L'Église fut troublée, au IVe siècle, non
seulement par la controverse arienne, mais par les critiques et les
hérésies de diverses sectes. Les unes s'en prirent à son idéal moral,
qu'elles trouvaient relâché. D'autres opposèrent à ses dogmes une
gnose d'origine perse ou une christologie inattendue. Il y eut des
schismes regrettables et des fantaisies doctrinales, auxquels elle dut
s'opposer.
La tendance rigoriste fut, représentée par les Novatiens
(voir notre Tome 1er p. 268). Elle s'était maintenue en Espagne,
excluant les pécheurs de l'Église pour lui conserver sa « virginité ».
Elle fut combattue par l'évêque de Barcelone, Pacien (1),
qui, au dire de Jérôme, « avait une éloquence châtiée et était aussi
remarquable par sa vie que par ses discours » (De Viris, 106). Les
trois lettres qu'il écrivit à un certain Sympronianus, après 375, sont
pleines de finesse et nourries de littérature classique, et dénotent
une conception plus humaine de la morale que celle des Novatiens (2).
Il
n'en gardait pas moins un haut idéal, comme le
prouvent son Exhortatorius libellus ad poenitentiam et surtout son
ouvrage (Cervulus) dirigé contre la licence toute païenne des fêtes du
nouvel-an.
Autrement redoutable pour l'Église fut la, concurrence hautaine du
Donatisme.
Apparenté à la tendance des Montanistes et des Novatiens,
il naquit au lendemain de la persécution de Dioclétien (3).
Il fut un mouvement de protestation déchaîné en Afrique contre
certains évêques, accusés d'avoir « livré » (4)
aux païens, autours de cette sombre période, des exemplaires des
livres saints. Nombre de rigoristes leur refusèrent le droit de rester
préposés à la direction de leurs Églises. « Bien des éléments
étrangers aux causes initiales de cette crise surexcitèrent les
passions de part et d'autre : un vit renaître les vieilles querelles
sur la rebaptisation, sur le devoir de maintenir l'Église immaculée,
sur l'obligation de courir au devant du martyre. Le nationalisme
local, les questions de personnes achevèrent d'aigrir le conflit, où
les circoncellions (5), pillards et
incendiaires, mêlèrent leurs violences anarchiques » (6).
En définitive, les donatistes regardaient les autres chrétiens comme
corrompus, et ils déclaraient sans valeur les
sacrements conférés par leurs chefs.
L'évêque de Carthage, Mensurius, et Coecilianus, son
archidiacre, ayant critiqué la recherche immodérée du martyre et
dénoncé les motifs peu élevés qui animaient certains «confesseurs » de
la foi, les membres rigoristes de son Église et beaucoup d'évêques
numides en furent irrités. « Mensurius fut accusé à Rome, y alla pour
se justifier, mais mourut en revenant (311). Coecilianus fut nommé à
sa place, mais avec une certaine hâte, sans qu'on eût attendu, comme
de coutume, l'arrivée de ses collègues de Numidie, et il reçut la
consécration épiscopale des mains de l'évêque Félix d'Aptunga, que
l'on accusait d'être un traditeur... L'opposition ne fit qu'augmenter.
Un concile, rassemblé par Secondus, chef de l'épiscopat numide, nomma,
pour le remplacer, le lecteur Majorin, et, après la mort de celui-ci
(313), Donat, dit le Grand. De lit le nom de donatistes attribué au
parti rigoriste d'Afrique... Il y eut donc deux évêques à Carthage, et
le schisme se propagea dans presque toutes les Églises africaines. Il
y a lieu même de croire que les donatistes furent assez longtemps la
majorité (ils eurent, dit-on, trois cents évêques).
Mais, au dehors, Coecilianus passa toujours pour l'évêque
légitime. Les donatistes s'adressèrent à Constantin, en 313, pour
qu'il leur fit droit contre leurs adversaires, et celui-ci chargea une
commission composée de l'évêque de Rome, Miltiade, et de trois évêques
gaulois, puis le concile d'Arles, tenu en 314, de faire une enquête.
Les deux investigations leur furent défavorables. Constantin, à la
décision personnelle duquel ils en appelèrent encore, se prononça
également contre eux (316), leurs évêques furent frappés de
bannissement et leurs églises confisquées. Ils tinrent bon. Un synode
donatiste, tenu en 330, comptait 270 évêques. Constantin avait fini
par les tolérer, mais Constance fit revivre les édits dans toute leur
rigueur (347). Plusieurs de leurs évêques furent mis à mort ; Donat,
l'évêque de Carthage, fut exilé ; leurs lieux de culte fermés.
Julien rappela leurs évêques et rouvrit leurs églises ; mais, en 373
et 375, VaIentinien 1er et Gratien renouvelèrent les édits contre eux
» (7).
Les principaux champions du donatisme furent Donat,
auteur de nombreux opuscules, ainsi que d'un Liber de Spiritu sancto,
qui, d'après Jérôme (De Viris, 93), confinait à l'arianisme ;
Parménien (8), esprit élevé et
modéré qui devint évêque de Carthage après la mort de Donat, mais ne
prit possession de son siège que sous Julien. Il écrivit un traité en
cinq livres Contre l'Église des traditeurs (9)
et un recueil de Psaumes qui fut un des ferments de la piété
donatiste. Plus remarquable fut Tyconius, polémiste d'une admirable
loyauté, « laïc, dit Monceaux, qui se mêlait de théologie et pouvait
en remontrer aux évêques, philosophe, qui connaissait la Bible comme
personne, mais qui l'interprétait à sa façon ». Son indépendance, qui
le poussait à critiquer ses coreligionnaires, dans son De Bello
intestino et ses Expositiones diversarum causarum, lui valut même une
lettre de Parménien (10) et, en
380, une condamnation par un concile donatiste (11).
Le plus connu des contradicteurs du donatisme, au IVe
siècle, fut Optat, évêque de Milève, en Numidie (12).
Il
écrivit, vers 367, six livres Contra Parmenianum
donatistam, traité consciencieux, au style net parfois emphatique, où
il oppose à la petite Église donatiste, la grande Église catholique
dont Rome est le centre et le lien. Il fit échec aux schismatiques, eu
attendant les grands coups que devait leur porter Augustin (13).
Le Manichéisme, avec ses doctrines bizarres et son habile propagande,
causa également de grands soucis à l'Église.
C'était une gnose d'origine perse, extraite de l'Avesta (14).
Elle procédait du Persan Manès (IIIe siècle), présenté par les
documents anciens comme un personnage influent, voyageur et
thaumaturge. Il tomba en disgrâce pour avoir rompu avec la religion
nationale. Il s'était posé, en effet, en prophète du christianisme
régénéré, et avait osé s'appeler « le Paraclet » (15).
Le manichéisme, comme les autres gnoses, prêchait le salut par la
connaissance de la vraie doctrine et par l'ascétisme, privilèges de
l'aristocratie des parfaits. Manès plaçait à l'origine des choses deux
principes incréés, le Dieu de la lumière et le Dieu des ténèbres. Des
parcelles du premier ont été enfermées par le second dans certaines
plantes et divers légumes. D'où la distinction des aliments purs et
impurs. Étaient purs ceux qui contenaient une de ces parcelles., et
impurs ceux qui en étaient dépourvus.
D'après Manès, la rédemption est d'abord cosmologique.
Les éléments emprisonnés sont attirés par les
astres où se concentrent les éléments lumineux, et ils s'évaporent par
le parfum des fleurs. La délivrance est également psychologique et
morale. Poussé par le Dieu du bien, l'homme, désobéissant à son
Créateur, le Dieu du mal, celui de l'Ancien Testament rejeté par
Manès, a cueilli le fruit de l'arbre de la connaissance (Genèse, 3,
6), mais il a été vaincu par la femme, qui représente le pouvoir
séducteur de la matière. Il faut donc une nouvelle rédemption.
Elle consiste dans la lumière accordée aux élus. Le
Rédempteur n'est qu'un illuminateur. Il n'a pas eu de réalité
corporelle. La Montagne du Salut est, non le Calvaire, mais le Thabor.
À la fin des temps, toutes les parcelles lumineuses seront recueillies
dans le grand Foyer, tandis que les âmes qui auront perdu leur
substance divine resteront dans la matière.
La connaissance devait être complétée par l'ascétisme,
qui prescrivait les mortifications et condamnait le mariage. Par lui,
les simples auditeurs gravissaient le second degré de l'initiation, et
étaient promus au rang d'élus. Les manichéens pratiquaient le baptême,
cérémonie d'initiation. Ils avaient des diacres et des anciens qu'ils
appelaient parfois évêques.
Infiltrée dans l'empire romain, où ils furent persécutés
par Dioclétien, ils se répandirent surtout en Afrique (16).
« Leurs partisans se recrutaient soit dans les anciennes sectes
gnostiques, en particulier chez les marcionistes, soit chez les
esprits cultivés qui cherchaient à concilier tant bien que mal un
certain attachement au christianisme avec leur goût de rationalisme et
de libre critique. Des fantasmagories de la mythologie manichéenne,
l'Occident ne connut guère que le dualisme. le reste fut habilement
ennuagé pour éviter d'effaroucher les gens » (17).
C'est cet aspect raisonnable qui séduisit Augustin
dans sa jeunesse. Le principal agent du manichéisme en Afrique, depuis
383, était ce Fauste, de Milève (18),
évêque de la secte, sophiste des plus habiles, mais d'une intelligence
fort superficielle, qu'il consulta. Divers ouvrages manichéens
circulaient dans le pays, la Lettre du Fondement de Mani, un livre
d'Adimante (sur l'opposition de l'Ancien et du Nouveau Testaments), un
autre de Fauste lui-même. À Hippone, un prêtre manichéen, Fortunat,
trouva de nombreux adeptes. Ce mouvement prospéra jusqu'au jour où,
comme ou le verra dans notre Livre II, il vint se heurter à la
vigoureuse polémique d'Augustin.
Au manichéisme se rattache l'hérésie de Priscillien, évêque d'Avila,
qui troubla l'Espagne et l'Aquitaine, vers la fin du IVe siècle.
Noble et instruit, éloquent et dialecticien, Priscillien
(19) répandit avec succès dans la
région de Cordoue une doctrine, mal éclaircie encore, mais
caractérisée par la foi à deux principes éternels, l'un bon, l'autre
mauvais, la pratique de l'ascétisme et le recours à la magie et à
l'astrologie. Il gagna à ses vues deux évêques, Instantius et un
autre, mais leurs collègues Itacius et Hydatius les combattirent avec
autant de violence que de perfidie. Quand Priscillien eut été condamné
par le concile de Saragosse, en octobre 380, ils obtinrent de Gratien
un décret de bannissement contre les Manichéens. Priscillien, qui
venait d'être sacré évêque D'Avila, se réfugia en Aquitaine
; il alla plaider sa cause devant Damase et Ambroise, mais il fut
éconduit. Pourtant, grâce à l'appui de deux hauts fonctionnaires, il
put rentrer dans son Pays. Mais bientôt, l'usurpateur Maxime, désireux
de se concilier les orthodoxes,. renvoya l'affaire devant un synode
réuni à Bordeaux (384). Instantius y fut destitué, mais Priscillien
commit l'imprudence de demander à comparaître, à Trèves, devant Maxime
lui-même. Grave innovation, qui donnait au. pouvoir civil le droit
d'instruire des procès ecclésiastiques, et contre laquelle Martin (de
Tours), qui était alors à Trèves, protesta avec énergie. Priscillien,
et quelques-uns de ses adeptes, furent condamnés à la peine de mort et
à la confiscation de leurs biens (20).
Cédant aux instances d'Itacius et d'Hydatius, Maxime fit trancher la
tête à Priscillien et à quatre de ses partisans, dont une femme de
haute naissance, Euchrotia. « Ce fut, dit Jundt, le premier sang versé
par des chrétiens pour crime d'hérésie ». Cet atroce dénouement
souleva l'indignation des païens, et surtout celle des chrétiens, en
particulier de Martin et d'Ambroise, et les deux évêques sanguinaires
furent déposés.
Il ne reste de Priscillien qu'un recueil de citations de
saint Paul, Canones in Pauli apostoli epistulas, qui semble, comme le
suggère Labriolle, avoir été un écrit de controverse destiné à montrer
la conformité de sa théologie avec celle de l'apôtre. Quant à
Instantius, on incline, avec Dom Morin (21),
à
lui attribuer onze traités, publiés en 1889 (22)
d'après un manuscrit de l'Université de Würzbourg. Ils consistent en
un liber apologeticus, un liber ad Damasum episcopum, un mémoire sur
les Apocryphes, sept homélies et une prière
liturgique. L'historien Dollinger y avait vu l'oeuvre de Priscillien,
mais le livre apologétique, plaidoyer présenté au concile de Bordeaux,
a dû être écrit par Instantius, qui fut invité à y présenter sa
défense.
La mort de Priscillien surexcita le zèle de ses
partisans, et leur nombre allait croître surtout après l'invasion des
Barbares ariens (409), au point d'inquiéter le prêtre espagnol Paul
Orose, qui devait attirer, par son Commonitorium sur cette secte,
l'attention de saint Augustin et susciter son traité Ad Orosium contra
Priscillianistas et Origenistas. En 447, un concile espagnol, réuni
sur la demande du pape Léon-le-Grand, devait condamner cette hérésie.
Celle d'Apollinaire (23), de
Laodicée (Syrie), eut un tout autre caractère. Elle fut purement
dogmatique.
Apollinaire, fils d'un grammairien de ce nom, après avoir
professé la rhétorique à Laodicée, se convertit à la foi d'Athanase,
et vers 360, il devint évêque du parti orthodoxe de cette ville, dont
les ariens avaient à leur tête un certain Pélage. Esprit pénétrant,
dialecticien ingénieux, très érudit mais d'un style sans originalité
ni chaleur, il attira l'attention sur lui par une doctrine qui fut
jugée hérétique. Il se posait alors un nouveau problème, qui ne devait
être résolu qu'au Ve siècle, celui de l'union des deux natures, divine
et humaine, dans la personne du Christ. En opposition à Diodore, de
Tarse, qui admettait la fusion en lui d'un être humain complet et d'un
être divin complet - hypothèse qu'il traitait de
rêverie - Apollinaire affirmait que, en Jésus, à côté des éléments
humains qu'étaient son corps et soit âme, le Logos était venu tenir la
place de l'« esprit » Il pensait sauvegarder ainsi l'unité de sa
personne.
Il eut de nombreux partisans, en Chypre, à Antioche ou
ils formèrent une Église séparée, dirigée par Vitalis. Ils se
servaient, pour leur propagande, de chansons « de métiers -ou de table
» (Sozomène, H. E. VI, 25). Le plus ardent fut Polémon, qui prit
vivement à partie un autre disciple, plus modéré, Timothée, évêque de
Béryte (Beyrouth), auteur d'une Histoire ecclésiastique où il
glorifiait son maître, mais qui eut la faiblesse de souscrire à sa
condamnation.
Retardée par l'adhésion, bien comme, d'Apollinaire à
l'orthodoxie et par ses bonnes relations avec Basile, la sentence fut
prononcée par- trois synodes romains que Damase avait réunis, et
confirmée par le concile oecuménique de Constantinople (381). Des
décrets impériaux ordonnèrent la destruction de ses ouvrages, mais ses
disciples, pour les préserver, en firent circuler plusieurs sous le
nom de docteurs orthodoxes.
Cette supercherie ne devait être découverte qu'au vie
siècle par Léonce de Byzance, auteur d'un livre intitulé Contre les
fraudes des Apollinaristes.
Jérôme, qui fut élève d'Apollinaire, lui attribue «
d'innombrables ouvrages sur les Saintes Écritures » (De Viris, 104),
mais des commentaires qu'il mentionne, non sans les déclarer
superficiels, il ne reste que (les fragments. L'évêque de Laodicée
écrivit une réfutation de Porphyre, en trente livres, et un traité
Pour la Vérité, adressé à Julien. D'après Sozomène, l'empereur se
serait écrié, après avoir lu cet ouvrage : « J'ai lu, j'ai compris,
j'ai condamné ! », jugement sommaire qui aurait provoqué cette réponse
: « Tu as lu, mais tu n'as pas compris, car, si tu avais compris, tu
n'aurais pas condamné ».
Parmi les traités dogmatiques d'Apollinaire (24),
il faut citer surtout sa Démonstration de l'Incarnation divine selon
la ressemblance de l'homme, analysée en détail dans l'Antirrheticus de
Grégoire de Nysse, qui la réfuta. De ses chants liturgiques, rien n'a
subsisté. Au dire de Socrate (H. E. III, 16), quand Julien eut
interdit aux chrétiens l'enseignement de la grammaire et de la
rhétorique, il composa, ainsi que son père, sur des thèmes
évangéliques, des ouvrages où il cherchait à reproduire les modèles
grecs classiques. « Il exposa les évangiles et les croyances
apostoliques sous forme de dialogues à la manière de Platon ». D'après
Sozomène (H. E. V, 18), pour remplacer la poésie homérique, il
écrivit, sous forme d'épopée en vingt-quatre livres, une Histoire
ancienne hébraïque jusqu'au règne de Saül, et il fit des comédies
modelées sur lies pièces de Ménandre, des tragédies et des odes
imitées d'Euripide et de Pindare. Toute cette littérature a disparu,
mais, malgré les éloges enthousiastes de Sozomène et de Philostorge,
la perte n'est pas grande, si l'on en juge par un écrit qui a subsisté
sous le nom d'Apolinarios, une Transposition (Metaphrasis) des
Psaumes, traduction assez habile, mais, d'après Puech, dépourvue de
charme et de sensibilité poétique (éd. Ludwich, Teubner 1911).
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