Ténèbres et
Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS
DE MATHILDA WREDE
Isotalon Antti.
Déjà tout enfant, Mathilda Wrede
avait souvent entendu parler de Isotalon Antti. Cet
homme était redouté pour sa force
physique et pour tout ce que son caractère
présentait d'indompté et
d'indomptable aux gens de ce pays, connus pour leur
esprit querelleur, leur endurance et leur violence
au combat. Härmä est une paroisse de la
province de Oesterbotten. Isotalon Antti y
était devenu, dans l'imagination populaire,
une sorte de héros, par l'incroyable audace
de ses hauts faits, dont plusieurs pouvaient, en
effet, être réellement
qualifiés de grands et de bons.
Lorsqu'il allait à la foire
de Wasa, des troubles se produisaient. Le
gouverneur Wrede, père de Mathilda, savait
que le fait de témoigner de la confiance
à un homme pouvait exercer une puissante
influence sur ses dispositions, et connaissant la
considération dont cet homme jouissait aux
yeux du peuple, il décida que, lorsqu'il se
rendrait à la foire annuelle, Isotalon Antti
serait choisi comme surveillant du marché.
Ce titre de « roi de Härmä »
n'avait pas manqué son but
; l'ordre devint exemplaire et aucun trouble grave
ne se produisait jamais plus.
C'est pendant l'hiver de
l'année 1884 que Mathilda, par une
journée sombre et froide, rencontra cet
homme pour la première fois. Elle
était allée faire visite à
quelques-uns de ses amis dans la prison de Wasa,
où peu de temps auparavant, plusieurs
détenus venaient d'être
transférés. Comme elle adressait une
allocution aux nouveaux arrivés, tout
à coup un homme, à la stature
gigantesque, se dressa au milieu d'eux. En faisant
bruyamment résonner ses chaînes, il se
précipita brusquement vers elle et lui cria,
en lui mettant presque le doigt sur le visage :
« Vous avez les yeux du gouverneur ». Il
n'exécuta cet acte que pour éprouver
le courage de Mathilda, car il retourna tôt
après à sa place. C'était le
« roi de Härmä», Antti
Isotalon.
À l'occasion d'une rencontre
ultérieure, Mathilda promit, si elle se
rendait un jour à Härmä, de
descendre chez Isotalon, car l'orgueilleux «
roi de Härmä » avait conçu
pour « l'amie des prisonniers» qui avait
« les yeux du gouverneur », une
réelle amitié.
Quelques années plus tard,
Mathilda dut entreprendre un voyage à
travers la province d'Oesterbotten et Isotalon
l'invita à accepter l'hospitalité
dans sa maison à Härmä. Quand on
connut à Kakola ce projet de voyage, un
condamné à vie, qui avait
été le proche voisin d'Isotalon, lui
déclara qu'il n'était pas convenable
qu'elle aille habiter une demeure
qui avait vu des meurtres et des rixes sanglantes.
- « Merci de votre conseil, cher ami,
répondit-elle, mais je n'ai pas l'intention
de le suivre. je compte bien être
l'hôte d'Isotalon, puisque je le lui ai
promis ». Le vieux père de Mathilda,
d'ordinaire toujours fort inquiet lorsque la plus
jeune de ses filles, d'une santé
délicate, entreprenait quelqu'une de ses
aventureuses expéditions, était, en
cette circonstance-ci, pleinement persuadé
qu'Isotalon Antti ne manquerait, à
l'égard de son enfant, ni aux devoirs de
l'hospitalité en honneur à
Oesterbotten, ni aux règles
chevaleresques.
De Oestermyra, Mathilda
télégraphia qu'elle arriverait le
matin suivant, qui était un dimanche,
à la station de Ala-Härmä
(c'est-à-dire de Härmädessous).
À l'arrivée du train, une escouade
d'hommes se trouvait sur le perron de la gare et,
au milieu d'eux, les dominant de toute la
tête, le « roi de Hârmâ
», en personne. C'étaient autant de
physionomies bien connues de Mathilda, qui la
considéraient avec amabilité. Elle
s'attendait à ce qu'ils accourussent pour
l'aider, puisqu'elle portait un lourd bagage et,
entre autres objets, cinquante Nouveaux Testaments.
Mais aucun d'eux ne bougea; ils ne la
saluèrent même pas. Mathilda
déposa son bagage dans la neige, puis
s'approcha d'Isotalon Antti, la main tendue, en lui
disant
« Hyvää,
päivää, isäntä »
(Bonjour, patron).
« Hyvää,
päivää! » répondit-il et
il prit dans ses deux mains la main de Mathilda.
«Soyez la bienvenue à
Ala-Härmä ». Et, au même
moment, les bonnets s'envolèrent de toutes
les têtes. « Mais,
chers amis, ne m'avez-vous pas
reconnue tout de suite ? » - « C'est sur
mon ordre formel qu'aucun de ces hommes ne vous a
saluée et qu'aucun ne vous a aidée
», répondit Isotalon. « Je pensais
qu'il vous serait peut-être
désagréable que l'on voie du train
que vous nous connaissiez tous. Mais vous ne
paraissez pas avoir honte de vos anciennes
connaissances ».
Tôt après, on se
dirigea de la gare, dans les grands traîneaux
dont on se sert pour aller à
l'église, vers Isotalon
(1); il avait
été, en effet, décidé
que Mathilda Wrede y ferait une étude
biblique. Le maître de la maison avait
envoyé des messagers dans toute la
contrée pour annoncer que Mathilda Wrede
serait son hôte.
Quand le traîneau fut
arrêté devant l'escalier d'Isotalon,
un jeune homme vint à leur rencontre. Le
patron lui lança les traits, avec l'ordre de
dételer le cheval. Mathilda reconnut le plus
jeune des fils qui venait, peu de temps auparavant,
de quitter la prison de Sörnäs à
Helsingfors pour rentrer à la maison. Le
fils aîné était mort de la
tuberculose dont il avait contracté les
germes dans la prison de Kakola.
« Bonjour, tiens, vous
êtes déjà rentré
à la maison ? » s'écria-t-elle.
Le jeune homme, se rappelant la manière dont
il avait été dressé en prison,
prit la position raide du soldat au
garde-à-vous et répondit : « Que
Dieu vous conserve, mademoiselle ! »
Sur le seuil de la maison, elle fut
accueillie par l'hôtesse avec la plus grande
amabilité et invitée à
entrer.
Sans parler des hommes qu'elle avait
trouvés à la station, il en vint peu
à peu beaucoup d'autres. Il n'y avait pas
seulement ses anciennes connaissances de la prison,
mais aussi leurs parents et leurs voisins. Isotalon
Antti pensait que ce jour-là l'église
du village serait déserte.
Bientôt toute la cohorte des
amis de Mathilda se trouva réunie ; l'un
d'entre eux ne pouvait que rire et pleurer de joie.
On offrit le café ; Mathilda, en sa
qualité d'hôte d'honneur, dut absorber
plusieurs tasses du breuvage fumant. Elle parla de
Kakola, de Sörnäs et de Wilmanstrand,
comme aussi de ce qu'elle avait entendu raconter de
la Sibérie. Tous avaient quelque chose
à demander, sauf cependant celui dont nous
venons de parler, qui se prenait à sourire
toujours à nouveau, tandis que les larmes
coulaient le long de ses joues. À la fin,
Mathilda se tourna vers lui et lui demanda s'il ne
désirait pas, lui aussi, avoir quelques
nouvelles. « Non, dit-il. Je ne puis pas
parler, quand, en même temps, je ne puis pas
fumer ma pipe. je suis ainsi. Mais peut-être
me permettrez-vous de l'allumer ? » Il
reçut l'autorisation désirée,
mais tous envisagèrent que cette
autorisation était valable pour eux aussi et
allumèrent leurs pipes. Au grand tourment de
Mathilda, la chambre se remplit peu à peu
d'une épaisse fumée, mais elle ne se
sentait pas le courage de leur dire à quel
point cet air empesté la faisait souffrir.
Aussi, fut-ce pour elle une véritable
délivrance, lorsque le patron
s'écria: «Eh ! bien,
maintenant elle doit manger ; il faut absolument la
laisser en repos ».
L'après-midi une étude
biblique eut lieu au milieu d'une grande affluence.
Puis la foule se retira. Déjà
à 7 heures on se souhaita une bonne nuit et
Mathilda fut conduite dans la petite chambre
à côté de la grande salle.
C'est là qu'elle devait dormir, là
où, à ce que l'on racontait,
s'étaient passé tant
d'événements à faire
frémir. En dépit de l'abondant
dîner qu'on lui avait offert, elle
reçut encore, pour compléter le
repas, un pot de crème.
La ferme d'Isotalon est
située près de la grande route
nationale ; des batteries y étaient des
faits courants le soir du samedi et du dimanche.
Quand du dehors des voix se firent entendre,
Mathilda ne se trouva pas à l'aise. Quelques
instants plus tard on entendit un impérieux:
«Silence, jeunes gens P C'était la voix
d'Isotalon Antti, qui rappelait son monde à
l'ordre.
Mathilda était dans de
singulières dispositions, quand elle alla se
livrer au repos. Que pouvaient bien avoir vu ces
murs ?
Petit à petit le calme se
répandit dans la maison tout entière.
Tout à coup elle entendit que l'on posait
quelque chose de lourd devant la porte. Qu'est-ce
que cela signifiait ? Qu'est-ce qu'il pouvait bien
y avoir derrière la porte ? je me couche et
je m'endors en paix, car toi, ô
Éternel ! tu me donnes la
sécurité dans ma demeure. (Ps. 4, v.
9.) Telle fut la dernière pensée de
Mathilda avant de s'endormir.
Vers 4 heures, on commença
à entendre du bruit dans la maison; Mathilda
se leva aussi. Bientôt
après, le patron
lui-même apporta le café; c'est une
distinction toute particulière que l'on
réserve en Oesterbotten aux seuls
hôtes que l'on veut honorer. Il s'informa
comment elle avait dormi et lui raconta qu'il avait
monté la garde d'honneur et passé la
nuit couché devant sa porte. C'était
là l'hommage que « le roi de
Härmä » avait voulu rendre à
la fille de l'ancien capitaine de la province,
devenue «l'amie des
prisonniers».
Après le déjeuner, on
partit. Isotalon Antti n'avait pas commandé
de cheval, bien que Mathilda l'eût
prié de le faire. Il voulait la conduire
lui-même par le long chemin qui mène
au presbytère de Yli-Härmä
(Härmä-dessus). C'est ainsi que tous deux
prirent place dans le petit traîneau, garni
de paille et dépourvu de dossier. L'allure
de la course était vertigineuse,
malgré la route fort mauvaise,
inégale et qui se déroulait tortueuse
à travers la forêt. Il fallait un art
consommé pour ne pas perdre
l'équilibre, et cela d'autant plus que
Mathilda était enveloppée d'une
fourrure sans manches. Isotalon Antti
considéra sa compagne de route et, d'un coup
d'oeil, comprit la situation. « Je suis
déjà un vieil homme » lui
dit-il, « presque du même âge que
monsieur votre père. je désirais que
votre voyage fût aussi agréable que
possible et je constate que, contrairement à
mes voeux, il est aussi désagréable
que possible. C'est pourquoi je vais étendre
mon bras gauche qui vous tiendra lieu de dossier et
vous pourrez vous appuyer. » Mathilda refusa
d'abord... mais elle n'en fut pas moins contrainte
de finir par s'appuyer sur le bras d'Isotalon qui
lui donna l'assurance qu'elle pouvait
être tout à fait
tranquille, il avait bien assez de force pour la
soutenir.
Lorsque le traîneau
pénétra à Yli-Härmä
dans la cour du presbytère, une petite
vieille toute tremblotante qui se trouvait
là à cet instant, se précipita
dans la maison, s'écriant
épouvantée: «Isotalon Antti est
dans la cour et il amène avec lui un
être humain aussi long que lui.» Le
pasteur vint à leur rencontre et souhaita la
bienvenue à ses hôtes.
Après que l'on eut bu le
café, Isotalon exprima le désir de
voir les bêtes à l'écurie. Il
s'y trouvait de petits cochons de la race du
Yorkshire, encore inconnue à cette
époque en Oesterbotten. Isotalon s'informa
de ce qu'ils coûtaient et déclara que
vingt marcs finlandais étaient un prix trop
élevé, ces animaux n'ayant pas plus
de deux semaines. Mathilda eut alors l'idée
de faire présent d'un petit cochon à
son hôte, pour le remercier de
l'hospitalité qu'elle en avait reçue;
ce dont Isotalon se montra fort touché.
Mais, quelques semaines plus tard, l'animal se
cassa une jambe; Isotalon le prit et le rapporta au
presbytère pour l'échanger contre un
animal intact ; personne n'osa faire la moindre
objection à cette proposition.
Après sa visite au
presbytère, Mathilda continua sa route pour
aller voir ses amis à Yli-Härmä.
Sur le chemin du retour, on était convenu
que Mathilda devait retrouver à Isotalon
quelques-unes des familles des détenus. Au
moment de prendre congé ni d'Isotalon,
Mathilda lui avait donné un billet de banque
d'une valeur considérable et l'avait
prié de le changer contre de plus petites
coupures de 5 et de 10 marcs. Il en parut fort
étonné et lui demanda
comment il se pouvait faire
qu'elle lui confiât une aussi forte somme
d'argent ; elle répondit qu'elle savait
l'argent bien gardé en ses mains :
elle-même, en effet, dans ses multiples
pérégrinations, ne pouvait-elle pas
fort aisément le perdre ? Le « roi de
Härmä » ne trompa pas la confiance
mise en lui, et, lorsque Mathilda revint, le billet
était changé. Ce jour-là
nombreux furent les mères et les enfants qui
reçurent des secours spirituels et
matériels de leurs pères et de leurs
maris en prison.
L'année suivante, Mathilda
Wrede retourna faire visite au foyer d'Isotalon.
C'était un jour d'été, par une
chaleur torride. Beaucoup de gens s'étaient
rassemblés dans la chambre étouffante
pour la saluer et aussi pour chercher auprès
d'elle le secours et l'appui qui leur
étaient nécessaires dans leurs
diverses épreuves. L'hôte, qui voyait
à quel point Mathilda souffrait de la
chaleur, lui proposa de se rafraîchir par un
bain dans le petit fleuve, coulant dans le
voisinage immédiat de la ferme. Mais
Mathilda, en regardant par la fenêtre, se
rendit compte que, sur le rivage sans arbre, se
trouvaient plusieurs personnes et elle refusa
l'offre aimable qui lui était
faite.
Isotalon comprit
immédiatement la situation. « Allez
seulement, dit-il, je vous suivrai et je veillerai,
aussi longtemps que vous serez au bain, à ce
que personne ne vienne vous déranger. »
Mathilda le remercia, mais n'en
préféra pas moins rester dans la
chambre avec ceux qui s'y trouvaient.
Plus tard, Mathilda Wrede eut encore
l'occasion de faire quelques visites à son
ami Isotalon. Elle eut de
nombreux entretiens profonds avec cet homme
autrefois redouté de tous et qui lui
témoignait maintenant une confiance toujours
plus absolue. Ces entretiens étaient de
nature si intime qu'ils ne sauraient être
rapportés ici. Pendant plusieurs
années, Mathilda Wrede et le « roi de
Härmä» correspondirent l'un avec
l'autre.
Durant l'année 1921, Mathilda
rencontra une vieille demoiselle dans un asile
d'incurables. « je vous connais bien,
mademoiselle», lui dit celle-ci. «Lorsque
vous êtes venue, pour la première
fois, chez Isotalon à Härmä,
j'étais moi-même là-bas,
employée dans un petit magasin et je vous ai
vue passer devant ma fenêtre. J'ai
été extraordinairement
étonnée de ce que vous ayez eu le
courage de séjourner à ce foyer
où tant de choses effroyables se sont
produites. Vous savez sans doute, mademoiselle,
qu'avant sa Mort, il est devenu croyant, qu'il
avait gagné la considération de tous
et que c'est à vous que l'on attribue la
transformation profonde qui s'était
opérée en lui ».
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