AUGUSTE
THIÉBAUD
SERMONS ET MÉDITATIONS
LES PÉCHÉS D'AUTRUI
(1)
Joseph rapportait à
Jacob les mauvais propos de ses
frères.
Genèse XXXVII, 2.
De toutes les figures que la Bible
nous dépeint et nous donne en exemple, l'une
des plus pures et des plus attachantes est
certainement celle de Joseph. Joseph nous
intéresse non seulement par ses malheurs et
par sa vie mouvementée, mais encore et
surtout par la noblesse de son caractère,
par son affection pour son vieux père, par
son inébranlable confiance en Dieu, par la
générosité dont il fit preuve
à l'égard de ses frères, par
son héroïsme en face de la tentation,
par la simplicité qu'il conserva même
lorsqu'il fut parvenu au faite des honneurs et qui
l'empêcha de renier ses humbles
origines.
Le trait cité en tête
de ces lignes est presque la seule tache, la seule
trace de faiblesse que l'on puisse relever dans
cette vie si complètement dominée par
l'amour du bien et le sentiment
du devoir. Joseph, qui, plus tard, sut
résister aux plus terribles assauts de
l'esprit du mal, aux désirs de la chair, au
découragement, à la rancune, à
l'orgueil, avait succombé dans sa jeunesse
à une tentation qui nous parait bien
mesquine : il s'était fait ce qu'on appelle
en termes d'écoliers un rapporteur :
témoin de la conduite grossière de
ses frères, il n'avait pu garder pour lui ce
qu'il avait vu et entendu, et s'était
hâté d'en faire part à son
père. Encore est-il possible qu'il ait
été animé de bonnes
intentions, que, blessé de voir ses
frères parler et agir au dehors comme ils
n'eussent jamais ose le faire dans la maison
paternelle, il se soit senti pressé
d'avertir Jacob pour que celui-ci prit les mesures
nécessaires.
Quoi qu'il en soit, ce détail
attire notre attention sur un problème que
nous rencontrons fréquemment dans la vie,
celui de l'attitude que nous devons prendre
à l'égard des péchés
d'autrui : faut-il les dénoncer
impitoyablement ou bien garder un silence prudent
et charitable, faut-il user de
sévérité ou bien faire preuve
d'une douce indulgence? Il va presque sans dire
qu'il n'y a pas, dans ce domaine, de règle
générale ; qu'il faut savoir
apprécier chaque cas
séparément ; que les mêmes
méthodes ne réussissent pas
auprès de tous les individus ; qu'il y a
lieu, par conséquent, d'agir toujours avec
tact et discernement. Heureusement, nous n'en
sommes pas réduits à nos seules
lumières et l'Écriture nous donne,
pour trancher ces questions difficiles, quelques
principes dont nous devons toujours nous
inspirer.
Le premier de ces principes est
ainsi formule par notre Seigneur dans le Sermon sur
la Montagne : Ne jugez point afin
que vous ne soyez point jugés
(Matth. VII, 1). Il y a des gens -
malheureusement pas en petit nombre - qui ont la
détestable manie de voir toujours le mauvais
côté des hommes et des choses, qui ne
peuvent rien louer sans faire de réserves,
qui ont toujours un : oui, mais, ou un : attendons,
sur les lèvres. Montrez-leur un objet dont
vous venez de faire l'achat et qui vous plaît
: du coup, ils vous rappelleront qu'il vous est
inutile, ils vous prouveront qu'il est de
qualité inférieure, ou que vous
l'avez payé trop cher. Parlez-leur d'un acte
de générosité, de courage, de
bonté qui vous a rempli d'admiration. Les
voilà qui se mettront à chercher
« la petite bête » et qui
bientôt ne découvriront que finesse,
ruse, ostentation, là où vous voyiez
de la charité et du
désintéressement. Tristes gens que
ces perpétuels doucheurs : ils se privent
eux-mêmes et privent leur entourage de toutes
les joies de l'existence. Imaginez le plaisir de ne
voir autour de soi que menteurs, trompeurs,
calculateurs fraudeurs! Surtout ils ne se doutent
pas que leur travers est infiniment plus grave que
la plupart des fautes qu'ils condamnent chez
autrui, que cette manie de tout juger, de tout
critiquer, dénote de leur part une
malveillance, une amertume, une confiance dans leur
propre opinion qui les éloigne du Royaume
des cieux davantage encore que les
péchés les plus grossiers. C'est
à l'adresse de ces gens-là que notre
Sauveur prononce quelques-unes des paroles les plus
dures qui soient sorties de sa bouche : «
Hypocrite ! dit-il.
Pourquoi vois-tu la paille qui est
dans l'oeil de ton frère et ne vois-tu pas
la poutre qui est dans le tien ?» Ah ! prenons
garde! cherchons d'abord à
purifier notre vie, balayons, pour commencer,
devant notre porte, cherchons avant tout à
nous rendre irréprochables et puis alors,
mais alors seulement, nous verrons comment
ôter la paille qui est dans l'oeil de notre
frère.
Mais, objectera-t-on, est-il
possible de ne jamais juger? Le mal se cache-t-il
toujours et ne peut-on jamais le voir sans
lunettes? N'y a-t-il pas des cas en grand nombre
où il se présente a nous sous son
vrai jour, avec la plus aveuglante clarté?
C'est certain, et dans ces cas, notre devoir est
tout tracé et saint Paul l'exprime en ces
termes : N'ayez aucune part aux oeuvres
infructueuses des ténèbres, mais
plutôt condamnez-les
(Éphes. V, 11). La
bonté n'est pas la faiblesse et la
charité n'est pas la lâcheté.
Or trop souvent nous sommes lâches à
l'égard du mal. Une de nos connaissances
a-t-elle commis un acte
répréhensible, nous ne cachons, en
particulier et devant des tiers, ni notre tristesse
ni notre indignation. Mais s'adresser au coupable
lui-même, pour lui dire : Tu fais mal, ou
simplement : Prends garde, ah! non, ce n'est plus
notre affaire, cela ne nous regarde plus ;
même lui faire froide mine serait un manque
de tact, une indiscrétion, du
pharisaïsme! ce serait surtout, si le coupable
a quelque crédit, une grosse
imprudence.
Et d'ailleurs, lorsque le coupable
nous touche de près, avec quelle
habileté nous prenons sa défense : A
tout péché miséricorde! Il
faut que jeunesse se passe! À la guerre
comme à la guerre. Les affaires sont les
affaires! Combien nous en avons de ces dictons
où s'exprime une sagesse cauteleuse et
qui montrent qu'aux yeux de bien
des gens, le plus grand tort n'est pas de faire le
mal, c'est de se laisser prendre. Cette faiblesse
morale, cette passivité à
l'égard du mal, cette tendance à
considérer comme l'auteur du scandale celui
qui dénonce la faute et non celui qui la
commet, est une des tares les plus tristes de notre
vie individuelle et collective. Un vrai
chrétien devrait avoir moins de souplesse et
prendre à tâche de ne pas ressembler
à ces « chiens muets » dont parle
l'Écriture.
Mais alors, allons-nous nous
ériger en juges les uns des autres, citer
chacun a notre barre et usurper la place des
magistrats? Non pas, mais voici l'esprit dans
lequel nous devons combattre le péché
d'autrui : Portez les fardeaux les uns des autres
(Gal. VI, 2). Quand nous nous
occupons des fautes de nos semblables, que ce soit
pour leur venir en aide et non pour les
écraser sous le poids de notre condamnation.
Sans complaisance coupable pour le mal, nous devons
avoir constamment en vue le relèvement du
pécheur. Après nous avoir
donné le conseil que je viens de rappeler,
l'apôtre ajoute : « Et vous accomplirez
ainsi la loi de Christ ». N'est-ce pas, en
effet, l'exemple que Christ nous a donne? Nul n'a
poussé plus loin que lui le courage moral :
il a dit la vérité aux grands et aux
petits, aux pauvres comme aux riches. Mais ses
paroles les plus rudes étaient encore, ne
disons pas tempérées, mais
dictées par la charité. C'est parce
qu'il voulait le vrai bien des pêcheurs qu'il
leur disait si ouvertement la vérité,
et c'est parce qu'ils avaient conscience de cet
amour que tant de pécheurs ont
accepté cette parole qui,
de la part d'un autre, les eût fait bondir.
Ah! puissions-nous nous inspirer toujours davantage
de cet exemple! Débarrassons-nous de
l'esprit de jugement, purifions nos coeurs de toute
crainte servile et nos rapports avec autrui de
toute basse complaisance, et revêtons-nous
par-dessus toutes choses de la charité, de
cette charité qui espère tout et
supporte tout, d'une charité qui ne
périsse jamais.
.
LE DON DE DIEU
(2)
Si tu connaissais le don
de Dieu .....
Jean IV, 10.
Le don de Dieu! Ce singulier
n'est-il pas surprenant? Nous avons l'habitude de
parler des dons de Dieu, et certes nous avons
raison ; les dons de Dieu sont en si grand nombre
que nous aurions peine à en dresser la liste
: « Mon âme, disait le Psalmiste,
bénis l'Éternel et n'oublie aucun de
ses bienfaits! »
N'était-ce pas un don de Dieu
que cette mère qui a veillé sur vous
dès votre naissance, qui vous a
entouré, pendant toute sa vie, de son
affection et de ses soins, qui vous a
accompagné partout de ses prières et
dont la figure rayonnante et
douce reste gravée à jamais dans
votre souvenir? N'était-ce pas un don de
Dieu aussi que cette santé robuste dont vous
avez joui jusqu'à votre vieillesse et qui
vous a permis non seulement de vivre d'une vie
pleine, large, facile, mais d'accomplir joyeusement
et presque sans peine la tâche qui vous
était imposée?
Don de Dieu encore ces enfants qui
ont égayé votre foyer, qui ont
donné un centre et un but à tous vos
efforts et qui maintenant sont l'appui et la
consolation de vos vieux jours! Don de Dieu ces
amis fidèles que ni le temps, ni la
distance, ni la prospérité, ni
l'infortune n'ont séparés de vous,
qui ont partagé vos joies et vos souffrances
et porté une part de vos
fardeaux!
Oui, les dons de Dieu sont en grand
nombre ; et pourtant Jésus dit : Si tu
connaissais le don de Dieu..., comme s'il n'y en
avait qu'un ou plutôt comme s'il y en avait
un qui surpasse tous les autres au point de les
faire oublier, ainsi qu'à l'aube, la
lumière radieuse du soleil efface la faible
clarté des étoiles.
Eh bien! c'est ainsi. Il y a un don
de Dieu qui surpasse tous les autres, qui les
résume et qui, au besoin, peut en tenir
lieu. Ce don, c'est celui qu'il nous a fait de
lui-même, de son amour, de sa tendresse, en
venant a nous en la personne de Jésus.
Certes, les messages d'un ami sont précieux
; précieux aussi sont les témoignages
de son affection ; mais combien plus
précieuse encore est sa présence, le
son de sa voix, la pression de sa main, la
clarté de son regard! Et tout cela, nous
l'avons en Jésus. En Jésus, et c'est
précisément ce qui
lui assure un rang unique parmi tous les hommes et
au-dessus des hommes, Dieu est venu jusqu'à
nous ; il s'est associé a notre vie ; il a
pris sur lui nos souffrances ; il a accepté
d'être solidaire de nos erreurs et de nos
péchés ; mieux que cela, il n'est pas
venu seulement pour souffrir et pleurer ; il est
venu pour agir, pour lutter, pour délivrer.
Jésus, c'est la lumière d'En-haut
brillant dans nos ténèbres ; c'est la
main secourable et forte qui nous est tendue pour
nous relever ; Jésus, c'est le pardon de nos
péchés ; c'est la certitude de la
victoire sur le mal ; c'est l'assurance de la vie
éternelle. Jésus, c'est le don de
Dieu.
Lecteur, qui que tu sois, jeune ou
vieux, pauvre ou riche, solitaire ou entouré
d'une nombreuse famille, fort ou brisé,
souffrant ou plein de santé, honoré
ou méprisé, connais-tu le don de
Dieu?
.
PERSÉVÉRER
(3)
Ne nous lassons pas de
faire le bien ; car nous moissonnerons au temps
convenable, si nous ne nous relâchons
pas.
Gal. VI, 9.
Pour des êtres comme nous et
dans un milieu tel que celui où nous sommes
appelés à travailler, la pratique du
bien présente inévitablement des
difficultés. Il y a en nous toute
sorte d'instincts qu'il faut ou
combattre ou tenir en bride et qui ne
réussissent que trop souvent à
déjouer notre vigilance ; il y a, chez ceux
qui nous entourent, bien des résistances,
tantôt sourdes et tantôt
déclarées, qui mettent obstacle
à l'influence que nous cherchons à
exercer. Aussi sont-ils nombreux ceux qui se
lassent et se découragent, ceux qui disent :
Ont quoi bon? j'ai essayé, j'ai fait des
efforts ; mais j'ai perdu mon temps ; ce que j'ai
fait n'a servi à rien.
Ce langage est en contradiction
directe avec celui de l'apôtre qui oppose
à nos gémissements sa certitude
joyeuse et quasi triomphante : Nous moissonnerons
Il est dans l'ordre des choses que la moisson
succède aux semailles ; c'est la loi de
l'univers matériel ; c'est aussi la loi du
monde moral. Pour le bien comme pour le mal, nos
actes, nos paroles et parfois même les
pensées et les sentiments que nous laissons
s'implanter en nos âmes, sont des causes qui
seront un jour suivies d'effet, des semences qui ne
peuvent disparaître totalement et qui, une
fois ou l'autre, porteront du fruit. C'est la
raison pour laquelle saint Paul, pensant à
toute la peine que se sont donnée ses
lecteurs depuis qu'ils ont accueilli
l'Évangile, songeant aux efforts de toute
nature qu'ils ont accomplis pour triompher de leur
vieille nature comme pour gagner à Christ
leurs enfants et leurs voisins, se sent en droit de
leur dire : Courage! nous moissonnerons
.....
Oui, nous moissonnerons. Mais
à deux conditions. La première est
que nous sachions attendre. Il doit
nécessairement s'écouler un certain
temps entre les semailles et la
moisson. Pas plus que je ne puis
raisonnablement m'attendre à voir lever ce
soir la graine que j'ai mise en terre ce matin, je
ne suis autorisé à exiger que le
succès couronne immédiatement toutes
mes tentatives. En nous comme chez les autres, il
faut laisser à la semence le temps de
germer, de se développer, d'arriver à
maturité ; il faut même savoir l'y
aider, comme on protège une plante contre
les intempéries, comme on l'arrose, comme on
lui donne un support pour l'empêcher de
traîner sur le sol. Au temps convenable,
c'est-à-dire au temps que Dieu
lui-même a fixé dans sa sagesse, en se
conformant aux lois qu'il a établies
lui-même! Que ce mot réprime nos
impatiences et qu'il nous aide à continuer
notre tâche calmement, méthodiquement,
soutenus par la certitude que, tôt ou tard,
la moisson viendra !
Et voici la seconde condition : Il
faut avoir assez de courage et de force pour aller
jusqu'au bout. Jésus déjà
engageait ses auditeurs, qui se montraient
désireux de le suivre, a calculer la
dépense, comme l'homme qui pense à
bâtir une tour et ne veut pas devenir la
risée publique en laissant l'oeuvre
inachevée. Nombre d'échecs sont dus
au fait que le souffle a manqué pour
accomplir l'effort suprême qui eût
assuré le succès définitif ;
il suffit ainsi d'une seule défaillance pour
anéantir le travail de bien des jours et de
bien des années. Pensons-y, nous,
prédicateurs, qui parfois sommes
lassés de redire toujours les mêmes
choses, de mettre en garde nos ouailles contre les
mêmes dangers ; pensons-y nous, parents, qui
nous fatiguons de lutter chez nos enfants contre
les mêmes défauts et sommes
tentés de laisser à la vie
le soin de les corriger ;
pensons-y, nous tous qui devons résister
à nos passions, à notre
égoïsme, à notre vanité,
à nos sentiments vindicatifs, et qui
constatons avec effroi le peu d'empire que nous
exerçons sur nous-mêmes. Courage !
nous moissonnerons si nous ne nous relâchons
pas.
Nous avons tous entendu parler de
Robert Bruce, ce roi d'Écosse
dépossédé, proscrit, a qui les
efforts répétés d'une
araignée pour tisser sa toile à
l'entrée d'une caverne, rendirent la foi au
succès de sa cause. Sachons seulement ouvrir
les yeux, nous aussi, et nous verrons que tout,
dans la nature, nous donne cette leçon de
persévérance. C'est aussi la
leçon que nous donne l'histoire en nous
montrant que les « coups d'éclat »
sont bien souvent des triomphes sans lendemain ; ce
qui subsiste, ce qui demeure, ce qui compte, dans
la vie des individus comme dans celle des peuples,
c'est ce qui s'acquiert au prix du labeur
persévérant de toute une vie et
parfois de tout un siècle. Personne ne le
savait mieux que celui dont la voix grave et
sereine nous dit : Nous moissonnerons au temps
convenable, si nous ne nous relâchons pas.
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