AUGUSTE
THIÉBAUD
Neuchâtel, 13 décembre
1934.
Il y a exactement une année qu'Auguste
Thiébaud, professeur et docteur en
théologie, rédacteur du Journal
religieux, aumônier de l'Hôpital
Pourtalès, président de la paroisse
indépendante de Neuchâtel, a
été subitement enlevé a
l'affection des siens, de ses collègues et
de ses étudiants, de ses amis et de ses
obligés, de son Église
entière.
Tous ses amis, et ils sont nombreux,
seront heureux, nous n'en doutons pas, de
retrouver, dans ce petit volume, quelque chose de
sa carrière, de sa pensée, de sa
piété, de sa personnalité
humble, généreuse et
bienfaisante.
Publiciste et conférencier,
Auguste Thiébaud a énormément
écrit. Il n'a néanmoins laissé
aucun ouvrage de longue haleine, et ses cours, tels
quels et dans leur totalité, ne se
prêtent pas à l'impression.
Aidés par M. le pasteur
Gustave Borel-Girard, qui a relu tous les articles
du Journal religieux signés A. T., nous
avons réuni ici quelques études,
sermons et méditations de notre
collègue regretté, ainsi que des
passages de son cours de Dogmatique, qui nous
paraissent bien refléter sa
piété et sa pensée. Une notice
biographique retrace sa carrière et sert
d'introduction au volume.
Tel qu'il est, ce petit livre veut
apporter un suprême hommage a Auguste
Thiébaud, - une consolation, parce qu'une
évocation et des souvenirs, à ceux
qui le regrettent, - un exemple et un appel a ceux
qui ne l'ont pas connu et qui trouveront ici
l'image, la voix même, d'un croyant modeste
et fidèle.
LE CONSEIL DES
PROFESSEURS
DE LA FACULTÉ
INDÉPENDANTE DE THÉOLOGIE
DE NEUCHÂTEL.
.
NOTES ET SOUVENIRS
BIOGRAPHIQUES
Années d'enfance
(1872-1887)
Qu'il est malaisé de retracer le cours
d'une vie humaine qui vient de s'achever! Les
renseignements sur les mille détails qui en
forment la trame sont rares et peu précis.
Le recul manque pour percevoir l'enchaînement
des destinées personnelles. Toute la vie
intérieure surtout reste secrète et
se dérobe aux recherches.
Ceux qui liront ces notes
biographiques, spécialement s'ils ont connu
notre ami, le comprendront et voudront bien excuser
ce qu'elles ont forcément
d'extérieur, de fragmentaire et d'incomplet.
(1)
Appartenant a une famille originaire de
Brot-Dessous, mais devenue fleurisane, Auguste
Thiébaud est né le 19 août 1872
à Fleurier. Ce grand village, aux allures de
coquette petite ville, était le centre,
sinon administratif, du moins intellectuel et
industriel du Val-de-Travers.
L'ouverture et la vivacité
d'esprit, la volonté d'oser et la
ténacité au travail, n'ont jamais
fait défaut aux Neuchâtelois du «
Vallon ». Fleurier, avec ses multiples groupes
et institutions, avec sa société du
Musée, avait une active vie sociale et
intellectuelle. Ancien banquier, historien,
publiciste et député, Fritz Berthoud
(1812-1890) était un des principaux
animateurs de la vie sociale et des affaires
scolaires de son village. Parmi les
élèves se trouvait alors,
âgé d'une douzaine d'années,
celui qui deviendra un physicien
célèbre, M. Charles-Édouard
Guillaume, directeur actuel du Bureau international
des poids et mesures. Le grand industriel
mulhousois, Édouard Vaucher (1801-1874),
dont la carrière touchait à son
terme, avait fondé bien des institutions de
bienfaisance dans son village natal, où sa
famille aimera à se retrouver année
après année.
La vie industrielle de Fleurier
n'était alors pas moins remarquable.
L'horlogerie, en particulier, à laquelle les
Vaucher, les Bovet de Chine, d'autres encore,
avaient donné un brillant essor, assurait
à une grande partie de la population
un travail
rémunérateur. C'était
l'époque heureuse où, dans des
localités qui avaient chacune leur
indépendance, leur physionomie et leur vie
propres, la machine n'avait pas encore fait de
l'ouvrier un manoeuvre. Les patrons remettaient,
pour une bonne part, l'ouvrage à leurs
employés, qui travaillaient à
domicile ; entre employés et employeurs se
formaient souvent des liens d'estime et de
confiance et des relations quasi
familiales.
Frédéric
Thiébaud (dcd en 1916), le père
d'Auguste, était un de ces ouvriers à
domicile. Dans sa maison de la rue des Moulins, il
travaillait pour son patron, jules Jéquier,
homme de tête et de coeur, qui l'envisageait
comme un ami autant que comme un employé.
Chaque soir de Noël, le patron et sa famille,
ses ouvriers avec leurs femmes et leurs enfants, se
réunissaient joyeusement dans
l'hospitalière maison Jéquier.
À l'appel de son nom, chaque enfant, tout
ému, récitait la poésie qu'il
avait apprise pour la circonstance. Puis, patron en
tête, tous se dirigeaient vers la grande
chambre, où, à l'appel de son nom,
chaque enfant recevait son cadeau. La soirée
s'achevait dans les ébats et les jeux
bruyants des petits, par les conversations
paisibles des grands, devant le verre de vin et le
« bricelet » traditionnels. Par la suite,
le petit garçon qui avait garde de tels
souvenirs, s'est toujours senti, et a aimé
à se dire, fils d'ouvrier ; il a
partagé les soucis ou les aspirations de
ceux qui gagnent leur vie au jour le jour et
envisagé avec sympathie le christianisme
social. Mais il n'éprouvera que
méfiance et répulsion
envers les excitations à
l'envie et les appels à la haine de classe
et au mépris des patrons.
Frédéric
Thiébaud était une nature paisible,
conciliante, serviable. Son fils devait
hériter de ces caractères,
spécialement de la serviabilité, dont
ses frères et ses petits camarades surent
bien vite abuser, et dont on abusera durant toute
son existence. Sa mère, née Juliette
Loup, alliée à la famille Bovet,
qu'il a eu le privilège de conserver
jusqu'en 1920, était une personne fort
intelligente et c'est d'elle probablement que son
fils aine tenait sa prodigieuse mémoire.
Avant son mariage, Mme Frédéric
Thiébaud avait été
institutrice et elle fut la première
éducatrice de ses trois garçons :
Auguste, Émile et Paul. Auguste était
l'enfant tranquille, obéissant et
complaisant, toujours prêt à «
faire les commissions » du ménage et
qui se lie de préférence aux
garçons sérieux et tranquilles comme
lui. L'un de ceux-ci et qui sera, pendant plus de
vingt années, son ami et son confident, fut
Charles Robert (1872-1918), intelligence
aiguisée et vraie nature d'érudit qui
par la suite sera diplômé de
l'École des chartes, professeur d'histoire
à l'Université et directeur de la
Bibliothèque de Neuchâtel. La
précocité de cet enfant avait permis
à son père, le professeur
Frédéric Robert, de le faire
admettre, avant l'âge réglementaire,
à l'école primaire. Aussitôt
Mme Thiébaud demande la même faveur
pour son garçon, qui n'avait pas six ans. Le
président de la Commission scolaire -
c'était Fritz Berthoud - ne veut pas
entendre parler de ce second accroc aux
règlements. La mère obtient qu'au
moins il interroge le garçonnet, dont la
vivacité d'esprit et les
connaissances lui font gagner la partie et obtenir
la même faveur que son camarade.
(2)
Commencée si tôt, la
carrière scolaire d'Auguste Thiébaud
allait être des plus brillantes. Constamment
en tête de sa classe, excellent en tout, sauf
dans le dessin et le chant, il
s'intéressera, dans les classes secondaires,
aux connaissances scientifiques comme aux
littéraires. Liseur acharné, il
était, mieux que quiconque, au courant des
livres que renfermait la Bibliothèque et de
leur place. Le crayon à la main, il suivait
assidûment les conférences que faisait
donner la Société du Musée, et
a un de ses camarades qui s'étonnait de l'y
voir prendre des notes, il affirmait, sans aucune
vanterie, qu'il pouvait ainsi presque textuellement
reproduire la conférence
entendue.
Sa mémoire visuelle
était en effet remarquable. Invité
dans l'après-midi à une
réunion de musique et de poésie, qui
avait lieu le soir même, il y récita
un poème de quelque trois cents vers qu'il
avait appris en quelques heures. Mais ses
facultés de déduction
n'étaient pas moindres. Il donnait à
quinze ans des leçons d'algèbre ;
souvent son maître de mathématiques,
indisposé, lui demandait de le remplacer au
pied levé, et les élèves
trouvaient la démonstration de leur camarade
plus claire que celle de leur
professeur.
À l'essor de l'intelligence
correspondait celui du coeur et de l'âme. En
lui grandissaient une gratitude profonde pour ses
parents et une vénération qui ne fera
que croître avec les
années. Comme tout bon
Fleurisan, il s'attachait intimement au sol natal
et aux horizons du Vallon. Bien plus tard, il
écrira de Belgique : «Vous ne sauriez
croire combien ces derniers jours d'automne me
donnent le mal du pays ; je revois notre vieux jura
couvert de son tapis blanc, il me revient des
réminiscences de Louis Favre. Bref, si vous
n'étiez pas si loin et que cela ne
coutât pas si cher, je crois bien que je
m'échapperais pour quelques
jours.»(3)
Ailleurs, il rappellera combien une course au
Chasseron lui a, enfant, rendu sensible la
présence divine.
Sur son développement
religieux, il est sobre d'allusions. Les
leçons de religion, l'école du
dimanche, dont il gardait un vif souvenir, le
catéchisme, l'Union chrétienne,
à laquelle il se rattacha très
tôt, y contribuèrent sans doute, mais
davantage encore l'atmosphère de
piété familiale et
ecclésiastique qui l'enveloppait. Son
père se rattachait à la
communauté indépendante, petite en
nombre, mais forte de ses convictions, de son
zèle, de sa piété, et que
dirigeaient, groupes autour de leur pasteur, des
anciens actifs comme Charles Guillaume, Jules
Jéquier, James Clerc, James Reymond. Par la
suite, Auguste Thiébaud évoquera le
souvenir de ces hommes de foi et les impressions
reçues, lorsque, avec son père, il se
rendait au culte de leur Église. « Un
soleil de feu dardait ses rayons sur les personnes
qui, vers une heure et demie, traversaient le
« pont de l'église » ..... mais
dans le temple de Fleurier, spacieux édifice
aux hautes fenêtres, il
faisait bon... Le service, toujours grave, avait
pourtant dans sa simplicité quelque chose de
familial et de réconfortant... Le pasteur,
un homme au visage encore jeune, mais dont la
chevelure était déjà grise,
parlait tranquillement, posément, en
articulant chaque mot ; il aimait à poser
des questions, si pressantes et si claires que la
réponse me brûlait les
lèvres... Nous nous retrouvions le soir pour
la réunion dans une longue salle, blanchie
à la chaux. L'auditoire était moins
nombreux, mais se mouvait avec plus de
liberté ; on se serrait la main, on se
faisait signe d'un banc à l'autre... Le
président de la réunion
n'était pas toujours le pasteur. Assez
régulièrement un des anciens
prononçait la première allocution ;
chacun avait sa méthode. M. Charles
Guillaume avait assurément consacré
la majeure partie de son après-midi à
se préparer ; sa méditation
était ordonnée ; on disait couramment
qu'au besoin il remplacerait le ministre. M. jules
Jéquier, lui, préférait se
livrer à l'inspiration du moment ; il
improvisait, il trouvait des accents
pathétiques pour supplier les indignes
d'accepter la grâce divine, ou, d'un coup
d'aile, il s'élevait jusque dans le paradis
et célébrait les joies de
l'éternité. Et M. Clerc! vit-on
jamais homme plus simple et plus débonnaire?
»
(4)
Quand se gravaient dans son esprit
ces impressions, le jeune homme n'avait pas
quatorze ans, puisque c'est en 1886 que la paroisse
indépendante de Fleurier inaugura sa propre
chapelle. Le prédicateur, dont quarante ans
plus tard il lui semblait encore
entendre les appels, était Gustave Henriod
(1849-1929), premier pasteur et, durant
quarante-quatre ans, conducteur de cette paroisse.
« Comment dire ce qu'il fut pour ses
paroissiens, et dans la seconde partie de son
ministère, pour toute la population du
village, par la dignité de son
caractère, par son inlassable
dévouement, par le rayonnement de sa vie
consacrée et par sa prédication,
où la simplicité s'unissait à
la richesse et à la profondeur? »
(5)
Pour Auguste Thiébaud, le
pasteur G. Henriod a vraiment été un
père spirituel. C'est avec ce pasteur de
toute son enfance qu'il suivit aussi l'instruction
religieuse « des six semaines » et qu'a
Noël 1887, il fit sa première
communion, en même temps que Jean
Jéquier, Albert Lequin, d'autres encore. Il
semble que, durant ces temps d'initiation
chrétienne, une action spirituelle, la
naissance à une foi personnelle, une
conversion, un désir de consécration,
se sont produits dans l'âme du jeune
catéchumène. C'est alors aussi que se
renforça chez lui la pensée, si
conforme aux rêves de ses parents, de la
vocation pastorale. Mais les difficultés
pratiques étaient grandes ; le pasteur
Henriod sut les aplanir. Comme beaucoup de ses
collègues, il préparait les jeunes
gens de son village qui se destinaient aux
études classiques. Auguste Thiébaud
put partager les leçons de latin et de grec
que recevaient, chez le pasteur, Charles Robert et
Albert Lequin, et en peu de mois
les trois jeunes Fleurisans étaient
solidement instruits, capables d'aborder
brillamment et de s'assimiler avec profit
l'enseignement classique de Neuchâtel.
.
Années d'études
à Neuchâtel
(1888-1893)
En quittant sa famille et sa chère
Église de Fleurier, Auguste Thiébaud
se doutait-il qu'il allait retrouver
l'équivalent de l'une et de l'autre dans
l'hospitalier presbytère de Corcelles
?
Le pasteur indépendant de
cette localité, qui y était venu. en
1867, justement de Fleurier, Paul de Coulon
(1833-1922), était un chrétien
généreux, zélé pour
tout ce qui contribuait à l'expansion de
l'Évangile dans le monde. S'occupant des
Écoles du dimanche, âme du
Comité des missions de son Église, il
avait trouvé un moyen pratique, et
singulièrement utile, de contribuer à
la formation des serviteurs de l'Évangile.
Lui et sa compagne offraient dans leur
intérieur un foyer aux futurs pasteurs ou
missionnaires qui, des diverses parties du canton,
venaient étudier à Neuchâtel.
Pour eux, le pasteur P. de Coulon était un
guide sage et bienveillant, qui les surveillait,
les conseillait dans leurs travaux et dans leurs
préoccupations, leur donnait occasion de
faire leurs premières armes dans sa
paroisse. Grâce à la part qu'il
prenait aux oeuvres missionnaires
et ecclésiastiques, ou à celle de
secours aux protestants disséminés,
il pouvait mettre ses protégés en
relations avec bien des personnalités
religieuses ; il leur trouvait parfois un champ de
travail et les suivait fidèlement dans leur
carrière. L'article nécrologique, qui
est reproduit dans ce volume, donnera une
idée de la gratitude et de la
vénération qu'Auguste Thiébaud
ressentait à l'égard du bon et noble
pasteur de Corcelles.
Pour ces jeunes gens qu'il traitait
comme ses enfants, la vie commune au
presbytère était sérieuse,
mais non austère et morose. Certes leur
conduite était réglée et
paisible ; étant tous jeunes et épris
d'un même idéal, ils connaissaient
néanmoins les heures de détente et de
gaîté, de libres discussions et
d'intimes causeries ; entre ces futurs pasteurs ou
missionnaires, que rapprochaient la même
existence et les mêmes études, se
tissaient les fils d'une amitié durable et
presque
fraternelle.(6)
Dans le milieu de Corcelles, l'ancien
catéchumène du pasteur Henriod
trouvait ce dont il avait besoin. Tout en se
montrant bon camarade, gai et enjoué, il
était un travailleur assidu,
appliqué, s'assimilant aisément les
connaissances que lui fournissaient ses
leçons ou ses lectures, en sorte que son
érudition, sa clarté d'esprit et
d'élocution le faisaient déjà
nommer, en forme de plaisanterie amicale, « le
professeur Thiébaud ».
Il n'était pourtant qu'au
début d'une préparation qui devait
comporter deux années de Gymnase, une de
Lettres et quatre de Théologie. Dans ce
temps-là les trams n'existaient pas, et cinq
ans durant « ceux de Corcelles » se
rendront à pied deux ou trois fois par jour
à Neuchâtel.
Après quelques mois dans la
dernière classe du collège latin,
Auguste Thiébaud était entré
au Gymnase cantonal qui ne comptait alors que deux
années d'études, couronnées
par les « examens de maturité ».
Parmi les maîtres du Gymnase
littéraire, qui lui dispensèrent
alors leur science, il en était de bons,
voire d'excellents, tel entre autres le professeur
Domeier qui mettait tant de feu dans son
explication des tragiques grecs. Les «
Gymnasiens », volontiers frondeurs et ennemis
de l'autorité, appréciaient moins
leur directeur, Louis Favre (1822-1904),
pédagogue, naturaliste, historien et surtout
nouvelliste, connu par ses récits
neuchâtelois. Ses littéraires
administrés lui reprochaient une culture
trop pédagogique (!) et une surveillance
trop inquisitoriale. Les esprits juvéniles
s'échauffèrent, l'agitation
dégénéra en discours, en
monômes, finalement en grève scolaire,
la première qu'eût vue notre petite
ville. Mais bientôt il fallut
déchanter et traiter avec autorité.
Malins, les élèves choisirent comme
un de leurs délégués, le plus
sage d'entre eux. Il y eut des sanctions ; mais
Auguste Thiébaud était si
évidemment sincère et sérieux
qu'il ne fut pas frappé. Quelques mois plus
tard, il sortait du Gymnase en tête de liste,
et il employait ses vacances de l'été
1890 à préparer en grec et en latin
le fils du pasteur de Rochefort,
M. Henri Guye, qui se destinait à la
carrière missionnaire.
Après le Gymnase, il
était d'usage que les futurs
étudiants en théologie de
l'Église indépendante fissent
à la Faculté des lettres deux
semestres pour l'obtention du baccalauréat
et qu'ils suivissent en même temps des cours
préparatoires de langue
hébraïque, d'histoire de la philosophie
et d'histoire d'Israël, que leur donnaient,
à l'Immeuble Sandoz-Travers, les professeurs
Charles Terrisse, Georges Godet et Charles
Monvert.
L'institut d'enseignement
supérieur à Neuchâtel gardait
encore le titre modeste d'Académie. Il n'en
comptait pas moins des professeurs
appréciés et dont certains avaient,
ou ont acquis, quelque
célébrité : W. Domeier, qui
donnait la littérature allemande,
l'érudit Jules LeCoultre, Professeur de
langue latine et de vieux français, Paul
Dessoulavy, titulaire de la chaire de grec, Alfred
de Chambrier, qui enseignait l'histoire
générale, et Alexandre Daguet, le
maître de l'histoire suisse. Les
étudiants et les étudiantes (il y en
avait déjà quelques-unes) subissaient
l'ascendant du professeur de philosophie, Adrien
Naville, qui exposait, dans son cours, l'histoire
de la philosophie antique et discutait, dans son
séminaire, un ouvrage de Charles
Secrétan. À la chaire de
littérature française que le Conseil
d'État ne voulait pas voir occupée
par un de ses adversaires politiques, avait
été nommé le poète
vaudois Henri Warnery (1859-1902), tandis que
Philippe Godet (1850-1922) donnait un cours libre,
où se pressait une foule d'auditeurs,
charmés par son esprit, son
goût et ses talents de
conférencier. Ainsi cet hiver-là, les
étudiants, pour leur plus grand profit,
s'instruisirent parallèlement de la
littérature française au XVIe
siècle et des débuts du
romantisme.
Auguste Thiébaud jouissait
pleinement des libres études
académiques en compagnie de nombreux
camarades ou futurs compagnons de carrière.
Il se plongeait avec délices dans ce premier
commerce avec la philosophie, les classiques
anciens, la littérature française,
comme son ami Charles Robert dans l'étude de
l'histoire ou du vieux français. Ainsi que
son ami, s'il n'avait alors écouté
que ses désirs personnels et l'attrait des
études littéraires, il aurait
aimé les poursuivre jusqu'à leur
terme. Comme, plus tard, il exprimait ce regret
à Frédéric Godet, celui-ci lui
répondit : je vous comprends, mais si l'on
s'attache à Homère, à Virgile,
à Horace, vous verrez que saint Paul, saint
Jean, et surtout celui qui est plus grand qu'eux
tous, sont aussi de fidèles amis.
(7)
L'année 1890-1891 fut aussi
pour Auguste Thiébaud la première de
sa vie d'étudiant. Ses goûts
littéraires, l'exemple de ses amis, l'esprit
qui régnait au presbytère de
Corcelles, l'orientèrent vers la
Société de Belles-Lettres, dont il
fut vice-président et membre jusqu'en 1897.
Sa gaîté paisible, son esprit fin et
bonhomique, ses talents de diseur et surtout
d'improvisateur, l'y faisaient apprécier de
chacun, et nombreux sont, dans notre petit pays,
les juristes, hommes politiques,
médecins ou professeurs, qui lui
étaient restés attachés par
amitié bellettrienne. Lui-même sera
par la suite fidèle Ancien-Bellettrien et
longtemps membre du comité. Aux
assemblées d'été, au
Champ-du-Moulin, il présentera des
études appréciées, celle par
exemple sur le caractère de certains
personnages de Molière ou sa communication
sur la religion de Jean-Jacques Rousseau.
Dans l'automne 1891, Auguste Thiébaud
commençait ses études proprement
dites de théologie. La Faculté
indépendante, dont il va faire partie cinq
ans comme étudiant et vingt-huit ans comme
professeur, était l'héritière
de l'enseignement que la Vénérable
Classe avait institué en 1834 pour le
clergé neuchâtelois. Elle en avait
gardé, pour une bonne part, le personnel et
les coutumes, l'esprit pratique et
évangélique, l'idéal
d'étroite union entre la théologie et
l'Église. justement, lorsque ce 5 octobre,
le nouveau « proposant » et ses huit
camarades de « volée »
(8)
assistèrent à leur première
séance d'ouverture des cours, ce fut pour
entendre Frédéric Godet traiter dans
le discours d'usage la question : Qu'est-ce que le
ministère doit à l'Église dans
les temps actuels ?
À côté du plus
célèbre théologien
neuchâtelois, qui ne donnait plus qu'un cours
de lecture cursive du Nouveau Testament, mais qui
demeurait l'âme de la Faculté,
celle-ci comptait quatre professeurs ordinaires et
des professeurs extraordinaires : Félix
Bovet, qui commentera avec le charme qu'on lui
connaît les premiers Psaumes et les
débuts de l'Exode, les pasteurs Charles
Terrisse, Gustave Borel-Girard, Alexandre
DuPasquier qui enseignaient l'hébreu, la
diction et le chant. De ses maîtres, Auguste
Thiébaud garda un souvenir profond et
ému auquel, en 1923, il donnait expression
en ces termes : « Qui ne compterait au nombre
des bienfaits dont il rend grâces à
Dieu, d'avoir connu Frédéric Godet,
d'avoir vu cet homme à l'intelligence si
lucide et à l'âme pleine de
poésie, se pencher sur la Bible et
prêter l'oreille avec un pieux respect pour y
recueillir les échos de la voix d'un saint
Paul, d'un saint Jean, et surtout pour y entendre
les appels de celui qui était à la
fois leur Maître et son Maître, leur
Sauveur et son Sauveur? Augustin Gretillat nous
impressionnait par son érudition vaste et
solide et nous charmait par sa bonhomie souriante
qui égayait d'une lueur inattendue les
sentiers ardus de la dogmatique. Henri de Rougemont
voulait faire de ses étudiants de vrais
pasteurs et l'on sentait en lui cette discipline
intérieure qui inspire le respect. Charles
Monvert s'imposait non seulement par la finesse de
son esprit cultivé, mais aussi et surtout
par la loyauté entière avec laquelle
il traitait toutes les questions ; nous le sentions
plus soucieux de nous aider à nous former
une opinion que de nous amener à la sienne.
Et Georges Godet! Il était de
ces hommes dont on dit que sous une écorce
rugueuse, ils cachent un coeur excellent. Il avait
parfois la main rude et le trait mordant ; mais
quelle affection fidèle il vouait à
ses élèves! quel exemple il leur
donnait par son ardeur au travail et par la
vénération touchante qu'il
témoignait à son père! quelle
richesse et quelle force dans sa pensée!
quelle sagesse pratique aussi, qui faisait de lui
l'un des conducteurs les plus sûrs que notre
Église ait possédés! »
(9) Le dernier de
ces professeurs est peut-être celui dont la
personne et l'enseignement ont le plus agi sur la
pensée d'Auguste Thiébaud : Il faut
voir, écrit-il, avec quelle clarté M.
Georges Godet sait nous expliquer les passages les
plus ardus de l'épître aux Galates ;
aussi les heures s'écoulent-elles rapidement
avec lui. Presque chaque fois que l'heure sonne, je
crois n'être qu'à la moitié de
la leçon.
(10)
À côté de leur
enseignement, les professeurs de la Faculté
indépendante agissaient sur leurs
élèves par leur intérêt
bienveillant et dévoué ; ils les
recevaient à leur table ou dans leur cabinet
de travail pour de libres causeries ; ils
réunissaient chez eux, à tour de
rôle, leurs collègues et leurs
étudiants pour écouter et discuter un
« travail théologique »,
préparé par l'un de ces derniers,
donnant ainsi un caractère familial à
toute la vie de la Faculté.
Cette atmosphère de famille
chrétienne était encore
renforcée par l'organisation spéciale
des étudiants. Avant même que fussent
instituées des études
théologiques à Neuchâtel, les
futurs pasteurs neuchâtelois avaient
formé une « société des
proposants », présidée et
surveillée par un « modérateur
». La même association subsistait, moins
guindée sans doute que jadis, gaie et
parfois bruyante, mais inspirée du
même sérieux à la pensée
de la vocation à laquelle on se
préparait, du même désir de
s'entr'aider dans cette préparation, et
créant entre ces futurs pasteurs ou
missionnaires une amitié cordiale, qui
devait durer autant que la vie. Parmi ces camarades
de Faculté, Auguste, comme on l'appelait
familièrement, en rencontrait de plus
âgés qui terminaient leurs
études. Il en accueillit en 1892 une
nouvelle volée, assez nombreuse. À
tous, il demeurera également cher.
(11)
Une tradition du clergé
neuchâtelois, c'était aussi celle des
« propositions » d'où les
étudiants réguliers tiraient leur
titre de « proposants ». Chacun d'eux en
effet devait au cours de ses études faire
huit exercices de prédication, «
récités et sur textes prescrits
». que critiquaient des membres de la
Commission des études et les pasteurs de la
ville. Auguste Thiébaud, avec sa
mémoire excellente et sa facilité de
composition, s'en tirait, sinon
sans angoisse préventive, du moins tout a
son honneur. Les sermons, reproduits plus loin, ne
donnent forcément qu'une idée
incomplète de ce qu'était sa
prédication.
Dernière tradition enfin et
qui remonte au moins au XVIIe siècle : la
règle que les étudiants allassent
passer à l'étranger leur
troisième, parfois leur quatrième
année de
théologie.(12)
L'usage provenait du temps où la
préparation au saint Ministère
débutait sous la direction de pasteurs
neuchâtelois et devait être poursuivie
dans des académies suisses ou
françaises et dans des universités
allemandes. La coutume avait subsisté ; elle
mettait nos étudiants en contact avec des
maîtres et des milieux différents,
avec la culture et la théologie d'autres
pays, leur donnant ainsi une plus grande ouverture
d'esprit et complétant leur formation
théologique. Tout au plus, cette direction
nouvelle des études, dès le
cinquième semestre, pouvait-elle être
prématurée pour des jeunes gens peu
développés ou peu travailleurs. Ce
n'était pas le cas pour Auguste
Thiébaud. Ses deux ans de Faculté
avaient passé comme un rêve ; en
l'automne 1893, avec son ami Eberhardt, il partait
pour l'Écosse, tandis que leurs camarades
préféraient Berlin ou Halle.
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