
enfants était scrofuleux
et sur sa tête couverte de plaies
sanguinolentes les mouches s'accumulaient pour
sucer ses blessures. Le petit garçon
pleurait à fendre l'âme et ne cessait
de se gratter la tête.
Mathilda leur demanda où
étaient leurs parents. Ils racontaient que
ceux-ci avaient dû se rendre dans une
propriété assez
éloignée, pour la fenaison, et ils ne
savaient pas s'ils pourraient être de retour
pour la nuit. Durant toute la journée les
enfants seraient ainsi abandonnés à
eux-mêmes.
Le but de la promenade de Mathilda
était précisément, ce
jour-là, la terre sur laquelle travaillaient
les parents de ces petits ; le chemin qui y menait
passait par un grand marais ; il avait plu et les
poutres, qui servaient de gué,
étaient glissantes, et rendaient la marche
difficile. Avant qu'elle se mît en route, les
enfants l'avaient avertie: «Quand vous
arriverez au marais, vous trouverez, à main
gauche, une sorte de petite île, avec des
bosquets d'aunes. Tout récemment, on y a
aperçu une ourse avec son petit d'un an. Il
ne faut pas avoir peur ; en effet, pour autant
qu'on peut le savoir, elle n'a encore jamais
attaqué un être humain. Mais marchez
sans bruit et ne criez pas : la mère
pourrait devenir méchante. Les ours se
tiennent dans le voisinage des forêts
à cause des mûres». Mathilda
n'était pas tout à fait
rassurée, mais, en même temps, la
perspective de rencontrer des ours en
liberté ne lui paraissait pas
dépourvue de charme. Son guide, un ancien
détenu, qui portait son bagage, la
précédait ; Mathilda suivait,
chargée d'un petit havresac en écorce
de bouleau.
Tandis que les deux voyageurs
s'approchaient du bosquet
d'aunes, Mathilda tressaillit; elle voyait quelque
chose d'un brun noirâtre... et ce quelque
chose s'agitait. « Naturellement, ce sont les
ours », pensa-t-elle. En même temps,
dans le bosquet elle perçut un violent
bruissement ; il lui sembla que son coeur cessait
de battre : « Tiens ! les voilà !
» Mais, au lieu des deux ours qu'elle
attendait, ce furent sept coqs de bruyère
qui prirent leur vol en faisant ce bruit, qui avait
paru si violent dans le calme impressionnant de ce
lieu désert. Mathilda fut tout à la
fois soulagée et déçue quand
elle put se rendre compte qu'elle avait
été épouvantée non par
les ours, mais bien par d'inoffensifs coqs de
bruyère.
Elle arriva dans la grande
propriété vers laquelle elle
dirigeait ses pas, à l'heure où le
travail de la journée était
déjà achevé et où les
gens, réunis dans la grande chambre de la
ferme, prenaient le repas du soir. Elle proposa de
conduire, dès le lendemain, la mère,
avec les enfants malades, à l'infirmerie de
la paroisse. Elle sollicita et obtint des gens qui
la recevaient qu'on lui prêtât un
cheval; quant aux autres frais, elle y pourvoirait
elle-même. La mère fut on ne peut plus
heureuse de cette offre aimable. De bonne heure
Mathilda se livra au repos, mais elle se leva
bientôt précipitamment car le lit
fourmillait de vermine. En dépit de son
accablante fatigue, elle prit place dans un vieux
fauteuil à bascule, pour y passer la nuit
sans être dérangée. Tout
à coup, un léger bruit attira son
attention ; elle aperçut une main qui
déposait, sur le bord de la fenêtre,
une petite coupe en bois : elle s'approcha et
trouva cette coupe à moitié
remplie des plus
délicieuses mûres et elle vit une
femme s'éloigner rapidement; c'était
la mère des enfants malades qui devaient
être conduits le lendemain à
l'infirmerie. Avant de partir, elle avait
éprouvé le désir de
témoigner sa joie et sa gratitude à
sa bienfaitrice. Bien que, sans doute, très
fatiguée après le dur labeur d'une
longue journée, elle était pourtant
retournée, le soir, jusqu'au marais pour y
cueillir ces fruits.
Le même soir, on apprit que,
le jour précédent, deux personnes
avaient été frappées de la
foudre : elles demeuraient dans une petite maison
sise très avant dans une forêt
profonde et appartenant au fisc. Comme il
n'était pas question de songer au sommeil,
cette nuit-là, Mathilda se décida,
avec quelques personnes, à faire le chemin
de plusieurs kilomètres qui conduisait
à la hutte.
C'était une de ces claires
nuits d'été, que le Nord seul
connaît. On rama d'abord sur un fleuve d'une
admirable beauté, puis on prit un chemin
à travers une des plus magnifiques
forêts que possède le gouvernement de
la Finlande. On parvint à la hutte où
un spectacle lamentable s'offrit aux regards : sur
son lit gisait la maîtresse de la maison,
sans connaissance et privée de l'usage de la
parole; le domestique, qui avait aussi
été frappé de la foudre,
s'était déjà un peu remis de
la secousse électrique: quant au pauvre
chien, il était étendu mort sur le
sol. Mathilda adressa quelques paroles
d'encouragement à ces pauvres gens et essaya
de leur procurer du soulagement jusqu'à
l'arrivée du médecin. Le jour
était déjà fort avancé
quand Mathilda et ses compagnons regagnèrent
le logis, très fatigués, mais
reconnaissants d'avoir pu
réconforter et consoler ceux que venait
d'atteindre une si cruelle
épreuve.
Le jour suivant, dans
l'après-midi, elle entreprit une excursion
qui ne devait pas réussir. Elle
désirait rendre visite à une famille
au sein de laquelle vivait un chantre runique
presque centenaire. Le chemin de la ferme qu'il
s'agissait de gagner traverse des marais fort
étendus ; il faut, de plus, suivre de
très pénibles sentiers de
forêt. Mathilda résolut de faire la
course à cheval et loua, dans ce dessein,
une monture soi-disant accoutumée à
des terrains comme ceux qu'il fallait parcourir.
Elle traversa d'abord un lac dans un bateau que le
cheval suivit à la nage. Parvenue sur
l'autre bord, Mathilda chercha à se
confectionner une espèce de selle avec un
vieux sac et un manteau de pluie fixés sur
le dos de la bête à l'aide d'une
corde. Puis elle se hissa tant bien que mal sur le
cheval et la chevauchée
commença.
Dans une métairie, sur la
colline, elle s'informa du chemin de la forêt
; les habitants qui demeuraient en cet endroit
étaient persuadés que cette inconnue,
arrivée dans un bateau que suivait un cheval
à la nage, ne pouvait être qu'une
bohémienne. Mathilda continua sa marche ;
tout alla bien jusqu'au grand marais. C'est alors
seulement qu'elle s'aperçut que le cheval,
contrairement à ce que ses
propriétaires avaient prétendu,
n'était pas du tout accoutumé
à ces contrées désertes ; il
n'arrivait pas à marcher sur les poutres qui
formaient le sentier, mais cherchait toujours au
contraire, dans son effroi, à sauter sur la
terre qu'il croyait ferme. Le jeune homme qui le
menait finit par avouer que le
cheval avait été acheté tout
récemment et n'avait sans doute jamais
encore traversé un marais. À sa
grande déception, Mathilda comprit qu'elle
devait revenir sur ses pas. Fatiguée et
malade, elle était incapable de faire
à pied un trajet aussi long pour arriver
jusqu'à la misérable chaumière
du chantre runique.
Quelques années plus tard, Mathilda eut
encore l'occasion de se rendre bien loin
là-bas dans ces régions
septentrionales, près de la frontière
russe. Elle était logée dans une
ferme près du lac Paanajärvis. Elle
résolut un jour de suivre son désir
et d'aller se promener dans la forêt immense,
seule avec Dieu.
Elle indiqua à ses
hôtes la direction qu'elle comptait prendre,
et se mit en route après un déjeuner
particulièrement substantiel. Comme viatique
elle emportait avec elle un quignon de pain, un
citron et une tablette de chocolat.
L'itinéraire qu'elle comptait suivre devait
la faire pénétrer jusqu'au fleuve
Mäntyjoki ; elle le suivrait jusqu'à
son embouchure dans le lac Paanajärvi, puis,
longeant son rivage, elle rentrerait à la
maison.
Elle marcha, enivrée de
solitude, à travers des contrées
désertes d'une étendue infinie. Elle
se sentait libre de toute attache humaine et tout
à fait sous la dépendance de son
Père céleste. Après avoir
marché pendant plusieurs heures, elle se
rendit compte qu'elle
s'était trompée de chemin.
Subitement, elle discerna un bruit de pas ; elle
s'attendait à trouver des «jätkia
» (2). Mais
à leur place ce fut un monstre
épouvantablement laid qui s'offrit à
ses regards : un élan, errant seul dans la
forêt et qui, perdant son pelage d'hiver,
portait encore, çà et là, de
grosses touffes de poils ; il était rendu
plus horrible encore par des plaies suppurantes et
les mouches innombrables qu'avaient attirées
ses blessures. Elle s'arrêta net,
hésitant sur le parti à prendre; elle
avait en effet entendu raconter que ces
bêtes-là étaient, très
souvent, fort méchantes. Mais, après
que ces deux êtres se furent
considérés quelques instants, chacun
d'eux reprit une direction
différente.
Enfin, Mathilda parvint au fleuve
qu'elle désirait atteindre, en suivit le
cours, admira une de ses cascades et rentra fort
tard à la maison, après avoir pris un
bain rafraîchissant dans l'eau limpide du
Paanajärvi. L'hôtesse s'avança
à sa rencontre:
J'étais sur le point d'aller
vous chercher. Je savais fort bien quel chemin vous
aviez pris. J'avais l'ennui de vous, j'étais
en outre un peu inquiète, vous m'êtes
plus chère que ma propre soeur. » Puis
elle raconta qu'environ trente bûcherons
étaient arrivés ; on les avait
logés dans des granges et dans des huttes
faites de branchages secs. Le jour suivant
viendrait le géomètre pour leur
donner ses ordres : il s'agissait de
procéder au lotissement de la
forêt.
On décida que tous se
rassembleraient dans la grande
chambre et que Mathilda ferait une étude
biblique. Au bout de la table, à
côté de l'hôtesse, sourde et
accablée par les ans, Mathilda prit place,
la bible ouverte devant elle. Elle lut : Dieu a
tant aimé le monde qu'il a donné son
Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne
périsse point mais qu'il ait la vie
éternelle. Elle raconta que c'était
ce verset même qui, en l'an 1883, avait fait
luire dans son coeur la grande lumière de
l'amour divin. «Ce que moi-même j'ai vu,
ce que moi-même j'ai vécu, c'est cela
que je vous annonce. » Tous écoutaient
dans le recueillement. Tout à coup la
vieille hôtesse sourde plaça sa main
flétrie sur le bras de Mathilda et dit
à haute voix :
- Es-tu d'Helsingfors ?
- Oui, répondit Mathilda,
puis elle continua son allocution.
- C'est sûrement une
très grande ville ? ajouta la petite
mère, poursuivant le cours de ses
pensées.
- Oui, Helsingfors est grand, mais
nous parlons de choses plus grandes encore. Est-ce
que une bonne hôtesse ne veut pas chercher
à les entendre ? Elle le fit en
effet.
Et ces hommes accueillirent avec
empressement la prédication de l'amour
divin; Mathilda eut la joie, de répandre
dans ces lieux écartés, la parole
éternelle du Dieu vivant.
De là, Mathilda se rendit,
par bateau, plus loin dans la direction de l'Est,
aux puissantes cataractes du fleuve Kivakkakoski.
Ses rameurs et elle-même furent accueillis
avec une hospitalité tout
particulièrement cordiale, mais il
était malaisé de comprendre le
langage très spécial que
l'on parle dans ces
contrées. Au retour elle resta, pendant des
heures entières, près de la
cataracte, et, au sein de cette immense solitude,
en admira la majesté impressionnante.
Sauvage et écumant, le Kivakkakoski se
précipite, en trois bras
séparés, par-dessus les rochers.
À côté du fleuve le mont
Kivakkatunturi semble escalader les nuages. Ravie
de ce spectacle, Mathilda se tenait devant le
géant de ces régions désertes
: la montagne lui paraissait symboliser le silence
de la plus profonde paix intérieure, la
cataracte, au contraire, l'activité
incessante, l'agitation du labeur jamais
achevé, la recherche constante de la
vérité jamais satisfaite. Le peuple
raconte, dans ses légendes, que la montagne
et la cataracte ont leur esprit. L'esprit de la
montagne est une femme pure, dont personne ne peut
s'approcher et, dans la cataracte, vit un autre
esprit, puissance immense, débordante
d'amour et qui ne cesse de chercher toujours de
nouveaux sujets d'assouvir sa passion. Mathilda eut
beaucoup de peine à atteindre le sommet de
la montagne, mais, parvenue au point culminant, sur
ces rochers peu visités par l'homme, il lui
Sembla s'être rapprochée du Dieu de
l'éternité...
Quelques jours plus tard, nous
trouvons notre voyageuse dans un bateau sur le lac
Tavajärvi ; c'est une femme qui rame et qui
doit la conduire jusqu'au Nuorunen, haute montagne
de la Finlande orientale, d'où Mathilda
voulait admirer le lever du soleil. Sur le rivage
se trouvaient plusieurs bâtiments
délabrés; la femme raconta qu'une
soixantaine d'années auparavant, quelques
savants russes, très cultivés y
avaient vécu et, parmi eux,
un éminent médecin.
Les autorités les avaient bannis dans ces
déserts à cause de leurs opinions
politiques. Les gens âgés racontaient
toute sorte de bonnes choses de ces
étrangers-là. Pendant cette
excursion, il arriva à plus d'une reprise
que la femme qui lui servait de guide, la
devançait avec une telle hâte, pour
éprouver son courage, qu'il lui
C'était tout à fait impossible de la
suivre. Et, en effet, c'était effrayant de
marcher seule à travers la forêt,
raconta plus tard Mathilda. Mais la course se
poursuivit et s'acheva dans les meilleures
conditions, et, du sommet du Nuorunen, elle put
contempler et admirer le lever du
soleil!
Mais, à ce moment, un
trouble, une inquiétude étrange
s'empara de Mathilda : elle se sentait
poussée vers la paroisse de Kuusamo d'une
manière irrésistible. Elle ne sut
jamais si elle avait eu une vision ou un
rêve, mais elle était pleinement
persuadée qu'un message d'une certaine
gravité l'y attendait. Après
d'indicibles fatigues et une orageuse
traversée en bateau à rames sur le
lac Kuusamo, elle atteignit enfin le but de son
voyage. Elle y trouva une lettre lui
annonçant que son beau-frère, le
professeur de droit R.-A. Wrede, avait
été emmené à
Saint-Pétersbourg par des gendarmes et des
détectives. De quoi était-il
accusé ? Où avait-il
été déporté ? Tout cela
était complètement obscur pour elle.
Cette nouvelle l'émut fortement. Le dimanche
suivant, devaient être
célébrées les noces d'argent
de sa soeur et de son beau-frère et l'on
avait fixé, pour ce jour-là, le
mariage de leur fille unique. Après toutes
les excursions qu'elle venait de faire, excursions
qui avaient grandement mis
à contribution ses propres
forces, Mathilda se sentait très
fatiguée ; mais elle n'en résolut pas
moins de se rendre à Uleaborg, et de
là, par chemin de fer à Helsingfors
où elle espérait apprendre la
vérité tout
entière.
Mathilda se coucha de très
bonne heure, pour être de nouveau sur pied
vers 2 heures du matin et, vers 3 heures,
après avoir absorbé une tasse de
café noir très fort, elle
était en route pour Uleaborg. Pendant tout
ce long et pénible voyage, elle ne put
dormir que quelques heures au bureau de poste de
Kostonpyhitysvaara
(3). Quand elle
parvint à Uleaborg, le train d'Helsingfors
était déjà parti depuis une
heure et elle apprit que le baron Wrede,
était à Reval. Mathilda, qui avait
toujours redouté les grandes
festivités et toujours cherché aussi
à les éviter, résolut alors de
faire tout son possible pour rejoindre son
beau-frère, cet homme au noble coeur, qui
allait passer dans la solitude l'anniversaire de
ses noces. Et elle arriva vraiment à Reval
au jour fixé.
Après avoir longuement
cherché la maison, elle la trouva et put
enfin sonner à la porte de son
beau-frère; ce fut sa soeur arrivée
elle-même la veille qui l'accueillit avec
joie.
- Mathilda !... Mais nous te
croyions en Laponie ! s'écria-t-elle toute
surprise.
- Oui, j'y étais, en effet,
il y a quatre jours !
Mais maintenant me voici pour
célébrer avec vous ce joyeux
anniversaire.
Grande fut la joie de tous en voyant
arriver un hôte que l'on
n'attendait certes pas. Mathilda put ainsi apporter
à son beau-frère, le gardien des lois
de la Finlande, un témoignage de sympathie
de la part des habitants des régions les
plus septentrionales du pays.
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