Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Ténèbres et Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS DE MATHILDA WREDE

Une destinée.
I

C'était un jeune garçon de petite taille et d'un aimable aspect, fort bien doué pour les arts et surtout pour le chant. Il allait et venait dans la maison paternelle ; il dessinait, chantait et nourrissait dans sa jeune tête des idées extraordinaires, qui donnaient fort à penser à son père et à sa mère. « C'est un drôle de corps que ce garçon-là ! disait son père. Il réfléchit à des masses de choses auxquelles moi-même je n'ai jamais pensé ». Quand il en eut l'âge, il alla à l'école; mais il n'y fut jamais qu'un médiocre élève. Il rêvait et « creusait des sabots », jouait et chantait ; dès qu'il se trouvait sur les bancs de la classe, il était si peu à son affaire qu'il était incapable de répondre aux questions de son maître. On eut beau le mettre dans une autre classe, le placer sous la direction d'un autre pédagogue : les résultats ne furent pas meilleurs. À l'âge de seize ans, il avait fréquenté plusieurs collèges sans aucun succès. « Ce jeune homme n'est pas normal), disait-on couramment de lui. On ne savait quelle carrière choisir pour lui. On se décida finalement à en faire un matelot,

La prison de Wasa, où débuta l'oeuvre de Mathilda Wrede.

Sur le navire, il mena une vie toute différente de celle de ses camarades. Il n'aimait pas le tabac et les boissons fortes et ne prenait point part aux ripailles des mariniers ; il vivait seul, toujours seul. Mais, quand il se trouvait en plein air, sous le ciel de Dieu, brillant d'étoiles, quand la tempête faisait grincer les cordages et la mâture, ou quand, peu à peu, les vagues retombaient dans un calme profond, alors il entendait des voix, que les autres ne percevaient pas, il voyait des choses que les autres ne discernaient pas: les merveilles de Dieu dans l'Océan, les merveilles de Dieu dans les nuées ! Il entendait des mélodies sublimes qui l'émouvaient et il se sentait pénétré d'étranges sensations, faites de mélancolie et de joie intime.

Ses camarades se moquaient de lui ; mais il ne s'en préoccupait nullement ; il n'était point accoutumé à ce que les hommes le comprennent. Il était consciencieux dans l'accomplissement de sa tâche ; personne n'aurait jamais pu le contester. C'est ainsi que se passèrent les années les unes après les autres ; les nécessités de sa vie de matelot le poussèrent tantôt ici, tantôt là, d'un pays à l'autre, de continent en continent. Il vécut des aventures extraordinaires; il essuya des naufrages ; pendant des jours entiers il parcourut les forêts vierges du Brésil. Il passa un certain temps sur les bords de l'Amazone, dans une plantation de cannes à sucre où il fut exposé plusieurs fois à des dangers mortels. Ainsi par une journée de chaleur accablante, il prenait un bain dans un fleuve, quand tout à coup il entendit des cris d'épouvante, qui partis du rivage, l'avertissaient de la présence de plusieurs crocodiles sur un banc de sable voisin. Avec beaucoup de calme, il sortit de l'eau et remercia Dieu de ce que ces bêtes féroces ne lui eussent pas fait de mal. Quelque temps après, nous le retrouvons sur les lacs de l'Amérique du Nord. Finalement, et irrésistiblement le mal du pays le ramena en Finlande.

En son âme profonde, il soupirait après un peu d'amour, un peu de compréhension. Mais, à son foyer, au milieu de ses bien-aimés, il se sentit de nouveau seul, comme jadis, au temps de sa lointaine enfance. Personne ne le comprenait ; n'était-il pas totalement différent des autres êtres humains ? Or, voici qu'un soir, il était déjà allé se reposer, il entendit la plus jeune de ses soeurs revenir à la maison tout en larmes et bouleversée. Un homme qui l'avait déjà poursuivie plusieurs fois, l'avait attendue dans l'escalier et avait tente de l'embrasser. Elle n'avait pu lui échapper qu'à grand-peine. Toute la nuit le frère réfléchit sans pouvoir trouver un instant de sommeil. N'était-il pas l'aîné de la famille et, en cette qualité, tenu de protéger sa jeune soeur ? Le lendemain la même scène se reproduisit; sa soeur rentra à la maison toute baignée de larmes ; en bas se tenait l'homme qui la menaçait. Le frère aîné alla se livrer au repos : les pensées s'agitaient avec violence en son cerveau ; la tête lui faisait mal. Son devoir était, il en avait conscience, de protéger sa soeur ; mais comment le faire ? Il avait peur, il était inquiet. Le matin, il s'empara de son revolver, se rendit dans la demeure de l'homme, frappa à sa porte, entra et le trouvant assis à sa table de travail il l'abattit d'un coup de feu.

Puis il se rendit au poste de police pour avouer son forfait. L'employé, au premier abord, crut avoir affaire à un fou ; il lui paraissait impossible que celui qu'il avait la devant lui, cet homme aux traits fins et à l'air profondément malheureux, fût un criminel.

- Allez-vous-en chez vous! lui dit le fonctionnaire. Nous avons de l'ouvrage ; nous sommes pressés; nous n'avons pas le temps de vous écouter plus longtemps !
- J'ai tué un homme ! répéta-t-il. On ne lui répondit rien; mais il recommença. Au même instant la police apprit, par un message téléphonique, que, dans telle maison, un homme venait d'être tué.
- C'est précisément de cette maison que je sors, s'écria le jeune homme, dont le regard avait quelque chose tout à la fois de profond et de clair.

Alors on l'arrêta.

II

C'est en prison qu'il fit la connaissance de Mathilda Wrede et le coeur de « l'amie des prisonniers », ce coeur chaud, se remplit pour lui de compassion et d'amour chrétien.

« Moi, qui jamais, le sachant et le voulant, n'aurais écrasé une fourmi... moi, j'ai tué un homme ! » murmurait-il en gémissant. Son esprit qui jamais n'avait été très solide, était incapable de supporter toute la peur et tous les tourments qui l'accablaient : il tomba sérieusement malade. Alors commença, pour Mathilda, un temps extrêmement fatigant. Chaque jour la trouvait assise auprès du malade. Avec la tendresse d'une mère, elle cherchait à le consoler, à lui donner un peu de courage. Un soir, de son propre mouvement, elle alla consulter un médecin spécialiste des maladies nerveuses, qui se rendit à son appel et déclara dangereux l'état du malade ; il ne fallait absolument pas le laisser seul. Personne d'autre que Mathilda n'aurait su veiller cet homme, que bouleversaient la maladie et la terreur. Elle ne pouvait certes pas l'abandonner dans l'angoisse de son âme et dans son profond désespoir. Le directeur de l'établissement pénitentiaire trouva lui aussi que la meilleure chose à faire, c'était de laisser Mathilda au chevet de ce malheureux : elle y demeura donc. Ce fut une longue et douloureuse nuit. L'homme se plaignait, gémissait pleurait à chaudes larmes.

- Couchez-vous, mon ami, dit Mathilda au malade qui se tenait appuyé à la paroi, le visage d'une blancheur de cire.
- Il faut que je reste debout. Ne suis-je pas un arbre ?
- Oui, sans doute, mais cet arbre est si fatigue! il faut absolument lui procurer du repos, lui répondit Mathilda, en le prenant par le bras pour le ramener auprès de sa couche. Sans lui opposer la moindre résistance, il se laissa conduire par elle et, comme elle ne réussissait pas à l'amener à se coucher, elle le poussa avec prudence jusqu'au bord du lit et put enfin le contraindre à s'asseoir. Le surveillant de la prison arriva; le pauvre homme fut mis au lit; Mathilda prit place à son chevet. «Maintenant dit-elle, tenez-vous tout à fait tranquille. Tâchez de dormir! Je vous promets de rester toute la nuit auprès de vous.» En dépit du narcotique qui lui avait été administré, il ne put guère trouver le sommeil. Il tenait dans sa main la main de Mathilda et se mit à raconter sa vie entière, tout ce qui l'avait oppressé, tout ce qui l'avait tourmenté. Au lever de l'aurore, la crise était surmontée, mais l'état du malade ne s'améliora qu'avec une extrême lenteur.

De bonne heure, quand le travail quotidien reprit dans la prison, la tâche de Mathilda était terminée, et c'est le coeur très lourd que, traversant le quartier d'Helsingfors, nommé Skatudden, elle rentra chez elle. Le supplice du pauvre homme l'avait si profondément empoignée, qu'elle croyait ne plus jamais pouvoir sourire.

III

En sortant de l'infirmerie de la prison, à une certaine distance devant elle, elle aperçut un homme ivre qui venait à sa rencontre en titubant. Elle éprouva une sensation très désagréable en constatant que le premier homme en liberté qu'elle rencontrait, en ce matin d'hiver, s'était mis dans un pareil état. L'ivrogne la vit venir, arrêta sa marche chancelante, fit un ultime effort cérébral et prononça, par saccades, les paroles suivantes :

- En l'année 1891, celle-ci était Mathilda Wrede; mais, si dès lors, elle s'est mariée, et ici sa voix prit un accent larmoyant, comment pourrais-je savoir quel nom elle porte ?
Alors la vivacité du tempérament, l'humour de Mathilda Wrede se donnèrent libre carrière :

- Je suis exactement la même Mathilda Wrede qu'autrefois, il y a des années,... mais vous-même qui êtes-vous ?
- Mais, je suis L. Comment cette demoiselle ne me reconnaît-elle pas ?
- Êtes-vous L. ? Comment aurais-je pu vous reconnaître sous la forme d'un voyageur matinal qui titube ? N'avez-vous donc point de travail ?
- Oui, certes, j'en ai. je suis asphalteur.
- Avez-vous un salaire satisfaisant ?
- Oui, certes !
- Alors, vous portez, sans doute, votre argent à la banque ?
- Oui, bien sûr ! chaque semaine je porte beaucoup d'argent à la banque.
- Ça, c'est bien ! Mais dans quelle banque déposez-vous cet argent ?
- Tout est absorbé par la Banque Sinebrychoff. (C'est une des grandes brasseries d'Helsingfors).
- Mais, L., c'est terriblement triste. Si vous n'avez pas l'énergie d'agir autrement, donnez-moi l'argent. Je le placerai pour vous dans une vraie banque.
- Non, merci, je m'en garderai bien, dit-il. je suis habitué à la bière ; il faut que j'aie de la bière, aussi longtemps qu'on pourra en obtenir une goutte.

« Aussi longtemps qu'on pourra en obtenir une goutte », ces mots résonnaient aux oreilles de Mathilda en accents désespérés. Quand tarira-t-il jamais ce fleuve meurtrier des boissons enivrantes, ce fleuve qui engloutit les foyers, les corps et les âmes ?

Quelque temps après, Mathilda fut citée au tribunal comme témoin en l'affaire de son ami, le matelot. On supposait que, possédant toute la confiance du prévenu, elle pourrait indiquer les mobiles qui avaient pousse celui-ci à cet acte de désespoir. Lorsqu'elle fut invitée à prêter serment, elle s'y refusa. Le président du tribunal lui fit cette remarque :

- Et si, mademoiselle Wrede, je vous fais observer que tout citoyen finlandais, cité comme témoin, est tenu de prêter serment, est-ce que vous le refuserez encore ?
- Oui, la Bible interdit de prêter serment. Nous y lisons : Que votre oui soit oui et voire non, non; tout ce qu'on dit de plus vient du malin. La même vérité que j'énoncerais après avoir prêté serment, je l'énoncerai aussi sans ce serment.
- Appartenez-vous, mademoiselle, à quelque secte qui interdise le serment ?
- Non, je suis née dans l'église luthérienne je lui appartiens encore présentement. Mais ma conscience m'interdit de prêter serment.

Le procureur général intervint alors et déclara que, dans ces circonstances, il renonçait à exiger du témoin la prestation du serment. Peu de temps après, on put lire dans les journaux que le tribunal d'Helsingfors avait reçu une réprimande de l'instance suprême, pour n'avoir pas exigé impérieusement, du témoin Mathilda Wrede, la prestation du serment usuel.

La sentence du tribunal portait que l'accusé serait mis en observation dans l'asile d'aliénés de Lappvick, et le condamnait en outre à huit ans de prison ; aussi fut-il ultérieurement transféré dans la prison de Kakola, à Abo.

IV

Pour atténuer quelque peu l'aspect lugubre de la prison, on donna au détenu une quantité de petits objets en bois qu'il pourrait peindre à sa fantaisie. Ces divers objets, dont plusieurs étaient décorés avec un art réel, furent plus tard vendus dans le magasin de la prison. Un jour, il offrit à Mathilda une cuiller de bois sur laquelle A avait peint, en la ,Misant, une renoncule. « De ma fenêtre, lui expliqua-t-il, je pouvais apercevoir dans la cour poussiéreuse de notre prison, une petite plante qui poussait vaillamment. J'étais hanté de la crainte que quelque pied pesant ne l'écrasât. Mais il se pourrait aussi que d'autres qui vont et viennent là-bas, aient remarque, dans notre cour désolée, ce petit être vivant et aient soigneusement évité de le fouler. Il n'y avait d'abord que deux petites, feuilles vertes, d'un vert plein d'espoir. Plus tard, apparut un petit bouton, qui, peu à peu, se transforma en une fleur. Oh ! combien n'ai-je pas aimé cette fleur ! Puis, quand elle s'est flétrie, ses graines commencèrent à voltiger çà et là, comme si elles avaient voulu ensemencer la cour tout entière.

Cette fleur, je l'ai peinte pour vous, mademoiselle, car elle est réellement un symbole de votre vie. Vous avez osé ici, au milieu de tout le chagrin, de tout le mal, de toute la souillure qu'enclosent ces murailles, venir jusqu'à nous et nous faire l'offrande de votre sympathie, nous apporter le réchauffant soleil de votre amour chrétien. Aussi ici même, à Kakola, beaucoup de grains d'une précieuse semence ont-ils été répandus. »

Lorsque Mathilda, à une autre occasion, lui faisait une nouvelle visite, elle lui dit, pleine de compassion pour sa misère : « je vais prochainement essayer d'adresser une requête au Sénat. Peut-être consentira-t-il à abréger le temps de votre séjour ici.»
L'homme ne répondit rien. Lorsqu'elle revint, elle le trouva abattu et désabusé. Il se frotta le front, la considéra et lui dit :

- Je vous ai beaucoup aimée, mademoiselle maintenant je ne puis plus retrouver la confiance que j'avais en vous. Dieu ne connaît-il pas toutes choses et, par suite, ne sait-il pas que je suis condamné à huit ans de prison ? C'est pourquoi personne ne saurait avoir la hardiesse de tenter d'apporter à la sentence qui m'a frappée aucune modification quelconque. Comment pouvez-vous, mademoiselle, vous qui êtes une croyante, avoir seulement la pensée de travailler à l'encontre de ce que Dieu a permis ?

Pendant toute la durée de la longue détention à laquelle il avait été condamné en expiation du plus grave manquement de sa vie, il se montra content de tout, consciencieux, paisible, d'une confiance sereine et d'une foi enfantine dans les directions de la Providence. Il arriva un jour que quelques fonctionnaires supérieurs vinrent à Kakola et visitèrent la cellule de ce prisonnier original. « Cette cellule est fort exiguë assurément », dit aimablement l'un d'entre eux, en la considérant avec attention.

« Sa grandeur ou sa petitesse, dépend de celui qui l'habite », répondit-il. « Pour un éléphant, la cellule serait évidemment très petite, pour une fourmi, immensément grande, mais pour un être humain, elle est exactement ce qu'il faut ».

Les employés demeurèrent surpris de la justesse de cette déclaration et de la modération des désirs de cet homme.

- Êtes-vous vraiment fâchée contre le diable, mademoiselle ? demanda-t-il un jour à Mathilda.
- Oui, il en est réellement ainsi.
- Ah ! vous avez bien tort !
- Comment donc ?
- Aucun homme ne pourrait comprendre l'incommensurable bonté de Dieu, s'il n'y avait pas un autre être, radicalement oppose à cette bonté même. Il faut donc qu'il y ait une lumière parfaite et une obscurité parfaite. C'est pourquoi le diable nous rend de bons services, dont on devrait lui être reconnaissant.

Un soir, il souffrait de violents maux de tête. Silencieux et abattu, il était assis quand Mathilda entra dans sa cellule.

- Comment allez-vous aujourd'hui ?
-
Le directeur et les employés me font peine.
- Pourquoi donc ?
- Parce qu'ils ont de vilaines occupations. Il n'en est pas autrement des surveillants.

Un jour il tendit à Mathilda une image qu'il avait peinte : elle représentait un cimetière, avec d'innombrables tombeaux. Une femme, à la taille élevée, un parapluie à la main, était courbée, comme si elle cherchait quelque chose sur le sol. La légende portait ces mots : « Mathilda Wrede cherche son tombeau ». « Il y a dans un cimetière tant de tombes différentes ; elles fort une impression de froideur et de prétention ; elles parlent à haute voix et tiennent des propos fanfarons ; elles pourraient bien, néanmoins, avoir mauvaise conscience. Ces morts ont, peut-être rencontré, de leur vivant, peu d'affection ; maintenant, qu'il est trop tard, il faut réparer nos manquements à leur égard. Il y a aussi des croix blanches; qui nous dira si là ne reposent pas les cendres d'un homme à l'âme noire ? Ici et là, nous voyons une croix de bois, humble et sans apparence ; mais l'homme que cette croix recouvre est peut-être grand devant Dieu, Des esprits de tous genres flottent au-dessus de ces tombes ».

Quand il se laissait aller à exprimer ainsi ses plus secrètes pensées, Mathilda Wrede se sentait émue jusqu'au fond de l'âme et plus d'une fois, il lui arriva de se dire : « Il est plus juste que moi ».

Le directeur de la prison lui-même s'intéressait à ce prisonnier d'une espèce si particulière. Un jour, en franchissant le seuil de la cellule, il l'appela par son nom de baptême. Avec beaucoup de simplicité et de naturel, celui-ci répondit : « Mon oncle ! » Rendu attentif à la familiarité inconvenante de ce terme, le prisonnier tout surpris éclata de rire, d'un rire cordial et naïf et s'écria:

- Pardonnez-moi ; j'avais totalement oublie que vous êtes le directeur et moi un simple prisonnier.

Mathilda s'entretint souvent avec le directeur de cet homme qui jamais n'avait prononcé une parole qui ne fût pas l'expression exacte de la vérité et jamais n'avait intentionnellement, depuis sa condamnation, commis une mauvaise action.

Un jour que Mathilda discutait avec le directeur de la possibilité d'une amnistie, ils tombèrent, d'accord qu'en cette affaire c'est de l'empereur lui-même que devait venir la grâce : c'est ainsi seulement que pouvaient être écartés les scrupules, du prisonnier. Cette grâce, l'empereur la lui accorda, à l'occasion de la naissance de l'héritier présomptif de la couronne : celui qui avait été condamné à huit ans de prison obtint, en toute bonne conscience, le don de la liberté, et cela quelques mois plus tôt qu'il ne s'y était attendu. Peu de temps après, il partit pour l'Amérique.

Revenu dans sa patrie, il se décida à prendre la direction d'une entreprise commerciale. Il se rendit auprès de Mathilda et lui raconta qu'il avait acheté à Helsingfors un café donnant sur un parc, nommé Kaisaniemi. Il avait en outre eu le rare bonheur de trouver, pour le diriger, une hôtesse distinguée.

- Comment donc l'avez-vous trouvée ?

Et il se mit à raconter :

- À peine avais-je conclu cette affaire que, sur la place de la gare, je rencontrai une femme d'un extérieur agréable. je m'arrêtai et lui demandai si elle était capable de diriger un café. « Comment cela ? » demanda-t-elle. « J'ai acheté un café et j'ai besoin de quelqu'un pour le conduire. « je pourrais bien venir », dit-elle. Elle vint, mais c'était une horrible femme. Des clients venaient chaque jour, elle leur donnait gratuitement à boire et à manger et leur faisait même des cadeaux : du beurre, du sucre et bien d'autres choses encore disparaissaient dans la poche des consommateurs. Quant au propriétaire de l'établissement, il n'avait pas grand'chose à dire. Il avait la permission de venir jusqu'au seuil de la maison - mais pas plus loin - et encore cette autorisation ne lui avait-elle été concédée qu'avec peine... Il n'était bon qu'à fendre le bois et à courir çà et là pour faire les emplettes. Aussi Mathilda dut-elle de nouveau intervenir pour écarter toutes ces difficultés. On renvoya l'hôtesse pour en prendre une autre. Le propriétaire du café, pendant les pénibles mois qu'il venait de vivre, s'était dégoûté de son entreprise et un beau jour, il déclara à Mathilda : « Je retourne en Amérique. »

- Et alors qu'adviendra-t-il du café ?
- Ça, c'est Mathilda Wrede qui s'en occupera, répondit-il avec un calme imperturbable.

Pendant trois longs mois, Mathilda dut se tourmenter à propos de ce café, jusqu'à ce que fût échu le terme de la location, qui sonna l'heure de la liberté. Les seules personnes qui tirèrent quelque profit de cette entreprise commerciale, furent les pauvres, les amis de Mathilda : hommes, femmes, enfants, tous y reçurent l'hospitalité.

V

Plusieurs années passèrent. Mathilda Wrede avait eu une longue et pénible maladie; elle avait de la peine à s'en remettre et pouvait, non sans effort, aller et venir dans sa chambre. Un beau jour on sonna à sa porte. Chancelante, elle alla ouvrir. À sa grande surprise, elle trouva son ami là, debout devant elle ; il lui tendit la main, en lui disant d'un ton joyeux : « Un salut de l'Amérique. »

Lorsqu'il eut pris place dans un fauteuil à bascule, et Mathilda sur le canapé, il lui raconta que, quelques semaines auparavant il avait été saisi d'un irrésistible désir de revoir le meilleur ami qu'il avait sur la terre. Aussi avait-il résolu de se faire transporter en Norvège. De là il lui serait plus facile de passer en Finlande, afin d'y séjourner pendant quelques semaines. À Stockholm, il avait appris, de la bouche d'une de ses connaissances, que Mathilda, durant des semaines, avait été retenue au lit par la maladie et que peut-être elle était déjà morte. Bouleversé par cette nouvelle, il s'était, dès son arrivée à Helsingfors, enquis de l'adresse de Mathilda, et voilà qu'elle était encore là et qu'ils pouvaient se revoir. Il visita chaque jour Mathilda et s'efforça de lui rendre toute sorte de menus services. Il n'y a pas de chose qu'il n'aurait voulu faire pour son amie.

Mais ce séjour ne fut pas de longue durée. Le matelot repartit et de nouveau plusieurs années s'écoulèrent. Un soir, l'auteur du présent récit (Evy Fogelberg) était auprès de Mathilda Wrede; c'était peu de temps avant Noël. On sonna et, suivant son habitude, Mathilda alla ouvrir elle-même. jamais je n'oublierai le spectacle qui s'offrit à mes regards. Un homme, au teint pâle, maigre, entra dans la chambre en toussant. Mathilda lui tendit les deux mains : «Soyez le bienvenu au pays. »

- J'ai pris froid, dit-il, après s'être commodément installé dans un fauteuil. J'ai voyage dans l'entrepont et j'ai eu froid; de plus je suis fatigué et sale. Ne pourrais-je pas me laver en quelque endroit ?

Mathilda lui en fournit l'occasion, et, tandis qu'il procédait à sa toilette, elle réchauffa de la soupe aux pois et prépara du café chaud. Son bagage était encore sur le navire ; il ne savait où aller coucher. C'est par téléphone que Mathilda prit les mesures nécessaires. Lorsqu'il fut réchauffé, corps et âme, il perdit tout empire sur lui-même ; de grosses larmes commencèrent à rouler sur ses joues et il s'écrie. : « Mathilda Wrede, c'est pour moi mille fois plus que tous mes parents réunis. Elle est seule à me comprendre ; aucune mère n'aurait jamais pu me recevoir avec plus de tendresse qu'elle. » Tous les deux étaient aussi émus l'un que l'autre : le marinier malade et Mathilda Wrede. Bouleversée profondément moi-même, je les quittai, sans même prendre congé.

L'été suivant, Mathilda se rendit par hasard à Helsingfors et trouva son ami, debout devant sa porte. Il l'aida à porter ses bagages, pour la quitter tôt après, mais son absence ne dura que quelques instants. Bientôt il était de nouveau là.
- J'étais contraint de revenir, déclara-t-il, car Dieu me parla au moment précis où j'étais sur le point d'entrer à l'hôtel.
- Dieu vous a-t-il dit quelque chose ? Prenez place et racontez-moi ce que c'est, lui dit Mathilda pour l'encourager. Il s'assit, se frotta le front suivant son habitude, puis il reprit la parole :
- Dieu m'a commandé de revenir sur mes pas et de dire à Mathilda Wrede que, si elle a besoin d'argent, elle peut obtenir de moi 9000 marcs finlandais.
- Neuf mille marcs, dit-elle, vous avez réellement avec vous autant d'argent.
- Oui, j'en ai dix mille !
- Et de ces dix mille, vous m'en prêteriez neuf mille. Un cordial merci, mon cher ami, mais je n'en ai pas besoin.
- Assurément Mathilda Wrede a beaucoup de connaissances qui ont besoin d'argent et Dieu m'a dit de vous les offrir. Ainsi donc, si vous avez besoin d'argent, n'oubliez pas de sonner à l'hôtel, de me faire appeler et vous le recevrez sur l'heure.
- Je vous remercie de tout mon coeur. Dans le cas où cet argent pourrait m'être utile, je ne manquerai certes pas de m'adresser à vous.

Mathilda qui n'était pas accoutumée à trouver tant d'intelligent esprit de sacrifice, était heureuse, mais fière aussi de son ami. Néanmoins, elle ne voulut pas le priver du fruit de ses économies qui pouvaient lut être indispensables.

Or, un jour Mathilda, en ouvrant le journal, lut sous la rubrique : Publication des bans de mariage, le nom de son ami. Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier ? Peu de temps après il vint lui-même très abattu.

- Alors, mon ami, j'ai lu l'annonce de vos promesses de mariage, lui dit Mathilda, en le saluant.
- Je ne suis pas fiancé, fut sa réponse.
- Mais vous avez bien l'intention de vous marier?
- C'est précisément ce que je ne veux pas.
- Qu'est-ce que cela peut donc bien signifier ?
- J'ai rencontré une femme qui a un enfant et, pour cette raison-là, les hommes se comportent fort mal avec elle. Elle est poitrinaire et a déjà eu des crachements de sang. Tous les deux m'inspirent une profonde pitié. Un jour je leur ai acheté des souliers, maintes fois du lait, du beurre et ce dont ils pouvaient avoir besoin. Un jour, elle, me dit : « Ne devrions-nous pas faire publier les bans ? » « Pourquoi pas ? » lui répondis-je. Et nous allâmes trouver le pasteur. je ne comprenais pas du tout que cela signifiait notre intention de nous marier l'un avec l'autre. J'étais déjà allé cependant dans des consulats, des comptoirs et autres endroits semblables.
- Est-ce que vous l'aimez ? demanda Mathilda.
- Mais non ! elle me fait pitié !
- Tout cela est plus absurde que tout ce que l'on peut imaginer.
- Mais cela aurait pu être beaucoup plus absurde encore.
- Comment cela ?
- Certes, si Mathilda Wrede n'avait pas été en ville en ce moment-ci.
- Entendez-vous par là que c'est à mol qu'il appartient de mettre en ordre toute cette affaire ?
- Naturellement.

Mathilda ne put s'empêcher de rire. Cette situation, de quelque côté qu'on l'envisageât, lui paraissait du dernier comique.

- Pardonnez-moi d'avoir ri et ne m'en veuillez pas, dit-elle.
- Je ne vous en veux absolument pas, fut la réponse. Mathilda Wrede ose bien rire : son rire n'a rien d'un rire moqueur.
- Eh bien ! je vais mettre de nouveau tous mes soins à débrouiller cet écheveau, continua-t-elle. Restez tranquillement assis ici, tandis que je vais au presbytère pour m'informer des voles à suivre pour vous tirer d'embarras.

Quelques instants après, elle revint et lui raconta que le lendemain, elle devait se rendre à Borga auprès du Chapitre des chanoines et chercher avec eux la solution du problème. La confiance enfantine de l'homme dans le savoir-faire de Mathilda, dans sa puissance de tout mettre en ordre et de trouver une issue à toutes les situations, même les plus embarrassantes, avait quelque chose de touchant.

Au Chapitre des chanoines on montra une réelle compréhension. Le doyen du Chapitre prodigua à Mathilda les meilleurs conseils sur la manière dont il fallait agir et termina son entretien par cette question : « Est-il vrai, mademoiselle, que c'est exclusivement pour cette affaire que vous êtes venue à Borga ? » Et sur sa réponse affirmative, il ajouta ces mots : « Il est bon qu'il se trouve des êtres humains pour s'occuper de cas semblables. »

Alors, un beau matin, Mathilda, conjointement avec les deux fiancés se rendit au presbytère d'Helsingfors. Ils furent reçus par le pasteur, avec la plus grande amabilité ; d'un commun accord, ils déclarèrent que la publication des bans reposait sur un malentendu. On en dressa un procès-verbal, qui fut signe des deux parties, avant d'être envoyé au Chapitre des chanoines et quelques semaines plus tard tous les deux avaient recouvré leur pleine liberté.
Plus tard, quand l'occasion s'en présenta, Mathilda raconta la séparation des deux « fiancés » : celle-ci avait été simple et digne. Le matelot donna à la femme poitrinaire mille marcs finlandais. Cette dernière se tourna vers Mathilda et lui posa cette question :

- Est-ce que cela ne vous parait pas difficile de donner une aussi forte somme ?
- Acceptez tranquillement ce qu'il vous offre, répondit Mathilda.

Elle était très heureuse de constater combien de finesse et de tact tous deux avaient montré en se séparant.
Bientôt après, le matelot repartit pour l'Amérique. En quittant Mathilda, il lui dit :
- Maintenant nous sommes deux vrais amis dans le Seigneur et pourtant je n'ai pas de peine à prendre congé de vous. Voici pourquoi : la terre est si petite ! le temps est si court ! Quand deux êtres humains se sentent unis l'un à l'autre, par l'Esprit, qu'est-ce que cela peut faire qu'ils ne se voient point ?

Kakola, près d'Abo, le plus grand pénitencier d'hommes de Finlande.

Table des matières

Page suivante:
 

- haut de page -