AUGUSTE
THIÉBAUD
EXTRAITS DU COURS DE DOGMATIQUE
D'AUGUSTE THIÉBAUD
DE LA DISCONTINUITÉ DU
DÉVELOPPEMENT RELIGIEUX DE
L'HUMANITÉ
Sous ce titre d'allure quelque peu
énigmatique, nous désirons indiquer
les raisons qui nous engagent à voir dans le
christianisme non pas le point d'aboutissement de
l'évolution des religions sémitiques,
évolution quelque peu modifiée a son
dernier stade par des influences provenant d'autres
milieux, mais bien, comme on l'a toujours cru et
comme le disait par exemple Schleiermacher, un
commencement nouveau, l'effet d'une
véritable intervention divine et pas
seulement d'une poussée
particulièrement énergique du
sentiment religieux. Contrairement à la
thèse posée par Sabatier qu'entre le
christianisme et les autres religions il y a
différence de degré mais pas de
nature, nous voudrions montrer qu'il y a dans le
christianisme un élément
spécifique, original, nouveau, dont il est
inutile de demander l'explication aux stades
antérieurs de l'évolution. Et voici
les remarques que nous avons à
présenter à ce sujet.
1. Nous jugeons contradictoires les
deux affirmations que nous avons rencontrées
sous la plume de MM. Bousset et
Sabatier,
(1) à
savoir, d'une part, que l'histoire de
l'humanité est un perpétuel devenir,
l'imperfection aspirant à la perfection, une
lente mais persévérante ascension
vers des cimes toujours entrevues et jamais
atteintes ; et d'autre part, que l'Évangile
marque non seulement le degré le plus
élevé qu'ait atteint jusqu'ici
l'évolution religieuse, mais la plus haute
et dernière cime, qu'il est non seulement la
religion la plus évoluée, la plus
perfectionnée, mais la religion parfaite,
dont on pourra bien encore développer
l'action, multiplier les applications, mais dont le
principe, tel que Jésus l'a vécu et
proclamé, ne saurait être porté
à un degré supérieur de
perfection. La seconde thèse nous
paraît proclamer l'existence dans le
christianisme d'un élément absolu,
dont il est impossible de rendre compte par
l'évolution. Comment se ferait-il donc
qu'inachevée et pratiquement destinée
à se poursuivre à jamais dans tous
les autres domaines ou l'esprit humain exerce son
activité, l'évolution ait soudain
touché son terme précisément
dans le domaine où sa marche a
été tout d'abord la plus lente et la
plus ardue? Il y a là une contradiction
pratique dont nous ne voyons pas comment l'on
parviendrait à se
débarrasser.
2. Il nous est difficile d'accepter
comme l'expression de faits authentiques
l'assertion de Bousset que « nulle part
l'histoire ne nous met en présence du
dilemme : vraie ou fausse religion », ou celle
de Sabatier « qu'entre le
christianisme et les autres
religions il y a bien une différence de
degré, mais pas une différence de
nature ».
Cela peut être vrai si l'on
veut dire par là que la piété
est toujours la piété et qu'elle
implique en tout lieu les mêmes dispositions
; encore y aurait-il lieu de remarquer que, dans
les religions inférieures tout au moins,
l'unique sentiment qui pousse le païen
à témoigner du respect à son
dieu, c'est la crainte des châtiments dont ce
dieu ne manquerait pas de frapper ceux qui le
négligeraient. Mais ce n'est en tout cas pas
vrai dans le sens que le païen pieux
trouverait dans sa piété le
même réconfort, le même secours,
en un mot, rencontrerait le même Dieu que le
chrétien. Nous comprenons sans peine que
l'entente soit facile entre deux formes de
polythéisme et que, comme le faisaient les
Romains, on rapproche Jupiter de Zeus, Venus
d'Aphrodite et d'Astarté et qu'on leur
cherche des ancêtres dans l'antique
panthéon de l'Inde. Mais, à notre
avis, il est parfaitement impossible de
considérer ces faux dieux, ainsi qu'on les a
toujours appelés, comme les
équivalents du vrai Dieu que nous
rencontrons dans la religion d'Israël et dans
l'Évangile. Ce dernier est une
réalité ; il existe
véritablement, tandis que les premiers
n'étaient que des créations, parfois
attrayantes, mais plus souvent encore repoussantes,
de la fantaisie humaine. Varouna, Indra, Osiris,
Zeus, Apollon, Vénus, Minerve, ces
êtres purement fictifs ne peuvent être
considérés comme les
précurseurs ou les frères
aînés du Dieu des chrétiens,
créateur et maître souverain des cieux
et de la terre.
Dira-t-on que l'hommage du
païen ne va que pour la forme à ses
divinités imaginaires et que,
par-delà ses conceptions idolâtres, sa
prière et son adoration
s'élèvent jusqu'au vrai Dieu, qui les
accueille en raison de leur sincérité
et qui y répond en dépit de ce qu'il
y a de faux, de superstitieux, de
blasphématoire même parfois dans les
croyances et les rites qui servent de manifestation
extérieure à cette
piété? Nous n'en disconvenons pas ;
mais nous maintenons que le païen n'en sait
rien, qu'il ignore cette condescendance du vrai
Dieu, que son ignorance donne trop souvent à
sa piété un caractère
inférieur et que cette piété
est toujours imparfaite. Et nous maintenons aussi
que, sur un seul point du monde, à savoir en
Israël, toutes ces conceptions erronées
qui, à cause de leurs erreurs mêmes,
se recommandent au coeur de l'homme naturel, ont
été balayées pour faire place
au vrai Dieu, au Dieu unique, au Dieu saint, au
Dieu juste, au Dieu d'amour, qui a suscité
les prophètes et qui, finalement, s'est
révélé en Jésus-Christ.
Si nous n'avons pas ici l'opposition entre le vrai
et le faux, l'existant et l'inexistant, si la
différence n'est qu'affaire de degré
et non pas de nature, c'est que,
décidément, MM. Bousset et Sabatier
voient les choses avec d'autres yeux que
nous.
3. Les théologiens qui posent
en principe l'unité de la
révélation et qui contestent au
christianisme le droit de se donner pour une
révélation spéciale sont, dans
la règle, des partisans de
l'évolution au sens que Darwin a
donné à ce mot. Ils ne tiennent pas
l'état présent de l'humanité
pour son état normal, en
ce sens que, si tout n'y a pas atteint son
développement définitif, les
imperfections du présent sont
inévitables ; ce que nous appelons mal n'est
au fond qu'une évolution inachevée,
un développement incomplet, dont un avenir
plus ou moins lointain comblera les lacunes ; et,
au fond, si le christianisme est la religion la
plus haute, c'est pour la raison bien simple que
cette religion est la dernière en date et
qu'elle a bénéficié de toute
l'évolution antérieure. C'est un
point de vue, évidemment. Mais on peut en
adopter un tout différent ; et si l'on tient
que l'état actuel de l'humanité est
un état de désordre causé par
le péché, on considérera
aussi, comme on l'a toujours fait, le Christianisme
ou l'Évangile comme le remède que
Dieu a voulu apporter à ce désordre ;
l'on n'aura alors aucune peine à admettre la
possibilité de deux
révélations, ou, si l'on
préfère, puisqu'il s'agit de la
révélation du même Dieu, d'une
révélation en deux phases, dont la
première, en relation avec la
création, a été
altérée par le péché,
et dont la seconde a un caractère
réparateur et rédempteur. C'est bien
ainsi que le christianisme se présente en
fait. Jésus-Christ ne nous est pas
dépeint dans le Nouveau Testament comme un
initiateur religieux de premier ordre, dont la vie
et les expériences nous aideraient à
combler les lacunes des expériences de ses
devanciers ; il est le Sauveur, chargé de
ramener les hommes à Dieu, de les
réconcilier avec lui en les mettant en face
de sa grâce miséricordieuse et de sa
volonté sainte et en créant en eux
des dispositions toutes nouvelles à
l'égard de Celui qui veut bien les adopter
pour ses enfants. Il y a là une
conception parfaitement claire,
qui assigne à l'Évangile une
tâche et un rang uniques, qui justifie la
distinction entre révélation
naturelle et révélation surnaturelle,
entre révélation universelle et
révélation particulière, et
qui la rend parfaitement acceptable pour
l'esprit.
4. Enfin et surtout, ce qui nous
engage à voir dans le christianisme autre
chose que le couronnement de l'évolution
antérieure, un commencement nouveau, dans le
plein sens du terme, c'est la personne de son
fondateur. Nous ne pouvons pas ouvrir ici une
longue parenthèse destinée à
l'examen anticipé du problème
christologique ; mais nous tenons à rappeler
que nous croyons avoir de très
sérieuses raisons d'assigner à
Jésus un rang absolument unique parmi les
fondateurs de religion. Si considérable que
soit la distance qui sépare ces derniers du
commun des mortels, la distance qui les
sépare de Jésus est plus
considérable encore. Le Nouveau Testament,
qui nous le présente comme le
Rédempteur, nous le présente aussi
comme l'être saint, comme le nouvel Adam,
destiné à être le chef d'une
humanité
régénérée par son
moyen. Il est manifeste que, s'il y a cette
différence entre Jésus et nous, son
apparition parmi les hommes ne s'explique que par
une intervention divine, comme il en faut une pour
expliquer qu'en Israël seul l'homme ait
trouvé le vrai Dieu.
Pour ces trois raisons, donc :
1) l'Évangile nous fait
connaître le vrai Dieu, que les religions
humaines ont cherché, mais sans le
rencontrer,
2) l'Évangile nous apporte la
pleine réconciliation avec Dieu, que les
autres religions étaient
impuissantes à
réaliser,
3) l'Évangile a pour centre
la personnalité sainte de
Jésus-Christ, nous voyons en lui une
révélation surnaturelle, distincte de
la révélation naturelle qui est
à la base des religions
non-chrétiennes.
.
BUT ET MÉTHODE DE LA
RÉVÉLATION HISTORIQUE
Le but et la méthode de la
révélation historique sont en
étroite corrélation et peuvent
être définis l'un par l'autre. Son
but, nous l'avons déjà dit, est de
sauver l'homme pécheur et de renouer entre
Dieu et lui des relations normales. Or ce but ne
peut être atteint que par la reconstitution
de la personnalité humaine,
désagrégée,
désorganisée par le
péché. Être sauvé, c'est
s'être retrouvé, c'est avoir reconquis
sa liberté intérieure, c'est
être enfin devenu ce qu'on n'a jamais
été, un homme dans le plein sens du
terme. D'où il suit que la méthode
révélatrice de Dieu consistera
essentiellement sinon exclusivement dans la
création de personnalités chez
lesquelles la vie religieuse combat et finalement
détruit les effets du péché.
Quand Dieu a voulu sauver notre race, il lui a
donné des hommes, des hommes
transformés,
régénérés chez lesquels
son Esprit avait fait naître une vie nouvelle
et qui, comprenant ses desseins, acceptaient de lui
servir d'instruments pour les
réaliser ; de Moïse à David, de
David à Esaïe et à
Jérémie, de Jérémie au
grand prophète de l'exil, et de ce dernier
à Jésus-Christ, c'est par des hommes
qu'il a parle à son peuple et à notre
race ; et, aujourd'hui encore, quand Dieu veut nous
atteindre, il place sur notre route un homme qui
nous parle en son nom ; quand il veut faire
réaliser un progrès à son
Église, faire surgir une nouvelle oeuvre de
miséricorde, une entreprise nouvelle de
mission ou d'évangélisation, il
adresse vocation à tel jeune homme, à
telle jeune fille, pour s'occuper, l'un de quelques
enfants dans un hameau obscur, l'autre pour monter
à une tribune élevée et
adresser son message à tout un peuple et
parfois à toute
l'humanité.
Nous touchons ici du doigt une
nouvelle différence entre les deux formes ou
les deux modes de la révélation. La
révélation naturelle a quelque chose
d'impersonnel et de général ; Dieu
s'y manifeste non point directement et ouvertement,
mais par l'intermédiaire des choses ou des
faits. Les choses ou les faits nous parlent de lui,
nous font penser à lui, nous
dévoilent quelque chose de son être et
de sa volonté ; mais lui-même
n'apparaît point encore. Pour établir
l'existence de Dieu, Voltaire a fait usage d'une
comparaison qui a eu son heure de grande vogue,
celle de l'horloge qui nous oblige à
postuler l'horloger, qui nous contraint d'affirmer
non seulement son existence, mais son intelligence
et sa dextérité. Cette comparaison
nous fait sentir assez bien la nature et les
limites de la révélation naturelle.
Comme l'horloger dont parle Voltaire n'est connu
que dans et par son oeuvre ainsi
Dieu ne se révèle
à nous dans la nature que d'une façon
médiate et indirecte. Il n'est point absent,
certes, puisque la nature nous atteste son
existence, sa puissance, sa sagesse, sa
bonté ; mais il se tient en quelque sorte
à distance ; il en est de ses dons comme de
ceux d'un protecteur anonyme qui ne serait jamais
entré en relations directes avec nous et que
nous ne connaîtrions que par le soin qu'il a
pris de nous faciliter l'existence, de nous
préparer une demeure confortable, de mettre
à notre disposition les ressources
nécessaires à la satisfaction de nos
besoins. Le monde, en un sens, nous
révèle Dieu ; mais dans un autre
sens, il nous le cache. Dieu, si l'on peut dire,
est derrière lui, non pas absent, mais
voilé.
Il en est ainsi des
événements de l'histoire et
même des événements de notre
propre histoire, dans lesquels nous sommes
conduits, par les aspects qu'ils revêtent,
à discerner une intervention divine. Nous
n'y voyons pas Dieu directement, mais nous relevons
certains traits qui nous permettent d'affirmer que
Dieu n'y est pas étranger. De plus, ce n'est
pas, en général, pendant que les
événements sont en cours que nous
nous croyons autorisés à les
apprécier de cette façon ; c'est
rétrospectivement et quand nous avons le
recul nécessaire pour les envisager dans
leur ensemble et leur suite organique, que nous
discernons les traces d'une volonté
supérieure, plus puissante, plus sage et
meilleure que la nôtre.
Il en est même ainsi de ce
qui, en nous, a toujours été tenu
pour la manifestation la plus haute et la plus
directe de Dieu dans l'ordre de la nature, à
savoir la conscience. La conscience
a paru à bien des hommes
quelque chose de si divin et de si sacré
qu'ils n'ont pas hésité à
l'identifier avec la voix même de Dieu et que
la conscience a été appelée
par Vinet l'ambassadeur de Dieu et son ministre
résident au-dedans de nous.
Désobéir à sa conscience est,
aux yeux de bien des gens, désobéir
à Dieu lui-même ; et, en
dernière analyse, cela est juste car c'est
bien de Dieu que la conscience tire son origine
l'ordre de choses qu'elle nous
révèle, le bien qu'elle nous
présente et auquel elle nous fait un devoir
de nous conformer, se confond avec la
volonté de Dieu dont il est l'expression ;
mais ceci ne saurait nous voiler le fait que la
conscience ne s'élève pas en nous
comme une voix étrangère, nous ne
l'invoquons pas comme une autorité distincte
de nous que nous appellerions la conscience, mais
comme un jugement personnel que chacun appelle sa
conscience ; elle nous apparaît comme une loi
inhérente à notre volonté ; et
même, lorsqu'il y a conflit, le conflit n'est
pas entre nous et un autre, mais dans
l'intérieur de nous-mêmes, entre notre
volonté inférieure et notre meilleur
moi ; et lorsque notre conscience nous condamne,
c'est encore nous-mêmes qui nous condamnons,
en notre nom et de notre propre
autorité.
Cela suffit, pensons-nous, pour
légitimer notre affirmation du
caractère général,
médiat, impersonnel de la
révélation naturelle et de sa
méthode. S'il fallait encore une preuve
à l'appui, nous la trouverions dans le fait
que la religion que le déisme a cru pouvoir
tirer de la révélation naturelle, est
bien plus une philosophie qu'une religion ; elle
accentue le principe de la transcendance divine ;
elle attribue au monde une
existence autonome et
indépendante ; elle ne conserve la
prière que comme une élévation
de l'âme et un acte d'adoration. « Pour
m'élever d'avance autant qu'il se peut
à cet état de bonheur, de force et de
liberté, dit le Vicaire savoyard, je
m'exerce aux sublimes contemplations. je
médite sur l'ordre de l'univers, non pour
l'expliquer par de vains systèmes, mais pour
l'admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur
qui s'y fait sentir. Je converse avec lui, je
pénètre toutes mes facultés de
sa divine essence ; je m'attendris à ses
bienfaits, je le bénis de ses dons, mais je
ne le prie pas. Que lui demanderais-je? Qu'il
changeât pour moi le cours des choses, qu'il
fit des miracles en ma faveur? Moi qui dois aimer
par-dessus tout l'ordre établi par sa
sagesse et maintenu par sa providence, voudrais-je
que cet ordre fût troublé pour moi?
Non, ce voeu téméraire
mériterait d'être plutôt puni
qu'exaucé ».
Autre est le mode de la
révélation spéciale dont
Israël fut le premier à
bénéficier et qui eut pour
aboutissement Jésus et l'Évangile.
Elle consiste, nous l'avons déjà dit,
dans la formation de personnalités qui, non
seulement discernent Dieu dans les merveilles de la
nature et les grands événements de
l'histoire, mais encore et surtout le
découvrent agissant en elles-mêmes,
entrant en rapport avec elles, les prenant à
son service et les élevant jusqu'à
l'intelligence de sa volonté et de ses
desseins. Et la mission de ces
individualités reconstituées,
réorganisées, est
précisément de faire part de leurs
expériences à ceux qui les entourent
de manière à éveiller en eux
les dispositions morales qui leur permettront
de prendre place à leur
tour dans la lignée de ceux qui sont revenus
à Dieu de tout leur coeur et l'ont enfin
rencontré face à face. C'est dire que
si, dans l'examen du premier problème
soulevé par la révélation
historique, qui est celui de son existence
même, nous nous sommes prononcé,
contre Bousset et Sabatier, en faveur de la
distinction traditionnelle entre
révélation naturelle et
révélation surnaturelle, nous nous
séparons ici de l'orthodoxie mitigée
de Rothe, (2) de
F. Godet, en ce sens qu'au lieu de voir la
révélation proprement dite dans les
événements de l'histoire et de ne
considérer les prophètes que comme
ses interprètes, c'est dans les
prophètes eux-mêmes, dans leur
piété, que nous voyons la
révélation, et nous
considérons les événements
historiques comme des moyens dont Dieu s'est servi
pour faire naître, développer et
fortifier leur piété et celle de leur
peuple.
À peine songe-t-on encore,
quand la révélation est ainsi
conçue comme une action personnelle de Dieu
sur d'autres personnes, à se demander si
elle a ou non un caractère doctrinal.
Évidemment la révélation est
autre chose qu'une doctrine, et une doctrine ne
peut pas davantage en tenir lieu qu'une
théorie de la lumière ne peut
remplacer le soleil ; et c'est le tort de
l'orthodoxie aussi bien que du rationalisme de se
figurer que la révélation peut se
réduire à un certain nombre de
formules qu'il suffit de s'approprier pour la
posséder. La révélation, c'est
tout d'abord un fait, le fait que Dieu est venu
à nous en la personne de
Jésus-Christ, et ce fait
doit devenir pour nous non pas seulement objet de
connaissance historique, mais objet
d'expérience personnelle ; ainsi se
légitime l'affirmation de Ritschl et de ses
disciples que la révélation est une
expérience. Mais le fait dont nous parlons
est un fait intelligible et l'expérience
qu'il engendre se réalise dans la pleine
lumière du moi conscient ; fait et
expérience sont donc susceptibles
d'être compris et exprimés ; il est
possible de les décrire et de les raconter,
possible de déterminer les conditions dans
lesquelles ils se produisent ; possible d'en
rechercher les causes et d'en établir les
conséquences. Et ceci, c'est
précisément la doctrine
inséparable de la révélation
qui s'exprime et se transmet par son moyen. La
chose nous parait si simple et si claire que nous
jugeons superflu d'insister.
.
CERTITUDE DE LA
RÉVÉLATION
Comment la révélation se
prouve-t-elle? telle est la question qu'il nous
reste à examiner ; nous y joignons celle du
mode de transmission de cette certitude, de la
façon dont elle se communique d'un individu
à un autre individu.
Il résulte
nécessairement de tout ce qui
précède que la certitude
chrétienne est une certitude de nature
expérimentale, comme la certitude des faits
dont nous avons été les
témoins ou qui se sont passés en
nous. Nous sommes certains de la
révélation, autrement dit, nous
sommes certains d'avoir rencontré Dieu,
comme nous sommes certains de notre propre
existence ou de l'affection d'un ami ; ce n'est pas
affaire de raisonnement, mais de connaissance
directe ; c'est une certitude qui peut exister et
qui existe en effet chez bien des gens qui ne sont
pas toujours capables de suivre les
incrédules sur le terrain logique et qui
doivent se contenter de la position prise par
l'aveugle-né : Je sais une chose, c'est que
j'étais aveugle et que maintenant je vois
(Jean IX, 25).
Ce fait entraîne pour
conséquence que la certitude religieuse ne
se communique pas par voie de démonstration
logique. Il ne suffit pas, pour faire d'un homme un
chrétien, de lui prouver par des arguments
que Dieu existe ou d'établir par des textes
le bien-fondé de telle ou telle affirmation
; la certitude véritable n'existe que chez
l'homme qui s'est mis en présence de
Jésus-Christ et a reconnu en lui son Sauveur
et son Maître ; elle dépend d'une
attitude morale que nul ne peut prendre à
notre place et que nous ne pouvons prendre à
la place de personne.
Mais si nous ne pouvons prendre
cette attitude à la place de notre prochain,
cela ne signifie pas que nous ne puissions rien
faire pour l'amener à la prendre et lui
faciliter l'accès de l'Évangile.
Parmi les causes qui tiennent les hommes
éloignés du Christ, il y a bien des
malentendus que nous pouvons dissiper par des
explications, des difficultés que nous
pouvons aplanir, des objections que nous pouvons
réfuter. Mais la forme normale de la
propagande chrétienne ou de
l'évangélisation, ce n'est pas le
raisonnement dialectique, c'est
le témoignage, le témoignage de ce
que l'on a appris et reçu au contact du
Christ.
Tout chrétien est un
témoin du Christ ; il l'est par sa parole,
quand il fait part à son prochain de ses
expériences, quand il lui raconte ce que
Dieu a fait pour lui ; il l'est encore et surtout
par sa vie, attestation irréfutable de la
puissance du Christ pour
régénérer et sauver. Aucune
propagande chrétienne qui ne serait pas un
témoignage n'a de chance de succès.
Tout le monde n'est pas en état de raisonner
ou de discuter ; mais il n'est pas d'homme, si
humble soit sa condition et si rudimentaire son
instruction, qui ne puisse et ne doive devenir, par
sa parole et par son exemple, un témoin de
Jésus-Christ. Jusqu'à la fin des
temps les chrétiens n'auront pas d'autre mot
d'ordre que celui que Jésus donnait à
ses apôtres à la veille de son
départ : Vous serez mes témoins a
Jérusalem, dans toute la Judée, dans
la Samarie et jusqu'aux extrémités de
la terre
(Actes 1, 8).
.
L'INSPIRATION DES ÉCRIVAINS
BIBLIQUES
L'affirmation que la Bible émane de Dieu
dans toutes ses parties, pour le fond comme pour la
forme, de la première à la
dernière de ses pages, est insoutenable ; si
insoutenable même qu'on ne peut éviter
de se demander comment il se
fait que tant d'hommes de haute
intelligence s'y soient cramponnés et s'y
cramponnent encore avec une
persévérance voisine de
l'acharnement. La raison de cette persistance est
facile à découvrir, et c'est une
raison profondément respectable, une raison
qui nous oblige à avoir pour eux des
égards et des ménagements que trop
souvent ils nous refusent ; car c'est une raison
religieuse : ils ont rencontre Dieu dans la Bible,
et tous leurs efforts ont pour but de garantir
à leurs propres yeux la validité de
leur expérience. Ont-ils tort ? Loin de
là. Nous aussi, nous trouvons Dieu dans la
Bible ; seulement, tandis qu'ils se figurent,
à tort très certainement, que Dieu
leur parle directement dans ces pages, nous savons
qu'il nous y parle par l'organe de
personnalités qu'il a formées,
auxquelles il s'est révélé et
par le moyen desquelles il veut nous atteindre
à notre tour ; ce n'est pas pour nous
affaire de préférence ; c'est un fait
que nous nous bornons à constater ; nous
devons prendre ce que Dieu nous a donné ; et
non seulement nous avons à nous en
contenter, mais nous pouvons et devons l'accepter
avec joie et reconnaissance.
Il saute aux yeux, en effet,
après quelques instants de réflexion,
que, bien loin de considérer notre position
comme un pis aller dont il faut bien que nous
prenions notre parti, tout en menant deuil sur les
précieux privilèges qui nous ont
été enlevés, nous n'avons rien
à envier à nos devanciers et
même nous pouvons déclarer hardiment
que les privilèges sont de notre
côté.
N'est-ce pas, pour commencer, un
précieux avantage que d'être en
état d'envisager avec une entière
sérénité d'esprit
quantité de faits qui
n'ont rien de déconcertant quand on peut les
attribuer à des hommes soumis aux
mêmes conditions d'existence que nous, mais
qui sont excessivement troublants pour le lecteur
qui est obligé de se prouver à
lui-même que sa Bible a toujours raison, que
deux chiffres ou deux indications
géographiques contradictoires sont
également justes, qu'un sentiment barbare
n'est pas indigne du Père céleste que
nous a révélé
l'Évangile, qu'une citation arbitraire,
comme le sont souvent celles du premier
évangéliste, est pourtant conforme au
sens historique du texte de l'Ancien Testament,
etc., etc.? Tous ces problèmes, et ils sont
nombreux, qui sont le tourment des partisans de
l'inspiration plénière et qui
risquent de les jeter dans
l'incrédulité à moins qu'ils
ne se décident à ne plus les voir,
ont cessé de nous agiter et de nous
arrêter dans notre lecture de la
Bible.
Et surtout, n'est-ce pas pour nous
un privilège inestimable que de pouvoir nous
mettre à l'école des grands hommes de
l'Ancienne et de la Nouvelle Alliance, héros
de la foi, connus ou inconnus, les Moïse, les
David, les Esaïe, les Jérémie,
les saint Paul, les saint Jean, sans oublier le
plus grand d'entre eux, le Seigneur lui-même
qui, s'il n'a rien écrit, nous a pourtant
été dépeint et dont la parole
nous a été transmise de telle
façon qu'il nous est possible de nous
asseoir à ses pieds et de passer une heure
à l'écouter tout comme si nous
étions les hôtes de la famille de
Béthanie? Allons-nous faire la moue parce
que, comme on le dit quelquefois d'une façon
vraiment stupide, ce ne sont que des hommes, et
prétendre que, pour cette raison, nous ne
pouvons leur accorder notre
confiance? Ne nous est-il pas arrivé maintes
fois de souhaiter d'avoir été leurs
contemporains, de regretter de n'avoir pas eu
l'occasion de les voir et de les entendre? Eh bien!
nous nous trompions ; car, grâce à
leurs écrits, dans lesquels ils se sont
donnés tout entiers, ces hommes continuent
à rendre leur témoignage et à
exercer leur action ; ils sont plus voisins de nous
que l'immense majorité de nos contemporains
; nous pouvons avoir avec eux le commerce le plus
intime et le plus suivi. Qu'il serait
insensé de négliger de tels guides
pour leur préférer des compagnons
plus modernes! Et si nous les négligeons,
quel droit avons-nous de réclamer de Dieu
des clartés plus fortes ou des affirmations
plus certaines? Que la Bible nous devient
précieuse quand elle cesse d'être dans
nos mains comme un bloc inerte et que toutes ses
pages s'animent sous nos yeux de la vie des plus
grands serviteurs de Dieu!
À peine, quand on comprend
les choses de cette façon, songe-t-on encore
à définir avec plus de
précision le lien qui unissait ces hommes
à Dieu. Là, du moins, nous
sentons-nous en présence d'un vrai
mystère, puisque c'est le mystère de
la vie, et non d'un mystère de notre propre
fabrication comme celui de la Bible infaillible ;
et c'est un mystère devant lequel nous nous
inclinons sans contradiction intérieure,
parce que le fait même que ces hommes ont
été en relation avec Dieu ne fait
pour nous l'objet d'aucun doute. En tout cas, nous
nous passons sans aucune peine d'une théorie
rigide qui rendrait compte de manière
uniforme du lien qui unissait à Dieu les
auteurs de Job, des Proverbes, de Daniel,
du Deutéronome, et de
celui qui plaçait sous sa dépendance
un Ésaïe, parmi les prophètes,
un saint Paul et un saint Jean, parmi les
apôtres. Tout en admettant que le même
Dieu a agi en chacun d'eux, nous sommes prêts
à admettre aussi qu'il a trouvé chez
eux des doses diverses de
réceptivité, qu'il les a conduits
chacun par le lien qui convenait le mieux à
sa nature et les a revêtus chacun de la
dotation que réclamait la tâche
spéciale qu'il leur avait
confiée.
Nous avons la certitude que Dieu a
agi sur eux et en eux par son Esprit ; c'est pour
nous l'essentiel. Après cela, la seule chose
qu'il nous importe de savoir, c'est que, quelle que
soit la manière en laquelle Dieu s'est
révélé à eux, quel que
soit le degré d'intimité dans lequel
il a vécu avec eux, son action
purificatrice, sanctifiante, illuminatrice, n'a pas
porté atteinte à leur
personnalité ; elle n'y a pas jeté la
désorganisation ; et, si elle en a mis en
oeuvre les ressources latentes, elle en a
également respecté la constitution et
les limites. En d'autres termes, la vie religieuse
n'est point entrée en eux comme un facteur
étranger ; comme un facteur
supérieur, oui ; mais, nous le
répétons, pas comme un facteur
étranger ; c'était la vie de Dieu et
pourtant c'était aussi leur vie. En d'autres
termes encore, ils ont saisi la vie religieuse
comme des hommes et non comme de simples appareils
enregistreurs ; ils l'ont saisie chacun selon son
tempérament et ses facultés ; ils
l'ont saisie aussi comme des hommes de leur
culture, de leur milieu, de leur peuple. Même
dans les cas, que nous jugeons du reste assez
rares, mais que nous ne voulons pas exclure,
où c'est en état d'extase qu'ils ont
pris connaissance de leur
relation avec Dieu, leur personnalité n'a
point été purement passive et c'est
leur expérience antérieure qui leur a
fourni les cadres et les éléments
concrets de leurs visions. Nous nous
séparons donc ici de Rothe, de Godet, qui
admettent chez l'inspiré une suspension
temporaire de son activité psychologique
personnelle, comme nous nous séparons de
Schleiermacher pour admettre chez l'inspiré
une action divine immédiate et pas seulement
une influence du milieu religieux ambiant.
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