AUGUSTE
THIÉBAUD
NOTES ET SOUVENIRS
BIOGRAPHIQUES
Années de professoral et
d'activités diverses à
Neuchâtel
(1905-1933)
Depuis qu'Auguste Thiébaud avait
quitté la Faculté indépendante
de Neuchâtel, le corps professoral en avait
été profondément
modifié. Avant même qu'il eût
terminé ses examens, Augustin Gretillat
(1837-1894) était mort à
l'improviste. Son collègue, Georges Godet
avait repris sa chaire de Théologie
systématique, cependant que le pasteur Louis
Aubert était chargé de celle du
Nouveau Testament. Six ans après
s'éteignaient, le 4 juillet, Henri de
Rougemont (1839-1900) et, le 29 octobre,
Frédéric Godet (1812-1900),
professeur honoraire déjà depuis
1887. L'attribution des chaires fut
remaniée, conformément à la
formation spéciale des divers professeurs.
G. Godet revint à l'enseignement du Nouveau
Testament, M. Aubert fut chargé de celui de
l'Ancien Testament et Jean de Rougemont (1875-1908)
de celui de la Théologie
systématique. Seule la chaire d'Histoire
ecclésiastique et de Théologie
pratique conservait le même titulaire ; mais
déjà quatre ans plus tard, celui-ci,
Charles Monvert (1842-1904), disparaissait à
son tour. C'est alors, après une
première démarche demeurée
infructueuse, que la Commission des études,
dans sa séance du 18 janvier 1905,
décida d'offrir la chaire vacante à
Auguste Thiébaud qui
accepta le 8 mars et qui, nomme
par le Synode le 14 juin, fut installé dans
sa chaire le 4 octobre de la même
année. Son discours d'installation traitait
de L'utilité des études d'histoire
ecclésiastique pour les futurs pasteurs. Le
double champ de connaissances qu'il avait à
parcourir était fort étendu. Il avait
à peine pu en prendre et en donner un
aperçu général que les
circonstances l'obligèrent à se
spécialiser dans un autre domaine qui
désormais restera le sien.
Coup sur coup en effet, Georges
Godet (1845-1907) était enlevé
à l'improviste, et en juillet 1908, Jean de
Rougemont disparaissait dans un tragique accident
de montagne, à la Jungfrau. « Il y
avait chez lui, écrira Auguste
Thiébaud, une remarquable maturité
spirituelle qui s'unissait à une belle
intelligence et a une âme d'une
limpidité cristalline ; il n'y avait en lui
rien d'inachevé ni d'incomplet ; de nombreux
témoignages ont montre que, si sa
carrière fut courte, elle n'en fut pas moins
riche et bien remplie. »
(1) Après
avoir en 1907 choisi le pasteur Paul Comtesse pour
succéder à G. Godet, la Commission
des études, en 1909, pria Auguste
Thiébaud de se charger de l'enseignement de
la Théologie systématique, tandis que
M. Alfred Mayor était désigné
comme professeur d'Histoire de la philosophie et M.
Jules Pétremand se voyait confier la chaire
d'Histoire de l'Église et de
Théologie pratique. Dès lors, et
durant près d'un quart de siècle, la
distribution de l'enseignement ne sera plus
modifiée, sauf par l'adjonction en 1926 de
cours nouveaux, d'entre lesquels
Auguste Thiébaud acceptera celui d'Histoire
des religions.
C'est à ce moment aussi, le
17 septembre 1908, qu'il fonda son foyer en
épousant Mlle Louisa Mathieu, dont la
fidèle affection et les soins attentifs
l'entourèrent de cette atmosphère
d'intimité, si précieuse à
l'ouvrier de la Plume et à l'homme d'action.
De cette union devait naître une seule enfant
qui, fillette, sera la lumière et la joie de
ses parents et, jeune fille, pour son père,
la confidente de sa pensée. Ainsi
commençait pour Auguste Thiébaud la
phase sans doute la plus rayonnante et la plus
féconde de sa carrière.
Cette carrière à Neuchâtel,
il n'est plus possible de la suivre dans le
détail. Si même les documents
essentiels, ses lettres, ne faisaient maintenant
défaut, les dimensions d'une notice
biographique ne le permettraient pas, puisqu'il
faudrait retracer l'historique, durant vingt-cinq
ans, de l'Église indépendante et de
sa Faculté, du Journal religieux et de bien
d'autres choses. Contentons-nous d'envisager d'une
part le professeur et le théologien, de
l'autre l'homme d'action et le pasteur, qu'il
demeura toujours.
Pour le professorat, Auguste
Thiébaud avait des dons évidents.
(2) Dans ses
lectures en diverses langues, il saisissait d'un
coup d'oeil l'essentiel de chaque page et
s'assimilait les idées,
non en les retenant seulement, mais en les
comprenant. Il avait une prodigieuse
capacité de travail, d'un travail continu et
ordonné ; il amassait ainsi une masse
considérable de connaissances, qu'il
retrouvait, fraîches et nettes, lorsqu'il en
avait besoin. Son intelligence était d'une
parfaite clarté ; il ne savait pas seulement
saisir les problèmes, mais aussi les
simplifier et les éclairer comme du dedans.
Son talent d'expression n'était pas moindre
que ses facultés d'acquisition ; par la
parole comme par la plume, il était un
improvisateur-né ; après le premier
effort pour fixer et aiguiller sa pensée,
son exposé coulait comme de source, clair,
exact, bien ordonné, correct ou même
élégant. Ses cours ont tous
été rédigés ; mais il
les développait en en reprenant et
expliquant les pensées ; « debout
derrière son pupitre, la tête
penchée dans l'attitude de l'homme qui suit
sa pensée, il y revenait une fois, deux
fois, sous une autre forme pour la mieux faire
comprendre
».(3) La
même clarté, alliée à
autant de courtoisie que de fermeté, se
retrouvait dans les entretiens avec des
étudiants ou avec des collègues,
comme lorsqu'il rendait compte d'une étude
entendue et la discutait. En particulier dans la
critique des exercices de prédication se
manifestaient ses dons de foi
éclairée et de sens pratique ; il ne
signalait pas seulement les erreurs ou les lacunes,
il exposait la vraie portée du texte
biblique ; il montrait comme en se jouant quels
auraient dû être le plan du sermon, les
idées à développer, les
applications originales.
Sa maîtrise n'était pas
moindre en face de problèmes scientifiques,
dans les « soirées théologiques
» de la Faculté ou lors des
réunions des étudiants et professeurs
des Facultés libres romandes, qu'il
appréciait si fort.
(4)
Absorbé, parfois somnolant, il n'en savait
pas moins résumer clairement la question
discutée et en indiquer les solutions
possibles. Parfois, en face de certains sujets
capitaux pour la foi, l'ardeur, l'émotion
l'étreignaient et révélaient
que chez lui aussi, « c'est le coeur qui
faisait le théologien ».
Tout enseignement théologique
dépend dans une certaine mesure de la
culture et des tendances religieuses d'une
époque. Les années durant lesquelles
Auguste Thiébaud a formé sa
pensée, et encore celles des débuts
de son professorat, étaient peu favorables
à l'essor de la pensée dogmatique.
Les recherches critiques,
exégétiques, historiques
étaient au premier plan ; le positivisme, le
moralisme, le subjectivisme de l'époque, se
reflétaient dans le ritschlianisme allemand
comme dans le fidéisme français, et
quand s'est produite la réaction
métaphysique d'avant-guerre, ce fut sous la
forme d'un idéalisme qui dissolvait le fait
chrétien et l'originalité du
christianisme. C'est en ces temps et sous ces
influences qu'Auguste Thiébaud a dû se
dégager du littéralisme de son
enfance et des formules doctrinales traditionnelles
pour parvenir à des convictions personnelles
et à un enseignement qui
lui fût propre. Rien d'étonnant si
dans cet effort il s'est laissé guider par
les besoins pratiques du ministère et par
l'appel intime de sa
piété.
Sa foi, on sentira à la
lecture de ses Méditations quotidiennes
combien elle a été humble, profonde
et sérieuse. On y verra en particulier
quelle vénération et quelle
fidèle soumission il avait pour
l'Écriture, combien il en comprenait la
valeur suprême et y trouvait la Parole
même de Dieu. Or la doctrine d'un penseur
protestant est d'abord fondée sur cette
Parole, mais comprise (et c'est inévitable)
à travers les expériences
chrétiennes et la nature d'esprit de ce
théologien. Si Auguste Thiébaud se
plaisait à relever la noblesse et la
beauté de certaines aspirations naturelles
de l'humanité, il n'en était pas
moins persuadé que l'étude des faits
religieux n'est vraiment accessible qu'à
l'âme religieuse, que la vie et la personne
du Christ, comme la piété et la
pensée de l'Église primitive, sont
mieux saisies par celui qui a connu quelque chose
de la vie et de l'esprit chrétiens.
Caractère conciliant, d'un clair bon sens,
Auguste Thiébaud ne se laissait pas gagner
par les idées extrêmes et par les
paradoxes, pas davantage par les termes obscurs,
les antithèses faciles et les
théories à la mode. Il entendait bien
comprendre, pour lui et surtout pour ses
élèves, la vérité qui
se cache sous les subtilités de
l'idée ou de l'expression. Dieu et Christ
étaient pour lui, non des abstractions, mais
des réalités dont il vivait : il
voulait se tenir sur ce ferme terrain de la
réalité religieuse.
La théologie ne lui
apparaissait pas comme une sagesse philosophique,
comme un département de la haute culture ;
elle était pour lui (c'est
ainsi qu'il l'avait comprise tout le long de ses
études) la contemplation du fait
chrétien, la méditation de la
vérité évangélique,
mais en vue du ministère, comme
préparation au service du Seigneur. Il y a
dans une telle conception de la théologie un
danger, celui de se contenter trop aisément
des solutions reçues, de ne pas saisir assez
la grandeur et la difficulté des
problèmes que les choses divines poseront
toujours à la faible intelligence de
l'homme. Ce danger, le professeur
neuchâtelois a su l'éviter, non
seulement par sa recherche consciencieuse, mais par
l'intérêt toujours croissant pour les
points essentiels et les questions actuelles de la
théologie. Preuve en soit les sujets qu'il
choisissait pour les séances de
rentrée de la Faculté. D'abord
pratiques ou historiques : La mission de
l'Église (8 oct. 1908),
Frédéric Godet (7 oct. 1912), Vers
l'unité (7 oct. 1925), ces sujets sont de
plus en plus empruntés à la
théologie systématique : Recherches
christologiques (15 octobre 1917), Le Jésus
de la tradition et le Jésus de l'histoire
(10 oct. 1921), La Parole de Dieu et
l'Écriture dans la théologie de Karl
Barth (10 oct. 1927).
Chez nous, l'enseignement de la
théologie systématique obéit
à une tradition, tant dans les
méthodes d'exposition que pour les
disciplines qui ressortissent à cette
chaire. Son domaine s'étend à la
théologie biblique, à
l'apologétique, à la dogmatique et
à la morale ; pour chaque point on expose
l'enseignement biblique, celui de l'Église
et des théologiens, puis vient la conclusion
personnelle du professeur. La théologie
biblique du Nouveau Testament avait
été
fractionnée en trois cours
: Vie de Jésus, Enseignement de
Jésus, Enseignement apostolique ; à
cela près Auguste Thiébaud suivait
les voies traditionnelles, mais assez librement.
L'important pour lui, c'était d'exposer le
salut évangélique, dans la dogmatique
comme l'oeuvre de Dieu, dans la morale comme saisi
et réalisé en l'homme.
Son cours de dogmatique se divisait
en deux grandes parties : l'une,
préliminaire en somme, traite des sources de
la connaissance chrétienne et expose,
après le dogme biblique et la
théologie de l'expérience, les
problèmes de la Révélation,
puis de l'Écriture sainte, enfin des
caractères et conditions de la connaissance
religieuse. Dans la seconde partie, la connaissance
chrétienne, qui est tout le reste du cours,
sont développées la doctrine de Dieu,
de son existence, de sa personnalité, de ses
attributs et de la Providence divine dans ses
rapports avec la créature libre, avec les
lois de la nature, avec la souffrance. Vient
ensuite l'anthropologie : l'origine, la nature, la
destinée de l'homme comme son état
actuel, soit la doctrine du péché. La
troisième section, consacrée au salut
évangélique, traite de la personne du
Christ en son humanité et en sa
divinité, puis de l'oeuvre
rédemptrice du Christ, dont les fruits en
nos vies sont exposes dans la morale. C'est en
somme la division classique de la
dogmatique.
L'auteur, on s'en convaincra par les
extraits de ce cours reproduits plus loin, appuie
fortement sur le caractère surnaturel de la
révélation chrétienne : autre
est la révélation médiate,
impersonnelle, qu'on trouve dans l'histoire et
la conscience humaine, autre la
révélation spéciale en
Israël, en Christ et chez les apôtres.
Seulement cette révélation
spéciale, définitive, n'est pas pour
Auguste Thiébaud une doctrine, toute
formulée d'En haut; elle est un fait, une
vie nouvelle qui s'est manifestée chez les
hommes de Dieu et que nous pouvons aussi recevoir,
un fait qui est susceptible d'être compris et
exposé, et c'est là la doctrine
chrétienne. Auguste Thiébaud appuie
sur l'idée de personnalité en Dieu
comme en l'homme : la révélation
divine nous est donnée par des
personnalités humaines, en lesquelles la vie
nouvelle agit comme un facteur supérieur,
mais non étranger, non opposé
à leur nature. Si plonge que soit l'homme
dans la corruption et les ténèbres du
péché, il demeure l'enfant
déchu du Père céleste ; il
n'est pas « tout autre » que Lui.
Transmise et reçue par des
personnalités, la doctrine
évangélique devient certitude en
nous, non par une démonstration logique,
mais par le témoignage et par la foi. La
personnalité de Christ a également
une place capitale, et sa divinité,
affirmée avec force, ressort en particulier
de ce qu'il a été, de la vie
spéciale qui se manifeste en lui et qui
devient notre vie. Ces problèmes, et bien
d'autres, sont exposés, dans des
conclusions, très simplement et clairement.
Nombreux ont été les pasteurs et les
missionnaires qui, après avoir
critiqué l'apparence trop peu scientifique
de cette dogmatique, en ont compris plus tard la
valeur pour fortifier leur foi et celle
d'autrui.
Professeur, Auguste Thiébaud
a été aussi dès 1909
secrétaire de la Commission des
études, puis de la Commission
des études
préparatoires
(5) ; comme tel,
il avait la charge des procès-verbaux, de la
correspondance, en somme de l'administration de la
Faculté ; il était en situation,
mieux qu'aucun autre, de connaître et d'aider
les étudiants dans leur préparation
et leur initiation a la théologie, comme
à leurs débuts dans le
ministère chrétien. Combien sont-ils
ceux à qui, grâce à ses
relations avec les autorités
ecclésiastiques de divers pays, il a
facilité la continuation de leurs
études à l'étranger ou
l'obtention d'un poste pastoral! Combien d'autres
n'a-t-il pas accompagnés de son
intérêt et de sa correspondance
fidèle, comme il avait su comprendre leurs
doutes et leurs luttes, les guider et les raffermir
spirituellement durant leur séjour à
la Faculté? « Le professeur vers lequel
je me sentais le moins attiré pendant mes
études, écrivait un de ses anciens
élèves, je veux parler de feu M. le
professeur Thiébaud, est devenu, de par la
force des choses et de par la bonté de Dieu,
celui avec lequel j'ai entretenu une correspondance
suivie et de qui j'ai beaucoup reçu. Notre
affection réciproque est allée en
grandissant. Je n'oublierai jamais quel ami
bienveillant et fidèle, quel conseiller
sûr j'ai perdu en lui. »
Autant, plus peut-être que celle du
professeur, l'activité pastorale d'Auguste
Thiébaud a été
considérable et s'est
exercée dans les
directions les plus diverses. Pasteur de
l'Église missionnaire belge, il l'est
resté par la façon dont il en a
toujours défendu les intérêts,
par l'affection qu'il lui a gardée, et s'il
lui avait été donné de prendre
un jour sa retraite, il se fût sans doute
fixe à Quaregnon parmi ses anciens
paroissiens. Conférencier, il le fut en
Suisse, autant et plus qu'en Belgique ; il y a peu
de localités neuchâteloises et peu de
réunions ecclésiastiques, pastorales,
paroissiales où il n'ait pris la parole.
Fréquemment aussi, il a accepté de
donner des causeries OU de prêcher dans le
Jura bernois, dans le canton de Vaud et
jusqu'à Schaffhouse. Tout
dévoué aux oeuvres missionnaires, il
ne l'était pas moins aux
sociétés
d'évangélisation et il s'est
spécialement occupé du Comité
d'évangélisation en France,
fondé par F. Godet. Les oeuvres sociales et
philanthropiques, l'Association pour la
Société des Nations,
l'intéressaient également ; il a
été l'animateur a Neuchâtel
d'une Fraternité d'hommes,
créée pour étudier les
questions de ce genre du point de vue
chrétien. Mais pasteur, il l'a
été surtout de trois manières
: par la plume comme rédacteur du Journal
religieux dès 1907 ; par ses cultes et son
activité de cure d'âmes comme
aumônier de l'Hôpital Pourtalès
et de la Maternité dès 1915 ; comme
président du Conseil d'Église de la
paroisse indépendante de Neuchâtel
dès 1922. Cette triple activité a eu
une telle place dans les préoccupations
journalières, dans le coeur et dans la vie
de notre ami, et il y a rendu de tels services,
qu'elle mérite plus qu'une simple mention.
«Nous avons repris et parcouru, dit M. le
pasteur Gustave Borel-Girard, les années du
Journal religieux pendant lesquelles Auguste
Thiébaud en fut le rédacteur
responsable. (6)
Nous y avons retrouve notre ami tel que nous le
connaissions, bon, aimable, cordial, respectueux de
la personne et de la pensée d'autrui,
préoccupé avant tout de chercher et
si possible de découvrir la
vérité. Il était remarquable
d'abord par sa facilité de plume, non une
facilité, fille de la paresse ou de la
légèreté, mais celle qui
découle de sérieuses
méditations, d'une longue expérience
de la vie... Son écriture n'a que peu ou
point de ratures, son travail a l'air de ne lui
coûter aucun effort. Cette facilité
était sans doute un don de nature, mais
singulièrement développé par
l'éducation de la volonté.
«Autre qualité : le bon
sens. Comme vulgarisateur, Auguste Thiébaud
n'avait pas son pareil. Ce que tout le monde pense
ou pourrait avoir pensé, il le disait avec
tant de bonheur que chacun croyait retrouver dans
ses articles sa propre pensée... À
lui s'applique excellemment la remarque de Vinet :
« La puissance et le charme de
l'individualité ne consistent pas tant
à avoir des pensées qui soient
à nous seuls, qu'à
exprimer d'une manière qui n'est qu'à
nous une pensée qui est à tout le
monde, a tout le monde, dis-je, sans excepter ceux
qui la combattent. »
«La bonne grâce de notre
ami, sa mémoire étonnante, n'avaient
d'égale que la lucidité de son
esprit, laquelle apparaît surtout lorsqu'il
avait à reproduire la pensée
d'autrui. Il rendait intelligible l'exposé
d'un conférencier, si
élémentaire qu'en fût la forme,
si obscur - consciemment ou non - qu'en fût
le fond, et chacun comptait sur lui pour être
éclairé. Preuve en soit, au sortir
d'une conférence, le dialogue suivant :
«As-tu compris quelque chose à ce qu'on
vient de nous dire? demandait un auditeur. - Pas
plus que toi, répondait un autre. - Mais,
concluaient tous deux, il n'y a que M.
Thiébaud qui aura été capable
de s'y retrouver. » Or, le rédacteur du
Journal religieux, passant près des
causeurs, fut bien forcé d'empocher le
compliment et s'en égayait en le rapportant
à quelques intimes avec sa bonhomie
souriante .....
«Son journal reflétait
les belles qualités de son âme : sa
sympathie vraie pour les souffrances humaines et
pour les luttes de ceux qui cherchent la
vérité, son esprit irénique,
sa piété profonde, sa grande
modestie. Il ne se mettait pas volontiers en avant,
il redoutait de s'imposer à ses lecteurs, ne
voulant pas, selon la belle parole de
l'apôtre, « dominer sur leur foi, mais
contribuer à leur joie » ...
(7)
Sur l'aumônier de l'Hôpital
Pourtalès et de la Maternité, M. le
notaire André Wavre, intendant de ces
institutions hospitalières, a écrit
ce qui suit :
« Dans l'acte de fondation de
l'Hôpital Pourtalès, signé le
14 janvier 1808 par Jacques de Pourtalès et
approuvé le 21 du même mois par le
prince Berthier, il est dit sous chiffre
6:
«Afin qu'en aucun temps les
malades ne manquent des secours spirituels si
nécessaires a leur état, il sera
accordé, sur les revenus de l'Hôpital,
un traitement de trois cents francs de France au
ministre du vendredy de la ville de
Neuchâtel, au moyen de quoi il devra, sous
l'approbation de la Compagnie des pasteurs et du
Magistrat, faire chaque semaine un service public
dans une salle de l'Hôpital, donner la
communion aux quatre fêtes et visiter les
malades lorsqu'il en sera requis »
«Sur la base de cette
disposition statutaire, la Compagnie des pasteurs,
après entente avec la direction de
l'Hôpital, prit en 1811 et en 1812 deux
arrêtés pour fixer la nature et
l'étendue des fonctions du chapelain de
l'Hôpital En décembre 1874,
après la démission du ministre
Mercier, en fonctions depuis 1827, la Direction de
l'Hôpital décida de nommer
désormais les chapelains, puisque la
Compagnie des pasteurs et le Ministre du vendredy
n'existaient plus. Elle appela à ces
fonctions le professeur Frédéric
Jacottet, auquel succédèrent en 1883
Louis Junod, ancien pasteur, en 1889 le
professeur Henri de Rougemont, en
1900 Pierre de Montmollin, ancien pasteur aux
Éplatures. À la démission de
celui-ci, pour raison d'âge, la Direction de
l'Hôpital, dans son assemblée du 2
juin 1915, choisit comme chapelain le professeur
Auguste Thiébaud. Si les cultes du dimanche
dans la chapelle de l'Hôpital, maintenant
propriété des deux Églises
protestantes de la ville, ne sont plus
présidés par le chapelain, les
fonctions d'aumônerie se sont notablement
accrues par le fait de l'augmentation des malades
et de la création de la Maternité. Le
chapelain de l'Hôpital doit faire chaque
dimanche un service dans les salles des deux
établissements, visiter les malades deux
jours par semaine, leur donner en tout temps les
secours nécessaires, présider aux
services funèbres, assister, autant que
possible, aux séances du Comité le
mardi, et pourvoir, en cas d'absence ou de maladie,
à son remplacement auprès des
malades.
«Cette tâche, Auguste
Thiébaud l'a accomplie du 1er juillet 1915
jusqu'à la veille de sa mort.
Fidèlement, le mardi, le vendredi, le
dimanche, avec une régularité
renouvelée chaque semaine, il venait
à l'Hôpital et à la
Maternité rendre visite aux malades. Les
voyant souvent, doué d'une mémoire
magnifique, il apprenait vite à les
connaître, saluait chacun par son nom,
s'intéressait aux circonstances
spéciales de chaque cas. Après cette
prise de contact, toujours si cordiale, il faisait
une lecture biblique, préparée
à l'avance, suivie de quelques
réflexions, simples, claires, bienfaisantes,
encourageantes. Et ce qu'il disait aux malades, on
sentait qu'il le prenait pour lui-même, en
sorte qu'une communion
bienfaisante, fraternelle,
naissait entre lui et ses auditeurs. Aux
séances du Comité, auxquelles il se
faisait un devoir d'assister, Auguste
Thiébaud s'était d'emblée
acquis l'estime de ses collègues, membres de
la Direction, médecins, intendant,
grâce à ses qualités de coeur
et d'esprit. Sur toutes les questions ses avis,
pleins de bon sens et de clarté,
étaient écoutés avec profit,
et dans les discussions, on ne savait s'il fallait
davantage admirer son intelligence ou sa modestie.
Aussi de ce chapelain, l'Hôpital
Pourtalès conserve pieusement un souvenir
reconnaissant. »
Et que serait-ce si nous pouvions
ajouter ici les témoignages de gratitude et
d'attachement de tous ceux dont il a
recommandé l'admission au Comité, de
ceux, de toutes conditions sociales, qu'il a
assistés aux heures de la souffrance ou aux
approches de la mort?
Enfin, du président du Conseil
d'Église de la paroisse indépendante
de Neuchâtel, son successeur, M. le notaire
Maurice Clerc, a écrit :
«Remplaçant dans ces
fonctions M. Ernest Borel, Auguste Thiébaud
avait accepté cette charge pour rendre
service - n'a-t-il pas toujours rendu service ? - a
un collègue plus jeune qui,
désigné pour la présidence,
désirait d'abord être mis au courant
des affaires paroissiales.
«La présidence du
professeur Thiébaud devait donc être
provisoire, un provisoire qui a duré douze
ans et durant lequel il a
été vraiment celui qui dirige. Les
assemblées de paroisse, les séances
du Conseil, celles du Bureau, il les a presque
toutes présidées en personne avec la
méthode et la clarté qu'il apportait
en tout ; car il possédait à un haut
degré le sens du gouvernement.
« Rien de ce qui se passait
dans la paroisse ne lui demeurait étranger.
Si ses services à l'Hôpital
l'écartaient des cultes du matin, il se
retrouvait à ceux du soir que souvent il
terminait par la prière. Il se plaisait,
dans les agapes offertes par l'Église aux
catéchumènes, à adresser
à ces jeunes gens des exhortations
sérieuses et enjouées. Lui,
théologien, moraliste, penseur, il portait
un vif intérêt à la vie
matérielle de l'Église qu'il aimait ;
assistant aux séances de la Commission des
finances de la paroisse, il intervenait dans la
discussion avec la précision d'un homme
d'affaires, mais d'un homme d'affaires qui aurait
pris conseil de Dieu et qui savait assigner aux
questions d'argent leur vraie place
.....
« Et en effet, dans les
délibérations du Conseil
d'Église, il désirait que les choses
religieuses eussent le pas sur les questions
administratives. Il lui plaisait qu'à son
instigation, le Conseil étudiât de
temps à autre des questions d'ordre
spirituel ; il les introduisait avec la
facilité d'exposition qui lui était
propre et les exposait de façon à les
rendre intelligibles à chacun.
« En pensant à ces douze
années d'activité commune, les
collaborateurs d'Auguste Thiébaud se diront
que, sans s'en douter, ils ont abusé de ses
forces et de son inépuisable
serviabilité. Démarches diverses,
lettres à écrire, rapports à
rédiger,
délégations à assumer, ils
acceptaient tout de lui, avec reconnaissance
certes, mais ils laissaient cet homme,
chargé déjà de multiples
travaux, prendre toujours des tâches
nouvelles. Ils ne se rendaient pas compte que ses
forces s'usaient et que le moment approchait
où elles allaient faire défaut!»
Pour achever la présente notice
biographique, il aurait fallu, si c'eût
été possible, parler du rôle
qu'Auguste Thiébaud a eu dans les affaires
ecclésiastiques de son pays et même au
delà. Comme professeur, il était
membre du Synode de l'Église
indépendante et il y a occupé une
grande place, ainsi que dans les Commissions. Il a,
durant dix années, rédigé Le
Messager, journal de cette Église. Il a pris
une grande part aux discussions
ecclésiastiques dans son canton et s'est
intéressé en particulier aux projets
de fusion des Églises neuchâteloises.
Dès 1925, la Fédération des
Églises libres, puis l'Alliance des
Églises réformées de Suisse,
utilisant son excellente connaissance de l'anglais
et de l'allemand, ainsi que ses relations avec les
milieux presbytériens, l'ont
délégué aux assises
religieuses internationales, qui se sont
multipliées depuis la guerre. Après
l'Alliance presbytérienne, siégeant
en juin à Cardiff, il assista en août
1925 à la Conférence de Stockholm ;
il fut également
délégué à Budapest
(1927), à La Haye (1928), à
Édimbourg, où il participa en 1929
aux grandes cérémonies pour l'union
des deux Églises
réformées d'Écosse, à
Elberfeld (1930) et à Mazamet
(1931).
Cependant la Faculté
indépendante avait fêté le 14
octobre 1930 le jubilé de son professorat
par des témoignages d'affection qui lui
furent précieux. En juin 1933, de Belfast
où la session de l'Alliance
presbytérienne lui fut une occasion de
grandes fatigues, Auguste Thiébaud se rendit
à Édimbourg pour y recevoir le
doctorat en théologie, honoris causa, que
lui décernait l'Université, dans
laquelle il avait jadis étudié. Le 27
septembre, il présentait une communication
sur le mouvement « Faith and Order »,
à l'Assemblée générale
de la Société pastorale suisse,
réunie à Neuchâtel. Il avait
repris avec courage tout son labeur ; mais il
ressentait, comme une grave menace, la fatigue du
coeur; ensuite d'une bronchite sans gravité,
une crise d'angine de poitrine foudroyante, a
l'aube du 13 décembre 1933, le faisait
passer du sommeil d'ici-bas dans la paix de
l'éternité.
Auguste Thiébaud se repose de
ses travaux (Apoc. XIV, 13) en la pleine vision du
Sauveur en qui il s'était confié.
Mais ses oeuvres ont laissé une trace
lumineuse dans l'Église et la Faculté
qu'il a servies et aimées. Par le souvenir,
par l'affection, il demeure encore au milieu de
nous.
Jules PÉTREMAND.
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