À l'Image de Christ
XIV
Christ polémiste.
Matthieu
V, 21-48;
IX, 10-13;
XII, 24-25;
XV,
1-14; XVI, 1-4;
XIX, 3-12;
XXI, 23-46;
XXII,
XXIII.
Luc
VII, 36-50;
X, 25-37;
XI, 37-54;
XII, 1;
XIII, 11-17.
Jean
II, 18-20;
V,
VI, 41-65;
VII, 10-53;
VIII, 12-59.
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Les ministres du temple de la
vérité, a-t-il été dit,
appartiennent à trois catégories :
1° ceux qui stationnent à la porte et
contraignent les passants à entrer; 2°
ceux qui accompagnent les visiteurs dans l'enceinte
du sanctuaire et leur servent de guide 3° ceux
qui organisent des patrouilles autour du temple et
défendent l'autel contre les attaques de
l'ennemi. Dans la première de ces
catégories nous trouvons le
prédicateur, dans la seconde
l'éducateur et dans la troisième, le
polémiste.
I
Actuellement, la controverse a mauvaise
renommée; son nom seul excite l'alarme et
l'image du polémiste n'est rien moins
qu'aimée ou admirée de la plupart des
esprits. Celui que la Providence appelle à
cette tâche rencontre moins qu'aucun autre
serviteur de Christ la sympathie et l'estime des
chrétiens, car ceux mêmes qui
partagent ses points de vue, regrettent de le voir
entrer dans une atmosphère de lutte. Ce
tempérament du public a eu son
résultat naturel. Les hommes capables
hésitent et cherchent dans d'autres
directions un moyen plus apprécié
d'utiliser leurs talents. C'est pourquoi la
controverse est tombée au pouvoir
d'intelligences secondaires et les sujets vitaux
pour l'avenir de l'Église ne trouvent aucun
appui auprès des défenseurs dont le
nom donnerait de l'autorité à la
cause.
Il serait intéressant de
remonter à la source de ce sentiment
général, car il doit provenir de
raisons sérieuses. C'est probablement une
réaction qui s'est
produite après une époque de
polémique exagérée. Dans leur
zèle pour la vérité, des
hommes excellents ont parfois oublié
d'être charitables; la controverse s'est
envenimée sur des points insignifiants avec
une violence que la défense des autels et.
du foyer aurait pu seule excuser. Quand les hommes
cèdent ainsi à leurs passions, ils
perdent tout sens des proportions et ayant
usé leur éloquence à propos de
bagatelles, les mots leur manquent pour soutenir
des causes vitales. De plus, leur influence est
annulée; car l'esprit public,
surexcité au sujet de questions indignes
d'être discutées, refuse
désormais de s'alarmer, même si la
citadelle est en danger.
Cependant, les récits de la
vie de Jésus nous donnent des pages
entières de discours consacrés
à la controverse. Il se peut que cette lutte
fût éloignée de ses
goûts, mais il n'eut pas moins à la
soutenir toute sa vie et particulièrement
aux derniers jours. Les plus éminents de ses
serviteurs ont dû en faire autant; si le
tempérament de Saint Paul le
prédisposait au combat, Jean dut entrer dans
la mêlée avec la même
ardeur. Il est presque
impossible de citer, dans toutes les confessions de
l'Église chrétienne, un nom marquant
qui ait pu s'en dispenser
entièrement.
L'esprit du polémiste se
distingue par une conviction joyeuse et ferme de
posséder la vérité; l'erreur
lui devient odieuse et fait naître en lui un
désir ardent de l'anéantir. Christ
s'empara du sceptre de la vérité et
fut soutenu dans sa controverse par la passion
généreuse d'arracher ses
contemporains aux liens qui les retenaient dans
l'erreur. Une crainte exagérée de la
discussion ne serait-elle pas le signe que
l'Église doute de la valeur intégrale
du trésor qu'elle possède et qu'elle
a perdu tout sens exact de la différence qui
existe entre la vérité et l'erreur?
II
Il est vrai que l'esprit public établit
des nuances dans les jugements qu'il porte sur les
différentes controverses.
Un des devoirs de l'Église
est de combattre l'erreur du
dehors. Le christianisme est constamment assailli
par des formes d'incrédulité qui
s'élèvent les unes après les
autres: à certains moments, c'est le
déisme qui demande à être
réfuté, puis le panthéisme,
puis le matérialisme. La défense du
temple de la vérité contre ces
adversaires est assez populaire et reçoit
une récompense peut-être excessive.
Aussi, cette sorte de controverse est-elle
cultivée parfois là où elle
n'est guère utile; quand elle est
nécessaire, elle peut être cependant
de haute valeur et demande le plus grand talent
pour s'y engager, car les problèmes
apologétiques qu'a soulevés notre
siècle n'ont pas encore été
résolus.
C'est la controverse
intérieure qui excite le plus d'alarme et
d'aversion, et cependant c'est celle qu'entreprit
Jésus et, plus tard, les plus
éminents de ses disciples. Il serait
désirable, nous le reconnaissons, que le
bruit des armes ne fût jamais entendu dans le
temple de la paix, mais à la condition que
ce fût en même temps le temple de la
vérité. Chez les Juifs,
l'Église était devenue la forteresse
de l'erreur. Jésus eut à attaquer
tout le système ecclésiastique de
son temps et une grande partie
des doctrines reçues. Ce devoir est pour un
esprit réfléchi un des plus
pénibles à remplir; car la confiance
accordée à ses guides spirituels par
la masse qui n'a pas les loisirs ou la
capacité d'étudier ces vastes sujets,
est une des assises de l'édifice de la vie
humaine; rien ne serait plus criminel que de
l'ébranler sans raison; mais ce mal est
quelquefois nécessaire et Jésus en
jugea ainsi.
Le cas contraire peut se
présenter : l'Église posséder
la vérité et l'innovateur être
absolument dans l'erreur. Alors, la place du
polémiste chrétien est du
côté de l'Église contre celui
qui cherche à la séduire. Cette
tâche demande aussi le plus grand tact et
reçoit une récompense minime, car
celui qui cherche à préserver
l'Église des dangers intérieurs
risque d'être exclu de son sein et
flétri du nom odieux
d'hérétique. Il n'est donc pas
toujours facile pour un chrétien de voir
clairement son devoir entre l'alternative
d'attaquer l'Église elle-même ou celle
de la défendre.
III
Jésus et les docteurs juifs avaient un
arbitre commun auquel ils référaient
dans leurs discussions. Tous reconnaissaient dans
l'Ancien Testament la parole de Dieu. Ceci donna
une couleur spéciale à l'enseignement
de Christ parmi les Juifs; il s'adressait à
eux comme il n'aurait pu le faire à d'autres
et son oeuvre en était simplifiée. Sa
supériorité se faisait sentir par une
connaissance plus intime des Écritures, bien
qu'ils fussent les intellectuels de la nation et
que l'Ancien Testament fût leur livre
classique, tandis que Jésus n'avait jamais
étudié. Mais son amour intense pour
la parole de son Père et l'ardeur qu'il
mettait à s'en pénétrer,
faisaient de lui un maître sur leur propre
terrain. Sa mémoire lui fournissait le
passage approprié à chaque situation;
parfois, en citant la parole qui devait
réfuter leurs arguments, il raillait leur
prétention de connaître la Bible, en
leur disant: « N'avez-vous jamais lu ? »
et dans des moments plus
solennels: « Vous vous trompez, ne connaissant
pas les Écritures. »
Il ne se fiait pas seulement
à sa connaissance de la lettre,
méthode du polémiste inférieur
qui se contente d'opposer un texte à un
autre texte et se retire satisfait s'il a pu en
citer un de plus que son adversaire. Ce genre de
controverse est stérile et sans valeur. Le
lutteur sérieux fait plus qu'emmagasiner des
textes; il possède une compréhension
générale des principes scripturaux,
une expérience religieuse qui en
éclaire le sens; la communion personnelle
dans laquelle il vit avec Pieu revêt son
oeuvre d'une grave dignité.
L'esprit de Jésus
s'élevait ainsi au-dessus de la lettre de
l'Écriture et la maniait avec une aisance et
une liberté consommées; rarement il
citait un texte de l'Ancien Testament sans en
révéler le sens profond et nouveau,
comme si, à son contact, l'enveloppe se
fût déchirée pour mettre au
jour la pierre précieuse qu'elle recelait.
Quelquefois, il dégageait de l'ensemble de
l'Écriture un principe qui semblait
dissoudre et même contredire la lettre simple
(Matth. V, 31-33) car, tout en aimant
et respectant de toute son âme la parole de
son Père, il savait être
personnellement l'objet d'une
révélation dans laquelle,
disparaîtrait l'ancienne, comme la
lumière des étoiles s'éteint
aux premières lueurs de l'aube
nouvelle.
Mais Jésus ne se servait pas
de l'Écriture seule. Un polémiste de
bonne marque doit être capable de faire au
simple bon sens et à la raison un appel
dégagé de toute pédanterie
savante et de citations étrangères.
S'il peut l'enchâsser dans un trait spirituel
ou une épigramme qui la grave dans le
souvenir, l'effet en est irrésistible sur un
auditoire populaire. Jésus possédait
ce don à un haut degré ; nous en
avons maintes preuves et une des plus frappantes
est ce mot devant lequel ses adversaires furent
émerveillés et le quittèrent:
« Rendez à César ce qui est
à César et à Dieu ce qui est
à Dieu. »
IV
Toute énumération des devoirs
actuels des polémistes serait
incomplète, si elle ne plaçait au
premier rang le respect dû à
l'adversaire. Quelle que soit la
sévérité permise à
l'égard des arguments, il faut que la
personne soit traitée avec
considération et ses motifs jugés
honorables. Rien n'est plus juste que cette
règle. Nous ne connaissons nos semblables
que superficiellement et, quand la colère
nous saisit, elle nous rend aveugles à leurs
mérites. D'un autre côté, nous
nous connaissons si bien qu'il serait sage
d'hésiter avant de jeter la pierre à
autrui. Nul ne possède la
vérité tout entière et un
adversaire peut la voir sous un angle qui nous est
caché. Dieu a révélé
quelquefois la vérité à
l'Église par moitiés réparties
entre des esprits différents dont la
première rencontre allume un conflit; mais
quand l'incendie devient général, il
réunit dans une fusion parfaite les
éléments opposés.
Cette règle n'est cependant
pas sans exception, puisque
Jésus lui-même l'enfreignit. Nous ne
savons si au début de sa carrière il
témoigna une considération plus
grande à ses adversaires, mais, vers la fin
de sa vie, sa censure devint ardente et il versa
sur les Pharisiens, les scribes et les
prêtres un torrent de mépris dont la
véhémence n'a jamais
été égalée.
Certes, l'estime que nous avons du
caractère d'un homme a une grande influence
sur la valeur que nous attribuons à ses
opinions. Quelquefois, nous savons sur un
adversaire certains détails qui privent sa
parole de toute autorité et que nous n'osons
révéler au public. Taudis qu'il parle
ou écrit avec assurance sur des sujets
religieux, il nous paraît dépourvu de
la seule faculté qui donne une réelle
clairvoyance intérieure et bien
décidé à ne pas confesser la
vérité, même s'il la
connaissait, parce qu'elle serait sa condamnation;
Jésus répéta souvent aux
docteurs juifs qu'il leur était impossible
de le comprendre, parce qu'ils manquaient de
sympathie morale pour la vérité,
leurs intérêts matériels
étant revêtus d'un système
d'hypocrisie que leurs arguments servaient à
défendre. Dans de pareils
cas, à moins que le devoir ne soit
évident, il est prudent de suspendre notre
faible jugement humain, sujet à erreur;
Jésus, lui, pouvait se fier au sien, et
à la fin il détruisit toute
l'autorité de ses adversaires en
dévoilant publiquement leur
caractère,
V
Dans le feu même de la plus ardente
controverse, l'indice d'un meilleur esprit ou un
trait de sincérité rencontré
chez un antagoniste arrêta parfois
l'attention de Jésus.
Il y eut dans sa vie un jour de
grande lutte auquel tous les
évangélistes ont accordé une
attention particulière. Ce fut un des jours
de la semaine qui précéda ses
souffrances; ses ennemis avaient formé une
puissante ligue destinée à
précipiter sa confusion et sa perte; les
Scribes étaient là, les
Sadducéens même qui feignaient de
l'ignorer habituellement, étaient sortis de
leur hautaine indifférence, et, pour une
fois, les Pharisiens et les Hérodiens qui se
haïssaient, s'étaient unis dans un but
commun. Ils avaient
préparé de longue main les questions
d'épreuve et choisi leurs champions qui,
l'un après l'autre, lui livrèrent
assaut dans le temple.
Mais ce jour fut pour eux un jour de
défaite et d'humiliation; car il les
réfuta si complètement que « nul
ne fut capable de lui répondre et aucun
homme n'osa plus de ce jour lui adresser des
questions ». - Au milieu même de cette
scène excitante s'avança un
polémiste que Jésus traita tout
autrement que ses collègues. Cet homme
semble n'avoir connu de Christ que le mal qu'il
entendait dire de lui; c'était un scribe et,
son parti ayant adopté dans cette occasion
une attitude hostile, il était forcé
de le soutenir. Il considérait Jésus
comme un faux conducteur du peuple qui
méritait d'être
démasqué, et il était venu
pour cela. Tandis qu'il attendait son tour, les
réponses qu'il entendit sortir de la bouche
de Jésus ébranlèrent son
opinion préconçue; leur justesse ne
confirmait en rien l'indignation qui l'avait
poussé au combat, ou, du moins, c'est-ce qui
paraît ressortir du ton de la question
insignifiante qu'il lui adressa: « Quel est le
premier commandement? » -
C'était une des
thèses d'argumentation habituelles aux
écoles rabbiniques, et notre scribe croyait
sans doute y déployer quelque
supériorité. Cependant Jésus
avait discerné dans son regard ou sa
personne une expression sympathique, car, au lieu
de le confondre et de l'humilier comme il l'avait
fait pour ses autres adversaires, il lui
répondit gravement: « Le premier de
tous les commandements est: Écoute,
Israël; Je suis l'Éternel ton Dieu : tu
adoreras ce Pieu de tout ton coeur, de toute ton
âme et de toute ta pensée. Ceci est le
premier commandement. Et voici le second qui lui
est semblable : Tu aimeras ton prochain comme
toi-même. Il n'y a pas de plus grand
commandement. »
Cet enseignement nous est familier
et nous l'entendons sans être
impressionnés. Mais il n'est pas difficile
de se représenter avec quelle majesté
et quelle puissance irrésistible il s'imposa
à un esprit qui y était initié
pour la première fois. Il semble qu'en un
instant son attitude agressive fut
transformée en un intense sérieux
moral. Non seulement ses arguments
tombèrent, mais son âme s'ouvrit
à cette parole qui alla
droit à sa conscience; et l'écho
clair et prompt qu'elle lui renvoya fut: «
Maître, tu as dit la vérité ;
car il y a un seul Dieu et il n'y en a pas d'autre
que lui; l'aimer de tout son coeur, de toute son
âme et de toute sa pensée, et aimer
son prochain comme soi-même vaut mieux que
toutes les offrandes et les sacrifices. » -
Cet homme avait oublié dans sa noble
réponse le « rôle » qu'il
était venu jouer, ses collègues et
tout ce qu'ils attendaient de lui; il laissa parler
son coeur et rendit hommage à la
dignité morale du Christ. Jésus
remarqua ce changement avec une profonde joie
intérieure et lui dit : « Tu n'es pas
loin du royaume de Dieu. »
C'est là un grand exemple.
Les attaques intransigeantes de la controverse
réduisent à une opposition permanente
ceux qu'un peu de douceur aurait attirés.
Des hommes dont le coeur est inconsciemment
favorable au christianisme sont
enrôlés, peut-être, dans les
rangs adversaires, et le disciple de Jésus
doit être capable de discerner toute
sympathie secrète et de lui aider à
trouver son expression. Prouver aux
hommes qu'ils sont hors du
royaume est tâche aisée; mais laisser
entrevoir le seuil qu'un ou deux pas suffiront
à franchir est infiniment
préférable. Le triomphe d'une
polémique impitoyable peut satisfaire le
coeur naturel; la charité
compréhensive et sympathique nous rapproche
du Maître autant que le permet notre nature
humaine.
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