Parmi les
écrivains chrétiens latins, de la seconde moitié du IVe siècle,
brillent d'un vif éclat Ambroise et Jérôme. Ambroise (1)
naquit, vers l'an 335, dans une
famille distinguée et chrétienne. À la mort de son père, qui exerçait
à
Trèves les fonctions de préfet du prétoire dans les Gaules, il vint à
Rome avec sa mère, son frère Saryrus et sa soeur Marcellina, et il
reçut Une solide instruction. Jeune encore, il se vit confier le
gouvernement des provinces italiennes de Ligurie et d'Émilie, avec
résidence à Milan. À la mort d'Auxence, évêque arien (le, cette ville,
le choix de son successeur jeta la division entre les orthodoxes et
ses
partisans. Ambroise, s'étant rendu dans la basilique, haranguait la
foule quand, au dire du diacre Paulin, soit biographe (2),
une voix d'enfant cria Ambroise évêque ! » Le
peuple entier répéta ce
cri, et le gouverneur dut s'incliner. Les évêques italiens et
l'empereur Valentinien approuvèrent ce choix.
Le nouvel élu reçut le baptême,
qu'il avait différé selon la coutume du temps, et, huit jours, après,
le sacerdoce (7 décembre 374). Chargé, comme il le dit lui-même, d'«
enseigner avant d'avoir appris », il se hâte d'acquérir une culture
théologique. Il se plonge dans la lecture assidue des Écritures, dont
il devait faire de copieuses citations. Il se familiarise avec les
écrits de quelques Pères, Origène, Athanase, Grégoire de Nazianze,
saint Hippolyte, et il prépare le solide enseignement catéchétique qui
sera la base de ses traités.
Ambroise a été avant tout un homme
de gouvernement, dont l'action personnelle fut considérable. Gratien
le
regardait comme un père, et ce fut sans doute sous son influence qu'il
reprit, en 382, la lutte contre le paganisme. On se rappelle
l'enlèvement de la statue de la Victoire qui ornait le Sénat, et les
deux démarches infructueuses de Symmaque pour la rétablir. Insistons
simplement sur les deux fameuses lettres d'Ambroise au jeune
Valentinien II « Les païens, lui disait-il (lettre 17), réclament de
vous des privilèges, alors que, hier encore, les lois de Julien nous
refusaient le droit dévolu à tous de parler et d'enseigner ! » Il
s'élevait contre la prétention d'imposer aux sénateurs chrétiens
l'emblème d'un culte qu'ils réprouvaient, et il menaçait l'empereur,
au
cas où il céderait aux païens, d'une protestation des évêques.
Vainqueur, Ambroise écrivit une seconde lettre (n° 18), qui est une
réponse au mémoire de Symmaque. Il y brise toute solidarité entre la
gloire romaine et la vieille religion nationale. Il raille la
désolation des vestales et des prêtres privés de leurs revenus, et lui
oppose le désintéressement des chrétiens. « L'Église, s'écrie-t-il, ne
possède rien, excepté la foi : voilà ses revenus ! L'entretien des
pauvres, tel est son patrimoine... » La cause était entendue. Le
paganisme ne devait pas se relever de ce coup...
La pénible affaire de l'incendie
d'une synagogue à Callinicum, en Osroène (Mésopotamie), en 388,
fournit
à Ambroise une autre occasion de défendre l'Église. Théodose,
mécontent
des troubles qui l'avaient suivi, avait décidé que l'évêque, à
l'instigation duquel il avait été allumé, paierait les frais de la
reconstruction. Ambroise écrivit à l'empereur (lettre 40). Il lui fit
observer qu'il avait condamné l'évêque sans J'entendre, et il
protestait contre l'humiliation faite aux chrétiens, devant les Juifs,
en les obligeant à rebâtir un édifice qui excitait leur antipathie. Il
le priait de consulter les évêques sur ce point. Devant le silence de
Théodose, il se décida à parler (3).
Dans l'église de Milan, il lui
rappela publiquement sa dette envers Dieu et son devoir de « protéger
le corps du Christ ». Dans l'entretien qui suivit le sermon, il
insista
sur le retrait de la sentence, et à cette requête excessive, qui
réclamait l'absolution sans indemnité et même sans enquête, l'empereur
céda.
Ambroise rut une autre occasion de
lui résister, deux ans plus tard. À Thessalonique, résidence du
gouverneur de Macédoine, en 390, une sédition coûta la vie à des
fonctionnaires importants. Irrité et mal conseillé, Théodose fit
massacrer la foule assemblée dans un cirque de cette ville. Quand
l'affreuse nouvelle parvint à Milan, un synode d'évêques qui s'y
tenait
alors fut d'avis qu'il fallait exiger du meurtrier une pénitence
publique. Ambroise écrivit à l'empereur (lettre 51), pour mettre sur
sa
conscience le pénible devoir qui s'imposait à lui. Il lui rappela
l'exemple de David, coupable et repentant, et il lui fit entendre, que
s'il refusait de s'humilier, il ne lui serait pas possible d'officier
devant lui. Théodose dut se résigner à faire pénitence (4).
L'attitude d'Ambroise en face de la
puissance impériale tondit toujours à exiger d'elle, sous peine des
censures ecclésiastiques, le respect de la morale. il fut également
soucieux de protéger l'Église contre ses empiétements. « Dans les
affaires de foi, a-t-il écrit, ce sont les évêques qui sont les juges
des empereurs chrétiens, et non pas les empereurs qui sont les juges
des évêques » (lettre 21). Il allait plus loin, et réclamait pour
l'Église une situation privilégiée au détriment des autres cultes.
Pourtant, il ne fut pas un sectaire. Il ne demanda pas la destitution
des fonctionnaires païens qui remplissaient leurs devoirs, et, quand
il
le pouvait, il leur rendait volontiers service.
L'oeuvre littéraire, d'Ambroise, assez importante,
n'est pas sans défauts. Ses écrits ne sont guère que (les discours
retouchés, et ils sont parfois mal composés, en style assez banal.
Mais
ils Plaisent par leur onction, quand ils ne révoltent pas par leur
ascétisme.
Voici d'abord quelques livres de
morale, en premier lieu Les Devoirs des Ministres (De Officiis
Ministrorum), simple conversation de l'évêque avec ses clercs, sans
plan bien défini (5).
Il s'y montre tributaire de Cicéron. Il lui emprunte le titre et le
cadre de son De Officiis, ainsi que des notions stoïciennes : la
préoccupation du souverain bien, la
classification des vertus, la distinction entre la raison et les
passions. Mais il y verse un esprit chrétien qui remplace les exemples
païens par des faits tirés des Écritures. Il faut signaler ensuite
cinq
traités ascétiques d'Ambroise : le De Virginibus, adressé vers 377 à
sa
soeur Marcellina qui, dès 353, avait reçu du pontife Libère le voile
des vierges ; le De Virginitate, où il répond au reproche qu'on lui
adressait à juste titre de trop pousser les jeunes filles au célibat (6)
; le De Viduis, adressé aux veuves, auxquelles il déconseille, sans le
leur interdire, de se remarier ; le De lnstitutione Virginis, composé
en 391, à l'occasion de la prise de voile d'une jeune fille, Ambrosia,
qui lui avait été confiée; et l'Exhortatio Virginitatis, sermon
prononcé à Florence en 393. Ambroise ne déconseille pas le mariage,
mais il le discrédite en soulignant les tracas qu'ils suscite et en
exaltant avec enthousiasme la virginité volontaire. Il va jusqu'à y
voir une institution divine, une vertu que Marie avait patronnée par
son exemple.
Parmi les traités dogmatiques
d'Ambroise qui ont été conservés, signalons son De Fide ; (La Foi),
composé en 378 pour Gratien et sur sa demande, sur la divinité du
Christ ; le De Spiritu Sancto (Le Saint-Esprit), où il s'inspire
largement d'Athanase, de Basile et de Didyme l'aveugle (381) ; le De
Mysteriis (Les Mystères.), sur le baptême, la confirmation et
l'eucharistie (387) ; le De Poenitentia (La Pénitence), où, contre les
partisans de Novatien, il dégage la repentance des exagérations
rigoristes, et revendique le droit de l'Eglise de lier et de délier
les
péchés (entre 380 et 390).
C'est par son éloquence pastorale,
plus que par ses livres, qu'Ambroise exerça une action profonde sur
les
âmes. « La suavité de sa parole me ravissait », disait de lui Augustin
(Confessions, L. V, ch. 13). Un de ses thèmes de prédilection était
l'oppression que les riches font peser sur les misérables et le
caractère arbitraire de la propriété (7).
Il tira de sa prédication de
nombreux opuscules qui sont des paraphrases des Écritures. Exégète
réputé, il était souvent consulté sur les difficultés des passages
bibliques. Il pratiquait volontiers la méthode allégorique. Dans
l'Hexaéméron, (les six jours), constitué par neuf sermons de Carême,
il
dépeint la Création en six jours, offrant ainsi un modèle de tableaux
de l'univers que les théologiens devaient brosser et que les artistes,
au Moyen-Age, devaient sculpter sur la façade des cathédrales, à
Chartres, à Bourges et ailleurs (8).
Il reste d'Ambroise quatre oraisons
funèbres, les premières que l'on trouve dans la littérature chrétienne
de l'Occident. Il en prononça deux, vers 377, à l'occasion de la mort
de son frère Satyre (De excessu fratris sui Satyri libri duo). La
première est un long cri de douleur très émouvant, jeté dans la
cathédrale de Milan ; la seconde, prêchée huit jours plus tard devant
le tombeau, est une dissertation toute éclairée des promesses de la
Résurrection. La troisième oraison (De obitu Valentiniani consolatio)
est un éloge funèbre de Valentinien II, assassiné le 15 mai 392, à
l'âge de vingt ans. La quatrième (De obitu Theodosii oratio) lut
prononcée le 25 février 395 en l'honneur de Théodose, mort le 17
janvier.
Les lettres d'Ambroise qui ont été
conservées (quatre-vingt-onze) sont, en général, des lettres
d'affaires
et d'administration ou des réponses à des questions sur l'Écriture et
la théologie. Elles offrent un réel intérêt historique.
On doit enfin à, Ambroise des
hymnes, auxquels son nom est resté attaché. Il fut amené à les
composer, comme il l'a dit lui-même, pour propager l'orthodoxie. Plus
simples que celles d'Hilaire de Poitiers, trop savantes et trop
longues, elles consistaient en huit strophes de quatre vers, et cette
simplicité assura, leur succès. Sur les douze qui restent, il n'y en a
guère que quatre qui puissent lui être attribuées : l'Aeterne rerum
conditor, le Deus Creator omnium, le Jam surgit hora tertio, le Veni,
Redemptor gentium (9).
Ambroise améliora aussi le chant sacré dans son église, à tel point
qu'Augustin, lors de son baptême, en reçut une vive impression
(Confessions, L. IX, ch. 6). D'après Paulin, il consistait en
antiennes, c'est-à-dire en cantiques dont les strophes étaient
chantées
alternativement par deux choeurs ou aussi par un choeur et le peuple.
Elles remplacèrent les choeurs, formés d'ecclésiastiques (cantores).
Ambroise, renonçant aux récitatifs monotones, adopta les chants variés
et mélodieux en usage dans les Églises de Syrie, non sans utiliser des
airs populaires. Les abus qui se glissèrent dans le chant ambroisien
devaient inciter plus tard le pape Grégoire le Grand à le remplacer
par
le chant dit grégorien, ou plainchant.
Bien différent du majestueux évêque de Milan fut
Jérôme (10),
le fougueux moine de Bethléem.
Jérôme (Eusebius Hieronymus) naquit
vers l'an 345, à Stridon, aux confins de la Dalmatie et de là
Pannonie.
« Dès le berceau, dit-il dans une épître (n° 82), j'ai été nourri du
lait de la foi catholique ». Sa famille possédait quelques fermes,
qu'il dut vendre plus tard pour soutenir ses monastères de Bethléem.
À Rome, où il alla compléter son
éducation, il eut pour maîtres le célèbre Donat, commentateur de
Térence et de Virgile, dont il reçut une forte culture classique, et
Victorin, professeur d'éloquence, qui lui inspira l'amour du
christianisme. Attristé par les écarts de conduite auxquels il s'était
laissé, aller, il demanda le baptême, puis il vint habiter Aquilée, où
il devint membre d'un cercle adonné à l'ascétisme.
Soudain, il partit pour Jérusalem
avec un groupe de pèlerins, et s'arrêta dans le désert de Chalcis, non
loin d'Antioche de Syrie. Il devait y rester trois ans (375-378),
soumis à la rude vie des moines. Il se dépeint couchant sur la dure et
se nourrissant de crudités. Harcelé jusque dans sa retraite par le
souvenir capiteux des « délices de Rome », il passait des nuits dans
l'angoisse, et, « redoutant sa cellule comme complice de ses pensées »
(ép. 22), il fuyait dans des lieux encore plus sauvages, où parfois
les
ravissements de l'extase venaient le réconforter. L'étude fut pour lui
une sauvegarde. Déjà initié au grec, il apprit l'hébreu avec un Juif
instruit. Il lisait avec joie Platon et Cicéron. Il composa une Vie de
Paul (de Thèbes), récit très simple mais imprégné de merveilleux, des
mortifications que ce solitaire s'était imposées. Elle devait être
suivie (entre 386 et 391) d'une Vie de Malchus et d'une Vie
d'Hilarion,
(fondateur du monachisme
palestinien), appelées, comme la première, à un vif succès (11).
Pourtant, les luttes dogmatiques qui
s'exaspéraient à, Antioche troublèrent la solitude de Jérôme. Les
partisans de Mélèce, de Paulin et de Vitalis, qui entrechoquaient
leurs
orthodoxies, venaient tour à tour lui demander d'adhérer à leur credo.
Perplexe, il consulta, mais en vain, Damase, évêque de Rome. Las
également des prétentions des moines, ses frères du désert, qui
voulaient régenter les consciences (ép. 17), il se rendit à Antioche,
où Paulin, que le pape venait de reconnaître comme évêque orthodoxe
(d'après Ambroise, ép. 12), lui imposa la prêtrise. Il ne l'accepta,
d'ailleurs, qu'à condition de rester moine et de garder son
indépendance. À Constantinople, où il ne tarda pas à passer, il suivit
les leçons d'exégèse de Grégoire de Nazianze, qui lui inspira une vive
admiration pour Origène (12).
C'est là, semble-t-il, qu'il
rédigea sa Chronique, traduction amplifiée de celle d'Eusèbe. Il
compléta la seconde section (Chronicoï canones) de cet ouvrage en y
ajoutant de nombreux faits historiques et littéraires, et il la
continua depuis la vingtième année de Constantin (325) jusqu'à l'an
378, date de la mort de Valens. Ses sources sont assez sérieuses. Il
avait puisé dans Suétone, Ammien Marcellin et d'autres. Cette
Chronique
devait être souvent lue et méditée, À la même époque, Jérôme traduisit
en latin trente-sept homélies d'Origène.
En 382, il s'établit à Rome, où il
était venu accompagner à un concile Paulin d'Antioche et Épiphane. Il
y
fut bien accueilli. On y connaissait sa compétence philologique,
appréciée en particulier par Damase. Il se lia avec lui d'une étroite
amitié qu'on le regardait comme son successeur éventuel (ép. 45). Il fut
surtout reçu dans un cercle de
patriciennes (13),
qui se réunissaient chez l'une d'elles, Marcella, dans son palais du
mont Aventin, pour s'y édifier par la lecture des livres saints et le
chant des psaumes. Son éloquence et son imagination y firent une vive
impression, et il devint le centre de ces réunions. Plusieurs de ces
femmes d'élite, Paula et ses filles Blésilla et Eustochie, et surtout
Marcella, brillaient par l'intelligence et l'érudition (14).
Cette dernière, au dire de Jérôme,
lui posait des questions si pénétrantes que, ci en l'interrogeant,
elle
l'instruisait » (ép. 127). Elles le décidèrent à, traduire divers
commentaires d'Origène. Il devint, en outre, leur directeur spirituel
(15),
« A ce titre, observe Labriolle, il est le premier dans la lignée des
François de Sales, des Bossuet et des Fénelon ». Il conseillait à ces
femmes de haut rang une vie religieuse ascétique vouée au célibat,
pleine de jeûnes et de macérations. Ces exhortations, non moins que
les
portraits satiriques qu'il traçait, dans ses lettres, des mondaines
barbouillées de vermillon, des fausses dévotes et des ecclésiastiques
parfumés, lui suscitèrent de vives inimitiés. On suspecta ses moeurs
et
celles de ces nobles femmes. Quand Blésilla mourut, on l'accusa de
l'avoir tuée à force de jeûnes, et la populace faillit l'assommer (ép.
39).
C'est à Rome qu'il entreprit sa
grande tâche de traducteur des Livres saints.
Sur l'invitation de Damase, il
commença une révision des versions latines du Nouveau Testament alors
en usage. Il prit un certain nombre
d'entre elles, du type italo-romain, à ce qu'il semble, et il les
corrigea en s'aidant de vieux manuscrits grecs. Il fit ainsi une
édition des évangiles (16), qui,
malgré la prudence de ses
corrections, irrita certains partisans des, traductions habituelles. À
cette époque remonte la révision du Psautier d'après le texte des
Septante. Cette édition, qui fut appelée Psallerium romanum, resta bu
usage à Rome jusqu'au XVIe siècle.
À la mort de Damase (384), Jérôme, privé de ce
protecteur qui le défendait contre ce qu'il appelait ses « aboyeurs »,
partit pour l'Orient. Paula, sa fille Eustochie et quelques jeunes
Romaines l'y suivirent peu après malgré les supplications de leurs
familles (17).
Après avoir visité longuement l'Égypte et la Palestine, elles se
fixèrent, à Bethléem (386). Paula fit bâtir un monastère pour hommes,
dont Jérôme prit la direction, et trois monastères pour femmes,
qu'elle
administra jusqu'à sa mort (404), date à laquelle Plie fut remplacée
par sa fille. Jérôme apprit à ses moines la copier des manuscrits, et,
dans sa cellule, il reprit ses grands travaux. Il se remit à l'étude
de
l'hébreu sous la direction du juif Bar Anina, et alla compulser les
Hexaples d'Origène dans la bibliothèque de' Césarée. À l'aide de cette
édition monumentale, qui présente, en six colonnes, le texte hébreu de
l'Ancien Testament et quatre traductions grecques (18),
il
fit une version nouvelle du Psautier, assez différente de celle
qu'il avait composée à, Rome. Ce fut l'origine du Psalterium dit
gallicanum parce que c'est en Gaule que se fit sa première diffusion (19).
Jérôme
traduisit aussi plusieurs livres de l'Ancien Testament, d'après
les Hexaples. Le seul qui nous reste en entier est celui de Job.
Toutefois, il comprit assez vite que
le texte grec (la groeca veritas) ne valait pas l'original (hebraïca
veritas) où Dieu même était censé avoir parlé. De là sa résolution
vraiment héroïque de traduire l'Ancien Testament d'après l'hébreu.
Tâche colossale à laquelle il s'adonna de 390 à 405. Il s'efforça de
rendre l'original avec fidélité mais non d'une façon servile (non
verbum de verbo, sed sensum exprimere de sensu), de conserver les
termes consacrés par l'usage et d'employer un latin élégant (20).
On
doit noter dans cette version l'absence des livres de l'Ancien
Testament dont la canonicité lui paraissait douteuse (les
Apocryphes).,
Par contre, on y trouve la traduction de Tobie, de Judith et des
Additions à Daniel.
Ce vaste effort, qui fait tant
d'honneur à Jérôme, fut mal accueilli. N'allait-il pas supplanter les
Septante, abandonner le texte dont les apôtres s'étaient servis ? Quel
désarroi dans les Églises ! Augustin lui-même, qui avait approuvé la
première révision, lui fit part de ses craintes. Les fidèles vont être
troublés, et pour quel profit ? Comment espérer que la version
nouvelle
sera meilleure que les' autres ? En cas de discussion sur le sens d'un
texte, - et Augustin en citait une fort pénible - sera-t-il possible
de
recourir à l'original « dont la langue n'est pas en usage
»
? (ép. 56 et 104). Jérôme répliqua, non sans vivacité. Il fit valoir
le prix d'une traduction faite sur l'original, le soin qu'il avait
pris
d'être exact et l'indépendance montrée par Jésus et les apôtres à,
l'égard des Septante, dans leurs citations de l'Ancien Testament (ép.
112) (21).
L'Église lui donna raison, et accepta peu à peu son oeuvre. Plus tard,
Charlemagne devait en faire la version attitrée de la Bible dans ses
États (22),
et elle devait, au XIIIe siècle, recevoir le nom de Vulgala (répandue)
et être déclarée « authentique »par le Concile de Trente, en 1546 (23).
Non content de traduire l'Écriture
sainte, Jérôme s'occupa, aussi de la commenter. Citons ses Questions
hébraïques sur les passages les plus difficiles de la Genèse, ses
Commentarioli sur les Psaumes, notes et gloses assez courtes, des
commentaires sur l'Ecclésiaste, puis sur les petits et, plus tard, les
grands prophètes. Le dernier (sur Jérémie), publié vers 420, est
purement historique. Dans les autres, il a suivi, à l'occasion, la
méthode allégorique toujours en faveur. Il a moins écrit sur le
Nouveau
'Testament. Ses principaux commentaires ont été consacrés aux Galates,
aux Ephésiens et à Matthieu (ce dernier est surtout littéral et
historique). Les ouvrages exégétiques de Jérôme portent parfois les
traces de la précipitation : celui sur Matthieu fut écrit à raison de
mille lignes par jour. Aux points de vue lexicographique et
topographique, Jérôme dépend beaucoup d'Origène et de Philon, mais il
a
su aussi être original.
On lui doit aussi la version en
latin de l'ouvrage de Didyme sur le Saint-Esprit et de celui d'Origène
sur les Principes. Il traduisit encore le pamphlet de
Théophile
d'Alexandrie contre Jean Chrysostome (404), la règle
monastique de Pacôme, etc. Il s'est acquis une reconnaissance plus
grande encore par son De Viris illustribus, catalogue, d'écrivains
chrétiens qui se sont signalés « depuis la passion du Christ jusqu'à
la
quatorzième année de Théodose ». Il le composa en 392, à Bethléem.
Conçu à, la façon du De Viris illustribus de Suétone série de notices
consacrées aux meilleurs écrivains latins, cet ouvrage était destiné à
montrer à Celse, à Porphyre ou à Julien, « ces chiens en rage contre
le
Christo), l'envergure et le talent des hommes qui ont fondé l'Église
et, l'ont « développée et embellie ». Ce catalogue comprend 135
numéros, dont le premier est relatif à l'apôtre Pierre, et le dernier
à
Jérôme lui-même. Les 78 premiers ne font guère que mettre en oeuvre
les
données de l'Histoire Ecclésiastique d'Eusèbe et de sa Chronique, A
partir du 79e, Jérôme se sépara de son guide, et sur des personnalités
telles que Tertullien et Cyprien il fournit des indications originales
et précieuses. Pourtant, on peut lui reprocher des inexactitudes et du
parti-pris, l'excès de la louange ou le laconisme des renseignements (24),
et
surtout l'erreur de perspective qui lui a fait ranger parmi les
écrivains chrétiens des Juifs tels que Philon et Josèphe ou des
hérétiques tels que Bardesane. Mais sa tentative a été fort utile, et
elle lui a suscité des continuateurs, Gennadius de Marseille (Ve
siècle), Isidore de Séville (VIIe), Honorius d'Autun (XIIe).
Il faut signaler aussi ses homélies et ses
lettres. Son oeuvre homilétique a été mise en lumière par Dom Morin
qui, en 1897, a publié 79 discours familiers prononcés devant les
moines de Bethléem ou des
environs. Leur forme est négligée, car ils ont été rédigés par des
tachygraphes et l'auteur ne les a pas revus (25).
Quant aux lettres de Jérôme,
pleines de vie et de couleur, il ne nous en reste que 125 environ (26),
épaves
de divers recueils qu'il avait faits lui-même (lettres à
Marcella, à Paula, à Eustochie, etc.).
Soulignons enfin, en Jérôme, le
polémiste (27).
Sa verve redoutable s'exerça, vers 383, contre un certain Helvidius,
qui avait nié la virginité perpétuelle de Marie après la naissance de
Jésus. Il invoquait certains textes (Matth.
1,
18-20 ; 1,
25 ; Luc,
2, 7 ; 8,
20), et il faisait appel à l'autorité de Tertullien (Le Voile
des Vierges, eh. 6). Dans son Adversus Helvidium, déparé par la
violence et la rhétorique, Jérôme écarte le. témoignage de Tertullien
sous prétexte « qu'il n'a pas été un homme d'Église », et il
interprète
arbitrairement les textes qui parlent des « frères « de Jésus. »
C'est,
observe Labriolle, le premier traité consacré par un Latin à la
Mariologie » (28).
Jovinien
(29), ancien moine, avait écrit,
en 391, des Commentarioli, où, par réaction contre l'ascétisme
oriental
il défendait lé mariage contre ses détracteurs Il prétendait titre,
même réitéré, il valait le célibat, à condition que les « oeuvres »
accomplies par les femmes mariées fussent équivalentes à celles des
vierges et des veuves. Il s'appuyait sur des textes (Genèse,
2,
4 ; Matth.
19,
5) et sur l'exemple des personnages bibliques qui avaient
été mariés. Avec une véhémence souvent satirique et parfois grossière,
Jérôme, dans son Adversus Jovinianum,
prétendit que ces textes portaient à faux ou étaient limités et même
contredits par des textes contraires, et il traça un portrait peu
flatteur des matrones. Jovinien avait cherché aussi à rabaisser le
mérite du jeûne, en disant qu'il n'y avait pas de différence entre
s'abstenir de nourriture et en prendre avec actions de grâces.
Jérôme, s'inspirant du traité de
Tertullien sur le Jeûne, lui répliqua en l'accusant de vouloir
justifier sa gloutonnerie. Il réfute, avec justesse cette fois,
l'opinion de Jovinien, d'après laquelle celui qui a reçu le baptême
avec foi ne peut plus faillir : il lui oppose les défaillances de
Moïse, David, Salomon et de l'apôtre Pierre. Ce traité fit mauvaise
impression à Rome, et Jérôme dut attester, dans une lettre
apologétique
(ép. 49), qu'il n'avait voulu discréditer ni le mariage ni les
aliments. Il s'en prit enfin à Vigilance (30),
prêtre, gaulois, qui avait
critiqué les excès de la vénération des martyrs et diverses pratiques
liturgiques. Jérôme, qui n'aimait pas ce prêtre, coupable d'avoir
répandu sur lui des rumeurs fâcheuses à Bethléem, lui décocha, en 406,
un libelle injurieux où il défendait le culte des reliques et des
saints.
Jérôme n'a été ni un théologien
comme Athanase ni un chef d'Église comme Ambroise. Il a été surtout un
érudit, le plus grand parmi les Pères latins. L'ardeur qu'il tenait de
ses origines semi-barbares dégénérait vite en violence, et sa
susceptibilité ombrageuse a fait de lui un polémiste sans charité.
Mais
n'est-ce pas un sujet d'étonnement qu'il ait pu soumettre ce
tempérament éruptif à une fin précise et très haute ? « Le bien de
l'Église, dit Labriolle, voilà le but vers lequel tous ses efforts ont
convergé. Il lui a rendu d'immenses services. Par sa révision de la
Bible, il a unifié il a fixé le texte où le peuple chrétien lit la
parole de Dieu. Par sa ferveur pour l'idéal ascétique, il a
indirectement relevé le niveau moral des fidèles et
du
clergé ». (Littér. chrét., p. 499). On peut, on doit même condamner
sa conception si peu sociale de la vie, mais il faut reconnaître qu'il
a relevé le célibat en le voulant consacré aux travaux de l'esprit.
Quant à l'écrivain, il a été de premier ordre. « Il a, quand il le
veut, dit Tixeront, toute la correction de Lactance, mais il a en plus
toute la vie, la couleur, la verve caustique, la variété de
Tertullien.
Seulement, il est plus clair que lui : son style est plus châtié et sa
composition a plus d'ordre. S'il a parfois de la rhétorique, c'est là
un tribut payé au goût du temps, et il est surprenant que Jérôme, qui
a
séjourné si longtemps en Orient, ait conservé la pureté de l'idiome
latin » (p. 338).
Il travailla sans relâche jusqu'à ce que la mort
vint briser sa plume (30 septembre 420). « Entre les soins de la
charité et l'ardeur du travail, dit Villemain, il vieillit sans
faiblir... Il dictait aux uns, il écoutait et consolait les autres ».
Son mérite en fut d'autant plus grand que les vingt-cinq dernières
années de sa vie furent attristées par diverses épreuves, la pauvreté
et, la maladie, la mort de ses pieuses et doctes amies, la menace
croissante des Barbares.
À son nom doit être associé celui de
Rufin (31).
Ce personnage énigmatique, né à
Concordia, près d'Aquilée, après avoir étudié à Rome où il fit la
connaissance de Jérôme, avait fait partie, avec lui, d'un groupe
d'ascètes. En 382, il visita l'Égypte avec une riche patricienne,
fille
d'un consul Mélanie dite l'Ancienne (32),
dont il était devenu le
conseiller, et il y resta six
ans. Puis il fit construire sur le mont des Oliviers, près du
monastère
où Mélanie avait réuni cinquante vierges, un couvent où, avec d'autres
moines, il se livra à des travaux d'érudition. Vers 390, il fut
ordonné
prêtre. Il soutint d'abord des relations amicales avec Jérôme, qui
s'était fixé à Bethléem en 386 mais il se brouilla, avec lui au sujet
d'Origène. Tandis que Jérôme avait consenti, en réponse à un appel
impérieux d'Épiphane, à condamner la théologie du grand Alexandrin,
Rufin s'y était refusé, donnant raison à Jean, évêque de Jérusalem.
Pourtant, les deux anciens amis se réconcilièrent (397). Mais, plus
tard, Rufin, de retour à Aquilée, ayant rappelé, non sans perfidie,
dans ses traductions d'ouvrages d'Origène en latin, l'admiration
qu'avait éprouvée pour lui Jérôme, ce dernier protesta. « J'ai loué,
écrivit-il, l'exégèse d'Origène et non sa doctrine, son génie et non
sa
foi » (ép. 84). Il crut devoir opposer à la traduction (398) des
Principes, où Rufin avait supprimé arbitrairement certaines hardiesses
d'Origène, une version vraiment fidèle et complète. La rupture fut
entière vers 401. De cette époque date l'Apologie contre Jérôme, en
deux livres, ouvrage de défense et de rude polémique (33),
auquel ce dernier répliqua par ses
trois livres Contre Rufin. Son adversaire se tut, se consacrant à sa
tâche de traducteur, jusqu'au jour où, obligé de quitter Aquilée
devant
la menace des Wisigoths, il se réfugia en Sicile pour mourir à Messine
en 410.
On doit à Rufin, outre la traduction
déjà signalée, celle des commentaires d'Origène sur le Cantique des
Cantiques et (partiellement) sur l'épître aux Romains et d'environ
cent-vingt de ses homélies. Il traduisit aussi l'Histoire
ecclésiastique d'Eusèbe, les Reconnaissances (34),
le
dialogue de La Foi (en Dieu) orthodoxe (De rectà in Deum fide), neuf
discours de Grégoire, évêque de Nazianze, une Histoire des moines
d'Égypte, etc. Il publia aussi quelques écrits personnels, un
Commentaire sur le Symbole des Apôtres, où l'on trouve le premier
texte
complet du symbole romain, et surtout deux livres d'Histoire
ecclésiastique, dont il a fait suivre sa traduction du grand ouvrage
d'Eusèbe, et qui racontent les événements de l'an 324 à l'an 395 (date
de la mort de Théodose).
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