À l'Image de Christ
II
Christ dans la vie civile.
Matthieu IX, 1; XIII, 54; XVII, 24-27; XX, 17-19; XXIII, 37-39; XXVI, 32. Luc IV, 16-30, XIII, 16, 34,
35;
XIX, 9.
Matthieu II; IV, 3-10; IX, 9-27; XXI, 1-11; XXII, 15-21; XXVI, 47-68; XXVII.
Luc II, 11, 29, 32, 38; XIII, 31-33; XXIII, 7-12. Jean VI, 15; XI, 48.
Matthieu XVIII, 1-3; XIX, 28; XX, 20-28. Jean XVIII, 36, 37; XIX, 14,19, 20.
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I
L'idée de l'État ne semble pas
occuper dans l'esprit du chrétien des temps
modernes une place prééminente.
Beaucoup de devoirs lui paraissent plus importants
que ceux du citoyen. Il juge que la question
essentielle qui peut être posée
à son sujet doit se rapporter à ce
qu'il est personnellement, dans le secret de son
âme et de son être intérieur.
Son attitude comme membre de l'Église,
chargé de la soutenir et de prendre part
à ses oeuvres, lui parait de valeur
très rapprochée. Il donnera
volontiers la troisième place à ses
devoirs de famille, de fils, d'époux ou de
père; mais son rôle dans la vie
civile a pour lui une importance
chrétienne très relative.
Cette conception qui est
peut-être la plus juste, est absolument
opposée au point de vue antique. Les grands
penseurs de la Grèce, par exemple,
plaçaient l'État avant l'individu, la
famille et l'Église. Le but final de l'homme
était dans leur esprit, subordonné
à la grandeur et à la
prospérité de l'État et ils
sacrifiaient tout à cet intérêt
primordial; la valeur morale et le bonheur
personnel de l'individu, la pureté et
l'harmonie des relations de famille leur
importaient peu, pourvu que l'État fût
fort.
Jésus transforma ce point de
vue. Il fit, pour ainsi dire, la découverte
de l'individu. Il enseigna qu'il y a dans chaque
homme une âme plus précieuse que le
monde entier. Bien loin d'absorber l'individu dans
la toute-puissance de l'État, la
vérité moderne considère
l'État, l'Église et la famille comme
des moyens créés pour assurer le
bonheur de chacun et ces institutions sont
estimées par la valeur des
personnalités qu'elles
produisent.
Mais quoique l'État ne tienne
pas dans l'enseignement
chrétien la place qu'il tenait dans la
philosophie païenne, ce serait une grande
erreur de supposer son rôle insignifiant dans
le christianisme. Si le but principal de la
religion du Christ est d'élever le niveau
moral des hommes, elle doit par là
même rehausser le caractère du
citoyen.
II
Il est naturel à tout être sain
d'aimer le pays de sa naissance, le paysage qui se
refléta dans ses yeux d'enfant et la ville
dans laquelle il fut élevé; la
Providence a voulu que ces affections fussent
utilisées pour le progrès de la
civilisation et l'embellissement de la terre que
nous habitons. Chaque citoyen d'une ville devrait
être animé du désir de
contribuer à sa prospérité et
il n'est pas de sentiment plus digne d'un jeune
coeur que l'ambition de se consacrer à une
oeuvre qui ajoute à la gloire de son pays
natal.
Quelques contrées ont eu une
puissance exceptionnelle pour éveiller et
entretenir ces sentiments chez
leurs enfants. La Palestine en particulier fut
aimée avec un ardent patriotisme.
Son charme résidait en partie
dans sa beauté, peut-être aussi dans
son exiguïté: car le sentiment
contracte une force irrésistible quand il
est confiné dans d'étroites limites,
semblable à ces ruisseaux de montagne qui,
resserrés soudain dans un lit de rochers, se
transforment en torrents impétueux. Mais ce
qui excite par-dessus tout le patriotisme des
habitants d'un pays est le souvenir des grandes
vies de dévouement et la Palestine
possédait dans une mesure incomparable cette
source d'inspiration.
Jésus ressentit le charme de
sa nature. On ne peut lire dans l'Évangile
les images pleines de poésie dont il
illustra la plupart de ses discours sans être
convaincu qu'il aima profondément cette
terre de Galilée.
Tous les Juifs avaient
été fortement attachés
à Jérusalem, la capitale du pays; les
bardes de la nation chantaient « la
beauté de la fille de Sion »
:
« Que ma langue s'attache
à mon palais, ô Jérusalem, si
je t'oublie! »
Mais tous ces témoignages
d'affection furent surpassés par
Jésus quand il s'adressa à elle:
« Jérusalem, Jérusalem, combien
de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme
une poule rassemble ses poussins sous son aile, et
vous ne l'avez pas voulu! » Il vécut
dans la sympathie la plus intime avec les grandes
figures du passé et l'oeuvre accomplie par
les prophètes; les noms d'Abraham et
Moïse, David et Ésaïe revinrent
constamment sur ses lèvres et il acheva leur
tâche interrompue. Cet amour de sa patrie
survécut même au tombeau, car
après sa résurrection, lorsqu'il
donna ses instructions à ses apôtres
pour l'évangélisation du monde, il
leur dit: « Commencez à
Jérusalem! »
Heureux le peuple qui
représente une cause idéale à
laquelle ses plus grands hommes ont consacré
leurs forces!
Les actions et les paroles de ces
héros doivent, après la Bible,
devenir la nourriture spirituelle des enfants du
pays, afin d'exciter dans ces jeunes âmes la
noble ambition de reprendre et d'accomplir l'oeuvre
commencée.
III
Il y avait au temps de Christ une tâche
qui semblait s'imposer à tout
patriote.
La Palestine gémissait alors
sous deux servitudes: tandis que quelques-unes de
ses provinces étaient gouvernées par
la dynastie des Hérodes, la contrée
entière était soumise à la
puissance romaine. N'était-ce pas le devoir
de Jésus de délivrer son pays de
cette double tyrannie et de restaurer son
indépendance, ou même de
l'élever à un rang souverain parmi
les nations ? Un libérateur eût
été salué avec enthousiasme
par beaucoup d'Israélites désireux de
faire des sacrifices pour la cause nationale. Tout
le parti des Pharisiens était animé
de sentiments patriotiques et une fraction d'entre
eux portait le nom de Zélotes, parce qu'ils
étaient décidés à aller
jusqu'aux dernières limites de l'audace ou
du sacrifice.
Jésus semblait
désigné pour remplir ce rôle.
Il descendait directement de la race royale de
David. Quand il naquit, des hommes d'Orient
vinrent à
Jérusalem, demandant: « Où est
le roi des Juifs qui est né ? » - Un
des premiers disciples qui lui fut
présenté le salua du titre de «
roi d'Israël » et, le jour où il
entra en triomphe à Jérusalem, ses
partisans lui donnèrent le même nom,
exprimant sans doute par là leur espoir de
le voir un jour littéralement roi du
pays.
Ce fait, joint à beaucoup
d'autres incidents qui nous sont rapportés,
semblerait indiquer que la destinée aurait
dû faire de lui le chef d'un libre et
glorieux état.
Pourquoi cette destinée ne
fut-elle pas accomplie ? Cette question difficile
se présente souvent à tout lecteur
consciencieux de la Bible, mais nous entraîne
aussitôt dans un océan de
mystères. Eut-il jamais l'intention de
monter sur le trône de son pays? Satan
faisait-il appel aux rêves favoris de sa
jeunesse, quand il lui montrait tous les royaumes
du monde et leur gloire? Si le peuple juif l'avait
accueilli au lieu de le rejeter, que serait-il
arrivé? Aurait-il soumis le monde entier
à Jérusalem ? Est-ce seulement quand
ses compatriotes lui eurent ôté toute
possibilité de régner sur eux qu'il
se détourna de ces
espérances trompées et borna son
ambition à une royauté spirituelle
?
Il est impossible de lire avec
intelligence la vie du Christ sans se poser toutes
ces questions et cependant elles sont vaines,
puisqu'elles ne peuvent être résolues.
Nous demandons ce qui serait advenu si ce qui
arriva n'était pas arrivé et seule,
la Toute-Science est à la hauteur d'un tel
problème! Nous pouvons dire pourtant avec
certitude que ce fut le péché de
l'homme qui empêcha Jésus de monter
sur le trône de David. Lorsqu'il s'offrit
lui-même pour être le Messie de son
pays, il était de bonne foi. Mais cette
offre fut faite sous des conditions dont il ne
devait pas s'écarter. Il ne pouvait
être le roi que d'une nation juste et les
Juifs étaient foncièrement injustes.
Ils essayèrent de le prendre un jour par la
force et de le couronner, mais il résista
à leur zèle impie.
Alors, la vague qui portait sa vie
se retourna sur elle-même! Au lieu de chasser
les tyrans, il devint victime de la tyrannie. Sa
propre nation qui aurait dû l'élever
sur ses boucliers en le proclamant chef, le
traîna à la barre d'un
gouvernement étranger et
il dut comparaître comme accusé devant
les autorités romaines et
hérodiennes. En patriote fidèle
à son pays, il se soumit, ordonnant à
ses disciples de rentrer leurs épées
dans le fourreau. Et les officiers de la loi firent
de lui un malfaiteur, le crucifiant entre deux
voleurs. Son sang retomba en malédiction sur
Israël et, moins d'un demi-siècle
après ce meurtre, l'État juif avait
disparu de la surface de la terre.
Voilà un terrible commentaire
de l'imperfection de l'État : cette
institution est créée pour la
protection de la vie, de la propriété
et de l'honneur, - pour être la terreur des
malfaiteurs et la récompense de ceux qui
font le bien; - une fois seulement dans l'histoire,
elle eut affaire à un homme d'une
bonté absolue et elle lui adjugea une place
parmi les pires criminels et le mit à mort!
Si nous avions là un spécimen de
l'action habituelle de la loi, l'État au
lieu d'être une institution divine, devrait
être considéré comme une
monstrueuse malédiction. Il a
été quelquefois ainsi qualifié
par les victimes de l'injustice, mais fort
heureusement, de pareilles
opinions ne sont que
l'exagération du petit nombre.
Dans l'ensemble, les lois
créées par l'État et leur
application ont servi de frein au
péché et de protection à
l'innocence. Nombreuses et tristes ont
été cependant les exceptions dans
tous les âges! Tout ce que la loi d'un pays
sanctionne n'est pas juste et tous ceux que les
légistes condamnent ne sont pas injustes. Il
est de la plus haute importance de se rappeler cela
de nos jours, car dans l'État moderne
transformé, nous sommes non seulement les
sujets du gouvernement, mais plus ou moins
indirectement, les promoteurs et les
administrateurs de la loi.
L'exercice des franchises
municipales et parlementaires nous permet
d'élire les pouvoirs législatifs et
exécutifs; ainsi, par le choix que nous
pouvons faire d'un gouvernement capable, nous
partageons la responsabilité qui lui incombe
d'élever ces mêmes lois à la
hauteur de la justice divine.
IV
En apparence, la vie de Jésus fut
manquée. Destiné à
régner, il fut jugé indigne de vivre,
même sous le titre de simple citoyen; au lieu
d'habiter un palais, il fut jeté en prison;
au lieu de s'asseoir sur un trône, il fut
cloué sur une croix.
Mais si, autant que le permit la
méchanceté des hommes, il aboutit
à un échec, ce n'est pas ainsi que le
considéra la sagesse de Dieu. À vues
humaines, la mort de Christ est la plus sombre page
de l'histoire, une erreur judiciaire et un crime
impardonnable, mais dans la pensée divine,
c'est la scène la plus grandiose qui jamais
se réalisa sur notre terre ; car en elle, le
péché universel fut expié, les
profondeurs de l'amour divin furent
révélées et le chemin de la
perfection ouvert aux enfants des
hommes.
C'est une barbare plaisanterie qui
inspira à ses bourreaux cette inscription
gravée au-dessus de la croix : «
Jésus, roi des Juifs, » mais
quand nous la contemplons
aujourd'hui, nous semble-t-elle ridicule ? Ne
jette-t-elle pas à travers les
siècles un éclat merveilleux ? En
cette heure de honte suprême, où sa
prétention à la royauté
était couverte de dérision, Christ se
révéla à jamais Roi des
rois.
Dans toute sa carrière,
Jésus eut de sa royauté personnelle
une conception distincte et originale qu'il exprima
souvent : c'est qu'un vrai roi doit être le
serviteur de l'État et que l'homme le plus
digne de porter ce titre est celui qui rend les
plus grands services à la
société. C'était, il le
savait, exactement l'opposé du point de vue
mondain, d'après lequel un roi doit avoir
des multitudes de serviteurs et qui estime la
grandeur du souverain au nombre de ceux qui
travaillent à sa gloire ou à son
plaisir.
Aussi dit-il, d'un côté
: « Les princes des Gentils exercent
l'autorité sur eux, » mais il ajoute:
« Il n'en sera pas ainsi parmi vous; que celui
qui veut être grand parmi vous soit votre
serviteur. »
Telle fut la conception
chrétienne de la grandeur
et, si elle est juste, jamais Christ ne fut si
grand qu'à l'heure où, par le
sacrifice de lui-même, il fit participer le
monde entier au bénéfice du salut.
Loin d'être restreinte à son exemple
elle doit, dans ce cas, devenir d'une application
universelle et servir de point de comparaison
à la valeur de toutes les dignités de
l'État.
Hélas! cette idée est
encore peu comprise et ne fait que de lents
progrès dans l'esprit des hommes. L'antique
conception païenne : - que la grandeur
consiste à exiger tous les services, - est
toujours celle qui gouverne la politique.
Jusqu'à présent, celle-ci n'a
été qu'un prétexte à
l'ambition et un champ de course pour la
rapacité. Le but des classes dirigeantes a
été de s'enrichir le plus possible
aux dépens des classes laborieuses et il
nous reste à voir si les
générations issues de couches
nouvelles seront animées d'un meilleur
esprit.
Cependant, l'idée
chrétienne pénètre peu
à peu ce département des affaires
humaines. Le coeur naturel répond à
l'enseignement du Christ et reconnaît la
supériorité du citoyen qui se
sacrifie le plus volontiers,
travaille et agit le plus pour le bien
général. Et quoique l'étrange
et antique parole du psalmiste: « Les hommes
te loueront quand tu te feras du bien à
toi-même » ne soit encore que trop
vraie, le nombre s'accroît tous les jours de
ceux qui sentent que la grandeur d'un souverain se
mesure, « non au tribut qu'il lève sur
la société, mais à la valeur
des services qu'il lui rend ».
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