Parcours féminins
Un dimanche et trois ménages
(suite)
(Concerne
Patricia Maillard)
Mme Vivien retourna vers la route qui
mène à Solre-sur-Sambre, elle n'eut
pas de peine à trouver la maison de Patricia
Maillard. C'était un bar-tabac que lui avait
indiqué Melissa. A dix mètres, on
entendait déjà les cris des joueurs,
car c'était aussi un centre de pari pour les
courses de chevaux. De près c'était
bien pire, au milieu du tumulte on distinguait des
jurements et des imprécations. Une forte
odeur de fumée, de tabac et d'alcool
s'exhalait de l'habitation, et l'on voyait aux
fenêtres, devant la porte, des figures
hébétées par l'ivresse ou
bouleversées par la passion du
jeu.
Un instant, Anne-Laure hésita
à entrer.
- Je pourrais revenir demain, se
dit-elle, cependant mon arrivée en ce jour
où Patricia viole évidemment les
commandements de Dieu, la frappera peut-être
à salut. Allons!
Et franchissant le seuil de la
porte, elle s'avança dans la pièce
enfumée.
Dans cette salle où des
joueurs et des buveurs s'adonnaient à leurs
vices, une grande femme, qui ne se distinguait pas
des autres occupants de la pièce, un tablier
d'une blancheur douteuse devant elle, l'air joyeux
mais d'une joie hardie, s'avança à la
rencontre de Mme Vivien. Il faisait un peu
obscur.
- Patricia ! dit Anne-Laure, c'est
moi, c'est Mme Vivien, je viens te voir.
- Ah! s'écria Patricia,
enchantée de te revoir, viens par ici. Elle
l'introduisit dans un petit salon où se
querellaient un garçon de sept ans et sa
soeur de six ans à peu
près.
- Taisez-vous, les
enfants!
Et les enfants crièrent de
plus belle.
- Attention à la
fessée !
Les enfants se turent, on
s'assit.
- Anne-Laure, dit Patricia d'un ton
familier, tu me vois aussi heureuse que je puis le
désirer. J'ai un bon mari, un bon commerce
qui tourne bien, des enfants en bonne santé
bien qu'ils soient de vrais petits démons!
- Je vois, Patricia, interrompit
Anne-Laure avec douceur, je vois que tu as un peu
oublié nos conversations du
dimanche.
- Oh ! La vie ne va pas toujours
comme on veut. J'ai fait de mon mieux, aussi bien
que je pouvais, et pour le reste on
s'accommode.
Soudainement, la petite fille, qui
jouait avec un verre de bière oublié
sur la table le laissa tomber. Le verre se brisa,
Patricia s'élança sur l'enfant et la
gifla sèchement.
- C'est un accident, dit Anne-Laure,
elle ne l'a pas fait exprès.
- Voilà encore un verre
qu'elle me perd ! s'écria Patricia en se
contenant mal devant Anne-Laure.
- Elle t'en aurait fait perdre dix,
reprit Anne-Laure, que la faute n'en serait pas
plus grave. Si elle avait désobéi,
menti, je comprendrais une punition
sévère, imposée avec calme et
sans emportement toutefois; mais la punir pour une
maladresse, c'est fausser, il me semble, ses
idées et sa conscience.
- Bon ! répondit Patricia,
qu'est-ce que ça lui fait, à cette
petite chipie ? Elle n'y pense plus. Quoi
qu'il en soit, tout va bien, notre commerce
réussit et mon mari est un homme comme il
faut. Nous nous convenons. Nous nous entendons avec
nos voisins. Nous ne donnons pas dans la bigoterie,
c'est vrai, mais nous ne vivons pas comme des
païens, non plus! enfin, on suit sa
religion.
- Lis-tu la Bible avec ton mari ?
demanda simplement Anne-Laure.
- Ah ! Pour cela, non ! Charles
croit qu'il y a un Dieu, et puis c'est tout. Je lui
ai parlé un peu de religion au début
de notre mariage, mais il riait, cela ne
l'intéressait guère, et je l'ai
laissé tranquille.
- Et toi, Patricia, lis-tu la Parole
de Dieu ?
- Oui.... c'est-à-dire....
quand je le peux.... on a pas mal de
travail.
- Prie-t-il ? Priez-vous ensemble
?
- Oh! « QUI TRAVAILLE
PRIE », voilà notre devise
à nous. Et nous nous en sortons bien
ainsi.
- Patricia ! Tu sais pourtant
que Dieu nous demande de prier en tout temps, sans
cesse. Nous ne voyons nulle part dans la Bible que
travailler revient à prier. L'action et la
supplication restent deux choses distinctes qui ne
peuvent se suppléer l'une l'autre, et Dieu,
sois-en sûre, ne les prendra jamais l'une
pour l'autre. L'homme peut tromper sa conscience,
il ne donnera pas le change à Dieu. Encore
une question, Patricia, enseignes-tu à tes
enfants les vérités de
l'évangile ?
- Si je n'avais pas autant de
travail, et surtout le dimanche, reprit Patricia
avec une aisance affectée, je le ferais avec
régularité. Plus tard peut-être
!
v- Et cette négligence ne
t'éclaire pas ? Ce fait seul, ma pauvre
Patricia, ne te montre pas que tu es en
contradiction avec Dieu ?
- Oh ! reprit vivement Patricia,
Dieu sait bien de quoi nous sommes
faits.
- Oui, et ce Dieu qui sait de quoi
nous sommes faits a dit « Poursuivez la
sainteté, sans laquelle personne ne verra le
Seigneur » (Hébreux
12 :14).
Ici les cris des enfants
redoublèrent.
- Victor, emmène ta soeur,
dit Patricia, qui n'était pas
fâchée d'interrompre ces citations
désagréables.
L'enfant ne bougea pas d'un
pouce.
- Victor! Veux-tu
obéir?
Victor fit signe de la tête
que non.
- Je vais appeler ton père
!
- Papa ! dit le petit garçon
en imitant la démarche d'un homme ivre,
voilà comment il fait, mon papa !
- Ce petit serpent a de l'esprit
comme quatre ! s'écria Patricia en riant aux
éclats. Aussi, on en fera un avocat, un
médecin, quelque chose enfin ! Il a trop de
moyens pour rester dans ce trou.
Punir sévèrement un
enfant pour des fautes qui n'en sont pas, ne pas
punir la désobéissance, ni le manque
de respect filial, le gâter et en faire un
petit despote; le préparer ainsi à
satisfaire un jour ses plus déraisonnables
caprices, et puis couronner l'oeuvre en excitant
son orgueil , voilà l'éducation
des gens du monde, voilà bien cet arbre
gangrené jusque dans la racine, dont les
âpres fruits remplissent d'amertume la bouche
de ceux qui n'ont pas voulu ni le cultiver ni le
greffer à temps.
Un homme obèse au visage
enflammé entra à cet
instant.
- Allons, chérie, allons, et
les bouteilles que je t'avais demandées ! On
manque de vin là-bas !
- Charles, voici Madame Vivien dont
je t'avais parlé. T'en
souviens-tu ?
Ce nom réveilla dans l'esprit
obscurci de Charles un vague souvenir de
religion.
- Madame Vivien, oui. Sachez que je
ne suis pas un « sans
religion », je crois en l'Etre
suprême. Je ne fais de tort à
personne, et je n'ai peur de rien ! Pas même
de ma femme, s'esclaffe-t-il d'un rire
gras.
Anne-Laure se leva. Sa gêne
devant une telle scène l'eût
portée à garder le silence, mais une
irrésistible force poussa ces paroles sur
ses lèvres: « Craignez celui qui
peut détruire et l'âme et le
corps,.... oui.... craignez
celui-là » (Matthieu
10:28).
- Madame, je suis un enfant de
l'église ! Ça se dit comme ça.
Mais cela ne m'empêche pas d'être un
bon vivant, de profiter de la vie, des dons de
Dieu. Demandez à ma femme...
Une plus longue visite aurait
été déplacée. Dieu seul
pouvait parler à ces coeurs.
Anne-Laure sortit.
- Patricia, viens me voir. J'habite
à la rue du Conroye, au numéro
54.
- Oui, bien sûr ! mais le
travail n'attend pas. En plus, il faut garder mes
enfants, et je ne sais si je pourrai profiter de
ton invitation.
- J'espère de tout coeur que
tu prendras le temps, répondit Anne-Laure en
quittant ce lieu qui l'insupportait.
Patricia retourna à son
activité, et Anne-Laure entendit de grands
éclats de rire retentir dans le
café.
Pauvre Patricia, ainsi qu'elle se le
promettait auparavant, elle avait
épousé un bon mari, un homme qui, se
cachant à lui-même son
incrédulité sous une morte foi en
Dieu, ne professait d'autre religion que la
religion du plaisir. Elle avait passé par
tous les degrés du refroidissement
spirituel, et maintenant, abandonnant même
les apparences les plus extérieures de la
piété, elle en était venue
à ce point que, dans sa vie, il ne restait
rien qui pourrait lui rappeler à elle ou
à d'autres, qu'elle faisait encore partie
d'une communion chrétienne.
Patricia se croyait unie à
son mari par une grande affection. Hélas !
Une légèreté et des
défauts pareils ne rapprochent pas les
époux comme le ferait une véritable
tendresse, et encore leur habitation
retentissait-elle parfois de bruits de querelles,
qui n'indiquaient pas une parfaite unité
intérieure. Mais « on s'aime mieux
après l'orage qu'avant », disait
Patricia. L'illusion de la jeunesse, un fond de
bonne humeur, une certaine prospérité
matérielle, l'agitation au milieu de
laquelle vivaient les deux époux, tout cela
les aidait à se croire heureux d'un solide
bonheur, tout cela les empêchait d'entendre
les murmures d'une conscience qui ne parlait plus
bien fort.
- J'en ai peut-être trop dit,
pensait Anne-Laure en retournant tristement chez
elle, peut-être pas assez. J'ai manqué
d'amour et de courage aussi ! Mon Dieu, aie
pitié d'eux et de moi.
Et elle rentra dans son chaleureux
foyer, absorbée par ce profond sentiment de
sa propre faiblesse, de sa propre
infidélité, qui poursuit le
chrétien jusque dans les manifestations
mêmes de son amour pour Dieu.
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