À l'Image de Christ
XII
Christ prédicateur.
Matthieu
IV, 16,
23-25;
V, 7;
IX, 4,
13,
35-38;
X,
7,19-20,
27;
XIII;
XVI, 14.
Marc
I, 38-39;
IV, 33;
VI, 1-6.
Luc
IV, 16-32;
V, 17;
VII, 16;
VIII, 1-8;
XI, 27-28.
Jean
III, 34;
VII, 14-16,
26,
40,
45-46;
VIII, 1-2.
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I
Si nous avons eu le bonheur d'entendre un jour
un orateur de premier ordre, si sa parole nous a
révélé dans l'Évangile
un ferment de vie que nous avions ignoré
jusqu'alors, nous lui conserverons à jamais
dans nos coeurs un souvenir reconnaissant. Quelle
dut être l'impression produite sur les
auditeurs de Celui qui parlait comme jamais homme
ne parla, sur la foule qui entendit pour la
première fois le sermon sur la montagne, ou
la parabole du fils prodigue ?
Jésus avait gardé le
silence trente ans. Durant cette période,
les sources de la pensée
et de la conviction
s'étaient accumulées dans son esprit
et, quand la digue fut rompue, elles se
précipitèrent au-dehors en un volume
considérable. Il commença à
prêcher le jour du sabbat dans les synagogues
de Nazareth et de Capernaüm, et son
activité s'étendit rapidement aux
villes et villages environnants. Les jours de
sabbat, l'enceinte des synagogues et les heures
accoutumées de dévotion ne suffirent
pas longtemps à son zèle; peu
à peu, il prêcha chaque jour, non
seulement dans les temples, mais dans les rues, les
places publiques, au milieu du cadre pittoresque
des rives du lac de Génézareth et de
ses collines verdoyantes.
L'enthousiasme de ses auditeurs
correspondait au sien. Aussitôt qu'il
commença à prêcher, sa
réputation s'étendit sur le pays
entier et de partout on accourait pour l'entendre.
Dès ce moment, nous lisons que des
multitudes le suivaient; elles le retenaient
lorsque, lassé de tant d'efforts, il
cherchait à se retirer dans la solitude et
quand, à la fin, il réussissait
à s'éloigner pour un peu de temps, la
foule attendait son retour.
Tous les rangs de la
société étaient confondus dans
son auditoire. Il arrive souvent que le
prédicateur qui réussit à
émouvoir le peuple est négligé
par les classes cultivées, tandis que celui
qui satisfait les intellectuels est au-dessus de la
moyenne du public. Mais aux pieds de Jésus
on voyait, assis au milieu des masses populaires,
des Pharisiens et des docteurs de la loi, venus de
toutes les villes de Galilée et de
Judée; ceux même qu'un passé
plus ou moins respectable tenait à
l'écart des synagogues étaient, par
exception, poussés vers les
assemblées religieuses; tous les publicains
et les gens de mauvaise vie venaient l'entendre.
Quel pouvait être le secret de cet universel
et intense intérêt? Les anciens, dans
leurs figurations artistiques, ont
représenté l'orateur retenant les
hommes à lui avec des chaînes d'or
sorties de sa bouche. Quelles étaient donc
les chaînes qui servaient à Christ
pour captiver tous les hommes?
II
Quand le niveau de la vie religieuse et de la
prédication s'est considérablement
abaissé dans un pays, l'apparition d'un
homme de Dieu qui prêche la Parole avec
puissance, devient d'autant plus remarquable par
opposition, l'obscurité du fond faisant
ressortir la lumière au premier
plan.
C'est une nuit pareille qui
s'étendait sur toute la Galilée,
quand Jésus débuta dans sa
carrière de prédicateur.
Matthieu, qui vivait sur les lieux,
décrit le contraste produit, en citant ces
mots du prophète: « Le peuple qui
était assis dans les ténèbres
a vu une grande lumière et la lumière
a brillé pour ceux qui étaient assis
dans la région et l'ombre de la mort.
»
De même, le premier jugement
porté sur le prédicateur par tous
ceux qui l'entendaient fut l'expression de la
surprise. Le peuple était
étonné de sa doctrine ; car il leur
enseignait comme ayant autorité et non comme
les scribes.
- C'étaient en effet les scribes qui de
semaine en semaine les haranguaient dans les
synagogues. Sans doute il y avait entre eux des
différences; tous n'étaient pas
également mauvais ; mais, pris en masse,
c'était bien la réunion d'hommes la
moins remarquable qui ait jamais dominé
l'esprit d'une nation. Dans la collection de livres
juifs appelée le Talmud qui nous est
parvenue, nous avons des spécimens de cet
enseignement et ceux qui les ont
étudiés les considèrent comme
les plus stériles produits de l'esprit
humain. Leur lecture fait songer à une
promenade dans d'interminables galeries de
décombres, où l'air est obscurci et
les poumons quasi asphyxiés par les
poussières suspendues.
Le peuple, dans son jugement, toucha
du doigt le défaut principal de ses
directeurs spirituels : « Il enseignait avec
autorité et non comme les scribes, »
c'est-à-dire que les scribes manquaient
d'autorité, et c'est en effet la
caractéristique des écrits
talmudiques. Aucun d'eux ne parle comme ayant
jamais été en relations personnelles
avec Dieu; tous citent quelque autorité
antérieure à laquelle ils
appellent; tous s'appuient les
uns sur les autres. Cette manière de
prêcher qui a souvent prévalu et s'est
orgueilleusement arrogé le nom d'orthodoxe,
est toujours fatale.
Elle parle de Dieu comme s'il avait
vécu il y a des centaines d'années,
au temps de la Bible, et qu'il fût absent de
la vie et de l'histoire contemporaines? Elle cite
la joie en Dieu, le bonheur du pardon, la
plénitude de l'esprit et les hautes
expériences de la vie spirituelle, comme si
elles s'étaient limitées aux saints
de jadis et ne pouvaient se renouveler dans les
siècles modernes?
La Bible peut être convertie
en une prison où l'on enferme Dieu ou en un
musée dans lequel la vie spirituelle est une
antiquité conservée. Mais ceux qui
s'approchaient de Jésus sentaient qu'il
vivait en contact direct avec le monde invisible et
leur apportait des nouvelles de ce qu'il avait vu
et éprouvé. Ce n'était pas un
simple commentateur, faible et lointain écho
de voix éteintes depuis longtemps. Il
parlait comme venant lui-même de la demeure
du Très-Haut ou plutôt comme voyant ce
qu'il leur décrivait. Ce
n'était pas un scribe, mais un
prophète qui pouvait dire : « Ainsi
parle le Seigneur. »
Et sa renommée se
répandit de Dan à Beersheba; les
hommes se disaient l'un à l'autre avec des
regards joyeux : « Un grand prophète
s'est levé parmi nous; » le berger
abandonnait son troupeau dans le désert,
l'agriculteur son vignoble, et le pêcheur ses
filets au bord du rivage, pour suivre le nouveau
prédicateur ; car les hommes savent qu'ils
ont besoin d'un message d'En-Haut et, quand ils
entendent une voix authentique, ils la
reconnaissent instinctivement.
III
La prédication acquiert parfois,
grâce à la personnalité du
prédicateur, une influence extraordinaire.
Une simple lecture, faite dans le silence et la
solitude, ne peut en rendre la puissance pour qui
ne l'a pas entendu.
Il est bien connu que les discours
posthumes de quelques grands orateurs de la chaire
ont désappointé le public, une fois
imprimés. Leur influence
procédait de l'homme même, de son
individualité, de la noblesse de ses traits,
de son. sérieux profond ou de sa force
morale. Nous ne savons rien de l'apparence
extérieure de Jésus, ni du charme de
sa voix, la tradition qui nous est parvenue
étant d'une grande sobriété de
détails; mais à quelques
égards, nous connaissons l'impression
produite sur ceux qui l'approchaient.
Bien que, depuis quelques
générations, les prédicateurs
eussent été des scribes
fossilisés, une des plus glorieuses
traditions du peuple juif était le souvenir
des orateurs de Dieu dont la voix avait retenti
autrefois dans le pays et dont les
caractères étaient gravés en
traits indélébiles dans la
mémoire nationale. Aussitôt que
Jésus commença à
prêcher, il fut reconnu que le grand ordre
des prophètes revivait en lui. On alla plus
loin ; on crut un moment que l'un ou l'autre
était ressuscité des morts et
achevait son oeuvre dans la personne de
Jésus: « les uns disaient qu'il
était Jérémie, les autres
Elie. » Or, tous deux étaient de grands
prophètes, les plus hauts peut-être
dans l'estime populaire, mais de
caractères si parfaitement opposés
qu'il semble impossible de les unir dans une
même personnalité.
Jérémie était
doux et pathétique ; c'était l'homme
de coeur qui désirait que « ses yeux
fussent une fontaine pour pleurer sur les malheurs
de son peuple ». Rien d'étonnant
à ce que les auditeurs de Christ aient
découvert dès l'abord une
ressemblance. Les premières phrases du
sermon sur la montagne furent des paroles de
compassion pour les pauvres, les affligés et
les opprimés; le plus humble parmi la foule
put se sentir l'objet de l'intérêt et
de la sollicitude de Jésus. Quoiqu'il
s'adressât à toutes les classes, il se
vantait de prêcher l'Évangile aux
pauvres et, tandis que les scribes flattaient les
riches et recherchaient les auditoires
cultivés, l'homme du peuple avait
l'assurance que son âme était aux yeux
de Jésus aussi précieuse que celle du
plus fortuné des hommes. La vue d'une
multitude excitait son émotion. Et comme
chez Jérémie, l'amour qu'il portait
à son pays et à ses compatriotes
était si intense, que le publicain ou la
femme de mauvaise vie lui
devenaient chers, parce qu'ils
étaient aussi des enfants
d'Abraham.
Elie offrait un parfait contraste
avec Jérémie: c'était un homme
d'airain, fait pour résister en face aux
rois et aux reines et pour tenir tête au
monde entier. Malgré ces dissemblances, le
peuple reconnut aussi en Jésus un Elie, et
il ne s'y trompait pas. C'est une grande erreur de
ne voir dans sa personnalité que la douceur
et la bienveillance. La
sévérité de quelques-uns de
ses discours et la hardiesse avec laquelle il
dénonça le mal furent l'un des
principaux éléments de sa puissance,
et jamais il n'y eut de polémique plus
implacable que celle qu'il engagea avec les
Pharisiens.
En réalité, ces deux
traits de son caractère, la douceur et la
sévérité, provenaient d'une
même racine: si dans le plus pauvre
travailleur il voyait et respectait l'homme, le
plus riche n'était à ses yeux rien de
plus qu'un homme; si les haillons de Lazare ne
pouvaient lui cacher la dignité de son
âme, la pourpre de l'homme riche ne lui
voilait pas sa petitesse. Il savait tout ce qui est
dans l'homme, sa hauteur et sa
profondeur, ses gloires et ses
hontes, ses douleurs et ses abominations; et les
hommes sentaient en le voyant que son
humanité qui dominait la leur s'abaissait
vers eux, les enlaçait et les enveloppait de
sympathie.
IV
Un prédicateur qui n' a pas
étudié l'art de présenter son
message a jamais produit une grande impression. Les
commençants ont une tendance à
négliger ce travail : l'essentiel
étant pour eux de dire de bonnes choses, la
manière de dire leur importe peu. Ils
ressemblent en cela à une
ménagère qui, servant à ses
hôtes des mets de première
qualité, jugerait inutile de les bien cuire.
L'enseignement de Jésus dut et doit encore
une grande partie de son charme à sa forme
exquise.
Le public populaire se rappelle
mieux les remarques exprimées ici et
là en quelques phrases énergiques,
bien ciselées, frappantes, que la suite
logique d'un argument ou d'un long discours. C'est
ainsi que Jésus s'adressait à lui en
paroles simples et heureuses qui
se gravaient aisément dans la mémoire
; et cependant, chacune d'elles était un
monde de pensée où la
méditation découvre un sens toujours
plus profond; on dirait d'une nappe d'eau si
limpide et ensoleillée que la tentation
vient de toucher avec un bâton les pierres
visibles du fond ; mais cette expérience
révèle une profondeur bien
supérieure à celle que notre oeil
avait cru voir.
Les discours de Jésus avaient
une qualité plus populaire encore dans la
richesse des comparaisons dont il les illustrait.
Le même Dieu est le Créateur du monde
de l'esprit et de la matière; il les a
façonnés de telle sorte que les
objets de la nature, vus sous un certain aspect, se
transforment en miroirs qui
réfléchissent les
vérités spirituelles et nous les
rendent accessibles.
Le Christ employa constamment cette
méthode, si bien que la description du pays
qu'il habita est plus complète dans
l'Évangile que dans tous les historiens du
temps. La vie juive en Galilée se
détache avec une clarté lumineuse de
l'obscurité environnante. Comme sur la toile
d'une lanterne magique, nous voyons défiler
les paysages de la Palestine, la
vie intime du peuple des campagnes et la vie plus
active des villes dans tous leurs détails.
À l'intérieur de la maison, nous
voyons la coupe et le plat, la lampe et le
flambeau; les servantes qui font moudre la farine
entre les meules de pierre, ajoutent le levain et
pétrissent la pâte; la mère de
famille qui coud une pièce à un vieil
habit et le père qui recueille le vin dans
des outres de cuir; nous voyons, sur le seuil, la
poule rassemblant ses poussins sous ses ailes et,
dans la rue, les enfants qui Jouent au mariage et
aux funérailles. Dans les champs, fleurit le
lis dont la beauté surpasse toute la gloire
de Salomon; les corbeaux picorent les graines sur
les pas du semeur, et les oiseaux font leurs nids
au milieu des branches. Quand nous levons les yeux,
voici le nuage que chasse le vent du sud, le ciel
rouge du soir qui promet le beau temps et
l'éclair qui traverse le ciel d'un bout
à l'autre. Là, le vignoble avec la
tour et le pressoir; le champ, revêtu de la
délicate verdure du printemps ou
animé par la foule des moissonneurs qui
récoltent les blés jaunis de
l'automne; plus loin, les
troupeaux paissent dans le
pâturage et le berger les abandonne pour
courir à travers monts et vaux à la
recherche de sa brebis perdue.
Dans nos propres rues, peu de
figures nous sont plus familières que celles
du pharisien et du péager en prière
dans le temple, du prêtre, du lévite
et du bon Samaritain sur la route de
Jéricho, ou du riche, présidant chez
lui à de somptueux banquets tandis que
Lazare est couché à sa porte et que
les chiens lèchent ses plaies !
D'une manière
générale, quand l'intelligence d'un
prédicateur est dirigée avec
intensité sur la recherche de la
vérité, des comparaisons semblables
jettent comme autant d'étincelles dans ses
discours. Si l'énergie mentale se consume
lentement à l'intérieur du sujet,
elle produit une exposition endormante et
prosaïque ; quand la chaleur augmente et
envahit tout, elle dégage un discours clair,
fort et impressif ; mais quand le feu s'est
emparé de la masse et qu'elle flambe
entièrement, les images éclatantes et
les paraboles surgissent spontanément et se
gravent à jamais dans l'esprit des
auditeurs.
V
Quelque importance que puisse avoir la forme de
la prédication, le fond en est la
qualité primordiale. La forme est
l'empreinte de la monnaie, la substance en est le
métal. Sera-ce de l'or, de l'argent ou
simplement du cuivre ? une monnaie légale ou
de la fausse monnaie? C'est la question qui se
pose.
À aucune époque, la
prédication n'a été plus
triviale qu'au temps des scribes juifs; les sujets
qu'ils traitaient sont au-dessous de toute
critique. Leur religion n'était qu'un vain
cérémonial: la largeur convenable des
phylactères, la durée des
jeûnes, les articles sur lesquels la
dîme devait être
prélevée, les mille et une
vétilles dont chacun pouvait être
accusé dans l'accomplissement de ces
minuties, voilà ce qui formait le
thème de leurs endormantes harangues. Une
fois ou deux dans l'histoire de l'Église
chrétienne, l'éloquence religieuse
faillit descendre à un degré presque
aussi bas: en Angleterre, avant la
Réforme, et au
siècle dernier en Allemagne, quand le
rationalisme eut envahi la chaire.
Jésus aborda toujours les
sujets les plus vitaux qui puissent être
présentés à l'esprit humain.
Il parlait de telle manière qu'aux yeux des
auditeurs, Pieu devenait lumière et se
dégageait de toute obscurité. Quand
il prononçait les paraboles de la brebis
perdue et du fils prodigue, les portes du ciel
semblaient s'ouvrir et la miséricorde
descendre sur les pécheurs. Quand il parlait
de l'homme, chacun sentait qu'il n'avait connu
jusque là ni son propre coeur, ni
l'âme de l'humanité; chacun
s'éveillait à la conscience d'un
trésor intérieur plus précieux
que le monde; à la conviction que la vie
éphémère qui nous est
échue ici-bas atteint par ses
conséquences aux splendeurs du ciel et aux
profondeurs de l'enfer. Quand il parlait de
l'éternité, la vie et
l'immortalité que les hommes avaient
vaguement pressenties devenaient lumineuses et il
décrivait le monde invisible avec le relief
et la familiarité expressive d'un
témoin.
Est-il surprenant que les foules
l'aient suivi, qu'un charme les ait suspendues
à ses lèvres et
qu'elles ne fussent jamais lasses de l'entendre ?
La séduction et les vanités de ce
monde semblent envahir les hommes, mais quand se
posent ces questions vitales : « D'où
suis-je venu ? Que suis-je ? Où vais-je ?
» - elles captivent les plus
indifférents et, si la prédication
n'y peut répondre, il faut que les
églises se ferment.
Nous n'entendrons plus, il est vrai,
cette voix qui résonna sur la terre de
Galilée, annonçant au monde le
mystère de la vie; mais le coeur et l'esprit
qu'elle révélait sont immortels et
brûlent aujourd'hui comme alors. Chaque fois
qu'un prédicateur fait vibrer une note juste
de la vérité éternelle, c'est
Christ qui parle; chaque fois qu'il rend sensible
le monde des réalités qui
s'élève au-dessus de nous; chaque
fois qu'il s'empare des esprits, touche les coeurs,
éveille les aspirations, remue la
conscience, - c'est Christ lui-même qui
cherche à saisir les âmes, à
les atteindre par son amour, à les
sauver:
« Nous sommes maintenant les
ambassadeurs de Christ; car, ainsi que Dieu vous a
exhortés par nous, nous vous prions au nom
de Jésus d'être
réconciliés avec Dieu. »
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