Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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AUGUSTE THIÉBAUD

NOTES ET SOUVENIRS BIOGRAPHIQUES

Années de formation à Édimbourg, Berlin et Amerongen
(1893-1896)

Arrivés à Édimbourg, les deux étudiants suisses-français s'étaient inscrits au New-College, la faculté de l'Église presbytérienne d'Écosse. La similitude des principes ecclésias. tiques et la renommée de Frédéric Godet avaient établi de précieuses relations entre la puissante Église libre et l'Église indépendante neuchâteloise, dont les étudiants étaient accueillis avec autant de cordialité que de généreuse hospitalité. Les nouveaux venus furent bien vite conquis, puis vivement frappés et impressionnés par tout ce qu'ils virent et entendirent. Leurs nouveaux professeurs ne leur montraient pas moins de bienveillance que ceux qu'ils avaient quittés ; ils les recevaient aussi « at home » pour des entretiens familiers. Les maîtres dont ils gardèrent surtout le souvenir étaient le Principal Robert Rainy, le grand ouvrier de l'union que réaliseront entre elles en 1900 les deux Églises libres, la Free Church et la Presbyterian Church ; puis le Dr Marcus Dodds, exégète du Nouveau Testament, le Dr Hislop et le Dr James Orr (1844-1913), professeur d'histoire ecclésiastique.

Non moins intéressante et animée était pour Auguste Thiébaud la vie commune des nombreux étudiants qui prenaient ensemble au New-College leur repas du milieu du jour et trouvaient bien d'autres occasions de se rencontrer et de partager leurs idées et leurs enthousiasmes. Sans doute le professeur de Glascow et «évangéliste des étudiants», Henry Drummond (1851-1899) donnait en 1893 aux États-Unis les conférences qu'il publiera l'année suivante sous le titre : The ascent of Man, et bientôt la maladie l'arrêtera définitivement; mais l'impression spirituelle qu'il avait laissée était forte et bien des étudiants d'Édimbourg se réclamaient de ses idées sur la parenté entre les lois de la nature et celles du monde spirituel. Auguste Thiébaud plus tard le citera fréquemment. Le « mouvement des volontaires pour la Mission » battait aussi son plein dans les universités anglo-saxones; on prenait part aux réunions que les étudiants eux-mêmes organisaient dans les « slums » d'Édimbourg.

La vie ecclésiastique et religieuse des Écossais et l'hospitalité « écossaise » des membres de l'Église n'étaient pas un moindre sujet d'admiration pour les deux jeunes Suisses. Les salons de beaucoup de familles leur étaient ouverts ; ces rencontres commençaient par une partie sérieuse, culminant souvent en une réunion de prières ; mais suivait alors une partie récréative avec thé, musique et jeux de la jeunesse. Une franche et saine gaîté s'unissait à une piété sérieuse et à un zèle profond pour l'Église, pour la Mission et pour la cause du Christ.(1) Comment nos deux étudiants n'auraient-ils pas ressenti estime, reconnaissance et affection pour ceux avec qui ils avaient déjà, comme réformés, de si nombreuses affinités? Seulement, au jugement d'Auguste Thiébaud, les invitations et les distractions se multipliaient trop et nuisaient au travail : Je viens, écrit-il, de rencontrer une Écossaise, Master of Arts (il y en a plusieurs ici), qui m'a parlé de choses et de livres qui me sont totalement inconnus. Je m'indigne de mon ignorance, je retourne chez moi, bien décidé à combler ces lacunes ; mais à la maison, je trouve une nouvelle invitation que je me garde de refuser. Cette semaine, j'aurai trois ou quatre soirées prises, mais ce sont des occasions précieuses de parler anglais.

Il assiste chaque jour à quatre leçons de 9 à 13 heures, trois dans le collège de l'Église presbytérienne et une au collège de l'Église libre. J'ai des cours de théologie pratique, d'histoire ecclésiastique, de littérature du Nouveau et de l'Ancien Testament. Les professeurs donnent encore leurs cours en robe et rabat ; tout a l'air plus solennel qu'à Neuchâtel, sans être pourtant raide ou guindé. Les branches d'enseignement sont à peu près les mêmes. Seulement vu le peu de temps dont disposent les professeurs (les cours ne durent que de novembre à mars), leur manière d'enseigner diffère de celle à laquelle j'étais accoutumé. Ils renoncent à donner un cours complet sur une discipline théologique et n'expliquent qu'une partie du sujet, s'en référant pour le reste à un manuel que les étudiants doivent posséder... Les mêmes questions que chez nous se posent ici, celle de l'autorité en matière de foi par exemple. D'autres préoccupent davantage, ainsi celle des relations de la religion avec les théories scientifiques modernes. Il y a ici toute une école (Drummond, de Glascow) qui s'efforce de concilier les données chrétiennes avec les théories évolutionnistes de Darwin. Les questions critiques relatives à l'Ancien Testament sont aussi examinées avec impartialité par des hommes comme Smith, de Glascow, ou Paterson dans notre propre collège. Et ce qui distingue ces théologiens des écrivains allemands, c'est que dans aucune de ces discussions l'intérêt pratique n'est perdu de vue ; les écoles sont demeurées... en rapport étroit avec l'Église. Aussi suis-je bien content d'être ici.(2)

D'autres de ces lettres racontent les événements, petits et grands, auxquels il est mêlé. Il lit les Essays de Macaulay, « de purs chefs-d'oeuvre ». Il suit le cours, donné par l'Institut protestant d'Écosse et dans lequel le Dr Orr étudie le système papal. Le dimanche soir, après le service ordinaire, il va écouter, au milieu de 300 à 400 jeunes gens, les causeries pour hommes du grand prédicateur Alexandre Whyte, qui étudiait alors les mystiques. Il entend encore le général Booth, le fondateur de l'Armée du salut, qui a dîné au milieu des étudiants. Les réunions salutistes, que nul ne trouble (tel n'avait pas été le cas à Neuchâtel), groupent des auditoires de 2000 personnes. Mes camarades n'ont rien contre l'Armée du salut ; je suis moins enchanté. Mais ne pouvant nier qu'elle a fait et fait encore beaucoup de bien, je me suis demandé ce qui peut faire la force de ces gens et je crois l'avoir trouvé. (3)

En mars 1894, il raconte qu'un « certain professeur de Berlin », nommé Pfleiderer, (4) est venu donner ici une vingtaine de conférences pour la jolie somme de 30,000 francs ou plus. J'en ai entendu cinq ou six, dans lesquelles Pfleiderer parlant de la philosophie des religions, a rangé le christianisme parmi les religions naturelles, le réduisant à un fait purement humain. Pendant qu'il était là, chacun a laissé dire. Maintenant qu'il a repris le chemin de Berlin les langues se retrouvent et l'on demande de côté et d'autre : Où donc étaient les ministres pendant ces fameuses conférences ? (5) Ces remarques engagèrent les professeurs de New-College à donner, comme « antidote à Pfleiderer», une série de contre-conférences. Elles furent suivies par un immense public ; Dodds avait au moins mille auditeurs, le Principal Rainy et Orr de 7 a 800. J'en ai admiré le ton calme et modéré, et la façon loyale dont la discussion a été menée. (6)

Cependant la fin du semestre et des cours approchait. Auguste Thiébaud, bien que, comme étranger, il n'y fût point astreint, voulut passer en anglais l'examen par lequel se terminaient les conférences historiques du Dr Orr. Il ne réussit pas trop mal et obtint un quatrième prix du Protestant Institute. Il pensait passer une quinzaine de jours à Oxford pour assister à des cours ou conférences, donnés par les professeurs les plus en vue de la Grande-Bretagne. Il ne rentra cependant pas à Fleurier, mais revint à Édimbourg où, l'activité universitaire étant maintenant suspendue, il espérait préparer en paix des examens et peut-être sa thèse. Les visites de compatriotes ou d'amis l'en empêchèrent. Il avait profité de la théologie de langue anglaise et de nombre d'ouvrages allemands, traduits dans cette langue. Mais il se rendait bien compte de l'originalité et de l'essor, autrement puissants, de la théologie allemande. À Édimbourg, le courant d'idées ne différait pas sensiblement de celui de Neuchâtel. S'il pouvait entendre Harnack, il en serait tout autrement. Transporté dans un autre monde d'idées, il aurait beaucoup plus à travailler, à réfléchir et par conséquent à gagner. Il se décida donc à passer à Berlin sa quatrième année d'études.

Capitale de l'empire militaire et industriel qui était alors à l'apogée de sa puissance, Berlin était aussi le principal centre scientifique de l'Allemagne et comme une Mecque théologique pour beaucoup d'étudiants. Mais après la cordiale sociabilité et l'active vie religieuse de l'Écosse, il était difficile de ne pas ressentir, dans l'agitation des rues et la foule des auditoires, une impression de froid et d'isolement spirituels. Aussitôt arrive dans la grande ville, Auguste Thiébaud s'était mis au travail, allant chaque matin à l'Université de 8 à 10 h., y retournant l'après-midi deux heures trois fois par semaine, consacrant la fin de la matinée à la lecture d'un ouvrage anglais, les heures libres de l'après-dîner à des lectures allemandes et le soir, pour se tenir éveillé, à de l'hébreu. Ses camarades le trouvaient casanier ; mais ils demeuraient si loin qu'une seule visite aurait demandé toute une après-midi, et en calculant que dans dix mois, il serait peut-être établi comme suffragant, le jeune théologien trouvait qu'il n'avait pas de temps à perdre.

Son jour préféré était le dimanche. Fidèle aux traditions écossaises, il assistait à trois cultes en trois langues différentes : à 9 h. 1/2, il allait au culte allemand, en général entendre le célèbre prédicateur chrétien-social Adolf Stoecker (1835-1909) ; c'était ensuite, a 11 h. 1/2, le culte anglais, enfin à 16 h. 1/2, le « culte suisse », c'est-à-dire un service français auquel participaient quelque quatre-vingts personnes et que présidaient les étudiants de la Suisse romande en séjour à Berlin. Lui-même y prêcha plusieurs fois, comme il se rendit aussi à Hambourg pour y remplacer le pasteur de la communauté française, Théodore Barrelet, lui aussi un ancien élève de la Faculté indépendante de Neuchâtel.

Mais la formation théologique fut naturellement au premier plan de ses préoccupations. Parmi les nombreux professeurs de la Faculté de Berlin, trois, et fort différents l'un de l'autre, attiraient les étudiants : le célèbre historien de l'Église et des dogmes, très apprécié de l'empereur Guillaume II, Adolf Harnack (1851-1932) réunissait les plus grands auditoires ; le dogmaticien Julius Kaftan (1848-1926), disciple de Ritschl, frappait par sa figure ascétique, le sérieux et la profondeur de sa théologie expérimentale, la pureté et la douceur de sa langue d'Allemand du Nord ; Adolf Schlatter ne professait à Berlin que depuis quelques années ; il était populaire auprès des jeunes théologiens évangéliques, moins d'ailleurs auprès des Allemands que des Suisses, ses compatriotes. Quelles impressions leur enseignement et la vie universitaire de Berlin firent-ils sur l'ancien étudiant d'Édimbourg ?
«Il faudrait, écrit-il à son ami Ch. Robert, en décembre 1894, te parler un peu de l'Université. C'est un vrai monde avec ses cinq à six mille étudiants.»

Elle présente des ressources de toute nature : la Bibliothèque royale est à côté, elle nous est ouverte gratuitement, en sorte que nous avons toutes les facilités possibles pour notre travail. Je me suis inscrit à trois cours : la Dogmatique de Kaftan, la Symbolique de Harnack et l'exégèse de l'épître aux Romains que donne Schlatter. Tu voudrais savoir comment je trouve les professeurs allemands ? Vrai, mon impression est assez mélangée.

On a sans doute l'impression de se trouver ici dans un milieu où l'activité spirituelle est intense ; à cela s'ajoute le prestige d'un passé déjà long pendant lequel les universités allemandes ont été de grands foyers de lumière. Malgré tout, on ne regrette pas d'avoir commencé ses études à la Faculté de Neuchâtel ..... Pour ce qui est des professeurs, je n'en ai pas encore trouvé un qui me rappelle réellement M. F. Godet (à la réserve de Schlatter, sous certains rapports). MM. G. Godet, Monvert, Gretillat, ne feraient, même ici, pas trop mauvaise figure : ils ont une chose qui manque à nombre de professeurs allemands, la préoccupation de ne pas séparer la théologie de la vie religieuse de l'Église.

Loin de moi la pensée de dire le moindre mal de Harnack, par exemple : c'est un savant de premier ordre, un maître captivant, un brillant orateur. Mais on ne sent pas avec lui ce courant d'intime sympathie qui s'établit si facilement entre M. F. Godet et ses étudiants, cette influence qui n'est pas seulement une impulsion donnée à l'intelligence, mais qui agit sur le caractère. La théologie est ici affaire de pure science, elle est beaucoup plus critique qu'affirmative ; je ne dis pas que Harnack soit un théologien négatif, mais il me semble s'attacher davantage à démolir ce qu'il repousse qu'à établir fermement ce qu'il admet. Il en résulte qu'un étudiant de Harnack pourrait, je crois, arrivant au terme de ses huit semestres, se trouver devant une église de gens qu'il s'agit de diriger et ne pas savoir que leur dire, quel message il est chargé de leur apporter.

Kaftan me laisse dans l'indécision. Il me semble que je ne le comprends pas. Ses divisions sont très simples, sa pensée simple, sa diction simple, je comprends ses paroles, et cependant le fond de sa pensée m'échappe. je crois y trouver des contradictions et je n'ose pourtant l'affirmer à cause de ma connaissance imparfaite de la langue. L'allemand en général me parait manquer de précision : il y a dans cette langue une quantité énorme de termes abstraits, de composés, de dérivés au sens indécis et dont seul l'ensemble de la phrase détermine la signification. je regrette l'anglais si Simple, si clair, si rapide, si nerveux, ou notre français avec sa merveilleuse limpidité. Pour en revenir aux professeurs, Schlatter me satisfait entièrement. Il n'a pas très bonne façon, si l'on veut ; il lui arrive de mettre sa cravate à l'envers. On prétend que tous les chapitres de sa dogmatique ne découlent pas l'un de l'autre avec une nécessité rigoureuse. Mais c'est un homme qui surpasse en originalité tous ses collègues, un homme affable, plein de cordialité (il donne chaque semaine un soir aux étudiants suisses), un penseur profond, plein de bon sens et surtout affirmatif dans le bon sens du mot. Non une simple répétition des formules orthodoxes ; ce que j'entends, c'est qu'il veut avant tout construire, et non pas démolir, qu'il met autant de soin et de science à ses démonstrations des grandes doctrines bibliques que d'autres en apportent à dénoncer des contradictions entre les synoptiques ou dans les formules de la théologie orthodoxe du XVIIe siècle. (7)

On aura remarque l'angle pratique et pastoral sous lequel Auguste Thiébaud juge études et professeurs. La pensée du ministère prochain, et des responsabilités qu'il comporte, domine son esprit. Une question que je me pose, écrit-il à une de ses cousines en décembre 1894, est celle de savoir où je passerai Noël l'an prochain ; je me décide peu à peu à terminer mes examens a la fin de septembre 1895. Après cela que deviendrai-je? Faudra-t-il partir pour la France, la Belgique ou l'Afrique?

Ses camarades de volée avaient été consacrés en juin 1895, ses professeurs l'engageaient aussi à achever ses études. Tout devait le pousser à terminer. Mais il était, et il restera encore bien des années, de caractère hésitant, et en définitive il accepta un préceptorat qui lui était offert en Hollande.

C'est à Amerongen, dans la province d'Utrecht, chez le comte Bentinck, qu'Auguste Thiébaud va passer l'année 1895 à 1896. Il avait espéré consacrer beaucoup de temps à ses travaux et spécialement à sa thèse. L'éducation des jeunes fils du comte l'occupait plus qu'il ne l'avait pense, non qu'ils fussent passionnés de grec ou de latin, mais ils aimaient que leur précepteur partageât leurs jeux et les aidât entre autres à édifier dans le parc une cabane en briques. Pour le dire en passant, on sait qu'en 1918, au lendemain de l'armistice, Guillaume Il se réfugia d'abord chez le comte Bentinck, et il parait que c'est dans la cabane édifiée par le candidat en théologie, que l'ex-seigneur de la guerre se distrayait, en sciant du bois, de la chute de son empire.

Cependant à Paris Charles Robert s'indignait que son ami s'attardât à son métier de précepteur. Il avait obtenu de la Société des Missions de Paris que, durant l'absence de M. Krüger, elle demandât à Auguste Thiébaud de le remplacer et de lire ses cours à la Maison des missions. C'était l'amorce d'une carrière nouvelle, celle du professorat. Si tentante que fût cette offre, l'intéressé ne s'estima pas libre de rompre un engagement pris et resta à Amerongen. Il y gagna d'ajouter à la connaissance de l'anglais et de l'allemand, celle du hollandais qui lui servira tant auprès des communautés flamandes en Belgique que bien plus tard dans ses relations avec des étudiants venus des Pays-Bas.

Son préceptorat achevé, il remplaça quelque temps un pasteur en Belgique et s'enthousiasma pour l'oeuvre d'évangélisation populaire qui se poursuivait dans ce pays. Aussi de retour dans sa famille se hâta-t-il de terminer la thèse qu'il préparait sur L'évolution de la religion de l'Ancien Testament et ses principaux facteurs, d'après Wellhausen. Il la soutenait le 30 septembre, obtenant ainsi le grade de licencié en théologie, (8) et le 3 novembre 1896, il était consacré a Neuchâtel, ainsi que MM. Henry et Mayü, par les soins du pasteur Édouard Rosselet qui prêcha avec feu et avec foi sur le texte de Luc VII, 14 : « Jeune homme, je te le dis, lève-toi ».


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Année de ministère pastoral en Belgique
(1896-1905)

Auguste Thiébaud a passé huit ans et demi en Belgique; il y a été pasteur à Quaregnon, dans le Borinage, de novembre 1896 a mars 1903, puis à Lize-Seraing, près de Liège, d'avril 1903 à juillet 1905. L'Église missionnaire belge, au service de laquelle il entrait, comptait dans son clergé un fort grand nombre de ses compatriotes de Suisse romande, et alors principalement des Neuchâtelois, de ses amis et anciens condisciples de la Faculté indépendante. (9) Mais plus encore que par les relations cordiales avec ses collègues, il fut conquis par l'oeuvre qui lui était confiée. « Ma première année de ministère, écrira-t-il plus tard, fut certainement une année de travail ; mais c'était l'oeuvre qui me portait bien plus que je ne me donnais à elle. » (10) C'est que l'Église missionnaire belge, justifiant pleinement son titre, était alors dans une période remarquable d'expansion et d'activité. Ses conquêtes avaient été grandes surtout dans les contrées wallonnes et parmi les mineurs. C'était une population rude, inculte et ignorante, aux disputes vives entre familles et dans les foyers, au labeur dur et exténuant, dans laquelle l'alcoolisme faisait de grands ravages. Mais c'étaient aussi des hommes au coeur chaud, dévoués et actifs pour seconder le pasteur, courageux et fermes dans leurs convictions nouvelles, chez lesquels l'Évangile produisait des conversions et des transformations de vie souvent magnifiques. Nous avons eu dernièrement d'intéressantes captures, ainsi cinq beaux-frères dont quelques-uns étaient de grands buveurs et qui maintenant marchent admirablement. C'est par une Bible que l'un d'entre eux avait achetée que le travail a commencé chez eux. (11) On comprend qu'Auguste Thiébaud se soit bientôt attaché à cette Église missionnaire où il devait beaucoup recevoir et encore plus donner.

À Quaregnon, le nouveau pasteur avait vite conquis la confiance de ses paroissiens. Il savait l'importance des visites pastorales et il avait le talent de mettre chacun à l'aise. Dans une famille où le torchon brûlait, il s'asseyait tranquillement, allumait sa pipe ou acceptait la tasse de café, souvent exécrable, que le Borain tient toujours prête ; il laissait les gens déballer leurs griefs et donner essor à leur irritation, puis, par sa fermeté et son bon sens, il apaisait et souvent réconciliait les adversaires de tout à l'heure.

Sa tâche grandissait sans cesse, d'autant qu'à côté de sa paroisse, il avait organisé une annexe à Hornu, grande localité minière que jusqu'alors on avait évangélisée à la fois de Wasmes et de Quaregnon, mais sans grands succès. Le premier culte y fut à nouveau célébré le 28 août 1898 dans une maison particulière. Les résultats furent des plus encourageants, mais aussi le travail fut doublé pour le pasteur de Quaregnon.

Les dimanches d'Auguste Thiébaud se trouvent dès lors remplis comme suit : le matin, il se rend à Hornu pour l'école du dimanche et le culte ; l'après-midi, dès 14 heures, les mêmes services au temple de Quaregnon, plus l'Union chrétienne, et le soir assemblée d'évangélisation à tour de rôle dans l'une ou l'autre localité. La semaine, cinq réunions du mardi au samedi. Mais il y a encore les réunions d'abstinence de l'Étoile bleue, il y a les soirées récréatives et théâtrales, que les Belges aiment beaucoup, mais pour lesquelles il faut tout préparer, y compris des saynètes qui font défaut. Et d'une brochure d'Arthur Massé, l'Ancien-Bellettrien neuchâtelois tire une petite pièce antialcoolique qu'il intitule Le Pari. Il y a la fête de Noël avec l'arbre et les «productions» diverses, et le culte, et les chants: à Hornu, dans une salle de danse ou de meeting, où 700 personnes auraient été serrées, il s'en presse près de 1000, pendant trois heures et dans une chaleur suffocante!

À mesure qu'Auguste Thiébaud est mieux connu, on le charge de toutes sortes de missions. On l'appelle dans diverses paroisses belges : au printemps 1901, il conférencie et donne un cours biblique pour les Unions chrétiennes ; il fait des conférences à Bruxelles sur Knox ou sur Livingstone ; il a des travaux en préparation sur la théologie d'Auguste Sabatier ou sur la sainteté de Jésus, celle-ci pour les colporteurs bibliques, qui sont en Belgique d'utiles agents d'évangélisation. Viennent enfin les voyages de collecte en contrées anglo-saxones. Du nord de l'Irlande, il raconte, en ce même printemps 1901 : J'ai eu à donner une dizaine de conférences sur notre oeuvre de Belgique dans des salons ou des salles de réunions attenantes à diverses églises. J'étais au milieu d'épiscopaux et n'aurais pu, moi presbytérien, prendre la parole dans l'église même. Mais les pasteurs que j'ai rencontrés m'ont paru larges d'idées et plusieurs m'ont exprimé l'espoir qu'un temps viendra où presbytériens et épiscopaux pourront faire échange de chaires. Ce travail de collecteur, si rebutant parfois et qu'il accomplissait en se refusant tout confort, Auguste Thiébaud l'a continué pour sa chère Église missionnaire belge même après son retour en Suisse. Il s'est ainsi fait connaître et apprécier des presbytériens de Grande-Bretagne et il s'est préparé à la mission, qui sera plus tard la sienne, de servir d'agent de liaison entre les milieux ecclésiastiques anglais et ceux de Suisse. En 1910, il remplacera quelques semaines le pasteur français de Londres. (12)

Les détails que nous venons de donner d'après sa correspondance seront utilement contrôlés et complétés par les souvenirs que nous communique aimablement un de ses collègues d'alors, M. Ernest Favre, actuellement pasteur de l'Église libre de Lausanne :
« je revois encore Auguste Thiébaud sur le quai de la gare de Mons, lors de notre première rencontre. C'était dans l'après-midi du 31 mars 1900 ; il était venu chercher le tout jeune pasteur qui débarquait de Suisse et devait être installé à Jemappes le lendemain. Pluie fine. Ciel bas. Pays noir. L'arrivant, qui avait le coeur un peu gros, avait trouvé son collègue bien réservé, bien silencieux.

« Il ne savait pas ce qui se cachait d'intelligence et de bonté sous cette apparence si tranquille. Il allait l'apprendre durant trois années du voisinage le plus fraternel et le plus agréable. Les deux presbytères étaient à vingt minutes l'un de l'autre. Tout facilitait une étroite collaboration. C'est ainsi que, durant près de deux ans, tous les mardi matin, tantôt chez lui, tantôt chez moi, nous avons préparé ensemble le plan de notre prédication du dimanche. Sur les notes ainsi élaborées, chacun travaillait ensuite de son côté ; cette association, où les parts étaient singulièrement inégales, avait entre autres pour but d'éviter la fièvre du samedi et des préparations hâtives.

« À Quaregnon, bien jeune encore, Auguste Thiébaud donnait déjà sa mesure. Les années de son ministère furent un temps prospère pour cette Église. L'oeuvre de la tempérance, en particulier, connut un essor étonnant : cortèges, représentations, meetings, se succédaient à de courts intervalles, et les signatures, sans interruption ; on compta jusqu'à 500 membres de l'Étoile bleue. Pourtant le pasteur n'était pas avant tout l'homme de l'organisation, ni des manifestations sensationnelles. Son influence fut surtout spirituelle. Sans grand bruit, il créa une élite à la piété intime et chaude qui donna à l'Église sa qualité propre. Il y avait là de jeunes hommes, capables de profiter des dons intellectuels de leur pasteur et qui lui étaient vraiment attaches, ainsi que tout le monde d'ailleurs. C'est qu'aussi, comme il les connaissait, ses Borains! Comme il restait calme et confiant au milieu des bruyants éclats de leurs discussions! Il savait que là-bas, si la tête est chaude, le coeur l'est aussi. Pour finir, quand ce n'était pas pour Commencer, on acceptait son autorité, on subissait le prestige de cet homme supérieur par le savoir, la piété, et l'humilité.

« Même influence à Lize-Seraing, dans une Église pleine de ressources, mais qu'un long intérim avait débilitée. Là aussi sa bonhomie perspicace, sa mémoire, la facilité de sa parole, lui gagnèrent les coeurs. Il était malicieux et il était bon : deux qualités précieuses pour un pasteur, quand elles vont ensemble! Il eut ainsi des succès sensationnels dans telle conférence contradictoire. Je le revois, lors d'une fête unioniste, sur une vaste estrade, défendant la Bible. Ses gens étaient tout fiers de lui. Nous aussi.

« Dans la jolie société des «lundis » du Borinage (presque une colonie suisse), comme dans le corps pastoral belge en général, son autorité s'est doucement et sûrement imposée. Là aussi on aimait « l'incorruptibilité de son esprit doux et paisible », son bon sens, sa sagesse et son humour. Il y avait alors en Belgique une assez nombreuse escouade de pasteurs actifs, remuants, au zèle un peu révolutionnaire. Cela inspirait bien quelques inquiétudes aux autorités constituées, mais cela donnait surtout à l'Église un entrain, un élan remarquables. On vivait, on travaillait avec plénitude. Dans cette joyeuse et vaillante équipe, Auguste Thiébaud jouait souvent le rôle de conseiller, de modérateur, tout en jouissant des facéties et même des incartades de collègues trop entreprenants. Partout indiscuté, il facilitait toujours les choses ; aussi occupa-t-il dès 1902 une grande place au sein du Comité administrateur de l'Église missionnaire belge.

« Naturellement on le mit très vite à contribution. Ces initiales A. T., on les retrouverait bien des fois, entre 1896 et 1905, dans Le Chrétien belge, dans Paix et Liberté, dans La jeunesse chrétienne, où il rédigea les leçons d'école du dimanche. Il avait déjà ce style fluide, au cours limpide et régulier, qui se lisait si agréablement.

« Mais c'était surtout lors de la conférence théologique annuelle, à Bruxelles, que se remarquaient la personnalité et les talents de notre ami. Cette institution, créée pour maintenir le goût de l'étude, le travail de la pensée dans un clergé très accaparé par le ministère pratique, réunissait les pasteurs belges pour deux ou trois jours de travaux, d'entretiens, de rencontres familières. Or, parmi nous, il en était un dont on attendait toujours l'avis et qui nous résumait les questions avec une simplicité, une clarté admirables. Dans ce domaine, sans le vouloir, sans même le savoir, il régnait sur ses collègues, qui voyaient déjà poindre en lui le professeur.

« Lumineux souvenirs! Lorsque plus tard ceux qui avaient eu le bonheur de les vivre ensemble, se retrouvaient à Neuchâtel ou ailleurs, c'est à eux qu'à un moment donné, ils retournaient toujours. Des allusions, des expressions leur revenaient aux lèvres ; des épisodes se présentaient à leur mémoire, et à leurs yeux de rudes et sympathiques visages. Thiébaud se mettait à parler le wallon, le patois pittoresque et savoureux de sa seconde patrie »

Déjà en 1898, alors qu'il était pasteur à Quaregnon, Auguste Thiébaud avait reçu un appel qui l'avait fort trouble. La Société des Missions de Paris avait songé à créer à Madagascar un institut théologique pour y former le clergé malgache et avait pensé à lui pour le diriger. Le jeune pasteur avait été tenté par cette tâche missionnaire et pédagogique. Il s'était efforcé (Dieu sait quand et comment dans son existence si remplie) de se tenir au courant des publications essentielles en théologie. Au début de 1905, il reçut un appel à une chaire devenue libre dans la Faculté où il avait commencé ses études. Rien ne pouvait lui plaire davantage que de reprendre des études scientifiques et surtout de former des jeunes gens pour le ministère chrétien. D'autre part, il s'était profondément attaché à l'Église missionnaire belge, dans laquelle il pensait poursuivre sa carrière ; il se sentait aimé et il se savait utile dans ce champ de travail. Il était cruellement déchiré intérieurement. Il hésita longtemps. Ce ne fut que le matin du jour où devait être repourvue la chaire vacante qu'il télégraphiait: «Si encore temps, j'accepte».


Table des matières

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(1) Plusieurs des détails qui précèdent nous ont été fournis par M. Samuel Bovet, ancien missionnaire dans l'Afrique du Sud, qui étudia à Édimbourg de 1894 à 1895.
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(2) Lettre à Ch. Robert, 11 décembre 1893.
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(3) Lettre à ses parents, mars 1894.
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(4) Otto Pfleiderer (1839-1908), depuis 1875 professeur à Berlin de théologie pratique, néo-testamentaire et systématique, plus philosophe de la religion que théologien, voyait en effet dans le christianisme un fait de syncrétisme religieux.
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(5) Lettre à ses parents, mars 1894.
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(6) Idem.
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(7) Voir aussi son étude : Adolf Schlatter, pour ses quatre-vingts ans (Revue de théologie et de philosophie de Lausanne 1932).
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(8) Ce que maintenant les Facultés de langue française appellent baccalauréat en théologie.
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(9) Tels H. Moll, H. Borel, S. Barrelet, R.-S. Junod, P. Tripet, S. Grandjean, N. Grospierre.
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(10) Voir p. 121 (méditation du 19. XII. 3 1.)
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(11) Lettre à ses parents. 15 juillet 1899.
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(12) Les détails donnée ci-dessus sont empruntés à des lettres d'A. Thiébaud, à sa cousine, 28 octobre 1898, à aux parents du 30 décembre 1898, du 15 juillet 1899 et du printemps 1901.

 

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