Parcours féminins
Un dimanche et trois ménages
(suite)
(Concerne
Zoé Giraud)
En allant vers la maison de Zoé, le coeur
d'Anne-Laure s'élevait vers Dieu pour lui
rendre grâce. Quels progrès chez
Melissa, et surtout quel aplomb, quelle
fermeté, heureusement mêlée de
douceur chez son mari ! Celui-ci parlait moins
qu'elle, il était plus introverti
peut-être, mais on sentait en lui une foi
plus solide, on sentait qu'il avait vécu
beaucoup d'expériences chrétiennes et
qu'elles avaient produit leurs fruits.
Puis la pensée d'Anne-Laure
se reporta sur Zoé. A peine conservait-elle
un vague souvenir du maraîcher qui venait
chaque vendredi après-midi sur la place. Il
lui semblait pourtant qu'il s'agissait d'un homme
aisé d'une cinquantaine
d'années.
Une villa se présenta devant
elle, elle passa par l'imposant portail en fer
forgé et entra dans la cour. Le premier
aspect ne lui plut qu'à demi. Cette cour,
très vaste, était le lieu d'un
musée en plein air. Il y a fait un certain
nombre de statues, d'un goût douteux, copiant
des figures et autres prêtresses de
l'antiquité. On se serait cru dans un
piètre décor rappelant la
Grèce antique.
Un homme âgé arriva par
l'arrière de la maison.
- Eh! là, qu'est-ce que vous
faites chez moi ?
Puis il arrêta ses petits yeux
fins sur Mme Vivien.
- Je viens voir Zoé Magneaux
qui a épousé Robert Giraud, dit
celle-ci.
- Ma femme ? demanda cet homme aux
traits bourrus. Zoé ! Zoé ! Entrez
dans la maison, Madame.
Et l'homme s'en retourna par
où il était venu, sans accompagner
Anne-Laure jusqu'au seuil de la maison.
Anne-Laure, le coeur serré,
s'avança vers Zoé qui venait au
devant d'elle. Celle-ci la reconnut
immédiatement, mais elle la salua avec une
certaine réserve. Après les
premières salutations, Zoé l'invita
à entrer.
La salle à manger dans
laquelle Zoé conduisit Anne-Laure lui parut
meublée avec un goût qui la surprit;
on n'y remarquait ni ordre, ni souci de la
propreté. Il y avait là une
collection de bibelots en tous genres, et une
couche de poussière recouvrait les
étagères et meubles surchargés
d'objets inutiles et clinquants.
Les vêtements de Zoé
contrastaient avec un tel entourage; ils
étaient très élégants,
et chaque pièce indiquait une vanité
déplacée.
- Te voilà donc riche ! dit
Anne-Laure avec un soupir.
- Oui, si on veut, répondit
Zoé d'un air
dépité.
- Et tu es.... heureuse ?
Zoé pinça les lèvres,
haussa les épaules et murmura :
- Y a-t-il du bonheur pour
quelqu'un, en ce monde ?
- Pauvre Zoé ! murmura
Anne-Laure.
Zoé détourna la
tête, mais garda son allure fière et
contenue. Il y eut un silence, et Anne-Laure
comprit que Zoé n'était pas
disposée à lui ouvrir son coeur. Elle
s'approcha d'une tablette sur laquelle on voyait
quelques magazines.
Anne-Laure lut les titres : Femmes
à la mode ... Beauté et Santé
... Nouvelles de Stars !
Zoé haussa de nouveau les
épaules.
- Et ton mari, que
lit-il ?
- Robert est un lecteur, tu sais. Il
n'en a pas l'air, mais il connaît beaucoup de
choses. Tiens, dernièrement, il me disait
qu'il appréciait beaucoup les écrits
de Voltaire.
- Oui, je vois. Il aime ce qui
s'oppose à la vraie connaissance. Mais
à côté de ce poison, ne lit-il
pas l'antidote ? Ne l'as-tu pas invité
à lire la Bible ?
- Robert est agnostique.
Ces paroles furent dites assez bas,
quoique sèchement.
Anne-Laure se tut.
- Et vos enfants ? demanda-t-elle
après un instant de réflexion
pénible.
- Nous avons deux
garçons.
- Oh! Zoé! s'écria
involontairement Anne-Laure. Mais elle sentit que
le temps des reproches était passé,
que le temps de la confiance n'était pas
encore venu, et elle essaya de causer avec
Zoé sans plus la froisser. Elle
espérait l'attirer à elle par son
affection, et sinon, remédier au mal, du
moins en prévenir quelques-unes des
suites.
- Tes enfants vont-ils à
l'école ?
- Oui, et, dès qu'ils le
peuvent, leur père ne manque pas de les
enrôler pour un coup main dans son
travail.
L'aîné est
passionné par les bateaux, et tout ce qui
concerne la mer d'ailleurs. Il aime l'école,
et il a déjà le caractère
astucieux. Comme il n'aime pas trop le travail de
son père, il ne manque pas une occasion de
se défiler pour se plonger dans ses livres.
Le second, Jérôme, n'aime ni le
travail avec son père ni les livres ;
lui, c'est un étourdi, un gamin dont on ne
sait que faire ! Et Zoé sourit avec une
sorte de complaisance.
Anne-Laure aurait bien voulu dire un
mot, éclairer Zoé sur l'importance
d'une bonne éducation, mais ce
n'était pas le moment.
- Tu as là une belle villa,
Zoé.
- Oui, si on veut, mais c'est grand
à entretenir.
- Tu ne manques donc pas de travail
!
- Je ne peux pas tout faire,
interrompit assez sèchement Zoé,
quand on doit, seule, s'occuper de deux gamins et
en plus aider son mari sur les marchés. Je
n'ai pas beaucoup de temps à moi, et ce
travail de maraîcher est très dur, je
m'y abîme les mains.
- Est-ce que je peux voir ton
jardin, demanda Anne-Laure.
- Oh! Tu sais, il n'y a pas grand
chose à voir.
Elle conduisit Anne-Laure dans une
parcelle entourée de sapins, où l'on
ne voyait autre chose, en effet, que des jouets
éparpillés ici et
là.
C'est alors que Monsieur Giraud
arriva.
- Ah ! dit-il abruptement, vous
êtes donc la dame qui a enseigné
Zoé de bondieuseries !
Zoé serra les lèvres,
en jetant un regard noir à son mari, et
Anne-Laure dit doucement:
- Monsieur Giraud, ce que vous
appelez « bondieuseries » n'est
rien de moins que l'amour de Dieu
révélé aux hommes pour leur
bonheur.
- C'est bien, ça,
répliqua Giraud; par exemple, je vous le
demande, Madame, à quoi sert la Bible quand
on voit le nombre de guerres de religion qui se
sont déroulées dans la
chrétienté ? Ne vaudrait-il pas mieux
jeter tout cela au feu, plutôt que de
brûler des hommes qui ne pensent pas comme
l'église.
Zoé redressa la tête et
se renferma dans un silence
dédaigneux.
- En tous cas, il est une chose que
j'approuve dans votre Bible, reprit Monsieur
Giraud, d'un ton goguenard. C'est quand vous dites
qu'il ne faut pas chercher à s'habiller
somptueusement. C'est la seule chose que j'aurais
aimé que Zoé retienne de vos
enseignements. Malheureusement pour mon
portefeuille, elle a pris une toute autre direction
dans ce domaine. C'est plutôt à qui
dépense plus en toilettes avec quelques-unes
de ses amies. C'est que l'argent, cela se gagne
difficilement, et il n'est pas question de le
gaspiller.
A ce moment, on entendit un cri
plaintif. Jérôme Giraud, qui avait
attrapé un oiseau qu'il étouffait
involontairement dans ses mains, entra dans le
jardin suivi de son frère. Ce dernier
marchait tête basse, l'air doux et
rusé.
- Jérôme, s'il te
plaît, dit Anne-Laure, tu peux libérer
cet oiseau ? Il souffre.
- Bah ! C'est trop tard, dit son
père, donne-le au chat et que cela
finisse !
- Non, répliqua
l'enfant.
- Vas-y, cria Monsieur Giraud, ou je
vais le faire, moi !
Jérôme d'un saut se mit
hors de la portée de son
père.
- Jérôme ! Donne-le
moi, je vais le remettre dans son nid, fit alors
l'aîné en se rapprochant. Il n'y avait
que onze mois de différence entre eux
deux.
Le plus jeune ouvrit sa main
à contre coeur. Son frère saisit
alors le malheureux petit animal, et il courut
exécuter l'ordre de son père
plutôt que de remettre l'oisillon dans son
nid, comme il venait pourtant de le
promettre.
- En voilà un, s'écria
Monsieur Giraud avec orgueil, en voilà un
qui fera son chemin ! Il n'a pas l'air comme cela,
mais il est sournois !
- C'est le portrait de son
père, dit Zoé d'un ton
acerbe.
- Tout comme Jérôme est
celui de sa mère ! répliqua Robert
Giraud.
- Monsieur, interrompit Mme Vivien
qui avait hâte de mettre fin à cette
discussion. Monsieur Giraud, croyez-moi, ne
permettez pas à vos enfants d'être
cruels ; on offense Dieu en faisant
inutilement souffrir ses créatures, et puis
le coeur s'endurcit, il prend du plaisir au mal et
cela se retrouve plus tard.
Giraud ne répondit
pas.
- Vos enfants vont à
l'école, Monsieur Giraud ?
- Oui bien sûr, il faut qu'ils
sachent lire et compter. C'est comme cela qu'ils
apprendront à gagner dans la vie, gagner de
l'argent mais aussi un esprit critique pour qu'ils
ne gobent pas n'importe quelles âneries,
qu'elles viennent d'un vendeur d'assurances ou d'un
prêtre.
- Il se peut, reprit Mme Vivien qui
se contenait pour ne pas répondre plus
vivement, que l'instruction développe un
esprit trop critique, ce qui provoque un effet
nocif pour l'équilibre des
enfants.
- Ne croyez pas cela ! On ne
saurait trop les mettre en garde contre les
arnaqueurs en tous genres, qu'ils soient du
commerce ou de la religion.
- Ah ! Monsieur Giraud ! Je vous
trouve désobligeant. Vous pourriez
être plus délicat, reprit calmement
Mme Vivien.
- Oui, oui... sans doute. Mais
voyez-vous, Madame, j'ai souffert d'un enseignement
religieux toute mon enfance. Ma mère a trop
essayé de m'embrigader dans la religion pour
que je ne sois pas si direct
aujourd'hui.
- Vous, au moins, vous avez choisi
en connaissance des faits, tandis que vos enfants
sont ignorants de ce que vous nommez
« religion ». Il y a là
un déséquilibre. Ils n'ont pas les
mêmes cartes en main que vous au même
âge. Ils ne peuvent prier un Dieu qu'ils
ignorent.
- Je vous arrête; il n'y a pas
de « faits » mais plutôt
des balivernes. Vous croyez, Madame, que c'est en
les faisant prier chaque soir qu'ils vont devenir
plus aptes à distinguer le faux du vrai.
Non ! Ils prieront plus tard, s'ils le
veulent, mais pas tant qu'ils seront sous mon
toit.
- Monsieur Giraud, quand ni
l'enfance, ni la jeunesse, ni l'âge mûr
n'ont prié... la vieillesse risque fort de
n'en rien faire. Pourtant l'éternité
est là. Et lorsque la mort vient
inéluctablement frapper à la porte,
heureux alors, Monsieur Giraud, heureux ceux qui
ont trouvé leur Sauveur en Jésus
Christ; il les couvre de sa justice.
Le maraîcher regarda d'un
autre coté pour cacher peut-être son
embarras, peut-être un sourire
d'incrédulité. Zoé, qui
jouissait de voir son mari aux prises avec aussi
fort que lui, devint très sérieuse
aux derniers mots d'Anne-Laure.
- L'heure avance, dit celle-ci, j'ai
encore une visite à faire.
- Cela tombe bien, je dois retourner
au travail. C'est que la marchandise,c'est
délicat. Zoé, quand tu auras
raccompagné Madame, tu viendras m'aider
à nettoyer les caisses et à trier les
fruits. Le temps, c'est de l'argent ! Ne
traîne pas pour me rejoindre, comme
d'habitude.
Zoé, blessée de ces
paroles devant Anne-Laure, s'aperçut de la
tristesse que causait à sa visiteuse cette
violation du dimanche. Aussi s'essaya-t-elle
à présenter un semblant de
justification.
- Anne-Laure, murmura-t-elle, on
mange le dimanche comme les autres jours... il faut
bien travailler aussi, même si je n'ai pas
envie de le faire.
- Chère Zoé, tu
connais ce que Dieu demande. Alors, je ne vais pas
te faire la leçon. Dieu honore ceux qui
l'honorent. En changeant de sujet, est-ce que tu as
encore ta Bible ?
- Non, répondit Zoé,
un peu confuse, je l'ai laissée chez ma
mère.
- Tiens, continua Anne-Laure, en
tirant un livre de sa poche, c'est un
évangile, je te le laisse en espérant
qu'il vous sera en
bénédiction.
- Tu sais, reprit Zoé, mon
mari ne le lira pas, il n'entend rien à la
Bible.
- Lis-le d'abord, pour ton mari cela
viendra ensuite, si tu reviens de tout ton coeur
à Dieu !
- C'est trop tard pour moi, je n'ai
plus de plaisir à lire la Bible,
répondit tristement Zoé, les
épaules baissées.
- Tu diras au revoir à ton
mari, dit Anne-Laure arrivée au portail.
Zoé, ajouta-t-elle avec un accent de tendre
compassion, je n'ai aucune rancune contre ton mari,
je suis simplement triste pour vous. J'aimerais que
tu viennes me voir, cela me ferait tant plaisir.
J'habite au 54 de la rue du Conroye. Ma porte t'est
toujours ouverte.
- Oui, Anne-Laure, répondit
Zoé, sans qu'il y eût plus rien de
hautain ou de sec dans sa voix.
Anne-Laure s'éloigna de cette
villa son coeur plus serré qu'à
l'arrivée. Elle suppliait le Seigneur de
secourir la malheureuse Zoé qui avait fait
naufrage, d'éclairer son mari sur la
véracité et la puissance de
l'évangile, de sauver leurs pauvres enfants
placés entre les fatales erreurs de la
philosophie, de l'indifférence, de
l'incrédulité et de l'appât du
gain.
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