Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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AUGUSTE THIÉBAUD 

Neuchâtel, 13 décembre 1934.

Il y a exactement une année qu'Auguste Thiébaud, professeur et docteur en théologie, rédacteur du Journal religieux, aumônier de l'Hôpital Pourtalès, président de la paroisse indépendante de Neuchâtel, a été subitement enlevé a l'affection des siens, de ses collègues et de ses étudiants, de ses amis et de ses obligés, de son Église entière.

Tous ses amis, et ils sont nombreux, seront heureux, nous n'en doutons pas, de retrouver, dans ce petit volume, quelque chose de sa carrière, de sa pensée, de sa piété, de sa personnalité humble, généreuse et bienfaisante.

Publiciste et conférencier, Auguste Thiébaud a énormément écrit. Il n'a néanmoins laissé aucun ouvrage de longue haleine, et ses cours, tels quels et dans leur totalité, ne se prêtent pas à l'impression.

Aidés par M. le pasteur Gustave Borel-Girard, qui a relu tous les articles du Journal religieux signés A. T., nous avons réuni ici quelques études, sermons et méditations de notre collègue regretté, ainsi que des passages de son cours de Dogmatique, qui nous paraissent bien refléter sa piété et sa pensée. Une notice biographique retrace sa carrière et sert d'introduction au volume.

Tel qu'il est, ce petit livre veut apporter un suprême hommage a Auguste Thiébaud, - une consolation, parce qu'une évocation et des souvenirs, à ceux qui le regrettent, - un exemple et un appel a ceux qui ne l'ont pas connu et qui trouveront ici l'image, la voix même, d'un croyant modeste et fidèle.

LE CONSEIL DES PROFESSEURS
DE LA FACULTÉ INDÉPENDANTE DE THÉOLOGIE
DE NEUCHÂTEL.


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NOTES ET SOUVENIRS BIOGRAPHIQUES

Années d'enfance
(1872-1887)

Qu'il est malaisé de retracer le cours d'une vie humaine qui vient de s'achever! Les renseignements sur les mille détails qui en forment la trame sont rares et peu précis. Le recul manque pour percevoir l'enchaînement des destinées personnelles. Toute la vie intérieure surtout reste secrète et se dérobe aux recherches.

Ceux qui liront ces notes biographiques, spécialement s'ils ont connu notre ami, le comprendront et voudront bien excuser ce qu'elles ont forcément d'extérieur, de fragmentaire et d'incomplet. (1)

Appartenant a une famille originaire de Brot-Dessous, mais devenue fleurisane, Auguste Thiébaud est né le 19 août 1872 à Fleurier. Ce grand village, aux allures de coquette petite ville, était le centre, sinon administratif, du moins intellectuel et industriel du Val-de-Travers.

L'ouverture et la vivacité d'esprit, la volonté d'oser et la ténacité au travail, n'ont jamais fait défaut aux Neuchâtelois du « Vallon ». Fleurier, avec ses multiples groupes et institutions, avec sa société du Musée, avait une active vie sociale et intellectuelle. Ancien banquier, historien, publiciste et député, Fritz Berthoud (1812-1890) était un des principaux animateurs de la vie sociale et des affaires scolaires de son village. Parmi les élèves se trouvait alors, âgé d'une douzaine d'années, celui qui deviendra un physicien célèbre, M. Charles-Édouard Guillaume, directeur actuel du Bureau international des poids et mesures. Le grand industriel mulhousois, Édouard Vaucher (1801-1874), dont la carrière touchait à son terme, avait fondé bien des institutions de bienfaisance dans son village natal, où sa famille aimera à se retrouver année après année.

La vie industrielle de Fleurier n'était alors pas moins remarquable. L'horlogerie, en particulier, à laquelle les Vaucher, les Bovet de Chine, d'autres encore, avaient donné un brillant essor, assurait à une grande partie de la population un travail rémunérateur. C'était l'époque heureuse où, dans des localités qui avaient chacune leur indépendance, leur physionomie et leur vie propres, la machine n'avait pas encore fait de l'ouvrier un manoeuvre. Les patrons remettaient, pour une bonne part, l'ouvrage à leurs employés, qui travaillaient à domicile ; entre employés et employeurs se formaient souvent des liens d'estime et de confiance et des relations quasi familiales.

Frédéric Thiébaud (dcd en 1916), le père d'Auguste, était un de ces ouvriers à domicile. Dans sa maison de la rue des Moulins, il travaillait pour son patron, jules Jéquier, homme de tête et de coeur, qui l'envisageait comme un ami autant que comme un employé. Chaque soir de Noël, le patron et sa famille, ses ouvriers avec leurs femmes et leurs enfants, se réunissaient joyeusement dans l'hospitalière maison Jéquier. À l'appel de son nom, chaque enfant, tout ému, récitait la poésie qu'il avait apprise pour la circonstance. Puis, patron en tête, tous se dirigeaient vers la grande chambre, où, à l'appel de son nom, chaque enfant recevait son cadeau. La soirée s'achevait dans les ébats et les jeux bruyants des petits, par les conversations paisibles des grands, devant le verre de vin et le « bricelet » traditionnels. Par la suite, le petit garçon qui avait garde de tels souvenirs, s'est toujours senti, et a aimé à se dire, fils d'ouvrier ; il a partagé les soucis ou les aspirations de ceux qui gagnent leur vie au jour le jour et envisagé avec sympathie le christianisme social. Mais il n'éprouvera que méfiance et répulsion envers les excitations à l'envie et les appels à la haine de classe et au mépris des patrons.

Frédéric Thiébaud était une nature paisible, conciliante, serviable. Son fils devait hériter de ces caractères, spécialement de la serviabilité, dont ses frères et ses petits camarades surent bien vite abuser, et dont on abusera durant toute son existence. Sa mère, née Juliette Loup, alliée à la famille Bovet, qu'il a eu le privilège de conserver jusqu'en 1920, était une personne fort intelligente et c'est d'elle probablement que son fils aine tenait sa prodigieuse mémoire. Avant son mariage, Mme Frédéric Thiébaud avait été institutrice et elle fut la première éducatrice de ses trois garçons : Auguste, Émile et Paul. Auguste était l'enfant tranquille, obéissant et complaisant, toujours prêt à « faire les commissions » du ménage et qui se lie de préférence aux garçons sérieux et tranquilles comme lui. L'un de ceux-ci et qui sera, pendant plus de vingt années, son ami et son confident, fut Charles Robert (1872-1918), intelligence aiguisée et vraie nature d'érudit qui par la suite sera diplômé de l'École des chartes, professeur d'histoire à l'Université et directeur de la Bibliothèque de Neuchâtel. La précocité de cet enfant avait permis à son père, le professeur Frédéric Robert, de le faire admettre, avant l'âge réglementaire, à l'école primaire. Aussitôt Mme Thiébaud demande la même faveur pour son garçon, qui n'avait pas six ans. Le président de la Commission scolaire - c'était Fritz Berthoud - ne veut pas entendre parler de ce second accroc aux règlements. La mère obtient qu'au moins il interroge le garçonnet, dont la vivacité d'esprit et les connaissances lui font gagner la partie et obtenir la même faveur que son camarade. (2)

Commencée si tôt, la carrière scolaire d'Auguste Thiébaud allait être des plus brillantes. Constamment en tête de sa classe, excellent en tout, sauf dans le dessin et le chant, il s'intéressera, dans les classes secondaires, aux connaissances scientifiques comme aux littéraires. Liseur acharné, il était, mieux que quiconque, au courant des livres que renfermait la Bibliothèque et de leur place. Le crayon à la main, il suivait assidûment les conférences que faisait donner la Société du Musée, et a un de ses camarades qui s'étonnait de l'y voir prendre des notes, il affirmait, sans aucune vanterie, qu'il pouvait ainsi presque textuellement reproduire la conférence entendue.

Sa mémoire visuelle était en effet remarquable. Invité dans l'après-midi à une réunion de musique et de poésie, qui avait lieu le soir même, il y récita un poème de quelque trois cents vers qu'il avait appris en quelques heures. Mais ses facultés de déduction n'étaient pas moindres. Il donnait à quinze ans des leçons d'algèbre ; souvent son maître de mathématiques, indisposé, lui demandait de le remplacer au pied levé, et les élèves trouvaient la démonstration de leur camarade plus claire que celle de leur professeur.

À l'essor de l'intelligence correspondait celui du coeur et de l'âme. En lui grandissaient une gratitude profonde pour ses parents et une vénération qui ne fera que croître avec les années. Comme tout bon Fleurisan, il s'attachait intimement au sol natal et aux horizons du Vallon. Bien plus tard, il écrira de Belgique : «Vous ne sauriez croire combien ces derniers jours d'automne me donnent le mal du pays ; je revois notre vieux jura couvert de son tapis blanc, il me revient des réminiscences de Louis Favre. Bref, si vous n'étiez pas si loin et que cela ne coutât pas si cher, je crois bien que je m'échapperais pour quelques jours.»(3) Ailleurs, il rappellera combien une course au Chasseron lui a, enfant, rendu sensible la présence divine.

Sur son développement religieux, il est sobre d'allusions. Les leçons de religion, l'école du dimanche, dont il gardait un vif souvenir, le catéchisme, l'Union chrétienne, à laquelle il se rattacha très tôt, y contribuèrent sans doute, mais davantage encore l'atmosphère de piété familiale et ecclésiastique qui l'enveloppait. Son père se rattachait à la communauté indépendante, petite en nombre, mais forte de ses convictions, de son zèle, de sa piété, et que dirigeaient, groupes autour de leur pasteur, des anciens actifs comme Charles Guillaume, Jules Jéquier, James Clerc, James Reymond. Par la suite, Auguste Thiébaud évoquera le souvenir de ces hommes de foi et les impressions reçues, lorsque, avec son père, il se rendait au culte de leur Église. « Un soleil de feu dardait ses rayons sur les personnes qui, vers une heure et demie, traversaient le « pont de l'église » ..... mais dans le temple de Fleurier, spacieux édifice aux hautes fenêtres, il faisait bon... Le service, toujours grave, avait pourtant dans sa simplicité quelque chose de familial et de réconfortant... Le pasteur, un homme au visage encore jeune, mais dont la chevelure était déjà grise, parlait tranquillement, posément, en articulant chaque mot ; il aimait à poser des questions, si pressantes et si claires que la réponse me brûlait les lèvres... Nous nous retrouvions le soir pour la réunion dans une longue salle, blanchie à la chaux. L'auditoire était moins nombreux, mais se mouvait avec plus de liberté ; on se serrait la main, on se faisait signe d'un banc à l'autre... Le président de la réunion n'était pas toujours le pasteur. Assez régulièrement un des anciens prononçait la première allocution ; chacun avait sa méthode. M. Charles Guillaume avait assurément consacré la majeure partie de son après-midi à se préparer ; sa méditation était ordonnée ; on disait couramment qu'au besoin il remplacerait le ministre. M. jules Jéquier, lui, préférait se livrer à l'inspiration du moment ; il improvisait, il trouvait des accents pathétiques pour supplier les indignes d'accepter la grâce divine, ou, d'un coup d'aile, il s'élevait jusque dans le paradis et célébrait les joies de l'éternité. Et M. Clerc! vit-on jamais homme plus simple et plus débonnaire? » (4)

Quand se gravaient dans son esprit ces impressions, le jeune homme n'avait pas quatorze ans, puisque c'est en 1886 que la paroisse indépendante de Fleurier inaugura sa propre chapelle. Le prédicateur, dont quarante ans plus tard il lui semblait encore entendre les appels, était Gustave Henriod (1849-1929), premier pasteur et, durant quarante-quatre ans, conducteur de cette paroisse. « Comment dire ce qu'il fut pour ses paroissiens, et dans la seconde partie de son ministère, pour toute la population du village, par la dignité de son caractère, par son inlassable dévouement, par le rayonnement de sa vie consacrée et par sa prédication, où la simplicité s'unissait à la richesse et à la profondeur? » (5)

Pour Auguste Thiébaud, le pasteur G. Henriod a vraiment été un père spirituel. C'est avec ce pasteur de toute son enfance qu'il suivit aussi l'instruction religieuse « des six semaines » et qu'a Noël 1887, il fit sa première communion, en même temps que Jean Jéquier, Albert Lequin, d'autres encore. Il semble que, durant ces temps d'initiation chrétienne, une action spirituelle, la naissance à une foi personnelle, une conversion, un désir de consécration, se sont produits dans l'âme du jeune catéchumène. C'est alors aussi que se renforça chez lui la pensée, si conforme aux rêves de ses parents, de la vocation pastorale. Mais les difficultés pratiques étaient grandes ; le pasteur Henriod sut les aplanir. Comme beaucoup de ses collègues, il préparait les jeunes gens de son village qui se destinaient aux études classiques. Auguste Thiébaud put partager les leçons de latin et de grec que recevaient, chez le pasteur, Charles Robert et Albert Lequin, et en peu de mois les trois jeunes Fleurisans étaient solidement instruits, capables d'aborder brillamment et de s'assimiler avec profit l'enseignement classique de Neuchâtel.


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Années d'études à Neuchâtel
(1888-1893)

 

En quittant sa famille et sa chère Église de Fleurier, Auguste Thiébaud se doutait-il qu'il allait retrouver l'équivalent de l'une et de l'autre dans l'hospitalier presbytère de Corcelles ?

Le pasteur indépendant de cette localité, qui y était venu. en 1867, justement de Fleurier, Paul de Coulon (1833-1922), était un chrétien généreux, zélé pour tout ce qui contribuait à l'expansion de l'Évangile dans le monde. S'occupant des Écoles du dimanche, âme du Comité des missions de son Église, il avait trouvé un moyen pratique, et singulièrement utile, de contribuer à la formation des serviteurs de l'Évangile. Lui et sa compagne offraient dans leur intérieur un foyer aux futurs pasteurs ou missionnaires qui, des diverses parties du canton, venaient étudier à Neuchâtel. Pour eux, le pasteur P. de Coulon était un guide sage et bienveillant, qui les surveillait, les conseillait dans leurs travaux et dans leurs préoccupations, leur donnait occasion de faire leurs premières armes dans sa paroisse. Grâce à la part qu'il prenait aux oeuvres missionnaires et ecclésiastiques, ou à celle de secours aux protestants disséminés, il pouvait mettre ses protégés en relations avec bien des personnalités religieuses ; il leur trouvait parfois un champ de travail et les suivait fidèlement dans leur carrière. L'article nécrologique, qui est reproduit dans ce volume, donnera une idée de la gratitude et de la vénération qu'Auguste Thiébaud ressentait à l'égard du bon et noble pasteur de Corcelles.

Pour ces jeunes gens qu'il traitait comme ses enfants, la vie commune au presbytère était sérieuse, mais non austère et morose. Certes leur conduite était réglée et paisible ; étant tous jeunes et épris d'un même idéal, ils connaissaient néanmoins les heures de détente et de gaîté, de libres discussions et d'intimes causeries ; entre ces futurs pasteurs ou missionnaires, que rapprochaient la même existence et les mêmes études, se tissaient les fils d'une amitié durable et presque fraternelle.(6) Dans le milieu de Corcelles, l'ancien catéchumène du pasteur Henriod trouvait ce dont il avait besoin. Tout en se montrant bon camarade, gai et enjoué, il était un travailleur assidu, appliqué, s'assimilant aisément les connaissances que lui fournissaient ses leçons ou ses lectures, en sorte que son érudition, sa clarté d'esprit et d'élocution le faisaient déjà nommer, en forme de plaisanterie amicale, « le professeur Thiébaud ».
Il n'était pourtant qu'au début d'une préparation qui devait comporter deux années de Gymnase, une de Lettres et quatre de Théologie. Dans ce temps-là les trams n'existaient pas, et cinq ans durant « ceux de Corcelles » se rendront à pied deux ou trois fois par jour à Neuchâtel.

Après quelques mois dans la dernière classe du collège latin, Auguste Thiébaud était entré au Gymnase cantonal qui ne comptait alors que deux années d'études, couronnées par les « examens de maturité ». Parmi les maîtres du Gymnase littéraire, qui lui dispensèrent alors leur science, il en était de bons, voire d'excellents, tel entre autres le professeur Domeier qui mettait tant de feu dans son explication des tragiques grecs. Les « Gymnasiens », volontiers frondeurs et ennemis de l'autorité, appréciaient moins leur directeur, Louis Favre (1822-1904), pédagogue, naturaliste, historien et surtout nouvelliste, connu par ses récits neuchâtelois. Ses littéraires administrés lui reprochaient une culture trop pédagogique (!) et une surveillance trop inquisitoriale. Les esprits juvéniles s'échauffèrent, l'agitation dégénéra en discours, en monômes, finalement en grève scolaire, la première qu'eût vue notre petite ville. Mais bientôt il fallut déchanter et traiter avec autorité. Malins, les élèves choisirent comme un de leurs délégués, le plus sage d'entre eux. Il y eut des sanctions ; mais Auguste Thiébaud était si évidemment sincère et sérieux qu'il ne fut pas frappé. Quelques mois plus tard, il sortait du Gymnase en tête de liste, et il employait ses vacances de l'été 1890 à préparer en grec et en latin le fils du pasteur de Rochefort, M. Henri Guye, qui se destinait à la carrière missionnaire.

Après le Gymnase, il était d'usage que les futurs étudiants en théologie de l'Église indépendante fissent à la Faculté des lettres deux semestres pour l'obtention du baccalauréat et qu'ils suivissent en même temps des cours préparatoires de langue hébraïque, d'histoire de la philosophie et d'histoire d'Israël, que leur donnaient, à l'Immeuble Sandoz-Travers, les professeurs Charles Terrisse, Georges Godet et Charles Monvert.

L'institut d'enseignement supérieur à Neuchâtel gardait encore le titre modeste d'Académie. Il n'en comptait pas moins des professeurs appréciés et dont certains avaient, ou ont acquis, quelque célébrité : W. Domeier, qui donnait la littérature allemande, l'érudit Jules LeCoultre, Professeur de langue latine et de vieux français, Paul Dessoulavy, titulaire de la chaire de grec, Alfred de Chambrier, qui enseignait l'histoire générale, et Alexandre Daguet, le maître de l'histoire suisse. Les étudiants et les étudiantes (il y en avait déjà quelques-unes) subissaient l'ascendant du professeur de philosophie, Adrien Naville, qui exposait, dans son cours, l'histoire de la philosophie antique et discutait, dans son séminaire, un ouvrage de Charles Secrétan. À la chaire de littérature française que le Conseil d'État ne voulait pas voir occupée par un de ses adversaires politiques, avait été nommé le poète vaudois Henri Warnery (1859-1902), tandis que Philippe Godet (1850-1922) donnait un cours libre, où se pressait une foule d'auditeurs, charmés par son esprit, son goût et ses talents de conférencier. Ainsi cet hiver-là, les étudiants, pour leur plus grand profit, s'instruisirent parallèlement de la littérature française au XVIe siècle et des débuts du romantisme.

Auguste Thiébaud jouissait pleinement des libres études académiques en compagnie de nombreux camarades ou futurs compagnons de carrière. Il se plongeait avec délices dans ce premier commerce avec la philosophie, les classiques anciens, la littérature française, comme son ami Charles Robert dans l'étude de l'histoire ou du vieux français. Ainsi que son ami, s'il n'avait alors écouté que ses désirs personnels et l'attrait des études littéraires, il aurait aimé les poursuivre jusqu'à leur terme. Comme, plus tard, il exprimait ce regret à Frédéric Godet, celui-ci lui répondit : je vous comprends, mais si l'on s'attache à Homère, à Virgile, à Horace, vous verrez que saint Paul, saint Jean, et surtout celui qui est plus grand qu'eux tous, sont aussi de fidèles amis. (7)

L'année 1890-1891 fut aussi pour Auguste Thiébaud la première de sa vie d'étudiant. Ses goûts littéraires, l'exemple de ses amis, l'esprit qui régnait au presbytère de Corcelles, l'orientèrent vers la Société de Belles-Lettres, dont il fut vice-président et membre jusqu'en 1897. Sa gaîté paisible, son esprit fin et bonhomique, ses talents de diseur et surtout d'improvisateur, l'y faisaient apprécier de chacun, et nombreux sont, dans notre petit pays, les juristes, hommes politiques, médecins ou professeurs, qui lui étaient restés attachés par amitié bellettrienne. Lui-même sera par la suite fidèle Ancien-Bellettrien et longtemps membre du comité. Aux assemblées d'été, au Champ-du-Moulin, il présentera des études appréciées, celle par exemple sur le caractère de certains personnages de Molière ou sa communication sur la religion de Jean-Jacques Rousseau.

Dans l'automne 1891, Auguste Thiébaud commençait ses études proprement dites de théologie. La Faculté indépendante, dont il va faire partie cinq ans comme étudiant et vingt-huit ans comme professeur, était l'héritière de l'enseignement que la Vénérable Classe avait institué en 1834 pour le clergé neuchâtelois. Elle en avait gardé, pour une bonne part, le personnel et les coutumes, l'esprit pratique et évangélique, l'idéal d'étroite union entre la théologie et l'Église. justement, lorsque ce 5 octobre, le nouveau « proposant » et ses huit camarades de « volée » (8) assistèrent à leur première séance d'ouverture des cours, ce fut pour entendre Frédéric Godet traiter dans le discours d'usage la question : Qu'est-ce que le ministère doit à l'Église dans les temps actuels ?

À côté du plus célèbre théologien neuchâtelois, qui ne donnait plus qu'un cours de lecture cursive du Nouveau Testament, mais qui demeurait l'âme de la Faculté, celle-ci comptait quatre professeurs ordinaires et des professeurs extraordinaires : Félix Bovet, qui commentera avec le charme qu'on lui connaît les premiers Psaumes et les débuts de l'Exode, les pasteurs Charles Terrisse, Gustave Borel-Girard, Alexandre DuPasquier qui enseignaient l'hébreu, la diction et le chant. De ses maîtres, Auguste Thiébaud garda un souvenir profond et ému auquel, en 1923, il donnait expression en ces termes : « Qui ne compterait au nombre des bienfaits dont il rend grâces à Dieu, d'avoir connu Frédéric Godet, d'avoir vu cet homme à l'intelligence si lucide et à l'âme pleine de poésie, se pencher sur la Bible et prêter l'oreille avec un pieux respect pour y recueillir les échos de la voix d'un saint Paul, d'un saint Jean, et surtout pour y entendre les appels de celui qui était à la fois leur Maître et son Maître, leur Sauveur et son Sauveur? Augustin Gretillat nous impressionnait par son érudition vaste et solide et nous charmait par sa bonhomie souriante qui égayait d'une lueur inattendue les sentiers ardus de la dogmatique. Henri de Rougemont voulait faire de ses étudiants de vrais pasteurs et l'on sentait en lui cette discipline intérieure qui inspire le respect. Charles Monvert s'imposait non seulement par la finesse de son esprit cultivé, mais aussi et surtout par la loyauté entière avec laquelle il traitait toutes les questions ; nous le sentions plus soucieux de nous aider à nous former une opinion que de nous amener à la sienne.

Et Georges Godet! Il était de ces hommes dont on dit que sous une écorce rugueuse, ils cachent un coeur excellent. Il avait parfois la main rude et le trait mordant ; mais quelle affection fidèle il vouait à ses élèves! quel exemple il leur donnait par son ardeur au travail et par la vénération touchante qu'il témoignait à son père! quelle richesse et quelle force dans sa pensée! quelle sagesse pratique aussi, qui faisait de lui l'un des conducteurs les plus sûrs que notre Église ait possédés! » (9) Le dernier de ces professeurs est peut-être celui dont la personne et l'enseignement ont le plus agi sur la pensée d'Auguste Thiébaud : Il faut voir, écrit-il, avec quelle clarté M. Georges Godet sait nous expliquer les passages les plus ardus de l'épître aux Galates ; aussi les heures s'écoulent-elles rapidement avec lui. Presque chaque fois que l'heure sonne, je crois n'être qu'à la moitié de la leçon. (10)

À côté de leur enseignement, les professeurs de la Faculté indépendante agissaient sur leurs élèves par leur intérêt bienveillant et dévoué ; ils les recevaient à leur table ou dans leur cabinet de travail pour de libres causeries ; ils réunissaient chez eux, à tour de rôle, leurs collègues et leurs étudiants pour écouter et discuter un « travail théologique », préparé par l'un de ces derniers, donnant ainsi un caractère familial à toute la vie de la Faculté.

Cette atmosphère de famille chrétienne était encore renforcée par l'organisation spéciale des étudiants. Avant même que fussent instituées des études théologiques à Neuchâtel, les futurs pasteurs neuchâtelois avaient formé une « société des proposants », présidée et surveillée par un « modérateur ». La même association subsistait, moins guindée sans doute que jadis, gaie et parfois bruyante, mais inspirée du même sérieux à la pensée de la vocation à laquelle on se préparait, du même désir de s'entr'aider dans cette préparation, et créant entre ces futurs pasteurs ou missionnaires une amitié cordiale, qui devait durer autant que la vie. Parmi ces camarades de Faculté, Auguste, comme on l'appelait familièrement, en rencontrait de plus âgés qui terminaient leurs études. Il en accueillit en 1892 une nouvelle volée, assez nombreuse. À tous, il demeurera également cher. (11)

Une tradition du clergé neuchâtelois, c'était aussi celle des « propositions » d'où les étudiants réguliers tiraient leur titre de « proposants ». Chacun d'eux en effet devait au cours de ses études faire huit exercices de prédication, « récités et sur textes prescrits ». que critiquaient des membres de la Commission des études et les pasteurs de la ville. Auguste Thiébaud, avec sa mémoire excellente et sa facilité de composition, s'en tirait, sinon sans angoisse préventive, du moins tout a son honneur. Les sermons, reproduits plus loin, ne donnent forcément qu'une idée incomplète de ce qu'était sa prédication.

Dernière tradition enfin et qui remonte au moins au XVIIe siècle : la règle que les étudiants allassent passer à l'étranger leur troisième, parfois leur quatrième année de théologie.(12) L'usage provenait du temps où la préparation au saint Ministère débutait sous la direction de pasteurs neuchâtelois et devait être poursuivie dans des académies suisses ou françaises et dans des universités allemandes. La coutume avait subsisté ; elle mettait nos étudiants en contact avec des maîtres et des milieux différents, avec la culture et la théologie d'autres pays, leur donnant ainsi une plus grande ouverture d'esprit et complétant leur formation théologique. Tout au plus, cette direction nouvelle des études, dès le cinquième semestre, pouvait-elle être prématurée pour des jeunes gens peu développés ou peu travailleurs. Ce n'était pas le cas pour Auguste Thiébaud. Ses deux ans de Faculté avaient passé comme un rêve ; en l'automne 1893, avec son ami Eberhardt, il partait pour l'Écosse, tandis que leurs camarades préféraient Berlin ou Halle.


Table des matières

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(1)Cette notice biographique a été composée à l'aide de quelques lettres d'A. Thiébaud, de souvenirs personnels et de renseignements, fournis par sa fille et par plusieurs de ses anciens camarades. Nous les en remercions vivement.
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(2) Ces détails et ceux qui suivent nous ont été fournit par M. Jean Jéquier.
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(3) Lettre d'A. Thiébaud à ses parents, 4 novembre 1898.
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(4) A. Thiébaud, Notre Église, p. 40-43.
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(5) Art. nécrol. dans le Messager de l'Église Indépendante, juin 1929, p. 2, 3. Voir aussi, dans le présent volume, l'article que A. Thiébaud a con. sacré à Gustave Henriod dans le journal religieux.
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(6) A. Thiébaud se lia en particulier à Paul Escande, pasteur à Bergerac, et à Émile Perrenoud, pasteur à St-Imier. dont nous reproduisons quelques impressions de ce temps-là. Parmi les missionnaires, à Pierre Loze, Aristide Eberhardt, Léopold Perrin, Ch. Bourquin, William Benoît et d'autres.
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(7) Lettre d'A. Thiébaud à Ch. Robert, janvier 1892.
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(8) C'était un ex-prêtre hollandais, Alexandre Bechger, qui d'ailleurs renoncera aux études de théologie, puis Aristide Eberhardt, François de Montmollin, Albert Bolle, Albert Ginnel, Numa Grospierre, Samuel Grandjean, jules Pétremand.
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(9) Rapport de la Commission des études (Bulletin du Synode de l'Église indépendante pour le 50me anniversaire de cette Église, Neuchâtel 1924, p. 107).
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(10) Lettre à Ch. Robert, janvier 1892.
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(11) La Faculté dans l'année 1891-92, comptait à ses cours 22 auditeurs ou étudiants réguliers. De ceux-ci, Samuel Barrelet et Eugène Béguin préparaient leurs derniers examens. Paul Escande, Émile Perrenoud, Paul Tripet. Abel de Meuron étaient en 3me ou 2me année. En octobre 1892 entrèrent à la Faculté Samuel et Paul Bovet, Charles Henry, Alfred Mayor, Paul Courant, en janvier 1893, Fritz Mayü.
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(12) Actuellement, la quatrième année seulement.

 

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