AUGUSTE
THIÉBAUD
EXTRAITS DU COURS DE DOGMATIQUE
D'AUGUSTE THIÉBAUD
LES RAISONS DE CROIRE DU
CHRÉTIEN
Quelles raisons le chrétien a-t-il
d'affirmer l'existence de Dieu ? Ces raisons, nous
les trouvons, d'une part, dans les aspirations
fondamentales de l'âme humaine ; d'autre
part, dans la manière dont Dieu y a
répondu par la révélation et,
tout particulièrement, par la manière
dont il y a répondu en
Jésus-Christ.
1. Les aspirations fondamentales de
l'âme humaine.
Il a été presque de
règle, depuis Kant, de renoncer aux preuves
classiques de l'existence de Dieu et de postuler
celle-ci comme sauvegarde des valeurs en l'absence
desquelles il est impossible à la vie
spirituelle de se maintenir.
Si Dieu n'existe pas, il ne nous est
pas possible de donner un sens a la vie, et, sans
même aller jusqu'au « Mangeons et
buvons, car demain nous mourrons », nous ne
pouvons voir dans la vie humaine qu'une bien
misérable affaire si elle se réduit
aux étroites limites de notre existence
terrestre et si tout ce que nous faisons pour
nous-mêmes ou pour les autres ne porte pas
d'autre empreinte que celle d'un monde où
tout passe et où tout doit périr. Si
Dieu n'existe pas, ce qu'on appelle la
vérité se ramène à la
constatation de faits particuliers, de la
succession ininterrompue des causes et des effets.
De vérité plus générale
et plus haute, nous renseignant sur ce que nous
sommes et nous disant d'où nous venons et
où nous allons, il n'en faut pas demander.
Si Dieu n'existe pas, la distinction rigide entre
le bien et le mal perd toute raison d'être ;
ce ne sont plus que des notions toutes relatives et
se réduisant, le premier, à ce qui
nous est utile, à ce qui nous procure ou
procure à notre entourage un certain nombre
de satisfactions, le second, a ce qui nous
contrarie, à ce qui nous empêche ou
empêche notre entourage de jouir pleinement
de l'existence. La vie n'a de sens, la
vérité et le bien ne sont des
réalités que s'il y a un Dieu «
pour qui et par qui sont toutes choses »
(Hébr. II, 10).
On arrive au même
résultat si, au lieu de partir de ces
notions peut-être un peu vagues et
générales du sens de la vie, de la
vérité ou du bien moral, en se fonde
sur les aspirations essentielles de l'âme
humaine, besoin de connaître, besoin
d'être heureux, besoin de vivre. Ces
aspirations qu'il n'est pas en notre pouvoir
d'étouffer, auxquelles nous ne pouvons
chercher à
échapper qu'en nous avilissant à nos
propres yeux, sont condamnées à
demeurer inassouvies s'il n'existe que l'univers
visible ; elles ne trouvent leur satisfaction
pleine et entière qu'en Dieu ; donc il faut
que Dieu soit ; donc Dieu est.
Ces considérations ont
certainement une grande valeur ; elles
établissent que la religion a sa place dans
notre constitution psychologique. Sous des aspects
infiniment variés les besoins et les
aspirations que nous venons de rappeler sont les
avenues qui conduisent à la foi, et il
serait facile de montrer par de nombreux exemples
que c'est en refusant de s'en séparer et de
les renier que l'on triomphe des crises par
lesquelles il faut quelquefois passer.
Frédéric
Robertson,(1) qui
avait lui-même passé par l'une de ces
crises douloureuses, avait remporté la
victoire en s'attachant de toute son âme
à la réalité du bien. «
Dans l'heure la plus sombre qu'une âme
d'homme puisse traverser, écrivait-il plus
tard, quoi que ce soit qui puisse être mis en
doute, une chose du moins est certaine : Même
si Dieu n'existe pas et s'il n'y a pas de vie
future, mieux vaut encore être
généreux qu'égoïste,
mieux vaut être chaste que de céder
à ses convoitises, mieux vaut la
vérité que le mensonge, mieux vaut le
courage que la lâcheté. Heureux au
delà de tout bonheur terrestre l'homme qui,
à l'heure de la tempête et des
ténèbres, a persisté à
regarder à ces fanaux. Trois fois heureux
celui qui, à l'heure où tout
était sombre et désolé au
dedans de lui et autour de lui,
où ses amis se retiraient de lui, s'est
cramponne au roc de la réalité du
bien et de la réalité du mal. Trois
fois heureux parce que sa nuit passera et que,
bientôt, luira sur lui la pure et claire
lumière du jour ». Mais, si l'on va au
fond des choses, on est bien oblige de
reconnaître que ni l'ardeur de nos
aspirations ni l'urgence de nos besoins ne prouvent
qu'il y sera satisfait. Pour que ces aspirations se
transforment en possession, pour que cette foi
devienne une certitude, il ne suffit pas que nous
tendions les mains vers Dieu ; il faut que Dieu
lui-même vienne à notre rencontre,
qu'il exauce notre prière et nous donne
l'assurance qu'il veut nous accorder son aide ; or,
cette assurance nous est donnée quand nous
rencontrons Dieu en Jésus-Christ.
2. La révélation de Dieu
en Jésus-Christ.
Un philosophe religieux peut se
contenter de nous dire que, s'il croit en Dieu,
c'est afin de découvrir un sens à la
vie et afin de conserver sa foi à la valeur
et à l'autorité du bien. Un
chrétien, qu'il soit ou non philosophe, fera
nécessairement un pas de plus et nous dira
que, s'il croit en Dieu, c'est que Dieu l'a
cherché et s'est approché de lui en
Jésus-Christ. Cette conviction n'est pas
chez lui l'aboutissement d'une démonstration
logique qui, si solide et serrée qu'elle
paraisse ou qu'elle soit, ne forcerait jamais que
l'adhésion de l'esprit ; ce n'est pas non
plus une sorte de saut dans le vide, une forme de
l'élan vital chez un homme qui veut
conserver ses raisons de vivre ; c'est le fruit
d'une expérience
personnelle, intéressant son être tout
entier et qu'il a faite au contact de
l'Évangile.
Nous n'avons pas à exposer
ici les conditions historiques extrêmement
diverses et souvent très complexes dans
lesquelles s'opère ce contact. On trouverait
sans doute avec peine deux hommes qui ont
été amenés à
l'Évangile exactement par les mêmes
chemins. Dans l'immense majorité des cas, un
intermédiaire ou même plusieurs
intermédiaires, parents, amis
chrétiens, livres, appels divers, ont
joué un rôle important ; mais
aussitôt que l'on veut aller plus loin ou
creuser plus profond, on constate que
c'étaient précisément des
intermédiaires et que ce qu'il y avait
derrière chacun d'eux, c'était
l'influence de Jésus-Christ. Laissons donc
les intermédiaires de côté et
voyons rapidement pourquoi nous, chrétiens,
nous disons que, si nous croyons en Dieu, c'est
à cause de Jésus-Christ.
1. Qu'il soit entendu
dès l'abord que, quand nous disons que c'est
Jésus qui nous a révélé
Dieu, nous ne voulons pas dire que c'est
Jésus qui nous a enseigné son
existence et que, si nous croyons que Dieu est,
c'est parce que Jésus nous l'a dit. Cette
foi d'autorité ne nous ferait pas sortir de
la croyance intellectuelle, et surtout elle ne nous
garantirait pas encore que Dieu est
véritablement entré en relation avec
nous. Ce n'est point non plus, comme l'enseignait
jadis l'apologétique, en raison de certains
faits qui ont, soit précédé,
soit accompagné l'apparition de Jésus
et qui ne nous paraîtraient trouver leur
explication que dans une intervention miraculeuse
de Dieu ; même la sainteté de
Jésus envisagée comme
fait historique n'est pas
à proprement parler le fondement de notre
foi religieuse, comme l'a soutenu G. Godet dans un
fort beau travail intitulé : Sur quoi repose
notre foi? Tout cela ne nous apporterait qu'une
certitude logique et, il faut l'avouer, une
certitude assez précaire, puisque les bases
sur lesquelles elle reposerait sont de celles qu'il
faut toujours réviser et
consolider.
2. Si nous croyons en Dieu, c'est,
tout d'abord, que nous avons rencontré dans
l'Évangile, autrement dit chez
Jésus-Christ, et chez les hommes du
présent comme du passé qui se sont
mis volontairement à son école et
l'ont pris pour Maître et Sauveur, une vie
dont la nature toute spéciale a
éveillé notre attention et notre
sympathie.
Décrite dans ses
manifestations extérieures, cette vie est
d'une part une vie d'abstention à
l'égard de tout ce qui est mal ; là
où elle est pleinement
réalisée, c'est-à-dire chez
Jésus, on n'y découvre nulle trace
d'égoïsme ou de sensualité ; on
n'y trouve ni orgueil, ni dureté, ni
méchanceté, ni avarice, ni mensonge,
ni hypocrisie, ni asservissement à la chair
d'aucune sorte que ce soit ; d'autre part c'est une
vie où toutes les vertus actives sont
harmonieusement réunies et
pratiquées, vie de travail, de courage, de
patience, de justice, de bonté, de
dévouement, de charité ; en un mot,
c'est une vie à laquelle notre conscience
donne sa pleine approbation, une vie qui correspond
à l'idéal moral que nous nous sommes
formé ; c'est une vie dans laquelle tout ce
qui est humain, dans le sens supérieur de ce
terme, a sa place, toute la place à laquelle
il a droit, mais pas davantage que sa place
légitime.
C'est une vie pleine,
complète, achevée, qui, dans aucune
de ses parties, ne nous laisse cette impression
d'insuffisance, d'imperfection, parfois même
de faillite, qui s'impose à nous quand nous
regardons d'un autre côté. À
juste titre, on a trouvé quelque chose de
prophétique dans le mot de Pilate
présentant Jésus à la
multitude ameutée des Juifs : Ecce homo,
Voici l'homme.
Considérée dans ses
réactions intérieures ou subjectives,
c'est une vie qui ne déçoit pas celui
qui l'a acceptée, qui ne lui cause aucune
désillusion, qui ne lui laisse aucun regret,
ou, s'il s'agit d'un autre que Jésus, qui ne
lui laisse pas d'autre regret que celui d'y
être entré trop tardivement, de n'y
avoir consacré qu'une partie de son
existence. Ce n'est pas nécessairement une
vie exempte de souffrances, de renoncements et de
privations ; c'est même souvent une vie
particulièrement difficile, austère,
douloureuse ; et pourtant c'est une vie de paix, de
sérénité, de contentement
intérieur, de possession de soi-même,
d'espérance et de joie ; c'est une vie qui,
même dans la faiblesse et le
dépouillement, est une vie de force et de
richesse, au sentiment de ceux qui la vivent et de
ceux qui la contemplent. C'est cette impression de
plénitude intérieure que traduisent
ces profondes déclarations johanniques
où il est question de soif apaisée :
« Quiconque boit de cette eau aura encore soif
; mais celui qui boira de l'eau que je lui donnerai
n'aura jamais soif »
(Jean IV, 13-14). «Si quelqu'un
a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive.
Celui qui croit en moi, des fleuves d'eau vive
découleront de lui » (ibid. VII,
37-38). Voir également
Jean VI, 68 : « Seigneur,
à qui irions-nous? Tu as des paroles de vie
éternelle », et le cantique d'Ad. Monod
:
«Que ne puis-je, ô mon
Dieu... »
Considérée enfin dans
ses racines profondes, c'est une vie qui n'a pas sa
source première dans l'homme lui-même,
dans son tempérament, dans les efforts qu'il
a faits pour s'élever au-dessus de
lui-même ; c'est une vie qui, au
témoignage du chrétien, lui est
donnée avant qu'il puisse dire que c'est la
sienne. C'est une vie qui a Dieu pour auteur comme
elle a Dieu pour but ; c'est de Dieu qu'elle
procède comme elle tend en toute chose
à l'accomplissement de ses desseins ; la
prière en est l'âme comme la
volonté de Dieu en est la norme.
Nul ne peut entrer en contact avec
une telle vie sans avoir l'intuition qu'elle est la
vraie vie, ce que l'Écriture appelle d'un
mot profond : la vie éternelle ; nul ne peut
la rencontrer sur sa route sans avoir l'intuition
que c'est la vie pour laquelle il a
été créé, et sans se
sentir sollicité a l'accepter à son
tour, quelles que soient d'ailleurs les
résistances qu'il puisse opposer à
cette sollicitation ; nul encore ne peut la
rencontrer sans avoir la vision des
réalités supérieures dont il
pressentait confusément l'existence et sans
éprouver la certitude grave et lumineuse a
la fois que Dieu s'est approché de lui et
lui offre le salut ; nul enfin ne peut la repousser
sans avoir la certitude douloureuse qu'il se plonge
dans la nuit et qu'il compromet sa destinée
éternelle
(Marc X, 22).
3. Si nous croyons en Dieu, c'est
encore et surtout parce que, quand, nous en
rapportant au témoignage de Jésus
lui-même et au témoignage de ses
disciples, nous avons accepté
l'Évangile et que nous
avons pris devant Dieu une attitude humble, soumise
et pourtant aussi réceptive et confiante,
nous avons pu constater que nous n'en étions
pas réduits à contempler et à
admirer de loin une cime inaccessible, que cette
vie devenait notre vie, que nous devenions, nous
aussi, des enfants de Dieu, qui nous accordait son
pardon, qui nous prenait à son service, qui
nous donnait jour après jour ce dont nous
avions besoin pour accomplir notre tâche. Et
cette certitude de Dieu est allée en
augmentant à mesure que nous avons fait
l'expérience de l'exaucement de la
prière, à mesure que nous avons
appris à discerner la main de Dieu jusque
dans le cours de notre vie individuelle, à
mesure qu'une expérience plus
complète de la vie, de ses tâches, de
ses dangers et de ses épreuves nous
permettait de nous convaincre toujours plus
complètement que nous avions choisi la bonne
part.
Telles sont les raisons de croire du
chrétien ; elles se fondent, nous le
répétons, non sur l'autorité
incontrôlable d'un tiers, ni sur une
démonstration rationnelle, ni sur une
expérience unique, qui pourrait avoir le
caractère d'une autosuggestion, mais sur une
expérience qui se renouvelle chaque jour et
qui a dans l'Évangile sa source
intarissable. S'il arrive, par l'effet de
l'épreuve ou d'une défaillance de la
volonté, que cette certitude se voile, il
est toujours possible de la retrouver, de la
raviver, en revenant et en rentrant dans la voie
d'où l'on n'aurait pas dû
sortir.
Si ce qui précède est
juste (et nous ne voyons pas ce que l'on pourrait y
objecter), il en résulte que, pour qui veut
connaître Dieu, la
méthode ne consiste pas avant tout à
s'efforcer de bien raisonner, mais à
s'efforcer d'avoir la volonté de bien vivre.
Ce qui nous cache Dieu, ce ne sont pas tant les
énigmes de l'univers que les ruses et les
résistances de notre coeur mauvais, comme ce
qui cache Dieu au monde, c'est bien moins
l'insuffisance de notre apologétique que les
inconséquences des
chrétiens.
Raisons subsidiaires.
Dirons-nous que les raisons que nous
venons d'indiquer sont pleinement suffisantes et
que le chrétien, une fois qu'il les
possède, ne se préoccupe pas
davantage d'en trouver d'autres qu'on ne se met en
quête d'une lampe lorsque le soleil brille de
tout son éclat? C'est l'idée de
Ritschl. (2)
Parce que nous ne connaissons Dieu pleinement et
utilement qu'en Christ, il dénie toute
valeur à la religion naturelle, dont les
faibles lumières s'effacent devant une
clarté plus grande. Telle n'est pourtant pas
notre opinion. Le chrétien qui a mis Dieu
à la base de sa vie personnelle ne pourra
s'empêcher de le placer aussi à
l'origine de toutes choses ; il ne pourra
considérer sa vie religieuse comme un
phénomène isolé, sans rapport
avec l'ensemble des choses et avec le grand courant
de la vie. Et c'est précisément
à ce point de vue que les preuves ordinaires
de l'existence de Dieu,
insuffisantes à déterminer à
elles seules une véritable conviction,
trouvent leur utilité et acquièrent
une valeur nouvelle en nous aidant à
reconnaître que le même Dieu qui agit
en nous est à l'oeuvre dans l'univers
entier.
L'argument tiré du consensus
universel apparaît comme rajeuni et
renouvelé quand nous le considérons
à la lumière de l'expérience
chrétienne. Il n'est pas possible au
disciple de Christ de considérer
l'aspiration de l'humanité comme une
déviation causée par l'ignorance ;
elle est au contraire la marque de son origine
divine, l'empreinte même que lui a
laissée la main de celui qui l'a
formée ; l'humanité cherche Dieu
parce qu'elle est fille de Dieu et que,
privée de lui, elle est comme l'orphelin
dans lequel subsiste un vague souvenir de l'amour
paternel.
L'argument cosmologique ne peut plus
être rejeté comme une intrusion
indiscrète de la philosophie dans un domaine
qui lui serait interdit. L'homme qui a
réalisé comme un fait
d'expérience intime sa complète
dépendance ontologique et morale à
l'égard de Dieu ne peut plus concevoir le
monde comme un tout indépendant, existant
pour lui-même et se donnant a lui-même
les lois qui le régissent. Ce monde
où tout est muable et passager, dont tous
les éléments portent la marque de la
contingence, ne peut être qu'un effet et non
la cause première que notre esprit
réclame à l'origine de l'univers.
Bien des choses nous portent à croire que
l'univers aura une fin ; cela nous oblige à
penser qu'il a eu un commencement, et ce
commencement, il nous est bien difficile d'en
douter, est venu de la volonté de Dieu.
L'argument
téléologique, dont tant de bons
esprits reconnaissent la valeur, ne peut que gagner
en autorité aux yeux de qui le
considère à la lumière de
l'expérience chrétienne. Le spectacle
du monde, de sa beauté, de sa richesse, de
l'ordre admirable qui règne dans toutes ses
parties provoque dans l'âme du
chrétien un irrésistible mouvement
d'adoration et de reconnaissance. Et si l'existence
de la souffrance et du mal moral fait naître
un problème à l'étude duquel
nous ne pouvons nous dérober, elle ne suffit
point à ébranler notre certitude que
le monde est l'oeuvre de Dieu et que sa
volonté s'y manifeste et s'y
accomplit.
À peine est-il besoin de
relever que l'argument moral, lui aussi, acquiert
une force toute nouvelle pour celui qui a ouvert
son coeur au Dieu de l'Évangile. Ce n'est
pas à lui qu'il faut parler du bien comme de
quelque chose de relatif et du sentiment
d'obligation comme d'une superstition. Sa
conscience a contribué trop directement
à lui faire percevoir la
vérité de l'Évangile pour que
ses ordres ne lui apparaissent pas comme une voix
divine retentissant au fond de son être.
L'homme qui a reçu l'Évangile ne
mettra jamais en doute ni la réalité
ni la souveraineté de l'ordre
moral.
Il n'est pas jusqu'à
l'argument ontologique lui-même qui ne cesse
d'être un tour de passe-passe philosophique
pour se charger de sens et de
réalité. D'où viendrait, en
effet, notre pensée, et quelle en serait la
valeur, s'il n'y avait pas, au delà de
l'univers, une autre pensée qui l'ait
conçue et dont la nôtre soit comme le
reflet? L'affirmation de Dieu nous est
nécessaire, Descartes l'avait compris, pour
expliquer l'origine de la
pensée, pour nous inspirer confiance en
elle, pour nous assurer que ce que nous ressentons
et nous représentons, n'est pas une vaine
fantasmagorie, un mirage flottant devant notre
cerveau, mais une prise de contact avec la
réalité.
Ces raisons, ou ces
considérations, auxquelles il conviendrait
d'ajouter l'impossibilité de substituer
à la foi chrétienne aucune
philosophie qui répondit mieux aux besoins
de notre nature, viennent à l'appui de
l'expérience chrétienne et lui
fournissent une confirmation qui n'est point
à dédaigner. Nous concluons donc que
Dieu existe, et nous écartons, au nom de la
foi chrétienne, l'athéisme et le
polythéisme, sous ses formes anciennes et
sous ses formes plus récentes (le pluralisme
de James (3)),
sous ses formes compliquées aussi bien que
sous la forme simplifiée que lui a
donnée le dualisme.
.
LA FOI AU DIEU PERSONNEL
La première tâche qui nous incombe
consiste à définir exactement ce que
nous entendons par cet adjectif : le Dieu
personnel.
a) Définition de la
personnalité.
Disons d'abord ce qu'elle n'est
pas.
La personnalité ne doit pas
être confondue avec l'individualité,
ainsi que semblent le faire les théologiens
que nous venons de mentionner.
L'individualité peut être - et elle
est en effet dans la totalité des cas que
nous connaissons - un des éléments de
la personnalité ; mais elle ne suffit pas
à elle seule à la
constituer.
Nous appelons individu un être
identique à lui-même dans sa
durée et doué de
spontanéité. Les choses ne sont pas
des individus ; seuls les êtres
animés, plantes, animaux, hommes, rentrent
dans la catégorie des individus ; mais les
êtres des deux premières classes ne
sont pas des personnes ; ce nom est
réservé aux seuls individus humains.
Il résulte de cette observation que ni la
conscience de soi, ni l'intelligence, ni la
volonté, qui sont aussi des
éléments de la personnalité,
ne peuvent servir à la définir
exactement, puisqu'il n'est pas douteux qu'on les
trouve chez l'animal.
Mais ce qui n'existe pas chez
l'animal et qui existe chez l'homme, c'est la
liberté. Nous entendons par là non la
faculté de choisir entre des motifs d'ordre
différent, car il est possible d'amener
l'animal, par une éducation
appropriée, à refréner ses
instincts naturels par crainte d'un châtiment
; mais la faculté de se déterminer
pour des motifs d'ordre moral, de faire choix d'une
ligne de conduite non parce qu'elle nous attire en
nous assurant certaines satisfactions de
nature égoïste ou
sympathique (altruiste), mais parce que notre
conscience l'approuve et nous en fait un devoir. La
personnalité n'existe pleinement que chez
l'homme qui possède la parfaite autonomie,
qui est complètement maître de
lui-même, qui n'agit plus ni sous la
poussée de ses instincts ni sous la pression
d'une volonté étrangère, mais
qui, en pleine connaissance de cause, se conforme
à la loi que lui impose sa
conscience.
Ainsi comprise, la
personnalité, chez l'homme, est moins une
réalité formée qu'une
virtualité, une possibilité de
développement ; elle a, sans doute, dans la
nature humaine une base plus ou moins difficile
à déterminer et à
décrire ; mais enfin cette base existe et
n'existe que chez l'homme ; car s'il est possible
de parler de caractère à propos de
l'animal, il ne viendra à l'esprit de
personne de lui attribuer la personnalité
soit en fait soit en puissance. Et cette
personnalité, dont la formation n'est
possible que chez l'individu humain, a pour
sphère d'épanouissement ou de pleine
réalisation le domaine moral.
De là vient que la vie
personnelle est pour nous la forme d'existence la
plus haute que nous puissions non seulement
atteindre mais concevoir. C'est ce que Kant a bien
mis en lumière quand il a défini la
personne comme une « fin en soi », comme
un être qui, soumis à
l'impératif du devoir, a également
des droits imprescriptibles. L'individu, en tant
qu'individu, est moyen, c'est-à-dire qu'il
est subordonné à l'espèce ;
cela est évident pour le
végétal et l'animal ; l'individu est
une réalisation particulière de
l'espèce et il a rempli
sa mission quand il a
été un spécimen normal de
celle-ci et a contribué à la
perpétuer. L'individu humain, tout en
restant lié à l'espèce, ne
peut être confondu avec elle ;
l'éducation qu'il reçoit à
pour but d'éveiller en lui et de
développer cet élément de la
personnalité qui lui donnera toute sa valeur
; aussi longtemps que cet élément est
en formation, l'individu reste mineur et, dans nos
conditions d'existence, il demeure tel bien au
delà du moment fixé par la loi pour
son émancipation juridique. Il faut
même dire que, chez aucun homme, Jésus
excepté, la personnalité n'arrive
à sa pleine maturité ; elle est un
idéal qui, même inaccessible, doit
être le but vers lequel tendent tous nos
efforts, et nous serons des hommes d'autant plus
complets et d'autant plus dignes de ce nom que nous
nous serons rapprochés de ce but.
b) Le Dieu personnel.
Du moment que la personnalité
est pour nous la forme d'existence la plus haute,
nous ne nous étonnerons pas qu'elle soit
aussi le caractère de l'Être qui est
au point de départ de toutes choses et que
nous regardons comme la cause universelle. Nous ne
nous étonnerons pas non plus que le
progrès religieux, tel qu'il se
dégage de l'histoire des religions,
coïncide avec le progrès de la
conception de Dieu comme être personnel au
sens que nous avons donné à ce terme
; le christianisme occupe à nos yeux le
sommet de l'échelle des religions parce que
le Dieu qu'il nous révèle est le Dieu
personnel par excellence, le Dieu qui se
possède pleinement, qui
est le but et la fin dernière de tous les
êtres comme il en est la cause
première. Notre expérience
religieuse, en tant qu'elle est chrétienne,
nous met en rapport avec une personne et non avec
une force impersonnelle, et elle nous a montre que
le seul moyen de réaliser
véritablement notre personnalité,
c'est de nous placer dans l'entière
dépendance de cette personnalité
souveraine.
Il n'est pas nécessaire,
ajouterons-nous, que, pour croire à la
personnalité de Dieu, nous nous
représentions cette personnalité
comme conditionnée de même
façon que les nôtres. Notre
personnalité a pour substrat un organisme
physique dont il ne saurait être question
à propos de Dieu ; de même, notre
conscience psychologique ne perçoit aucun
phénomène sans le situer dans le
temps et dans l'espace ; mais nous ne nous croyons
pas obligé pour cela, comme certains
criticistes français, MM. Renouvier, H. Bois
(4), de statuer
que l'espace et le temps sont également les
conditions nécessaires de la pensée
divine, encore qu'il nous soit impossible de
concevoir ce que pourrait bien être une
connaissance hors du temps et hors de l'espace.
Nous savons que notre personnalité est
limitée, ce qui ne signifie pas circonscrite
matériellement, mais limitée en droit
par les autres personnalités que nous sommes
tenus de respecter ; limitée aussi en fait
parce qu'elle ne se réalise que
graduellement et n'atteint jamais l'autonomie
complète. Mais la personnalité
est-elle en elle même une
limite? Et ne peut-on pas parler de Dieu comme de
la personnalité infinie dans ce sens que
toutes les autres personnalités se
rapportent à la sienne? Et du reste,
pourquoi tant insister sur ce terme comme s'il ne
nous suffisait pas que cette personnalité
fût la personnalité parfaite,
pleinement réalisée, parfaitement
autonome, la personnalité souveraine? Et
dans la mesure où les autres
personnalités libres constituent des limites
pour la personnalité de Dieu, ne
pouvons-nous pas dire que, du moment qu'il se les
est librement imposées et qu'il demeure la
fin vers laquelle elles doivent tendre librement,
la souveraineté divine est
entièrement sauvegardée?
Si ces considérations
n'étaient pas jugées suffisantes, il
n'y aurait qu'à mettre en présence de
l'affirmation théiste l'alternative
panthéiste. Certes, l'idée que Dieu
se confond avec l'univers a de quoi séduire
l'imagination et l'on citerait dans toutes les
littératures de fort beaux poèmes
d'inspiration panthéiste. Mais, dès
que l'on y regarde de près, on
s'aperçoit que, tant au point de vue
religieux qu'au point de vue philosophique, le
panthéisme est loin de défier la
critique. Contentons-nous de relever un ou deux
points plus spécialement en rapport avec le
problème que nous avons examiné dans
ce chapitre. Nous remarquons :
1. Qu'en dépit de toutes les
effusions sentimentales qui abondent dans la
littérature panthéiste, le
panthéisme porte atteinte aux aspirations
les plus élevées de l'âme. Le
panthéisme n'est au fond qu'un
athéisme poétisé et
déguisé sous des fleurs de
rhétorique. Un Dieu impersonnel et qui se
confond avec la nature, s'il
n'est pas inexistant, est en tout cas sourd et
aveugle et aucune prière véritable ne
montera jamais de nos coeurs vers lui. Le seul
culte qui puisse lui être raisonnablement
offert est une froide résignation qui se
courbe sous la nécessité universelle,
à moins que ce ne soit l'ivresse
d'êtres qui se hâtent de jouir avant de
retomber dans la nuit de l'inconscience.
2. Qu'avec la personnalité de
Dieu, c'est aussi la personnalité humaine
qui disparaît ; l'être individuel n'est
à aucun degré «une fin en
soi», mais seulement un moyen employé
en vue de la manifestation de la vie universelle,
une bulle qui arrive à la surface de
l'océan, qui s'irise un instant et
disparaît. Pour nous en tenir à
l'individu humain, il est entièrement
subordonné à la race qui seule
possède une signification et une valeur
permanentes.
On lie assez
généralement à la question de
la personnalité de Dieu celle de la
transcendance ou de l'immanence divine, et nous
croyons bien faire d'en dire quelques mots ici.
Observons tout d'abord que ces termes
empruntés au domaine spatial sont assez
éloignés de l'objet auquel on les
applique et doivent être entendus de
façon tout à fait symbolique, comme
lorsqu'on parle d'un esprit creux, obtus ou
pénétrant. Le Dieu transcendant n'est
pas un Dieu qui émerge du monde ou le domine
de hauteurs inaccessibles ; le Dieu immanent n'est
pas un Dieu qui flotte en quelque sorte dans la
substance universelle. Le Dieu immanent, c'est
celui dont l'activité se confond avec celle
du monde, dont la volonté n'a pas d'autre
expression que les lois de la nature.
Le Dieu transcendant, c'est celui
qui domine la nature et peut la modifier. Au fond,
c'est la question du miracle qui est ici en cause,
et nous devrons nécessairement y venir. Nous
nous bornons à observer ici qu'un Dieu
personnel se distingue par définition de la
nature et lui est supérieur. Se prononcer
pour la personnalité de Dieu, c'est donc
aussi affirmer sa transcendance.
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