AUGUSTE
THIÉBAUD
EXTRAITS DU COURS DE DOGMATIQUE
D'AUGUSTE THIÉBAUD
LE CARACTÈRE DU PARDON DIVIN
Le pardon de nos péchés est
un acte de la miséricorde divine. Mais
comment se présente-t-il? Quel est son
caractère? Est-ce une amnistie pure et
simple qui a pour conséquence de faire
oublier le passé et d'effacer par un vaste
coup d'éponge l'acte d'accusation que nos
péchés ont dressé contre nous?
C'est ainsi que se le représentent ceux qui
ne veulent croire qu'au « Dieu des bonnes gens
»; ainsi encore qu'on le conçoit dans
bien des milieux où l'on ne voit dans
l'Évangile que la proclamation de la
paternité divine, et encore, d'une
paternité faite tout entière de
débonnaireté et de facile indulgence.
Mais est-ce bien là une conception capable
de satisfaire la conscience, surtout une conscience
formée et éclairée par
l'Évangile ?
Cette question nous engage à
examiner quelles sont, entre les
personnalités morales, telles que nous les
connaissons, les conditions du pardon. Nous savons
qu'il est possible d'abuser de
ces analogies ; mais enfin, puisque nous avons
été amenés à attribuer
à Dieu la personnalité, parce que la
personnalité est la forme d'existence la
plus haute que nous connaissions, il est
extrêmement probable que nos rapports avec
les personnalités qui nous entourent
jetteront quelque lumière sur les relations
que nous entretenons avec Dieu.
Nous avons à
considérer les conditions du pardon chez
celui qui l'accorde et chez celui qui le
reçoit.
D'abord chez celui qui l'accorde.
Suffit-il, pour qu'un rapport normal se
rétablisse entre deux personnes dont l'une a
été offensée par l'autre, que
la première consente à oublier
purement et simplement le tort qui lui a
été causé? Oui,
peut-être, s'il ne s'agit que d'une
bagatelle. Mais dès qu'il s'agit d'une
offense réelle, grave, sérieuse, il
n'en va plus ainsi. À la volonté de
pardonner, chez l'offensé, doit
correspondre, chez l'offenseur, la volonté
de reconnaître ses torts ; tant que cette
reconnaissance n'a pas eu lieu, il subsiste une
infranchissable barrière entre ces deux
hommes ; un obstacle insurmontable s'oppose
à leur complète
réconciliation. L'offensé peut avoir
débarrassé son coeur de tout
sentiment de haine et de tout désir de
vengeance ; il peut n'être animé
à l'égard de celui qui l'a
blessé que de dispositions bienveillantes ;
il n'en est pas moins vrai que, tant que
l'offenseur refuse de s'avouer coupable et persiste
dans l'attitude qu'on lui reproche, toute
intimité est impossible entre ces deux
hommes.
Et il est à noter que la
réserve à laquelle il se sent tenu
n'est pas, de la part de l'offensé, simple
question de dignité ;
s'il ne s'agissait que de savoir
qui fera le premier pas, il le ferait volontiers ;
c'est encore moins une mesure de prudence, pour
éviter d'être victime d'un nouveau
mensonge, d'un nouvel abus de confiance.
Par-delà la prudence et par-delà la
dignité dont nous pouvons à
volonté diminuer les exigences, il y a
l'ordre moral, dont nous sommes les serviteurs, qui
est pour nous quelque chose de sacré et
d'intangible, l'ordre moral, qui nous interdit de
considérer une fraude, une injustice, un
mensonge comme des peccadilles, l'ordre moral, qui
doit être respecté et qui s'oppose
à toute réconciliation aussi
longtemps qu'il est ignoré,
transgressé, foulé aux
Pieds.
La chose est particulièrement
évidente lorsque nous ne sommes pas seuls en
cause et que d'autres personnes ont souffert avec
nous de la faute que nous avons à pardonner.
C'est un scandale pour la conscience que de voir
une famille rouvrir ses portes au jeune homme qui
s'est mal conduit, qui a commis une
indélicatesse, qui a entraîné
quelqu'un au mal, sans l'obliger à
réparer ses torts ou sans se charger
elle-même de cette réparation s'il est
incapable de la fournir ; bien loin de se
féliciter d'une réparation
opérée ainsi aux dépens de la
justice, la conscience s'en afflige et s'en
indigne.
Et s'il en est ainsi dans les
relations, moralement si imparfaites, que nous
entretenons les uns avec les autres, à
combien plus forte raison en sera-t-il de
même dans les relations qui nous unissent
à Dieu. Un Dieu qui accepterait d'ignorer le
mal et de fermer les yeux sur lui ne serait plus ni
le Dieu de la conscience, ni
celui de l'Évangile. Le pardon qui
consisterait à ne pas tenir compte du mal
que nous avons commis ne serait pas le pardon du
Dieu saint, dont la volonté se confond avec
cet ordre moral dont nous venons de
reconnaître l'inviolabilité. Il ne
serait pas non plus le pardon du Dieu d'amour ; car
les exigences supérieures de l'amour, aussi
bien que le respect de l'ordre moral, nous obligent
à tenir rigueur au coupable aussi longtemps
qu'il persiste à suivre une voie mauvaise ;
nous ne pourrions voir un véritable amour
dans un pardon qui feindrait de ne pas voir le mal
et le laisserait subsister. Il est de toute
évidence à nos yeux que l'amour saint
de Dieu ou sa sainteté
miséricordieuse ne peut accorder qu'un
pardon qui détruise le péché
et qui le condamne tout en
l'effaçant.
Nous arrivons à des
conclusions analogues en nous plaçant au
point de vue de celui qui sollicite le pardon. Sans
doute, il y a manière et manière de
le solliciter. L'on voit parfois des gens se savoir
si bon gré de ce qu'ils ont daigné
condescendre à faire des excuses que l'on ne
saurait pas, à leurs yeux, leur accorder un
pardon assez prompt et assez complet ; il est
inutile de faire observer que pareille arrogance
est précisément l'opposé du
repentir et qu'un homme qui estime que le pardon
lui est dû est loin de se faire une
idée suffisante de la gravité de sa
faute. Mais laissons de côté les cas
de repentance faussée ou tronquée
pour considérer les cas de repentir
authentique, les sentiments qui s'éveillent
chez les hommes à qui leur conscience a
parlé et qui ont compris la vraie nature de
leurs égarements.
Ce que l'on constate chez beaucoup
de ces hommes, c'est une grosse difficulté
de croire à la possibilité d'un
pardon pour d'aussi grands pécheurs ; c'est
aussi, chez un grand nombre d'entre eux, un intense
besoin de réparer leurs torts.
Sans doute, ici aussi, il y a lieu
de préciser. Il arrive en effet que ce
besoin de réparer ou d'expier, comme on dit,
soit encore l'indice d'un repentir insuffisant ;
c'est alors ou bien que le pécheur juge sa
faute d'assez peu de conséquence pour qu'il
soit en mesure d'en fournir une réparation
suffisante, ou bien que, figé dans son
orgueil, il ne veuille rien devoir à celui
dont il sollicite extérieurement le pardon
et compte qu'à un moment donné il
pourra déclarer lui-même : Je suis
quitte et je ne dois plus rien.
Mais il arrive aussi que ce besoin
de réparer soit le fruit d'un repentir
sincère ; il se manifeste alors :
1) par le besoin de confesser sa
faute, sans rien céler et sans rien
atténuer ;
2) par la volonté d'accepter
les conditions que celui dont on sollicite le
pardon jugera bon de poser ;
3) par la volonté même
d'accepter le pardon sans conditions, si telle est
la volonté de celui qui pardonne ou si la
réparation de la faute est impossible.
La seule chose que demande celui qui se repent
véritablement, c'est que son offense ne soit
pas traitée comme une bagatelle, comme une
chose insignifiante dont il ne vaut pas la peine de
parler, mais bien qu'elle soit condamnée
comme elle doit l'être, dans le moment
même où elle est pardonnée. Et
ceci est particulièrement vrai dans nos
relations avec Dieu.
Nous ne saurions concevoir que Dieu
se montre plus indulgent que nous a l'égard
de nos fautes et des conséquences parfois
très graves qu'elles ont
entraînées ; et notre conscience,
surtout si elle s'est formée à
l'école de l'Évangile, ne croira
jamais à un pardon facile, elle ne trouvera
jamais la certitude et la paix dans un pardon qui
ne serait pas la condamnation du mal et n'en
réclamerait pas la destruction.
Nous avons à montrer
maintenant que le pardon divin répond
à ces exigences de la conscience et que,
sans être, comme le disait gauchement
l'ancienne théologie, le résultat
d'une transaction entre l'amour et la justice de
Dieu, il est l'acte à la fois du Dieu
d'amour et du Dieu saint.
.
L'OEUVRE RÉDEMPTRICE DE
CHRIST
Le pardon que Dieu nous accorde, pour que notre
conscience puisse, non seulement l'accepter, mais y
croire, doit être à la fois la
révélation de l'amour et celle de la
sainteté de Dieu. C'est une condition qui
nous est indispensable, et c'est une condition par
laquelle Dieu est également lié ; si
elle n'est pas réalisée, la
grâce que Dieu veut nous témoigner ne
peut devenir effective; Dieu ne peut renouer des
relations paternelles avec l'homme que dans la
mesure où sa sainteté est pleinement
reconnue. C'est là l'élément
de vérité que renfermait l'assertion
de l'ancienne théologie selon
laquelle l'oeuvre de Christ
exerce son action sur Dieu lui-même.
Recherchons maintenant comment cette double
révélation nous a été
donnée dans la vie et tout
particulièrement dans la mort de
Jésus. Nous y distinguons plusieurs
éléments que nous appelons les
leçons de la croix, non parce qu'elles s'y
trouvent exclusivement, mais parce qu'elles y
atteignent leur maximum
d'intensité.
Première leçon de la
croix.
La révélation de
l'amour de Dieu nous a été
donnée par Jésus tout d'abord dans
son enseignement et dans ses oeuvres. Nul, avant
lui, n'a parlé de la bonté paternelle
de Dieu, de sa miséricorde, de sa
volonté rédemptrice, comme il en a
parlé. Nul non plus n'a exercé parmi
les hommes, de la part de Dieu, en son nom et par
sa force, un ministère de guérison,
de libération, d'affranchissement comparable
au sien. Il nous l'a donnée, plus encore
peut-être, dans cet amour que lui-même,
l'envoyé de Dieu, nous a
témoigné, cet amour si pur et si
tendre, que toutes les détresses
émouvaient, cet amour si fort, si viril, si
persévérant, que rien ne pouvait
arrêter et qui est allé jusqu'au
suprême sacrifice. Ce ne sont pas là
précisément des choses qui se
démontrent ; mais elles se sentent, elles
s'imposent au lecteur des évangiles comme
des certitudes directes et immédiates.
Quiconque a contemplé l'image de
Jésus telle qu'elle est restée
gravée dans l'âme de ceux qui furent
les témoins de sa vie, demeure
persuadé que Jésus est l'amour fait
homme, que jamais l'humanité souffrante,
égarée, pécheresse, n'a
été aimée d'un amour plus
vrai, plus profond, plus ardent. Plus que cela, une
intuition à laquelle il ne peut
résister lui fait
comprendre que cet amour vient
de plus haut, n'est que le prolongement de l'amour
de celui qui a suscité Jésus ; c'est
l'amour de Dieu pour nous qui brille à nos
yeux dans sa personne et dans son oeuvre. Et la
croix demeure la manifestation par excellence de
cet amour sans borne, parce que c'est là
qu'il éclate avec le plus de force, parce
que c'est dans sa mort, acceptée librement
comme le couronnement nécessaire de toute
son oeuvre, que nous trouvons la preuve
décisive et la mesure de l'amour que Dieu
nous a manifesté en lui
(Rom. VIII, 31-39).
Deuxième leçon de la
croix.
La révélation de la
sainteté de Dieu nous a été
également donnée par Jésus
dans son enseignement tout
pénétré du sentiment de la
gravité du péché et des hautes
exigences du service de Dieu. Il nous l'a
donnée ensuite dans sa propre personne et
dans sa propre vie, vie pure, sans tache,
absolument sainte, absolument dominée par le
devoir. Voulons-nous savoir ce que Dieu est et ce
qu'il exige de nous, nous n'avons qu'à
regarder à Christ pour qu'aussitôt sa
volonté nous devienne claire et que se
révèle a nous ce qu'est la vie
humaine lorsqu'elle répond a sa
destinée véritable. Il nous l'a
donnée enfin dans ses souffrances et dans sa
mort par lesquelles il nous a montre
jusqu'où s'étend l'obéissance
que nous devons à Dieu. S'il y a, en effet,
dans l'Évangile quelque chose qui nous
saisit et nous inspire un respect voisin de
l'adoration, c'est la vue de Jésus marchant
à la mort non point en fanatique
pressé d'en finir, mais lentement, sans se
laisser distraire par cette tragique perspective de
l'accomplissement de son devoir quotidien, marchant
à la mort pour
obéir à un ordre de Dieu dont la
raison peut-être lui échappait en
partie, priant Dieu de lui épargner une
coupe aussi amère, et disant cependant : Que
ta volonté se fasse et non la mienne. La
mort de Jésus nous montre jusqu'où
doit aller notre obéissance, et la croix
demeure pour nous le symbole de la
consécration sans limite à Dieu et au
devoir aussi bien qu'elle est le symbole de
l'amour.
Troisième leçon de la
croix.
Les deux aspects de l'oeuvre de
Christ que nous venons de contempler ne l'expriment
pas dans sa totalité. Le Christ,
après nous avoir révélé
Dieu, nous révèle à
nous-mêmes et il accomplit en notre nom cet
acte d'humiliation suprême qui rend possible
la proclamation du pardon. Attachons-nous ici au
premier de ces deux points : la
révélation ou la mise en
lumière du péché de l'homme.
L'histoire du Christ et l'accueil qu'il a
reçu parmi nous jettent, en effet, la
lumière la plus crue sur l'état
présent de notre race ; la présence
de cet être saint qui aurait dû
éveiller le respect et la
vénération a
déchaîné la plus formidable
explosion de haine et de rage qu'on ait jamais vue
ici-bas. Comme Platon l'a annoncé dans une
page prophétique
(1), le Saint et
le juste a été méprisé
par les hommes, rejeté, outragé,
calomnie. Les instincts les plus vils de la nature
humaine, la cupidité, la jalousie, la
lâcheté, la férocité,
l'hypocrisie, le mensonge se sont dressés
contre lui pour l'écraser; à bon
droit Jésus a pu considérer ses
souffrances comme la phase
suprême de sa lutte contre Satan ; et la
croix, révélation de l'amour et de la
sainteté de Dieu, est aussi la
révélation du péché de
l'homme. Il était possible de se faire
illusion jusque là sur l'étendue et
la profondeur du mal dont nous souffrons ; mais,
par la mort de Christ, le péché s'est
révélé dans tout ce qu'il a
d'odieux, avec tout ce qu'il renferme d'ignorance
et d'inconscience, sans doute, mais aussi avec tous
les ferments de haine et de révolte contre
Dieu qu'il contient.
Quatrième leçon de la
croix.
Nous en venons au dernier point,
Jésus acceptant la souffrance et la mort
comme faisant partie intégrante de l'oeuvre
de réparation et de salut qu'il est venu
accomplir parmi les hommes. Loin de se
prévaloir de sa sainteté pour
réclamer ici-bas un traitement de faveur, il
s'est entièrement solidarisé avec
notre race ; il s'est incliné sans murmure,
si ce n'est pas sans luttes intimes, devant la
volonté de Dieu, qui a lié la
souffrance au péché, qui a
stigmatisé ce dernier comme un
élément de désordre et de
trouble et l'a marqué de sa
réprobation en en faisant une source de
douleurs et de peines. Jésus a donc
porté notre fardeau et s'est chargé
volontairement du châtiment du
péché, reconnaissant ainsi pleinement
le droit de Dieu de le punir et l'entière
justice de la sentence qui nous frappe. Aussi
comprenons-nous que ses disciples nous l'aient
montré comme souffrant à notre place
et qu'ils aient parlé de sa mort comme d'un
sacrifice expiatoire.
Nous avons à peine besoin
d'observer que, dans l'exposé de cette
quatrième leçon de la croix, nous ne
nous sommes nullement
préoccupés de sauver arbitrairement
quelques parcelles de l'enseignement traditionnel,
mais simplement d'interpréter l'attitude et
les paroles de Jésus. Sa participation au
baptême de Jean, le fait qu'il a envisage sa
mort comme une nécessite, et les indications
qu'il a lui-même données a ses
disciples, tout nous oblige à faire place a
cet élément pénal dans
l'explication que nous donnons des souffrances du
Christ.
Telles sont, nous semble-t-il, les
principales leçons de la croix. Nous ne
disons pas que tous ceux qui la contemplent sont
immédiatement capables de les formuler et
d'en tirer dialectiquement une théorie de la
rédemption. À proprement parler, nous
n'avons pas ici de théorie, mais des faits
auxquels notre jugement moral donne son assentiment
en même temps que notre esprit les
perçoit. Ceux qui se mettent en
présence de la croix se sentent à la
fois jugés et absous, condamnés et
aimés ; une même intuition leur
révèle la sainteté et la
miséricorde de Dieu, et l'acte de foi qui en
est la suite est aussi bien l'acceptation du pardon
que la pleine reconnaissance des droits divins.
Comme nous le demandions, le péché se
trouve à la fois pardonné et
détruit.(2)
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