Ténèbres et
Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS
DE MATHILDA WREDE
Parmi les bohémiens.
Il se trouvait, dans la prison de Kakola, depuis
un temps assez prolongé, un bohémien
qui souffrait d'une grave affection des yeux.
Aussi, Mathilda, dès que l'heure de la
libération fut venue, l'invita-t-elle
à se rendre à Helsingfors et lui
promit-elle de se charger des frais d'une cure dans
une clinique ophtalmique. Il y vint ; le
médecin déclara qu'une longue cure
serait nécessaire à sa
guérison.
Le bohémien fut reçu
à l'hôpital, mais quatre jours
après son entrée, la garde-malade
arrivait à la porte de Mathilda et
l'invitait à accourir immédiatement
auprès du malade ; repris par ses instincts
naturels, il voulait partir sur l'heure. Mathilda
rassembla sans tarder les menus objets qui,
à son avis, étaient de nature
à procurer au patient un peu de joie et alla
à la clinique en toute
hâte.
Elle réussit à le
tranquilliser tant et si bien qu'il promit de
demeurer à l'hôpital jusqu'à la
fin de la cure. Mais dix jours s'étaient
à peine écoulés que la passion
du vagabondage s'empara de nouveau de lui ; aucune
puissance au monde ne pourrait le
retenir plus longtemps. Il devait partir, peu
importe que ses yeux fussent guéris ou non.
Au moment de prendre congé de Mathilda, il
lui fit promettre que, si elle venait jamais dans
le voisinage de son pays, elle irait lui rendre
visite.
Un jour qu'elle était en
voyage, Mathilda Wrede s'arrêta dans une
ville de la Finlande orientale. Dès le
premier soir, elle rencontra dans la rue un vieux
bohémien qui conduisait un jeune enfant par
la main. Elle s'approcha d'eux et leur de. manda si
peut-être ils savaient comment se portait le
bohémien aux yeux malades (il était
précisément de ce pays-là).
« Assurément, je le connais »,
répondit le plus jeune. « C'est un de
mes parents et ce soir même je le
rencontrerai. Vous êtes Mathilda Wrede, je le
sais. Il m'a beaucoup parlé de vous et n'a
pas cessé de vous attendre. Je lui dirai que
vous êtes ici. »
Le matin suivant, comme Mathilda
était à table et déjeunait
avec son compagnon de route, on entendit tout
à coup un étrange coup de sonnette.
La sommelière annonça qu'un
bohémien désirait parler à
Mlle Wrede.
« Faites-le entrer » dit
Mathilda, qui avait tout de suite devine qui
était ce visiteur, « et apportez, je
vous prie, encore un couvert, je désire
l'inviter à déjeuner avec nous
». La jeune fille parut tout effrayée :
« Vous ne pouvez pourtant pas manger avec un
pareil individu! » dit-elle. Mais Mathilda
persista dans son dessein ; et le bohémien
entra.
Ses dents blanches - le seul trait
réellement beau dans sa figure
extraordinairement foncée - brillaient,
quand, en riant et tendant ses deux
mains, il accourut auprès
de Mathilda. Ses yeux étaient, comme
auparavant, toujours malades; néanmoins, il
ne regrettait point d'avoir quitté la
clinique. Pendant qu'ils déjeunaient
ensemble, il raconta que, la veille au soir, il
avait été prévenu de
l'arrivée de Mathilda et maintenant il
était là avec son propre cheval, pour
la conduire à sa demeure, distante de douze
kilomètres, là où toute la
tribu (heimo, en finlandais) s'était
assemblée pour l'accueillir. Mathilda
considéra son compagnon de voyage et, se
tournant vers le bohémien, elle lui dit :
« Devons-nous le prendre avec nous, lui aussi,
ou bien faut-il le laisser ici à
l'hôtel ? » Le bohémien le
considéra de ses petits yeux malades et
répondit : « Nous pouvons le prendre
avec nous lui aussi. »
Si Mathilda Wrede était ravie
de l'invitation, il en était tout autrement
de l'hôtesse et du personnel de l'hôtel
qui envisageaient comme hautement inconvenant pour
des personnes de la « bonne
société » de traverser la ville
dans un char de bohémien. Tout en se
préparant à se mettre en route,
Mathilda envoya du pain noir pour le cheval,
qu'elle considérait de sa fenêtre.
D'une désolante maigreur et fort caduc, il
portait des oeillères d'une grandeur
démesurée et, autour de son cou, un
collier muni de clochettes. Un des deux brancards
était cassé et raccommodé
à l'aide d'un solide noeud d'osier.
Plusieurs rayons manquaient aux roues ou avaient
été réparés au petit
bonheur avec des cordelettes. Lors du départ
de la compagnie, des hommes et des femmes, curieux
et amusés, observaient de leurs
fenêtres, la scène inusitée qui
se passait près du perron
de l'hôtel. Pour hisser Mathilda sur ce char
fort élevé, il fallut apporter une
chaise et elle s'y assit, non sans peine, tandis
que son compagnon prenait place à ses
côtés. Le bohémien fit claquer
son fouet et l'équipage traversa les rues de
la ville d'une allure nonchalante pour gagner la
campagne.
C'était un dimanche matin. Un
repos sabbatique planait sur la contrée.
Tout à coup, à la lisière de
la forêt, on aperçut une forme noire.
Quand on s'approcha de cet être bizarre, il
lança quelques mots au cocher dans une
langue étrangère, puis disparut dans
la forêt.
« Qui était-ce ? »
demanda Mathilda. « C'était l'un des
nôtres, qui a été
dépêché, pour voir si la
demoiselle venait réellement. Maintenant, il
regagne notre campement avec l'ordre de tenir la
cafetière toute prête ».
Bientôt après ils atteignirent le
campement qui servait aux bohémiens de
résidence d'été.
Les invités furent
reçus avec une grande joie et une cordiale
hospitalité leur fut offerte. Les hommes et
les femmes de la tribu - il y en avait de tous les
âges - se pressaient vers les nouveaux venus
; des mères, leurs tout petits sur les bras,
venaient montrer leurs trésors. Puis, on
invita les voyageurs à entrer dans une
grande pièce. Un homme âge avait pris
place à table, la bible ouverte devant lui.
Lire, il ne le pouvait assurément pas ; mais
c'était sa manière de prouver son
respect à ceux qui s'étaient rendus
à l'invitation des bohémiens. La
table était proprement dressée. De
fort jolies tasses furent bientôt remplies
d'un café fort et
parfumé et les hôtes invités
à en goûter. Un jeune garçon
entra dans la salle - la fidèle image de
celui qui les recevait - Mathilda se souvenait que
le père, tandis qu'il était encore
enfermé dans la prison de Kakola, lui avait
parlé de son fils, Nestor-Alexandre ;
à la stupéfaction
générale, joyeuse, elle lui cria :
«Bonjour, Nestor-Alexandre! » Elle
connaissait donc le nom de l'enfant. Le père
en prit un air important et rayonnait de
joie.
Rapide, le temps s'écoula en
conversations familières qui se
terminèrent par une méditation
biblique. Puis, les étrangers furent
conviés au dîner qui consista en pain
beurre, oeufs, riz au lait et en lait. Les
Bohémiens n'ignoraient pas que Mathilda
Wrede ne mangeait ni viande, ni poisson.
Après le repas, les visiteurs reprirent le
chemin de la ville.
Au moment du départ,
Nestor-Alexandre demanda la faveur de faire la
course avec les visiteurs. Le père se tourna
vers Mathilda et s'informa si elle ne voyait pas
d'inconvénient à ce que l'enfant prit
place à l'arrière du char. Vraiment,
le cheval lui faisait pitié d'avoir une
charge de plus à traîner, mais, toute
réflexion faite, elle n'eut pas le courage
de refuser une si grande joie au jeune
garçon qui désirait vivement faire la
course avec les étrangers.
En chemin, Mathilda leur demanda
s'ils ne savaient pas chanter : elle avait entendu
dire que les bohémiens étaient
doués de réels talents musicaux.
S'ils savaient ! Le cocher commença à
chanter de toutes ses forces : « Mustalaiseks
olen syntynyt », c'est-à-dire je suis
un Tzigane. Nestor, de son siège,
à 10 arrière,
chantait à gorge déployée et
les montagnes renvoyaient les échos de leurs
voix.
Ils sortirent de la forêt.
À une certaine distance, ils
aperçurent un long cortège, qui
venait à leur rencontre : c'étaient
les fidèles qui, au sortir de
l'église, quittaient la ville, pour rentrer
dans leurs demeures. Les deux voyageurs sentirent
tout ce qu'il y avait de désagréable,
mais en même temps de comique à leur
situation. « Chers amis », dit Mathilda,
« c'est pour nous fort plaisant de vous
entendre chanter. Mais ces gens-là viennent
de l'église et il se pourrait que vos
chansons profanes leur causent quelque trouble.
Cessez donc jusqu'à ce que nous les ayons
dépassés ».
À l'instant même les
deux chanteurs se turent et le cheval continua
à trotter doucement. C'est avec
curiosité et même avec un certain
effroi, que les gens qui sortaient de
l'église considéraient cette
singulière compagnie et le véhicule
qui la portait. D'une allure grave, le
cortège des fidèles passa à
côté des voyageurs et, au moment
même où la dernière voiture les
eut dépassés, le père et le
fils reprirent de toutes leurs forces le chant
interrompu.
Fatigués de toutes les
diverses impressions qu'ils venaient
d'éprouver, nos amis arrivèrent sains
et saufs devant le perron de l'hôtel.
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