Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

Les Écrivains chrétiens de langue latine à la fin du IVe siècle

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Parmi les écrivains chrétiens latins, de la seconde moitié du IVe siècle, brillent d'un vif éclat Ambroise et Jérôme. Ambroise (1) naquit, vers l'an 335, dans une famille distinguée et chrétienne. À la mort de son père, qui exerçait à Trèves les fonctions de préfet du prétoire dans les Gaules, il vint à Rome avec sa mère, son frère Saryrus et sa soeur Marcellina, et il reçut Une solide instruction. Jeune encore, il se vit confier le gouvernement des provinces italiennes de Ligurie et d'Émilie, avec résidence à Milan. À la mort d'Auxence, évêque arien (le, cette ville, le choix de son successeur jeta la division entre les orthodoxes et ses partisans. Ambroise, s'étant rendu dans la basilique, haranguait la foule quand, au dire du diacre Paulin, soit biographe (2), une voix d'enfant cria Ambroise évêque ! » Le peuple entier répéta ce cri, et le gouverneur dut s'incliner. Les évêques italiens et l'empereur Valentinien approuvèrent ce choix.

Le nouvel élu reçut le baptême, qu'il avait différé selon la coutume du temps, et, huit jours, après, le sacerdoce (7 décembre 374). Chargé, comme il le dit lui-même, d'« enseigner avant d'avoir appris », il se hâte d'acquérir une culture théologique. Il se plonge dans la lecture assidue des Écritures, dont il devait faire de copieuses citations. Il se familiarise avec les écrits de quelques Pères, Origène, Athanase, Grégoire de Nazianze, saint Hippolyte, et il prépare le solide enseignement catéchétique qui sera la base de ses traités.

Ambroise a été avant tout un homme de gouvernement, dont l'action personnelle fut considérable. Gratien le regardait comme un père, et ce fut sans doute sous son influence qu'il reprit, en 382, la lutte contre le paganisme. On se rappelle l'enlèvement de la statue de la Victoire qui ornait le Sénat, et les deux démarches infructueuses de Symmaque pour la rétablir. Insistons simplement sur les deux fameuses lettres d'Ambroise au jeune Valentinien II « Les païens, lui disait-il (lettre 17), réclament de vous des privilèges, alors que, hier encore, les lois de Julien nous refusaient le droit dévolu à tous de parler et d'enseigner ! » Il s'élevait contre la prétention d'imposer aux sénateurs chrétiens l'emblème d'un culte qu'ils réprouvaient, et il menaçait l'empereur, au cas où il céderait aux païens, d'une protestation des évêques. Vainqueur, Ambroise écrivit une seconde lettre (n° 18), qui est une réponse au mémoire de Symmaque. Il y brise toute solidarité entre la gloire romaine et la vieille religion nationale. Il raille la désolation des vestales et des prêtres privés de leurs revenus, et lui oppose le désintéressement des chrétiens. « L'Église, s'écrie-t-il, ne possède rien, excepté la foi : voilà ses revenus ! L'entretien des pauvres, tel est son patrimoine... » La cause était entendue. Le paganisme ne devait pas se relever de ce coup...

La pénible affaire de l'incendie d'une synagogue à Callinicum, en Osroène (Mésopotamie), en 388, fournit à Ambroise une autre occasion de défendre l'Église. Théodose, mécontent des troubles qui l'avaient suivi, avait décidé que l'évêque, à l'instigation duquel il avait été allumé, paierait les frais de la reconstruction. Ambroise écrivit à l'empereur (lettre 40). Il lui fit observer qu'il avait condamné l'évêque sans J'entendre, et il protestait contre l'humiliation faite aux chrétiens, devant les Juifs, en les obligeant à rebâtir un édifice qui excitait leur antipathie. Il le priait de consulter les évêques sur ce point. Devant le silence de Théodose, il se décida à parler (3). Dans l'église de Milan, il lui rappela publiquement sa dette envers Dieu et son devoir de « protéger le corps du Christ ». Dans l'entretien qui suivit le sermon, il insista sur le retrait de la sentence, et à cette requête excessive, qui réclamait l'absolution sans indemnité et même sans enquête, l'empereur céda.

Ambroise rut une autre occasion de lui résister, deux ans plus tard. À Thessalonique, résidence du gouverneur de Macédoine, en 390, une sédition coûta la vie à des fonctionnaires importants. Irrité et mal conseillé, Théodose fit massacrer la foule assemblée dans un cirque de cette ville. Quand l'affreuse nouvelle parvint à Milan, un synode d'évêques qui s'y tenait alors fut d'avis qu'il fallait exiger du meurtrier une pénitence publique. Ambroise écrivit à l'empereur (lettre 51), pour mettre sur sa conscience le pénible devoir qui s'imposait à lui. Il lui rappela l'exemple de David, coupable et repentant, et il lui fit entendre, que s'il refusait de s'humilier, il ne lui serait pas possible d'officier devant lui. Théodose dut se résigner à faire pénitence (4).

L'attitude d'Ambroise en face de la puissance impériale tondit toujours à exiger d'elle, sous peine des censures ecclésiastiques, le respect de la morale. il fut également soucieux de protéger l'Église contre ses empiétements. « Dans les affaires de foi, a-t-il écrit, ce sont les évêques qui sont les juges des empereurs chrétiens, et non pas les empereurs qui sont les juges des évêques » (lettre 21). Il allait plus loin, et réclamait pour l'Église une situation privilégiée au détriment des autres cultes. Pourtant, il ne fut pas un sectaire. Il ne demanda pas la destitution des fonctionnaires païens qui remplissaient leurs devoirs, et, quand il le pouvait, il leur rendait volontiers service.




L'oeuvre littéraire, d'Ambroise, assez importante, n'est pas sans défauts. Ses écrits ne sont guère que (les discours retouchés, et ils sont parfois mal composés, en style assez banal. Mais ils Plaisent par leur onction, quand ils ne révoltent pas par leur ascétisme.

Voici d'abord quelques livres de morale, en premier lieu Les Devoirs des Ministres (De Officiis Ministrorum), simple conversation de l'évêque avec ses clercs, sans plan bien défini (5). Il s'y montre tributaire de Cicéron. Il lui emprunte le titre et le cadre de son De Officiis, ainsi que des notions stoïciennes : la préoccupation du souverain bien, la classification des vertus, la distinction entre la raison et les passions. Mais il y verse un esprit chrétien qui remplace les exemples païens par des faits tirés des Écritures. Il faut signaler ensuite cinq traités ascétiques d'Ambroise : le De Virginibus, adressé vers 377 à sa soeur Marcellina qui, dès 353, avait reçu du pontife Libère le voile des vierges ; le De Virginitate, où il répond au reproche qu'on lui adressait à juste titre de trop pousser les jeunes filles au célibat (6) ; le De Viduis, adressé aux veuves, auxquelles il déconseille, sans le leur interdire, de se remarier ; le De lnstitutione Virginis, composé en 391, à l'occasion de la prise de voile d'une jeune fille, Ambrosia, qui lui avait été confiée; et l'Exhortatio Virginitatis, sermon prononcé à Florence en 393. Ambroise ne déconseille pas le mariage, mais il le discrédite en soulignant les tracas qu'ils suscite et en exaltant avec enthousiasme la virginité volontaire. Il va jusqu'à y voir une institution divine, une vertu que Marie avait patronnée par son exemple.

Parmi les traités dogmatiques d'Ambroise qui ont été conservés, signalons son De Fide ; (La Foi), composé en 378 pour Gratien et sur sa demande, sur la divinité du Christ ; le De Spiritu Sancto (Le Saint-Esprit), où il s'inspire largement d'Athanase, de Basile et de Didyme l'aveugle (381) ; le De Mysteriis (Les Mystères.), sur le baptême, la confirmation et l'eucharistie (387) ; le De Poenitentia (La Pénitence), où, contre les partisans de Novatien, il dégage la repentance des exagérations rigoristes, et revendique le droit de l'Eglise de lier et de délier les péchés (entre 380 et 390).

C'est par son éloquence pastorale, plus que par ses livres, qu'Ambroise exerça une action profonde sur les âmes. « La suavité de sa parole me ravissait », disait de lui Augustin (Confessions, L. V, ch. 13). Un de ses thèmes de prédilection était l'oppression que les riches font peser sur les misérables et le caractère arbitraire de la propriété (7). Il tira de sa prédication de nombreux opuscules qui sont des paraphrases des Écritures. Exégète réputé, il était souvent consulté sur les difficultés des passages bibliques. Il pratiquait volontiers la méthode allégorique. Dans l'Hexaéméron, (les six jours), constitué par neuf sermons de Carême, il dépeint la Création en six jours, offrant ainsi un modèle de tableaux de l'univers que les théologiens devaient brosser et que les artistes, au Moyen-Age, devaient sculpter sur la façade des cathédrales, à Chartres, à Bourges et ailleurs (8).

Il reste d'Ambroise quatre oraisons funèbres, les premières que l'on trouve dans la littérature chrétienne de l'Occident. Il en prononça deux, vers 377, à l'occasion de la mort de son frère Satyre (De excessu fratris sui Satyri libri duo). La première est un long cri de douleur très émouvant, jeté dans la cathédrale de Milan ; la seconde, prêchée huit jours plus tard devant le tombeau, est une dissertation toute éclairée des promesses de la Résurrection. La troisième oraison (De obitu Valentiniani consolatio) est un éloge funèbre de Valentinien II, assassiné le 15 mai 392, à l'âge de vingt ans. La quatrième (De obitu Theodosii oratio) lut prononcée le 25 février 395 en l'honneur de Théodose, mort le 17 janvier.

Les lettres d'Ambroise qui ont été conservées (quatre-vingt-onze) sont, en général, des lettres d'affaires et d'administration ou des réponses à des questions sur l'Écriture et la théologie. Elles offrent un réel intérêt historique.

On doit enfin à, Ambroise des hymnes, auxquels son nom est resté attaché. Il fut amené à les composer, comme il l'a dit lui-même, pour propager l'orthodoxie. Plus simples que celles d'Hilaire de Poitiers, trop savantes et trop longues, elles consistaient en huit strophes de quatre vers, et cette simplicité assura, leur succès. Sur les douze qui restent, il n'y en a guère que quatre qui puissent lui être attribuées : l'Aeterne rerum conditor, le Deus Creator omnium, le Jam surgit hora tertio, le Veni, Redemptor gentium (9). Ambroise améliora aussi le chant sacré dans son église, à tel point qu'Augustin, lors de son baptême, en reçut une vive impression (Confessions, L. IX, ch. 6). D'après Paulin, il consistait en antiennes, c'est-à-dire en cantiques dont les strophes étaient chantées alternativement par deux choeurs ou aussi par un choeur et le peuple. Elles remplacèrent les choeurs, formés d'ecclésiastiques (cantores). Ambroise, renonçant aux récitatifs monotones, adopta les chants variés et mélodieux en usage dans les Églises de Syrie, non sans utiliser des airs populaires. Les abus qui se glissèrent dans le chant ambroisien devaient inciter plus tard le pape Grégoire le Grand à le remplacer par le chant dit grégorien, ou plainchant.




Bien différent du majestueux évêque de Milan fut Jérôme (10), le fougueux moine de Bethléem.

Jérôme (Eusebius Hieronymus) naquit vers l'an 345, à Stridon, aux confins de la Dalmatie et de là Pannonie. « Dès le berceau, dit-il dans une épître (n° 82), j'ai été nourri du lait de la foi catholique ». Sa famille possédait quelques fermes, qu'il dut vendre plus tard pour soutenir ses monastères de Bethléem.

À Rome, où il alla compléter son éducation, il eut pour maîtres le célèbre Donat, commentateur de Térence et de Virgile, dont il reçut une forte culture classique, et Victorin, professeur d'éloquence, qui lui inspira l'amour du christianisme. Attristé par les écarts de conduite auxquels il s'était laissé, aller, il demanda le baptême, puis il vint habiter Aquilée, où il devint membre d'un cercle adonné à l'ascétisme.

Soudain, il partit pour Jérusalem avec un groupe de pèlerins, et s'arrêta dans le désert de Chalcis, non loin d'Antioche de Syrie. Il devait y rester trois ans (375-378), soumis à la rude vie des moines. Il se dépeint couchant sur la dure et se nourrissant de crudités. Harcelé jusque dans sa retraite par le souvenir capiteux des « délices de Rome », il passait des nuits dans l'angoisse, et, « redoutant sa cellule comme complice de ses pensées » (ép. 22), il fuyait dans des lieux encore plus sauvages, où parfois les ravissements de l'extase venaient le réconforter. L'étude fut pour lui une sauvegarde. Déjà initié au grec, il apprit l'hébreu avec un Juif instruit. Il lisait avec joie Platon et Cicéron. Il composa une Vie de Paul (de Thèbes), récit très simple mais imprégné de merveilleux, des mortifications que ce solitaire s'était imposées. Elle devait être suivie (entre 386 et 391) d'une Vie de Malchus et d'une Vie d'Hilarion, (fondateur du monachisme palestinien), appelées, comme la première, à un vif succès (11).

Pourtant, les luttes dogmatiques qui s'exaspéraient à, Antioche troublèrent la solitude de Jérôme. Les partisans de Mélèce, de Paulin et de Vitalis, qui entrechoquaient leurs orthodoxies, venaient tour à tour lui demander d'adhérer à leur credo. Perplexe, il consulta, mais en vain, Damase, évêque de Rome. Las également des prétentions des moines, ses frères du désert, qui voulaient régenter les consciences (ép. 17), il se rendit à Antioche, où Paulin, que le pape venait de reconnaître comme évêque orthodoxe (d'après Ambroise, ép. 12), lui imposa la prêtrise. Il ne l'accepta, d'ailleurs, qu'à condition de rester moine et de garder son indépendance. À Constantinople, où il ne tarda pas à passer, il suivit les leçons d'exégèse de Grégoire de Nazianze, qui lui inspira une vive admiration pour Origène (12). C'est là, semble-t-il, qu'il rédigea sa Chronique, traduction amplifiée de celle d'Eusèbe. Il compléta la seconde section (Chronicoï canones) de cet ouvrage en y ajoutant de nombreux faits historiques et littéraires, et il la continua depuis la vingtième année de Constantin (325) jusqu'à l'an 378, date de la mort de Valens. Ses sources sont assez sérieuses. Il avait puisé dans Suétone, Ammien Marcellin et d'autres. Cette Chronique devait être souvent lue et méditée, À la même époque, Jérôme traduisit en latin trente-sept homélies d'Origène.

En 382, il s'établit à Rome, où il était venu accompagner à un concile Paulin d'Antioche et Épiphane. Il y fut bien accueilli. On y connaissait sa compétence philologique, appréciée en particulier par Damase. Il se lia avec lui d'une étroite amitié qu'on le regardait comme son successeur éventuel (ép. 45). Il fut surtout reçu dans un cercle de patriciennes (13), qui se réunissaient chez l'une d'elles, Marcella, dans son palais du mont Aventin, pour s'y édifier par la lecture des livres saints et le chant des psaumes. Son éloquence et son imagination y firent une vive impression, et il devint le centre de ces réunions. Plusieurs de ces femmes d'élite, Paula et ses filles Blésilla et Eustochie, et surtout Marcella, brillaient par l'intelligence et l'érudition (14). Cette dernière, au dire de Jérôme, lui posait des questions si pénétrantes que, ci en l'interrogeant, elle l'instruisait » (ép. 127). Elles le décidèrent à, traduire divers commentaires d'Origène. Il devint, en outre, leur directeur spirituel (15), « A ce titre, observe Labriolle, il est le premier dans la lignée des François de Sales, des Bossuet et des Fénelon ». Il conseillait à ces femmes de haut rang une vie religieuse ascétique vouée au célibat, pleine de jeûnes et de macérations. Ces exhortations, non moins que les portraits satiriques qu'il traçait, dans ses lettres, des mondaines barbouillées de vermillon, des fausses dévotes et des ecclésiastiques parfumés, lui suscitèrent de vives inimitiés. On suspecta ses moeurs et celles de ces nobles femmes. Quand Blésilla mourut, on l'accusa de l'avoir tuée à force de jeûnes, et la populace faillit l'assommer (ép. 39).

C'est à Rome qu'il entreprit sa grande tâche de traducteur des Livres saints.
Sur l'invitation de Damase, il commença une révision des versions latines du Nouveau Testament alors en usage. Il prit un certain nombre d'entre elles, du type italo-romain, à ce qu'il semble, et il les corrigea en s'aidant de vieux manuscrits grecs. Il fit ainsi une édition des évangiles (16), qui, malgré la prudence de ses corrections, irrita certains partisans des, traductions habituelles. À cette époque remonte la révision du Psautier d'après le texte des Septante. Cette édition, qui fut appelée Psallerium romanum, resta bu usage à Rome jusqu'au XVIe siècle.




À la mort de Damase (384), Jérôme, privé de ce protecteur qui le défendait contre ce qu'il appelait ses « aboyeurs », partit pour l'Orient. Paula, sa fille Eustochie et quelques jeunes Romaines l'y suivirent peu après malgré les supplications de leurs familles (17). Après avoir visité longuement l'Égypte et la Palestine, elles se fixèrent, à Bethléem (386). Paula fit bâtir un monastère pour hommes, dont Jérôme prit la direction, et trois monastères pour femmes, qu'elle administra jusqu'à sa mort (404), date à laquelle Plie fut remplacée par sa fille. Jérôme apprit à ses moines la copier des manuscrits, et, dans sa cellule, il reprit ses grands travaux. Il se remit à l'étude de l'hébreu sous la direction du juif Bar Anina, et alla compulser les Hexaples d'Origène dans la bibliothèque de' Césarée. À l'aide de cette édition monumentale, qui présente, en six colonnes, le texte hébreu de l'Ancien Testament et quatre traductions grecques (18), il fit une version nouvelle du Psautier, assez différente de celle qu'il avait composée à, Rome. Ce fut l'origine du Psalterium dit gallicanum parce que c'est en Gaule que se fit sa première diffusion (19). Jérôme traduisit aussi plusieurs livres de l'Ancien Testament, d'après les Hexaples. Le seul qui nous reste en entier est celui de Job.

Toutefois, il comprit assez vite que le texte grec (la groeca veritas) ne valait pas l'original (hebraïca veritas) où Dieu même était censé avoir parlé. De là sa résolution vraiment héroïque de traduire l'Ancien Testament d'après l'hébreu. Tâche colossale à laquelle il s'adonna de 390 à 405. Il s'efforça de rendre l'original avec fidélité mais non d'une façon servile (non verbum de verbo, sed sensum exprimere de sensu), de conserver les termes consacrés par l'usage et d'employer un latin élégant (20). On doit noter dans cette version l'absence des livres de l'Ancien Testament dont la canonicité lui paraissait douteuse (les Apocryphes)., Par contre, on y trouve la traduction de Tobie, de Judith et des Additions à Daniel.

Ce vaste effort, qui fait tant d'honneur à Jérôme, fut mal accueilli. N'allait-il pas supplanter les Septante, abandonner le texte dont les apôtres s'étaient servis ? Quel désarroi dans les Églises ! Augustin lui-même, qui avait approuvé la première révision, lui fit part de ses craintes. Les fidèles vont être troublés, et pour quel profit ? Comment espérer que la version nouvelle sera meilleure que les' autres ? En cas de discussion sur le sens d'un texte, - et Augustin en citait une fort pénible - sera-t-il possible de recourir à l'original « dont la langue n'est pas en usage » ? (ép. 56 et 104). Jérôme répliqua, non sans vivacité. Il fit valoir le prix d'une traduction faite sur l'original, le soin qu'il avait pris d'être exact et l'indépendance montrée par Jésus et les apôtres à, l'égard des Septante, dans leurs citations de l'Ancien Testament (ép. 112) (21). L'Église lui donna raison, et accepta peu à peu son oeuvre. Plus tard, Charlemagne devait en faire la version attitrée de la Bible dans ses États (22), et elle devait, au XIIIe siècle, recevoir le nom de Vulgala (répandue) et être déclarée « authentique »par le Concile de Trente, en 1546 (23).

Non content de traduire l'Écriture sainte, Jérôme s'occupa, aussi de la commenter. Citons ses Questions hébraïques sur les passages les plus difficiles de la Genèse, ses Commentarioli sur les Psaumes, notes et gloses assez courtes, des commentaires sur l'Ecclésiaste, puis sur les petits et, plus tard, les grands prophètes. Le dernier (sur Jérémie), publié vers 420, est purement historique. Dans les autres, il a suivi, à l'occasion, la méthode allégorique toujours en faveur. Il a moins écrit sur le Nouveau 'Testament. Ses principaux commentaires ont été consacrés aux Galates, aux Ephésiens et à Matthieu (ce dernier est surtout littéral et historique). Les ouvrages exégétiques de Jérôme portent parfois les traces de la précipitation : celui sur Matthieu fut écrit à raison de mille lignes par jour. Aux points de vue lexicographique et topographique, Jérôme dépend beaucoup d'Origène et de Philon, mais il a su aussi être original.

On lui doit aussi la version en latin de l'ouvrage de Didyme sur le Saint-Esprit et de celui d'Origène sur les Principes. Il traduisit encore le pamphlet de Théophile d'Alexandrie contre Jean Chrysostome (404), la règle monastique de Pacôme, etc. Il s'est acquis une reconnaissance plus grande encore par son De Viris illustribus, catalogue, d'écrivains chrétiens qui se sont signalés « depuis la passion du Christ jusqu'à la quatorzième année de Théodose ». Il le composa en 392, à Bethléem. Conçu à, la façon du De Viris illustribus de Suétone série de notices consacrées aux meilleurs écrivains latins, cet ouvrage était destiné à montrer à Celse, à Porphyre ou à Julien, « ces chiens en rage contre le Christo), l'envergure et le talent des hommes qui ont fondé l'Église et, l'ont « développée et embellie ». Ce catalogue comprend 135 numéros, dont le premier est relatif à l'apôtre Pierre, et le dernier à Jérôme lui-même. Les 78 premiers ne font guère que mettre en oeuvre les données de l'Histoire Ecclésiastique d'Eusèbe et de sa Chronique, A partir du 79e, Jérôme se sépara de son guide, et sur des personnalités telles que Tertullien et Cyprien il fournit des indications originales et précieuses. Pourtant, on peut lui reprocher des inexactitudes et du parti-pris, l'excès de la louange ou le laconisme des renseignements (24), et surtout l'erreur de perspective qui lui a fait ranger parmi les écrivains chrétiens des Juifs tels que Philon et Josèphe ou des hérétiques tels que Bardesane. Mais sa tentative a été fort utile, et elle lui a suscité des continuateurs, Gennadius de Marseille (Ve siècle), Isidore de Séville (VIIe), Honorius d'Autun (XIIe).




Il faut signaler aussi ses homélies et ses lettres. Son oeuvre homilétique a été mise en lumière par Dom Morin qui, en 1897, a publié 79 discours familiers prononcés devant les moines de Bethléem ou des environs. Leur forme est négligée, car ils ont été rédigés par des tachygraphes et l'auteur ne les a pas revus (25). Quant aux lettres de Jérôme, pleines de vie et de couleur, il ne nous en reste que 125 environ (26), épaves de divers recueils qu'il avait faits lui-même (lettres à Marcella, à Paula, à Eustochie, etc.).

Soulignons enfin, en Jérôme, le polémiste (27). Sa verve redoutable s'exerça, vers 383, contre un certain Helvidius, qui avait nié la virginité perpétuelle de Marie après la naissance de Jésus. Il invoquait certains textes (Matth. 1, 18-20 ; 1, 25 ; Luc, 2, 7 ; 8, 20), et il faisait appel à l'autorité de Tertullien (Le Voile des Vierges, eh. 6). Dans son Adversus Helvidium, déparé par la violence et la rhétorique, Jérôme écarte le. témoignage de Tertullien sous prétexte « qu'il n'a pas été un homme d'Église », et il interprète arbitrairement les textes qui parlent des « frères « de Jésus. » C'est, observe Labriolle, le premier traité consacré par un Latin à la Mariologie » (28).

Jovinien (29), ancien moine, avait écrit, en 391, des Commentarioli, où, par réaction contre l'ascétisme oriental il défendait lé mariage contre ses détracteurs Il prétendait titre, même réitéré, il valait le célibat, à condition que les « oeuvres » accomplies par les femmes mariées fussent équivalentes à celles des vierges et des veuves. Il s'appuyait sur des textes (Genèse, 2, 4 ; Matth. 19, 5) et sur l'exemple des personnages bibliques qui avaient été mariés. Avec une véhémence souvent satirique et parfois grossière, Jérôme, dans son Adversus Jovinianum, prétendit que ces textes portaient à faux ou étaient limités et même contredits par des textes contraires, et il traça un portrait peu flatteur des matrones. Jovinien avait cherché aussi à rabaisser le mérite du jeûne, en disant qu'il n'y avait pas de différence entre s'abstenir de nourriture et en prendre avec actions de grâces.

Jérôme, s'inspirant du traité de Tertullien sur le Jeûne, lui répliqua en l'accusant de vouloir justifier sa gloutonnerie. Il réfute, avec justesse cette fois, l'opinion de Jovinien, d'après laquelle celui qui a reçu le baptême avec foi ne peut plus faillir : il lui oppose les défaillances de Moïse, David, Salomon et de l'apôtre Pierre. Ce traité fit mauvaise impression à Rome, et Jérôme dut attester, dans une lettre apologétique (ép. 49), qu'il n'avait voulu discréditer ni le mariage ni les aliments. Il s'en prit enfin à Vigilance (30), prêtre, gaulois, qui avait critiqué les excès de la vénération des martyrs et diverses pratiques liturgiques. Jérôme, qui n'aimait pas ce prêtre, coupable d'avoir répandu sur lui des rumeurs fâcheuses à Bethléem, lui décocha, en 406, un libelle injurieux où il défendait le culte des reliques et des saints.

Jérôme n'a été ni un théologien comme Athanase ni un chef d'Église comme Ambroise. Il a été surtout un érudit, le plus grand parmi les Pères latins. L'ardeur qu'il tenait de ses origines semi-barbares dégénérait vite en violence, et sa susceptibilité ombrageuse a fait de lui un polémiste sans charité. Mais n'est-ce pas un sujet d'étonnement qu'il ait pu soumettre ce tempérament éruptif à une fin précise et très haute ? « Le bien de l'Église, dit Labriolle, voilà le but vers lequel tous ses efforts ont convergé. Il lui a rendu d'immenses services. Par sa révision de la Bible, il a unifié il a fixé le texte où le peuple chrétien lit la parole de Dieu. Par sa ferveur pour l'idéal ascétique, il a indirectement relevé le niveau moral des fidèles et du clergé ». (Littér. chrét., p. 499). On peut, on doit même condamner sa conception si peu sociale de la vie, mais il faut reconnaître qu'il a relevé le célibat en le voulant consacré aux travaux de l'esprit. Quant à l'écrivain, il a été de premier ordre. « Il a, quand il le veut, dit Tixeront, toute la correction de Lactance, mais il a en plus toute la vie, la couleur, la verve caustique, la variété de Tertullien. Seulement, il est plus clair que lui : son style est plus châtié et sa composition a plus d'ordre. S'il a parfois de la rhétorique, c'est là un tribut payé au goût du temps, et il est surprenant que Jérôme, qui a séjourné si longtemps en Orient, ait conservé la pureté de l'idiome latin » (p. 338).




Il travailla sans relâche jusqu'à ce que la mort vint briser sa plume (30 septembre 420). « Entre les soins de la charité et l'ardeur du travail, dit Villemain, il vieillit sans faiblir... Il dictait aux uns, il écoutait et consolait les autres ». Son mérite en fut d'autant plus grand que les vingt-cinq dernières années de sa vie furent attristées par diverses épreuves, la pauvreté et, la maladie, la mort de ses pieuses et doctes amies, la menace croissante des Barbares.

À son nom doit être associé celui de Rufin (31).

Ce personnage énigmatique, né à Concordia, près d'Aquilée, après avoir étudié à Rome où il fit la connaissance de Jérôme, avait fait partie, avec lui, d'un groupe d'ascètes. En 382, il visita l'Égypte avec une riche patricienne, fille d'un consul Mélanie dite l'Ancienne (32), dont il était devenu le conseiller, et il y resta six ans. Puis il fit construire sur le mont des Oliviers, près du monastère où Mélanie avait réuni cinquante vierges, un couvent où, avec d'autres moines, il se livra à des travaux d'érudition. Vers 390, il fut ordonné prêtre. Il soutint d'abord des relations amicales avec Jérôme, qui s'était fixé à Bethléem en 386 mais il se brouilla, avec lui au sujet d'Origène. Tandis que Jérôme avait consenti, en réponse à un appel impérieux d'Épiphane, à condamner la théologie du grand Alexandrin, Rufin s'y était refusé, donnant raison à Jean, évêque de Jérusalem. Pourtant, les deux anciens amis se réconcilièrent (397). Mais, plus tard, Rufin, de retour à Aquilée, ayant rappelé, non sans perfidie, dans ses traductions d'ouvrages d'Origène en latin, l'admiration qu'avait éprouvée pour lui Jérôme, ce dernier protesta. « J'ai loué, écrivit-il, l'exégèse d'Origène et non sa doctrine, son génie et non sa foi » (ép. 84). Il crut devoir opposer à la traduction (398) des Principes, où Rufin avait supprimé arbitrairement certaines hardiesses d'Origène, une version vraiment fidèle et complète. La rupture fut entière vers 401. De cette époque date l'Apologie contre Jérôme, en deux livres, ouvrage de défense et de rude polémique (33), auquel ce dernier répliqua par ses trois livres Contre Rufin. Son adversaire se tut, se consacrant à sa tâche de traducteur, jusqu'au jour où, obligé de quitter Aquilée devant la menace des Wisigoths, il se réfugia en Sicile pour mourir à Messine en 410.

On doit à Rufin, outre la traduction déjà signalée, celle des commentaires d'Origène sur le Cantique des Cantiques et (partiellement) sur l'épître aux Romains et d'environ cent-vingt de ses homélies. Il traduisit aussi l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe, les Reconnaissances (34), le dialogue de La Foi (en Dieu) orthodoxe (De rectà in Deum fide), neuf discours de Grégoire, évêque de Nazianze, une Histoire des moines d'Égypte, etc. Il publia aussi quelques écrits personnels, un Commentaire sur le Symbole des Apôtres, où l'on trouve le premier texte complet du symbole romain, et surtout deux livres d'Histoire ecclésiastique, dont il a fait suivre sa traduction du grand ouvrage d'Eusèbe, et qui racontent les événements de l'an 324 à l'an 395 (date de la mort de Théodose).

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(1) Bibliographie. - Th. Foester, Ambrosius... Halle 1884 ; Baumard, Histoire de S. Ambroise, 3e éd. 1899 ; A. de Broglie, S. Ambroise, Paris 1899 (coll. : Les Saints) ; Labriolle, S. Ambroise, Paris 1908 (La Pensée chrétienne) et Littér. lat. p. 351-382. 
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(2) Auteur d'une Vita Ambrosii, rédigée vingt-cinq ans environ après la mort de l'évêque. 
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(3) Il a raconté cette scène dans une lettre à sa soeur (n° 41). 
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(4) Ce fait est attesté par les contemporains. Théodoret, (H. E. V, 17) y ajoute un détail difficile à accepter. Quand l'empereur voulut entrer dans l'église de Milan, Ambroise aurait marché vers lui, en lui interdisant d'entrer. Une colonne, qui subsiste encore, marque la place de cette rencontre prétendue. Mais cet épisode dramatique n'est confirmé ni par l'évêque de Milan ni par quelque autre écrivain (Cf Labriolle, S. Ambroise, p. 136-147). 
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(5) Voir le livre classique de R. Thamin, S. Ambroise et la Morale chrétienne au IVe siècle (Étude comparée des traités Des Devoirs de Cicéron et de S. Ambroise), Paris 1895. 
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(6) Nombre d'entre elles venaient d'Italie, et même d'Afrique à Milan pour prendre le voile. 
(7) En particulier dans son sermon sur Naboth. 
(8) Cf Egleston, The Hexaemeral Literature, Chicago 1912. 
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(9) Cf Walpole, Notes on the text of the Hymns of S Ambrose (Journal of theological Studies, Cambridge 1908, p. 428-436), et Ermoni, Ambroise hymnographe, dans le Dict. d'Archéol. chré. et de Liturgie I, 1347 ss ; Manitius, Geschichte der christlich-lateinischen Poesie bis zur Mille des VIII Jahrhunderts, Stuttgart 1891, p. 133-146. 
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(10) Bibliographie. - Villemain, Tableau, p. 320-358 ; H. Goelzer, Etude lexie. et gram. de la latinité de Saint Jérôme, Paris 1884 ; P. Largent, S. Jérôme, Paris 1898 (coll. : Les Saints) ; L. Sanders, Etudes sur, S. Jérôme, Paris 1903 ; Grützmacher, Hieronymus, trois vol. Leipzig et Berlin. 1901-1908 ; Labriolle, Bulletin d'ancienne Littérature chrétienne, 1914, p.235-240 et 304-306, et Littér. latine, p. 447-500 ; F. Cavallera, S, Jérôme, sa vie et son oeuvre, Louvain et Paris 1922. 
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(11) Labriolle : S. Jérôme : Vie de Paul de Thèbes et Vie d'Hilarion, Puis 1,907. 
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(12) Jérôme appelait Origène « le maître des Églises ».
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(13) Cf Montalembert, Les Moines d'Occident depuis saint Benoît jusqu'à saint Bernard, Lecoffre, Paris, L. 1, 26 édit. 1863. 
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(14) Une mention spéciale est due à Fabiola, de l'illustre maison des Fabius, qui fonda les premiers hospices de Rome et des environs, et se consacra aux malades et aux pauvres (Montalembert, T. I, p. 160-162). 
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(15) Thamin, Saint Ambroise et la Morale chrétienne au IVe siècle, Paris 1895, p. 386. 
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(16) On ignore s'il révisa également le reste du N. T. Certains textes le font croire (cf Harnack, Beitrage zur Einl. in das N. T., 1916, p. 11). Lagrange, pourtant, ne pense pas qu'il ait revu les épîtres de Paul (Revue Biblique, 1917, p. 445-447). 
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(17) Leur voyage est raconté dans l'ép. 108 de Jérôme. Voir aussi Montalembert, T. I, p. 173 ss.
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(18) Voir notre Tome 1er, p. 224-225. La deuxième colonne contient le texte hébreu en caractères grecs. 
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(19) Il y devint tellement populaire qu'il fut incorporé dans la Vulgata dont nous parlerons plus loin.
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(20) Cf Albert Condamin, Les caractères de la traduction de la Bible par saint Jérôme, Paris 1912.
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(21) Voir cette correspondance dans Villemain, Tableau, p. 342-348. 
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(22) S. Berger, Histoire de la Vulgate pendant les premiers siècles du Moyen-Age (Introduction). 
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(23) Cf notre introduction à L'A. T., Leroux, Paris 1923, p. 117. 
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(24) Par exemple sur Ambroise et Chrysostome. 
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(25) Article de dom Morin dans la Revue Loisy 1896, p. 393-434. En 1903, ce savant à publié seize autres homélies. 
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(26) F. Lagrange, Lettres choisies de S. Jérôme, Paris 1900. 
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(27) On trouvera plus loin sa pénible controverse avec son ancien ami, Rufin d'Aquilée. 
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(28) Niessen, Die Mariologie des heiligen Hiéronymus, Munster 1913. 
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(29) Haller, Jovinianus, Leipzig 1897. 
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(30) A. Réville, Vigilance de Calagurris, Paris 1902. 
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(31) Cf J. Brochet, Saint Jérôme et ses Ennemis, Paris 1905. 
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(32) Il faut la distinguer de sa petite-fille, Mélanie la Jeune, qui vint s'installer à Bethléhem, en 414, avec sa mère et son mari.
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(33) Rufin crut devoir écrire une Apologia ad Anastasium, romanae Urbis episcopum, pour justifier sa traduction des Principes. 
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(34) Nous avons déjà signalé ce curieux roman (cf notre T. 1, p. 178). 
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