AUGUSTE
THIÉBAUD
NOTES ET SOUVENIRS
BIOGRAPHIQUES
Années de formation à
Édimbourg, Berlin et Amerongen
(1893-1896)
Arrivés à Édimbourg, les
deux étudiants suisses-français
s'étaient inscrits au New-College, la
faculté de l'Église
presbytérienne d'Écosse. La
similitude des principes ecclésias. tiques
et la renommée de Frédéric
Godet avaient établi de précieuses
relations entre la puissante Église libre et
l'Église indépendante
neuchâteloise, dont les étudiants
étaient accueillis avec autant de
cordialité que de généreuse
hospitalité. Les nouveaux venus furent bien
vite conquis, puis vivement frappés et
impressionnés par tout ce qu'ils virent et
entendirent. Leurs nouveaux professeurs ne leur
montraient pas moins de bienveillance que ceux
qu'ils avaient quittés ; ils les recevaient
aussi « at home » pour des entretiens
familiers. Les maîtres dont ils
gardèrent surtout le souvenir étaient
le Principal Robert Rainy, le grand ouvrier de
l'union que réaliseront entre elles en 1900
les deux Églises libres, la Free Church et
la Presbyterian Church ; puis le Dr Marcus Dodds,
exégète du Nouveau Testament, le Dr
Hislop et le Dr James Orr (1844-1913), professeur
d'histoire ecclésiastique.
Non moins intéressante et
animée était pour Auguste
Thiébaud la vie commune des nombreux
étudiants qui prenaient ensemble au
New-College leur repas du milieu du
jour et trouvaient bien d'autres
occasions de se rencontrer et de partager leurs
idées et leurs enthousiasmes. Sans doute le
professeur de Glascow et
«évangéliste des
étudiants», Henry Drummond (1851-1899)
donnait en 1893 aux États-Unis les
conférences qu'il publiera l'année
suivante sous le titre : The ascent of Man, et
bientôt la maladie l'arrêtera
définitivement; mais l'impression
spirituelle qu'il avait laissée était
forte et bien des étudiants
d'Édimbourg se réclamaient de ses
idées sur la parenté entre les lois
de la nature et celles du monde spirituel. Auguste
Thiébaud plus tard le citera
fréquemment. Le « mouvement des
volontaires pour la Mission » battait aussi
son plein dans les universités
anglo-saxones; on prenait part aux réunions
que les étudiants eux-mêmes
organisaient dans les « slums »
d'Édimbourg.
La vie ecclésiastique et
religieuse des Écossais et
l'hospitalité « écossaise »
des membres de l'Église n'étaient pas
un moindre sujet d'admiration pour les deux jeunes
Suisses. Les salons de beaucoup de familles leur
étaient ouverts ; ces rencontres
commençaient par une partie sérieuse,
culminant souvent en une réunion de
prières ; mais suivait alors une partie
récréative avec thé, musique
et jeux de la jeunesse. Une franche et saine
gaîté s'unissait à une
piété sérieuse et à un
zèle profond pour l'Église, pour la
Mission et pour la cause du
Christ.(1)
Comment nos deux étudiants
n'auraient-ils pas ressenti
estime, reconnaissance et affection pour ceux avec
qui ils avaient déjà, comme
réformés, de si nombreuses
affinités? Seulement, au jugement d'Auguste
Thiébaud, les invitations et les
distractions se multipliaient trop et nuisaient au
travail : Je viens, écrit-il, de rencontrer
une Écossaise, Master of Arts (il y en a
plusieurs ici), qui m'a parlé de choses et
de livres qui me sont totalement inconnus. Je
m'indigne de mon ignorance, je retourne chez moi,
bien décidé à combler ces
lacunes ; mais à la maison, je trouve une
nouvelle invitation que je me garde de refuser.
Cette semaine, j'aurai trois ou quatre
soirées prises, mais ce sont des occasions
précieuses de parler anglais.
Il assiste chaque jour à
quatre leçons de 9 à 13 heures, trois
dans le collège de l'Église
presbytérienne et une au collège de
l'Église libre. J'ai des cours de
théologie pratique, d'histoire
ecclésiastique, de littérature du
Nouveau et de l'Ancien Testament. Les professeurs
donnent encore leurs cours en robe et rabat ; tout
a l'air plus solennel qu'à Neuchâtel,
sans être pourtant raide ou guindé.
Les branches d'enseignement sont à peu
près les mêmes. Seulement vu le peu de
temps dont disposent les professeurs (les cours ne
durent que de novembre à mars), leur
manière d'enseigner diffère de celle
à laquelle j'étais accoutumé.
Ils renoncent à donner un cours complet sur
une discipline théologique et n'expliquent
qu'une partie du sujet, s'en référant
pour le reste à un manuel que les
étudiants doivent posséder... Les
mêmes questions que chez nous se posent ici,
celle de l'autorité en matière de foi
par exemple. D'autres préoccupent davantage,
ainsi celle des relations de la religion avec les
théories scientifiques modernes. Il y a ici
toute une école (Drummond, de Glascow) qui
s'efforce de concilier les données
chrétiennes avec les théories
évolutionnistes de Darwin. Les questions
critiques relatives à l'Ancien Testament
sont aussi examinées avec
impartialité par des
hommes comme Smith, de Glascow, ou Paterson dans
notre propre collège. Et ce qui distingue
ces théologiens des écrivains
allemands, c'est que dans aucune de ces discussions
l'intérêt pratique n'est perdu de vue
; les écoles sont demeurées... en
rapport étroit avec l'Église. Aussi
suis-je bien content d'être
ici.(2)
D'autres de ces lettres racontent
les événements, petits et grands,
auxquels il est mêlé. Il lit les
Essays de Macaulay, « de purs chefs-d'oeuvre
». Il suit le cours, donné par
l'Institut protestant d'Écosse et dans
lequel le Dr Orr étudie le système
papal. Le dimanche soir, après le service
ordinaire, il va écouter, au milieu de 300
à 400 jeunes gens, les causeries pour hommes
du grand prédicateur Alexandre Whyte, qui
étudiait alors les mystiques. Il entend
encore le général Booth, le fondateur
de l'Armée du salut, qui a dîné
au milieu des étudiants. Les réunions
salutistes, que nul ne trouble (tel n'avait pas
été le cas à Neuchâtel),
groupent des auditoires de 2000 personnes. Mes
camarades n'ont rien contre l'Armée du salut
; je suis moins enchanté. Mais ne pouvant
nier qu'elle a fait et fait encore beaucoup de
bien, je me suis demandé ce qui peut faire
la force de ces gens et je crois l'avoir
trouvé.
(3)
En mars 1894, il raconte qu'un
« certain professeur de Berlin »,
nommé Pfleiderer,
(4) est venu
donner ici une vingtaine de
conférences pour la jolie somme de 30,000
francs ou plus. J'en ai entendu cinq ou six, dans
lesquelles Pfleiderer parlant de la philosophie des
religions, a rangé le christianisme parmi
les religions naturelles, le réduisant
à un fait purement humain. Pendant qu'il
était là, chacun a laissé
dire. Maintenant qu'il a repris le chemin de Berlin
les langues se retrouvent et l'on demande de
côté et d'autre : Où donc
étaient les ministres pendant ces fameuses
conférences ?
(5) Ces remarques
engagèrent les professeurs de New-College
à donner, comme « antidote à
Pfleiderer», une série de
contre-conférences. Elles furent suivies par
un immense public ; Dodds avait au moins mille
auditeurs, le Principal Rainy et Orr de 7 a 800.
J'en ai admiré le ton calme et
modéré, et la façon loyale
dont la discussion a été
menée.
(6)
Cependant la fin du semestre et des
cours approchait. Auguste Thiébaud, bien
que, comme étranger, il n'y fût point
astreint, voulut passer en anglais l'examen par
lequel se terminaient les conférences
historiques du Dr Orr. Il ne réussit pas
trop mal et obtint un quatrième prix du
Protestant Institute. Il pensait passer une
quinzaine de jours à Oxford pour assister
à des cours ou conférences,
donnés par les professeurs les plus en vue
de la Grande-Bretagne. Il ne rentra cependant pas
à Fleurier, mais revint à
Édimbourg où, l'activité
universitaire étant maintenant suspendue, il
espérait préparer en paix des examens
et peut-être sa thèse. Les visites de
compatriotes ou d'amis l'en
empêchèrent. Il
avait profité de la
théologie de langue anglaise et de nombre
d'ouvrages allemands, traduits dans cette langue.
Mais il se rendait bien compte de
l'originalité et de l'essor, autrement
puissants, de la théologie allemande.
À Édimbourg, le courant
d'idées ne différait pas sensiblement
de celui de Neuchâtel. S'il pouvait entendre
Harnack, il en serait tout autrement.
Transporté dans un autre monde
d'idées, il aurait beaucoup plus à
travailler, à réfléchir et par
conséquent à gagner. Il se
décida donc à passer à Berlin
sa quatrième année d'études.
Capitale de l'empire militaire et industriel qui
était alors à l'apogée de sa
puissance, Berlin était aussi le principal
centre scientifique de l'Allemagne et comme une
Mecque théologique pour beaucoup
d'étudiants. Mais après la cordiale
sociabilité et l'active vie religieuse de
l'Écosse, il était difficile de ne
pas ressentir, dans l'agitation des rues et la
foule des auditoires, une impression de froid et
d'isolement spirituels. Aussitôt arrive dans
la grande ville, Auguste Thiébaud
s'était mis au travail, allant chaque matin
à l'Université de 8 à 10 h., y
retournant l'après-midi deux heures trois
fois par semaine, consacrant la fin de la
matinée à la lecture d'un ouvrage
anglais, les heures libres de
l'après-dîner à des lectures
allemandes et le soir, pour se tenir
éveillé, à de l'hébreu.
Ses camarades le trouvaient casanier ; mais ils
demeuraient si loin qu'une seule visite aurait
demandé toute une après-midi, et en
calculant que dans dix mois, il
serait peut-être établi comme
suffragant, le jeune théologien trouvait
qu'il n'avait pas de temps à
perdre.
Son jour
préféré était le
dimanche. Fidèle aux traditions
écossaises, il assistait à trois
cultes en trois langues différentes :
à 9 h. 1/2, il allait au culte allemand, en
général entendre le
célèbre prédicateur
chrétien-social Adolf Stoecker (1835-1909) ;
c'était ensuite, a 11 h. 1/2, le culte
anglais, enfin à 16 h. 1/2, le « culte
suisse », c'est-à-dire un service
français auquel participaient quelque
quatre-vingts personnes et que présidaient
les étudiants de la Suisse romande en
séjour à Berlin. Lui-même y
prêcha plusieurs fois, comme il se rendit
aussi à Hambourg pour y remplacer le pasteur
de la communauté française,
Théodore Barrelet, lui aussi un ancien
élève de la Faculté
indépendante de Neuchâtel.
Mais la formation théologique
fut naturellement au premier plan de ses
préoccupations. Parmi les nombreux
professeurs de la Faculté de Berlin, trois,
et fort différents l'un de l'autre,
attiraient les étudiants : le
célèbre historien de l'Église
et des dogmes, très apprécié
de l'empereur Guillaume II, Adolf Harnack
(1851-1932) réunissait les plus grands
auditoires ; le dogmaticien Julius Kaftan
(1848-1926), disciple de Ritschl, frappait par sa
figure ascétique, le sérieux et la
profondeur de sa théologie
expérimentale, la pureté et la
douceur de sa langue d'Allemand du Nord ; Adolf
Schlatter ne professait à Berlin que depuis
quelques années ; il était populaire
auprès des jeunes théologiens
évangéliques, moins d'ailleurs
auprès des Allemands que des
Suisses, ses compatriotes.
Quelles impressions leur enseignement et la vie
universitaire de Berlin firent-ils sur l'ancien
étudiant d'Édimbourg ?
«Il faudrait, écrit-il
à son ami Ch. Robert, en décembre
1894, te parler un peu de l'Université.
C'est un vrai monde avec ses cinq à six
mille étudiants.»
Elle présente des ressources
de toute nature : la Bibliothèque royale est
à côté, elle nous est ouverte
gratuitement, en sorte que nous avons toutes les
facilités possibles pour notre travail. Je
me suis inscrit à trois cours : la
Dogmatique de Kaftan, la Symbolique de Harnack et
l'exégèse de l'épître
aux Romains que donne Schlatter. Tu voudrais savoir
comment je trouve les professeurs allemands ? Vrai,
mon impression est assez
mélangée.
On a sans doute l'impression de se
trouver ici dans un milieu où
l'activité spirituelle est intense ;
à cela s'ajoute le prestige d'un
passé déjà long pendant lequel
les universités allemandes ont
été de grands foyers de
lumière. Malgré tout, on ne regrette
pas d'avoir commencé ses études
à la Faculté de Neuchâtel .....
Pour ce qui est des professeurs, je n'en ai pas
encore trouvé un qui me rappelle
réellement M. F. Godet (à la
réserve de Schlatter, sous certains
rapports). MM. G. Godet, Monvert, Gretillat, ne
feraient, même ici, pas trop mauvaise figure
: ils ont une chose qui manque à nombre de
professeurs allemands, la préoccupation de
ne pas séparer la théologie de la vie
religieuse de l'Église.
Loin de moi la pensée de dire
le moindre mal de Harnack, par exemple : c'est un
savant de premier ordre, un maître captivant,
un brillant orateur. Mais on ne sent pas avec lui
ce courant d'intime sympathie qui s'établit
si facilement entre M. F. Godet et ses
étudiants, cette influence qui n'est pas
seulement une impulsion donnée à
l'intelligence, mais qui agit sur le
caractère. La théologie est ici
affaire de pure science, elle est beaucoup plus
critique qu'affirmative ; je ne dis pas que Harnack
soit un théologien
négatif, mais il me semble s'attacher
davantage à démolir ce qu'il repousse
qu'à établir fermement ce qu'il
admet. Il en résulte qu'un étudiant
de Harnack pourrait, je crois, arrivant au terme de
ses huit semestres, se trouver devant une
église de gens qu'il s'agit de diriger et ne
pas savoir que leur dire, quel message il est
chargé de leur apporter.
Kaftan me laisse dans
l'indécision. Il me semble que je ne le
comprends pas. Ses divisions sont très
simples, sa pensée simple, sa diction
simple, je comprends ses paroles, et cependant le
fond de sa pensée m'échappe. je crois
y trouver des contradictions et je n'ose pourtant
l'affirmer à cause de ma connaissance
imparfaite de la langue. L'allemand en
général me parait manquer de
précision : il y a dans cette langue une
quantité énorme de termes abstraits,
de composés, de dérivés au
sens indécis et dont seul l'ensemble de la
phrase détermine la signification. je
regrette l'anglais si Simple, si clair, si rapide,
si nerveux, ou notre français avec sa
merveilleuse limpidité. Pour en revenir aux
professeurs, Schlatter me satisfait
entièrement. Il n'a pas très bonne
façon, si l'on veut ; il lui arrive de
mettre sa cravate à l'envers. On
prétend que tous les chapitres de sa
dogmatique ne découlent pas l'un de l'autre
avec une nécessité rigoureuse. Mais
c'est un homme qui surpasse en originalité
tous ses collègues, un homme affable, plein
de cordialité (il donne chaque semaine un
soir aux étudiants suisses), un penseur
profond, plein de bon sens et surtout affirmatif
dans le bon sens du mot. Non une simple
répétition des formules orthodoxes ;
ce que j'entends, c'est qu'il veut avant tout
construire, et non pas démolir, qu'il met
autant de soin et de science à ses
démonstrations des grandes doctrines
bibliques que d'autres en apportent à
dénoncer des contradictions entre les
synoptiques ou dans les formules de la
théologie orthodoxe du XVIIe siècle.
(7)
On aura remarque l'angle pratique et
pastoral sous lequel Auguste Thiébaud juge
études et professeurs. La pensée du
ministère prochain, et des
responsabilités qu'il comporte, domine son
esprit. Une question que je me pose,
écrit-il à une de ses cousines en
décembre 1894, est celle de savoir où
je passerai Noël l'an prochain ; je me
décide peu à peu à terminer
mes examens a la fin de septembre 1895.
Après cela que deviendrai-je? Faudra-t-il
partir pour la France, la Belgique ou
l'Afrique?
Ses camarades de volée
avaient été consacrés en juin
1895, ses professeurs l'engageaient aussi à
achever ses études. Tout devait le pousser
à terminer. Mais il était, et il
restera encore bien des années, de
caractère hésitant, et en
définitive il accepta un préceptorat
qui lui était offert en Hollande.
C'est à Amerongen, dans la
province d'Utrecht, chez le comte Bentinck,
qu'Auguste Thiébaud va passer l'année
1895 à 1896. Il avait espéré
consacrer beaucoup de temps à ses travaux et
spécialement à sa thèse.
L'éducation des jeunes fils du comte
l'occupait plus qu'il ne l'avait pense, non qu'ils
fussent passionnés de grec ou de latin, mais
ils aimaient que leur précepteur
partageât leurs jeux et les aidât entre
autres à édifier dans le parc une
cabane en briques. Pour le dire en passant, on sait
qu'en 1918, au lendemain de l'armistice, Guillaume
Il se réfugia d'abord chez le comte
Bentinck, et il parait que c'est dans la cabane
édifiée par le candidat en
théologie, que
l'ex-seigneur de la guerre se distrayait, en sciant
du bois, de la chute de son empire.
Cependant à Paris Charles
Robert s'indignait que son ami s'attardât
à son métier de précepteur. Il
avait obtenu de la Société des
Missions de Paris que, durant l'absence de M.
Krüger, elle demandât à Auguste
Thiébaud de le remplacer et de lire ses
cours à la Maison des missions.
C'était l'amorce d'une carrière
nouvelle, celle du professorat. Si tentante que
fût cette offre, l'intéressé ne
s'estima pas libre de rompre un engagement pris et
resta à Amerongen. Il y gagna d'ajouter
à la connaissance de l'anglais et de
l'allemand, celle du hollandais qui lui servira
tant auprès des communautés flamandes
en Belgique que bien plus tard dans ses relations
avec des étudiants venus des
Pays-Bas.
Son préceptorat
achevé, il remplaça quelque temps un
pasteur en Belgique et s'enthousiasma pour l'oeuvre
d'évangélisation populaire qui se
poursuivait dans ce pays. Aussi de retour dans sa
famille se hâta-t-il de terminer la
thèse qu'il préparait sur
L'évolution de la religion de l'Ancien
Testament et ses principaux facteurs,
d'après Wellhausen. Il la soutenait le 30
septembre, obtenant ainsi le grade de
licencié en théologie,
(8) et le 3
novembre 1896, il était consacré a
Neuchâtel, ainsi que MM. Henry et Mayü,
par les soins du pasteur Édouard Rosselet
qui prêcha avec feu et avec foi sur le texte
de Luc VII, 14 : « Jeune homme, je te le dis,
lève-toi ».
.
Année de ministère
pastoral en Belgique
(1896-1905)
Auguste Thiébaud a passé huit ans
et demi en Belgique; il y a été
pasteur à Quaregnon, dans le Borinage, de
novembre 1896 a mars 1903, puis à
Lize-Seraing, près de Liège, d'avril
1903 à juillet 1905. L'Église
missionnaire belge, au service de laquelle il
entrait, comptait dans son clergé un fort
grand nombre de ses compatriotes de Suisse romande,
et alors principalement des Neuchâtelois, de
ses amis et anciens condisciples de la
Faculté indépendante.
(9) Mais plus
encore que par les relations cordiales avec ses
collègues, il fut conquis par l'oeuvre qui
lui était confiée. « Ma
première année de ministère,
écrira-t-il plus tard, fut certainement une
année de travail ; mais c'était
l'oeuvre qui me portait bien plus que je ne me
donnais à elle. »
(10) C'est que
l'Église missionnaire belge, justifiant
pleinement son titre, était alors dans une
période remarquable d'expansion et
d'activité. Ses conquêtes avaient
été grandes surtout dans les
contrées wallonnes et parmi les mineurs.
C'était une population rude, inculte et
ignorante, aux disputes vives entre familles et
dans les foyers, au labeur dur et exténuant,
dans laquelle l'alcoolisme
faisait de grands ravages. Mais c'étaient
aussi des hommes au coeur chaud,
dévoués et actifs pour seconder le
pasteur, courageux et fermes dans leurs convictions
nouvelles, chez lesquels l'Évangile
produisait des conversions et des transformations
de vie souvent magnifiques. Nous avons eu
dernièrement d'intéressantes
captures, ainsi cinq beaux-frères dont
quelques-uns étaient de grands buveurs et
qui maintenant marchent admirablement. C'est par
une Bible que l'un d'entre eux avait achetée
que le travail a commencé chez eux.
(11) On
comprend qu'Auguste Thiébaud se soit
bientôt attaché à cette
Église missionnaire où il devait
beaucoup recevoir et encore plus donner.
À Quaregnon, le nouveau
pasteur avait vite conquis la confiance de ses
paroissiens. Il savait l'importance des visites
pastorales et il avait le talent de mettre chacun
à l'aise. Dans une famille où le
torchon brûlait, il s'asseyait
tranquillement, allumait sa pipe ou acceptait la
tasse de café, souvent exécrable, que
le Borain tient toujours prête ; il laissait
les gens déballer leurs griefs et donner
essor à leur irritation, puis, par sa
fermeté et son bon sens, il apaisait et
souvent réconciliait les adversaires de tout
à l'heure.
Sa tâche grandissait sans
cesse, d'autant qu'à côté de sa
paroisse, il avait organisé une annexe
à Hornu, grande localité
minière que jusqu'alors on avait
évangélisée à la fois
de Wasmes et de Quaregnon, mais sans grands
succès. Le premier culte y fut à
nouveau célébré le 28
août 1898 dans une maison
particulière. Les résultats furent
des plus encourageants, mais aussi le travail fut
doublé pour le pasteur de
Quaregnon.
Les dimanches d'Auguste
Thiébaud se trouvent dès lors remplis
comme suit : le matin, il se rend à Hornu
pour l'école du dimanche et le culte ;
l'après-midi, dès 14 heures, les
mêmes services au temple de Quaregnon, plus
l'Union chrétienne, et le soir
assemblée d'évangélisation
à tour de rôle dans l'une ou l'autre
localité. La semaine, cinq réunions
du mardi au samedi. Mais il y a encore les
réunions d'abstinence de l'Étoile
bleue, il y a les soirées
récréatives et
théâtrales, que les Belges aiment
beaucoup, mais pour lesquelles il faut tout
préparer, y compris des saynètes qui
font défaut. Et d'une brochure d'Arthur
Massé, l'Ancien-Bellettrien
neuchâtelois tire une petite pièce
antialcoolique qu'il intitule Le Pari. Il y a la
fête de Noël avec l'arbre et les
«productions» diverses, et le culte, et
les chants: à Hornu, dans une salle de danse
ou de meeting, où 700 personnes auraient
été serrées, il s'en presse
près de 1000, pendant trois heures et dans
une chaleur suffocante!
À mesure qu'Auguste
Thiébaud est mieux connu, on le charge de
toutes sortes de missions. On l'appelle dans
diverses paroisses belges : au printemps 1901, il
conférencie et donne un cours biblique pour
les Unions chrétiennes ; il fait des
conférences à Bruxelles sur Knox ou
sur Livingstone ; il a des travaux en
préparation sur la théologie
d'Auguste Sabatier ou sur la sainteté de
Jésus, celle-ci pour les colporteurs
bibliques, qui sont en Belgique d'utiles agents
d'évangélisation.
Viennent enfin les voyages de collecte en
contrées anglo-saxones. Du nord de
l'Irlande, il raconte, en ce même printemps
1901 : J'ai eu à donner une dizaine de
conférences sur notre oeuvre de Belgique
dans des salons ou des salles de réunions
attenantes à diverses églises.
J'étais au milieu d'épiscopaux et
n'aurais pu, moi presbytérien, prendre la
parole dans l'église même. Mais les
pasteurs que j'ai rencontrés m'ont paru
larges d'idées et plusieurs m'ont
exprimé l'espoir qu'un temps viendra
où presbytériens et épiscopaux
pourront faire échange de chaires. Ce
travail de collecteur, si rebutant parfois et qu'il
accomplissait en se refusant tout confort, Auguste
Thiébaud l'a continué pour sa
chère Église missionnaire belge
même après son retour en Suisse. Il
s'est ainsi fait connaître et
apprécier des presbytériens de
Grande-Bretagne et il s'est préparé
à la mission, qui sera plus tard la sienne,
de servir d'agent de liaison entre les milieux
ecclésiastiques anglais et ceux de Suisse.
En 1910, il remplacera quelques semaines le pasteur
français de Londres.
(12)
Les détails que nous venons
de donner d'après sa correspondance seront
utilement contrôlés et
complétés par les souvenirs que nous
communique aimablement un de ses collègues
d'alors, M. Ernest Favre, actuellement pasteur de
l'Église libre de Lausanne :
« je revois encore Auguste
Thiébaud sur le quai de la gare de Mons,
lors de notre première rencontre.
C'était dans l'après-midi du 31 mars
1900 ; il était venu chercher le tout jeune
pasteur qui débarquait de Suisse et devait
être installé à Jemappes le
lendemain. Pluie fine. Ciel bas. Pays noir.
L'arrivant, qui avait le coeur un peu gros, avait
trouvé son collègue bien
réservé, bien silencieux.
« Il ne savait pas ce qui se
cachait d'intelligence et de bonté sous
cette apparence si tranquille. Il allait
l'apprendre durant trois années du voisinage
le plus fraternel et le plus agréable. Les
deux presbytères étaient à
vingt minutes l'un de l'autre. Tout facilitait une
étroite collaboration. C'est ainsi que,
durant près de deux ans, tous les mardi
matin, tantôt chez lui, tantôt chez
moi, nous avons préparé ensemble le
plan de notre prédication du dimanche. Sur
les notes ainsi élaborées, chacun
travaillait ensuite de son côté ;
cette association, où les parts
étaient singulièrement
inégales, avait entre autres pour but
d'éviter la fièvre du samedi et des
préparations hâtives.
« À Quaregnon, bien
jeune encore, Auguste Thiébaud donnait
déjà sa mesure. Les années de
son ministère furent un temps
prospère pour cette Église. L'oeuvre
de la tempérance, en particulier, connut un
essor étonnant : cortèges,
représentations, meetings, se
succédaient à de courts intervalles,
et les signatures, sans interruption ; on compta
jusqu'à 500 membres de l'Étoile
bleue. Pourtant le pasteur n'était pas avant
tout l'homme de l'organisation, ni des
manifestations sensationnelles. Son influence fut
surtout spirituelle. Sans grand
bruit, il créa une élite à la
piété intime et chaude qui donna
à l'Église sa qualité propre.
Il y avait là de jeunes hommes, capables de
profiter des dons intellectuels de leur pasteur et
qui lui étaient vraiment attaches, ainsi que
tout le monde d'ailleurs. C'est qu'aussi, comme il
les connaissait, ses Borains! Comme il restait
calme et confiant au milieu des bruyants
éclats de leurs discussions! Il savait que
là-bas, si la tête est chaude, le
coeur l'est aussi. Pour finir, quand ce
n'était pas pour Commencer, on acceptait son
autorité, on subissait le prestige de cet
homme supérieur par le savoir, la
piété, et
l'humilité.
« Même influence à
Lize-Seraing, dans une Église pleine de
ressources, mais qu'un long intérim avait
débilitée. Là aussi sa
bonhomie perspicace, sa mémoire, la
facilité de sa parole, lui gagnèrent
les coeurs. Il était malicieux et il
était bon : deux qualités
précieuses pour un pasteur, quand elles vont
ensemble! Il eut ainsi des succès
sensationnels dans telle conférence
contradictoire. Je le revois, lors d'une fête
unioniste, sur une vaste estrade, défendant
la Bible. Ses gens étaient tout fiers de
lui. Nous aussi.
« Dans la jolie
société des «lundis » du
Borinage (presque une colonie suisse), comme dans
le corps pastoral belge en général,
son autorité s'est doucement et
sûrement imposée. Là aussi on
aimait « l'incorruptibilité de son
esprit doux et paisible », son bon sens, sa
sagesse et son humour. Il y avait alors en Belgique
une assez nombreuse escouade de pasteurs actifs,
remuants, au zèle un peu
révolutionnaire. Cela inspirait bien
quelques inquiétudes aux autorités
constituées, mais cela
donnait surtout à l'Église un
entrain, un élan remarquables. On vivait, on
travaillait avec plénitude. Dans cette
joyeuse et vaillante équipe, Auguste
Thiébaud jouait souvent le rôle de
conseiller, de modérateur, tout en jouissant
des facéties et même des incartades de
collègues trop entreprenants. Partout
indiscuté, il facilitait toujours les choses
; aussi occupa-t-il dès 1902 une grande
place au sein du Comité administrateur de
l'Église missionnaire belge.
« Naturellement on le mit
très vite à contribution. Ces
initiales A. T., on les retrouverait bien des fois,
entre 1896 et 1905, dans Le Chrétien belge,
dans Paix et Liberté, dans La jeunesse
chrétienne, où il rédigea les
leçons d'école du dimanche. Il avait
déjà ce style fluide, au cours
limpide et régulier, qui se lisait si
agréablement.
« Mais c'était surtout
lors de la conférence théologique
annuelle, à Bruxelles, que se remarquaient
la personnalité et les talents de notre ami.
Cette institution, créée pour
maintenir le goût de l'étude, le
travail de la pensée dans un clergé
très accaparé par le ministère
pratique, réunissait les pasteurs belges
pour deux ou trois jours de travaux, d'entretiens,
de rencontres familières. Or, parmi nous, il
en était un dont on attendait toujours
l'avis et qui nous résumait les questions
avec une simplicité, une clarté
admirables. Dans ce domaine, sans le vouloir, sans
même le savoir, il régnait sur ses
collègues, qui voyaient déjà
poindre en lui le professeur.
« Lumineux souvenirs! Lorsque
plus tard ceux qui avaient eu le bonheur de les
vivre ensemble, se retrouvaient à
Neuchâtel ou ailleurs, c'est à eux
qu'à un moment donné, ils
retournaient toujours. Des
allusions, des expressions leur revenaient aux
lèvres ; des épisodes se
présentaient à leur mémoire,
et à leurs yeux de rudes et sympathiques
visages. Thiébaud se mettait à parler
le wallon, le patois pittoresque et savoureux de sa
seconde patrie »
Déjà en 1898, alors qu'il
était pasteur à Quaregnon, Auguste
Thiébaud avait reçu un appel qui
l'avait fort trouble. La Société des
Missions de Paris avait songé à
créer à Madagascar un institut
théologique pour y former le clergé
malgache et avait pensé à lui pour le
diriger. Le jeune pasteur avait été
tenté par cette tâche missionnaire et
pédagogique. Il s'était
efforcé (Dieu sait quand et comment dans son
existence si remplie) de se tenir au courant des
publications essentielles en théologie. Au
début de 1905, il reçut un appel
à une chaire devenue libre dans la
Faculté où il avait commencé
ses études. Rien ne pouvait lui plaire
davantage que de reprendre des études
scientifiques et surtout de former des jeunes gens
pour le ministère chrétien. D'autre
part, il s'était profondément
attaché à l'Église
missionnaire belge, dans laquelle il pensait
poursuivre sa carrière ; il se sentait
aimé et il se savait utile dans ce champ de
travail. Il était cruellement
déchiré intérieurement. Il
hésita longtemps. Ce ne fut que le matin du
jour où devait être repourvue la
chaire vacante qu'il télégraphiait:
«Si encore temps, j'accepte».
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