À l'Image de Christ
XIII
Christ éducateur.
Matthieu
IV, 18, 19;
IX, 9,
14-17;
X,
XII, 1-3,
49;
XIII, 10, 11,
16-36;
XV, 15-16,
23-24,
32,
36;
XVI, 5-28;
XVII,
XVIII, 1-3,
21-22;
XIX, 13-30;
XX, 17-19,
20-28;
XXVI, 21-22,
26-36,56;
XXVIII, 7,
10,
16-20.
Marc III, 14;
IV, 34;
VI, 30-32;
IX, 35-41;
XVI, 7.
Luc
IX, 54-56;
X, 1-17;
XI, 1;
XXIV, 36-51
Jean
II, 11-12;
IV, 2;
XIII,
XVII.
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I
Les fonctions d'éducateur sont plus
limitées que celles du prédicateur:
celui-ci s'adresse aux multitudes, celui-là
concentre son attention sur un nombre restreint de
disciples. Les auditoires auxquels s'adressait
Jésus comptaient des milliers d'âmes;
les hommes qu'il prépara au ministère
ne furent que douze. Et cependant, les
résultats obtenus par lui dans ce domaine,
égalent en valeur ceux du
prédicateur.
Le titre de pédagogue avait
été honoré avant le Christ par
des hommes remarquables. Socrate, Platon, Aristote
et d'autres maîtres
célèbres qui
illustrèrent les écoles de
philosophie de la Grèce, entretinrent avec
leurs disciples des relations semblables à
celles de Jésus avec les siens. Chez les
Juifs, dans les écoles de prophètes
dont nous parle l'Ancien Testament, les «
hommes de Dieu » étaient les
maîtres des fils des prophètes. Jean
Baptiste, en dehors de ses prédications,
forma des disciples qui le suivaient.
Le terme grec qui désigne
habituellement les disciples de n'importe quel
maître se traduit littéralement par:
« ceux qui sont autour de lui. » De
même, il nous est dit dans l'Évangile
que « Jésus choisit les Douze afin
qu'ils fussent avec lui. » Cette seule
circonstance a dû nécessairement
limiter le nombre des disciples; une petite
minorité seulement pouvait abandonner son
travail et sa demeure pour le suivre, car ses
habitudes itinérantes les obligeaient
à renoncer à leurs occupations
régulières. Quelques-uns semblent
s'être attachés à lui d'une
façon intermittente; il est question dans
une occasion de cent-vingt disciples et dans
l'autre de soixante-dix; mais lui-même n'en
choisit que douze pour
être toujours avec lui et
participer à son oeuvre.
Une autre raison décidait de
la limitation stricte de leur nombre. Un
éducateur doit connaître ses disciples
et les étudier, comme une mère
observe le tempérament de chacun de ses
enfants. Tandis que le prédicateur
s'adressant à la foule, tire ses
flèches au hasard et s'abstient de toute
allusion particulière, le pédagogue
adresse ses remarques et ses questions à
chaque individu, et doit connaître pour cela
la personnalité mentale de tous. C'est
pourquoi les noms des douze ainsi que leurs
relations mutuelles nous sont fidèlement
rapportés par les
évangélistes.
Cette réunion d'hommes
renfermait une grande variété de
dispositions, des degrés très divers
de maturité d'esprit; malgré cela, il
parait évident que le Maître
étudia chaque caractère et, suivant
les cas, usa d'un traitement différent. Sa
conduite affectueuse avec Jean convenait au
tempérament de ce disciple aussi bien que la
patience et le tact dont il usa avec Thomas.
Mais le couronnement de son
activité dans ce domaine fut
l'éducation de Pierre. Comme il l'avait
compris! Il dompta les éléments
tumultueux et flottants de ce caractère,
ainsi qu'un parfait cavalier le ferait d'un cheval
de race. Il donna à une nature aussi mobile
que l'eau la consistance du roc et, sur ce roc, il
bâtit son Église. Des résultats
semblables furent obtenus dans tout le cercle
apostolique. À l'exception du traître,
chacun des Douze, grâce à
l'éducation qu'il reçut du
Maître, devint un piller dans l'Église
et une puissance dans le monde.
Jésus combina l'oeuvre du
prédicateur et celle du pédagogue. La
première aurait pu facilement absorber tout
son temps et ses forces; les multitudes le
réclamaient à grands cris, son coeur
était touché de leur misère et
cependant, il consacra la plus grande partie de son
temps à l'éducation de douze hommes!
Nous aimons trop le nombre, nous mesurons à
cela le succès d'un ministère et
c'est l'erreur de beaucoup de serviteurs de
Dieu.
La différence entre
l'étendue et l'exiguïté, a dit
un sage, petit se comparer à celle qui
existe entre un marais et une
rivière. Cette curieuse remarque est
justifiée dans le cas actuel. Si la
quantité moyenne de force qui est en nous se
répand sur une trop grande surface, elle
peut être aussi superficielle dans ses
résultats que la couche d'eau qui recouvre
un marais; mais, limitée à une
tâche plus restreinte, elle est semblable
à la rivière qui court entre ses
rives resserrées et met en mouvement les
roues du moulin. Si l'influence personnelle se
répartit sur une multitude, l'action
exercée sur chacun sera minime, mais si elle
se concentre sur douze, six ou même un seul
homme, les effets peuvent en être profonds et
durables. Des intelligences incapables de
s'adresser à la foule peuvent agir fortement
sur les individus; peut-être à la fin,
leur oeuvre sera-t-elle aussi féconde en
résultats que celle d'hommes plus
brillamment doués.
II
L'enseignement de Christ aux Douze fut, dans une
certaine mesure, pareil à celui qu'il
donnait à la multitude. Toujours et partout
avec lui, aucun de ses discours publics ne fut
perdu pour eux; de plus, une grande partie des
conversations privées qu'il eut avec eux
servait à compléter les exhortations
adressées à la foule. Témoins
de tous les miracles, quelques-uns des plus grands,
tels que l'apaisement de la tempête, furent
accomplis en leur seule présence et à
leur bénéfice. Cette
répétition constante des plus
solennelles impressions leur fut un avantage
considérable.
Mais l'originalité de
l'enseignement du Maître à ses
disciples, se manifesta surtout par la
liberté avec laquelle ils lui posaient des
questions. Chaque fois qu'un point de ses discours
leur était obscur, ils lui en demandaient
l'explication; si la vérité ou la
sagesse d'une affirmation leur paraissait
discutable, ils émettaient librement leurs
objections et il les éclairait. Au
début de son
ministère et maintes fois par la suite, ils
s'informèrent du sens d'une parabole
incomprise. À l'ouïe de son jugement
sévère sur le divorce, ils lui dirent
: « S'il en est ainsi, il vaut mieux pour un
homme n'être pas marié » et ils
provoquèrent par là un
développement plus complet du sujet. Quand
ils entendirent cette parole, qu'il est plus
aisé à un chameau de passer par le
trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer
dans le royaume de Dieu, ils
s'écrièrent : « Qui peut
être sauvé? » et Jésus
leur parla longuement du danger des richesses
temporelles. Bref, il nous est dit que lorsqu'il
était seul avec eux, « il expliquait
toutes choses à ses disciples
».
Il fit plus encore; il enveloppa,
son enseignement d'obscurité et de paradoxes
pour exciter leur tendance à questionner. La
parabole était un voile jeté sur la
vérité, dans le but de tenter la
curiosité des auditeurs et de les inciter
à contempler par eux-mêmes la
beauté à demi
révélée. Un pédagogue
n'a rien fait s'il n'éveille dans les
esprits une activité personnelle. Tant que
le disciple reste passif, la vraie
éducation n'a pas encore
commencé. C'est quand l'intelligence se met
à travailler sur un sujet, se heurtant
à des problèmes auxquels la
vérité seule fournira une solution,
que le développement et le progrès se
produisent, et les paroles de Christ
déposaient un ferment actif dans l'esprit de
ses disciples.
Socrate, le plus sage des
païens, usait de la même méthode.
L'interrogation jouait un rôle
considérable dans son enseignement. Au
disciple novice, il posait une question sur un
sujet que celui-ci croyait posséder à
fond : la justice, la tempérance ou la
sagesse. La réponse provoquait une seconde
question, destinée à ébranler
sa conviction. Puis Socrate continuait, traitant le
sujet sous vingt points de vue différents,
jusqu'à ce que le disciple dût
convenir que ses propres opinions n'étaient
qu'un tissu de contradictions et le résultat
d'études mal
digérées.
Les deux méthodes avaient le
même but: exciter l'activité
individuelle, mais il y a entre elles une profonde
différence. Socrate posait des questions
auxquelles ses disciples cherchaient à
répondre; Jésus amenait ses disciples
à l'interroger
eux-mêmes. Après tout, l'école
de philosophie ne se proposait qu'une gymnastique
mentale dans laquelle la qualité des
réponses importait peu. Beaucoup de
philosophes ont avoué que le but principal
poursuivi par eux est la vigueur intellectuelle
obtenue par ce travail; on connaît ce mot de
l'un d'eux: « Si la Divinité m'offrait
d'une main la recherche du vrai et de l'autre la
vérité elle-même, je choisirais
la première sans hésitation. »
Ce peut être une sage parole dans la bouche
d'un philosophe, mais Jésus enseignait la
vérité qui sauve. Si l'esprit se
discipline forcément à cette
recherche, elle ne peut suffire à le
satisfaire ; il nous faut une réponse aux
grands problèmes de l'âme. C'est
pourquoi, tandis que Socrate questionnait,
Jésus répondait, et c'est à
lui qu'après avoir erré dans les
ténèbres du doute et de
l'inquiétude, les hommes reviendront
toujours pour trouver la lumière : «
Seigneur, à qui irions-nous? Tu as les
paroles de la vie éternelle. »
III
Dire que le but de Christ lorsqu'il entreprit
l'éducation des Douze aurait
été de s'assurer des successeurs est
un peu exagéré car, dans son oeuvre
principale, - l'achèvement de la
rédemption par ses souffrances et sa mort, -
il n'eut et n'aurait pu avoir de successeur. Tout
était accompli et la tâche
n'était pas à reprendre.
Mais ceci bien établi, il
nous est peut-être plus facile d'exprimer son
activité pédagogique en disant qu'il
forma ses continuateurs. Quand il quitta la terre,
ils eurent à défendre la cause qu'il
avait fondée et à la lancer dans le
monde. Dès le début de son
ministère, Jésus avait eu en vue
cette fin, et, en dépit de ses
préoccupations absorbantes, il se consacra
à la préparation de ceux qui devaient
le remplacer après son
départ.
Il les employa tout d'abord à
des fonctions subalternes; il nous est dit
expressément par exemple que «
Jésus ne baptisait pas lui-même,
mais ses disciples ».
Après qu'ils eurent vécu plus
longtemps avec lui et que leur maturité
chrétienne se fût quelque peu
développée, il les envoya travailler
sous leur propre responsabilité. Ils firent
des voyages, prêchant, guérissant les
malades, et retournèrent pour lui rendre
compte de leur mission et recevoir de nouvelles
instructions. De cette manière, ils furent
appelés quelquefois à labourer le
terrain dans lequel le Maître devait jeter la
semence de vie éternelle. Mais surtout, leur
puissance s'accrut et leur foi se fortifia en vue
du jour où ils se trouveraient seuls pour
fonder l'Église et conquérir le monde
en son nom.
Un des traits qui distinguent le
vrai christianisme est l'intérêt qu'il
éveille en nous, non seulement pour les
grands événements du passé,
mais aussi pour l'avenir.
L'homme ordinaire se soucie peu des
temps futurs, en dehors de ce qui concerne
directement sa propre descendance ; pourvu qu'il
soit heureux, il demeure indifférent aux
destinées du monde après sa mort. Il
n'en est pas ainsi du chrétien. Il
s'intéresse à une cause qui lui
survit et qu'il retrouvera dans
une étape postérieure de son
existence. L'espérance du règne futur
de Christ nous attache aux
générations qui poursuivront cette
oeuvre après nous.
En préparant de jeunes forces
à travailler avec enthousiasme à une
cause, on peut faire oeuvre plus utile qu'en y
dépensant sa propre énergie.
L'Église chrétienne moderne a un
besoin pressant d'hommes disposés à
guider dans leurs premiers pas les bonnes
volontés isolées, à leur
signaler les postes inoccupés, et à
adapter chaque talent à sa tâche.
L'initiateur intelligent fournira peut-être
au service de Christ des forces qui
dépasseront de beaucoup les siennes, ainsi
que le fit Barabbas quand Il assura à
l'Église le concours de Paul.
IV
À notre époque, la vocation qui
rappelle le plus l'oeuvre de Christ
éducateur est celle de professeur de
théologie. Les étudiants de nos
facultés en sont au même degré
spirituel que les Douze avant qu'ils eussent
commencé leur
ministère et les
relations de Christ avec eux,
étudiées avec soin, jetteraient une
clarté nouvelle sur celles qui doivent
exister entre professeurs et
étudiants.
La grande valeur des rapports entre
les apôtres et leur Maître fut dans le
simple privilège qu'ils eurent d'être
avec lui, de contempler jour après jour
cette vie merveilleuse et de s'imprégner
insensiblement de l'influence de son
caractère. Saint Jean, bien des
années plus tard, au souvenir de cette
expérience de trois ans, la résume en
ces mots: « Nous avons vu sa gloire ! »
Le terme grec dont il se sert désigne le
« shekinah » qui brillait au-dessus du
trône de miséricorde. Tandis qu'ils
erraient avec lui à travers la
Phénicie et la Palestine, dans
l'intimité de ces longues causeries sur les
collines de Galilée, ils eurent souvent
l'impression que le Très-Saint leur
était dévoilé et qu'ils
contemplaient la beauté absolue.
Le principal défaut de
l'enseignement théologique actuel, est
l'absence de ces relations personnelles entre
professeurs et étudiants. Ce serait à
la vérité une épreuve
difficile. Il n'y a pas d'yeux
plus scrutateurs que ceux des jeunes; admis dans la
vie privée d'un homme, ils font
aussitôt l'inventaire de ses ressources.
S'ils croient en un professeur, ils l'adorent comme
un héros, mais leur mépris est
incommensurable s'ils ont perdu confiance en lui.
Ils peuvent être éblouis par une
réputation, mais la solidité du
caractère et des connaissances est le seul
moyen de s'imposer définitivement à
eux.
De notre temps, un homme a cependant
osé entretenir avec ses étudiants des
relations suivies, sans timidité ni
réserve.
Le professeur Tholück est
connu, de nom tout au moins, de tous ceux qui ont
quelque teinture de théologie. Ses nombreux
ouvrages d'apologétique et
d'exégèse lui assurent un rang
honorable parmi les écrivains
évangéliques du siècle. Il est
placé plus haut encore comme
réformateur. Tholück a fait pour
l'église luthérienne une oeuvre
pareille à celle de Wesley dans le sein de
l'église d'Angleterre, Chalmers en
Écosse et Vinet dans la Suisse romande. Il
combattit et réduisit à néant
le vieux rationalisme et, aux premières
années du XIXe siècle,
donna à la religion
évangélique un grand élan dans
son pays.
La méthode qui lui servit
à obtenir ce résultat lui donne un
titre au souvenir de l'Église
chrétienne. À peine converti et
installé dans sa chaire de professeur
d'université, il commença à
nouer avec ses étudiants des relations d'un
genre tout nouveau en Allemagne. Non satisfait de
son enseignement général, il rit la
connaissance personnelle de chacun d'eux, dans le
but de les gagner à Christ. Il les invitait
à se promener avec lui, les visitait dans
leurs chambres, les réunissait chez lui deux
fois par semaine pour la prière,
l'étude des Écritures et des oeuvres
missionnaires. Avec le temps, ses auditoires
augmentèrent et la tâche devint
considérable, mais son dévouement ne
se lassa jamais. Dans la période la plus
active de sa vie, quand il préparait des
conférences qui attiraient des foules
d'étudiants, et publiait des livres dont la
réputation fit le tour du monde, il passait
régulièrement quatre heures par jour
en promenade avec quelques-uns d'entre eux et les
invitait à sa table. Il ne faisait pas
oeuvre superficielle; il
n'était pas de ceux qui croient avoir rempli
tous leurs devoirs spirituels vis-à-vis d'un
homme, s'ils ont abordé une fois avec lui,
sans préparation, le sujet religieux. Il
trouvait difficile de gagner la confiance des
jeunes gens et entrait souvent en matière
très indirectement. Il était plein de
gaieté et d'intelligence, mettait à
l'épreuve l'esprit de ses
élèves par les plus étranges
questions, et ceux qui avaient en le
privilège de se promener avec lui
répétaient, des semaines durant, ses
saillies et ses bons mots.
Sa curiosité intellectuelle
était très grande ; il savait attirer
chaque interlocuteur sur le terrain le plus
favorable à l'épanouissement de ses
facultés et pouvait lui donner des
renseignements inappréciables sur les livres
à consulter et les méthodes de
travail à suivre. Il s'efforçait de
stimuler la pensée dans tous les sens et
plus d'un étudiant lui fut redevable de
l'éveil de son intelligence. Il ne
négligeait pas leurs besoins
matériels et peu de professeurs ont fait
autant de bien à la jeunesse pauvre.
Malgré cela, ses yeux étaient
fixés sur un objet vers lequel il tendait
constamment, - le salut
personnel de chacune de leurs
âmes.
Il eut sa récompense. Pendant
sa vie, sa renommée s'était
répandue au dehors, mais la publication de
sa biographie a fait connaître toute la
profondeur de son action. Dans ses papiers, l'on
trouva des centaines de lettres d'étudiants
et de pasteurs qui le regardaient comme leur
père spirituel, et, parmi ceux qu'il avait
convertis, se trouvent quelques-uns des noms les
plus illustres dans l'histoire de la
littérature allemande du siècle. Les
chaires de professeurs en Allemagne sont
occupées actuellement par un grand nombre de
ministres de l'Évangile qui lui doivent leur
vocation.
Pourquoi une vie pareille nous
semble-t-elle si originale et exceptionnelle ?
Pourquoi ne se répète-t-elle pas dans
d'autres sphères, dans les bureaux, les
ateliers et les écoles aussi bien que dans
l'Église et l'université?
Tholück expliquait le secret de sa vie par
cette simple phrase: « Je n'ai qu'une passion,
c'est Christ ! »
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