La force
morale surprenante, dont nous avons déjà dépeint l'action sur les âmes
aux premiers siècles de l'Église (1),
continua, au IVe, ses glorieuses
conquêtes.
Elle fut contrariée, comme avant,
par l'ambiance païenne, dont les émanations impures étaient toujours
démoralisantes. À Rome, par exemple, la gourmandise et l'ivrognerie
restaient répugnantes. « Ce spectacle, dit un historien, était
tellement ignoble que le préfet Ampélius dut rendre divers arrêtés...
Mais ce fut peine perdue. La religion (païenne) elle-même encourageait
cette gloutonnerie... Quand on sortait de la taverne ou du bouge, on
n'avait pour s'exalter que les obscénités des mimes, les culbutes des
cochers dans le Cirque, ou les boucheries de l'amphithéâtre » (2).
Ce qui fit aussi échec à la force
sanctifiante de l'Évangile, ce fut la qualité médiocre d'un certain nombre
de recrues, attirées vers
l'Église par la flamme de son triomphe au lieu d'être poussées vers
elle par l'était d'une vraie conversion. À Rome, à Antioche, a
Constantinople, la piété de bien des chrétiens n'était guère qu'une
dévotion d'écorce, sous laquelle les prédicateurs fervents
découvraient, pour les flétrir, un laisser-aller semi-païen (3),
un
goût immodéré du luxe et du cirque et d'étranges superstitions.
L'esprit fraternel, d'autre part, eut beaucoup à souffrir des schismes
et des discussions théologiques, où s'épancha, avec trop de violence,
une énergie de foi qui tic trouvait plus à s'exercer dans la
résistance
aux persécutions.
Malgré tout, l'idéal évangélique,
affirmé dans les homélies pressantes et les pages enflammées des
docteurs de l'Église, et concrétisé dans des règlements qu'on trouve,
en particulier, dans un document de cette époque, les Constitutions
apostoliques (4),
répandait dans les coeurs la délicatesse et l'amour mutuel. La famille
chrétienne, cette admirable création du 1er siècle, où l'égalité
morale
se réalisait dans le respect la tendresse et, l'obéissance empressée
et
joyeuse, continuait à offrir le spectacle du noble amour, qui tache de
se préserver de l'égoïsme et des souillures. Il y avait de belles
unions, par exemple celle de Grégoire, évêque de Nysse, et de sa femme
Théosébie, qui, au témoignage de Grégoire de Nazianze, fut « une
sainte
authentique et une véritable épouse de prêtre » (épître 147).
Loin de décroître, l'esprit de
sainteté se renforça au IVe, siècle. Il s'exalta même, au point de
dénaturer la notion évangélique de la vie et du devoir, en prenant une
forme que le pape Grégoire VII devait définir plus tard en ces termes
:
« La sainteté consiste à s'abstenir même des choses permises, et à
dépasser en tout, pour être agréable à Dieu, la sévérité des principes
chrétiens ». L'Église entrait ainsi dans une voie dangereuse. Elle
allait être entraînée à « abaisser la notion générale du devoir » (5),
en
plaçant au dessus des vertus ordinaires, nécessaires au salut et
obligatoires, les vertus extraordinaires, facultatives et simplement
recommandées : l'esprit de pauvreté par lequel le chrétien « immole
ses
biens à Dieu », la chasteté par laquelle il « immole son corps », et
l'obéissance qui est le sacrifice de « ses deux biens les plus
précieux, son esprit et sa volonté » (6).
Elle oubliait que les vraies vertus
sont l'accomplissement des vrais devoirs, et elle allait placer
au-dessus de la vie normale une vie noble sans doute, héroïque même,
mais artificielle et inhumaine à force d'être surhumaine.
Cette orientation, issue de
l'instinct ascétique, si impérieux déjà chez les gnostiques, les
partisans de Montan de Novatien et les donatistes, s'accentua dans
l'âme ardente des Pères du IVe siècle. Elle est sensible surtout dans
leur culte de la virginité. Grégoire de Nazianze, dans un poème
célèbre, la salue comme « la mère de l'innocence et du bonheur » ; il
dit qu'elle enfante même, mais que ses enfants sont de saintes
pensées.
Grégoire de Nysse, dans son traité sur la Virginité, dit son regret de
recommander une vertu à laquelle il ne peut prétendre puisqu'il a été
marié. Ambroise déclare qu'elle est « si admirable
que les lions eux-mêmes l'admirent » (7).
Jérôme l'attribue à Marie, mère du
Sauveur, qu'il dote d'une virginité perpétuelle. Ces Pères s'accordent
à la placer bien au-dessus du mariage. « Plût à Dieu, s'écrie
Ambroise,
que je pusse changer le voile de noces en un voile de pure virginité !
» Jérôme affecte de n'en voir que le réalisme. Chrysostome lui assigne
un bilan désastreux. « Des haines mutuelles et des querelles
incessantes, voilà ses plaisirs ! » (La Virginité, ch. 41). Il
adoucit,
il est vrai, ce jugement en déclarant que les époux fidèles pourront
avoir les premières places dans le royaume des cieux. Quant aux
secondes noces, les Pères ne les tolèrent qu'à regret, et ils se
plaisent, à les déconseiller : « Tu as appris, dit Jérôme à une veuve,
les tristesses du mariage dans le mariage même. Tu as allégé ton
estomac surchargé. Pourquoi voudrais-tu manger encore ce qui t'a fait
du mal ? » On ne peut que déplorer ces vues monacales des Pères, et
plus encore la brutalité avec laquelle ils les ont assez souvent
exprimées. « Vaincue dans leur chair, la nature s'est dédommagée dans
leur imagination... Si leur vie est austère, leurs pensées sont fort
libres... Les plus purs ont parfois la parole bien impure. Témoin
Jérôme... Il a le corps tout marqué de signes de la pénitence, et
l'imagination toute pleine des images de la volupté... Il se serait
beaucoup moins occupé des femmes s'il en avait pris une, et s'il avait
élevé avec elle de pieux enfants » (8).
Cet élan ascétique ne resta pas
longtemps confiné chez les ecclésiastiques, auxquels le célibat était
imposé, et à l'intérieur des paroisses. Il se dilata au point d'avoir
des ailes, et il s'envola au désert. Tous ceux qui s'entraînaient à un
idéal de pureté et de renoncement, sous l'inspiration évangélique
fortifiée par la philosophie
néo-platonicienne qui dédaignait la matière, ressentirent à un degré
toujours plus vif la souffrance familière aux disciples du Christ en
face de la corruption païenne. Les défaillances des faux chrétiens
achevèrent de les dégoûter de la vie sociale, et c'est ainsi qu'on put
voir sur le sol de l'empire, en Égypte surtout, des ermites s'attarder
dans des grottes reculées, et de lourds monastères s'accrocher aux
flancs des monts. À ces convaincus, tristes comme des vaincus, vint se
joindre la foule amorphe des indifférents, préoccupés surtout
d'échapper aux corvées et aux impôts toujours plus accablants.
Parmi les premiers solitaires le plus connu est
Antoine (9)
en Égypte (251), insociable et illettré, il distribua son avoir aux
pauvres, après la mort de ses parents, plaça sa jeune soeur dans une «
maison de vierges » (parthénôn), et, pendant quinze, ans, il vécut en
ascète dans le voisinage, couchant la nuit dans un tombeau, luttant
contre des visions. En 285 il franchit le Nil et gagna -un désert
montagneux. il se fixa à Pispir, près d'une source, dans les ruines
d'un château-fort, faisant des nattes et vaquant à, la prière. Il y
resta vingt ans. Aux disciples toujours plus nombreux qui venaient le
rejoindre, il prêchait la vie solitaire. « Renoncer au monde pour
avoir
le ciel, leur disait-il, c'est agir comme un homme qui donnerait une
drachme d'airain pour cent drachmes d'or... A quoi bon acquérir ce que
nous ne pourrons emporter ? » Antoine sortait parfois de sa retraite
pour se mêler au monde. Il finit par s'enfoncer plus avant dans la
solitude, et se fixa près d'une cime aride,
au pied de laquelle une source murmurait entre des palmiers (10),
et
il y défricha un coin de terre pour se nourrir. Là encore il fut
harcelé par des visions qui prenaient la forme de bêtes féroces. Il
fit
la rencontre de Paul de Thèbes, qui vivait dans une grotte depuis la
persécution de Décius. Humble autant que pauvre, il mourut à l'âge de
ceint cinq ans. Il avait légué à Athanase, son vieil ami, une tunique
délabrée et un manteau usé.
À côté de la vie solitaire se
développa le cénobitisme (11). Il
prit naissance au coeur de la
Haute-Égypte. Un jeune paysan, Pacôme (12),
ancien païen, devenu ascète sous
la direction du solitaire Palémon, en face de Dendérah, fonda en 318
le
premier monastère, à Tabennesi. Il fallut en construire d'autres. Il y
en eut neuf, du vivant de Pacôme, reliés par une règle commune rédigée
par lui en copte (13),
et soumis au même supérieur, Les
moines travaillaient pour gagner leur vie, et ils apprenaient par
coeur
le Psautier et le Nouveau Testament. Il y eut aussi des monastères de
femmes, érigés par la soeur de Pacôme. Les autorités ecclésiastiques
ne
furent pas défavorables à ces fondations, jardins de vertus
surhumaines. Athanase fugitif fut même reconnaissant d'y trouver un
abri. Après la mort de Pacôme (346), elles se multiplièrent, surtout
sous l'impulsion d'un de ses successeurs, Théodore (dcd. 308) et
d'Horsiesi, qui mourut vers 380, laissant une Doctrine sur
l'institution des moines. Une colonie s'établit à Canope, près
d'Alexandrie (14).
Il y en avait déjà une, au sud de cette ville, à Nitrie, à l'ouest du
Delta. Elle avait été fondée par Amoun vers 325. Les reclus, dont le
nombre dépassa cinq mille, habitaient des cellules séparées. Ils
n'étaient soumis à aucun supérieur. Ils faisaient des ouvrages de
vannerie, calligraphiaient les livres saints et chantaient des
psaumes.
Il y eut aussi d'autres centres de
cénobitisme, surtout celui d'Achmîn, où Schnoudi (15),
moine depuis de neuf ans, habita
le « blanc monastère », forteresse inexpugnable sur un saillant de la
chaîne lybique. Il l'entoura d'une ceinture de couvents, parmi
lesquels
on en voyait de féminins. Chef ardent et très énergique, il menait ses
moines durement, usant volontiers du fouet, ou du bâton. Il fut à la
fois charitable pour les pauvres et terrible aux malfaiteurs. À
Antinoé (16)
Palladius compta dix monastères de femmes. Sous Théodose, la ville
d'Oxhyrinque appartenait aux moines. De Syène au Delta, les ermitages
se succédaient.
Il y eut quelques moines renommés :
Jean de Lycopolis (en Thébaïde), qui passait pour prophète, Paphnuce,
du désert voisin d'Héracléopolis, Macaire l'Alexandrin, que Palladius
fréquenta trois ans au lieu appelé « les Cellules », et qui passa pour
un prodige d'abstinence et d'endurance (17),
et surtout Macaire l'Égyptien,
prophète et thaumaturge, qui vécut au désert de Scété de 330 à 390, et
dont l'enseignement paraît se retrouver dans quatre recueils
d'apophtegmes et dans une lettre aux moines, signalée par Gennadius (18).
Plus
fameux encore fut Evagrius, dit le Pontique (né dans le Pont).
Ancien diacre de Grégoire de Nazianze, il embrassa la vie monastique,
en 382, au désert de Nitrie et aux « Cellules ». Il refusa un évêché
qu'on lui offrait, et il voulut rester moine et pauvre. Il mourut en
399, à 54 ans. Il fut le maître par excellence de la vie ascétique. Il
lui consacra quelques ouvrages, dont les plus importants sont huit
livres contre les suggestions des huit principaux vices (conservés en
syriaque et en arménien), et le traité Monastique (Monachicos),
composé
de cent maximes, à l'adresse des simples anachorètes, et de cinquante
autres pour les ascètes cultivés (la première série conservée en grec,
la seconde en syriaque). On remarque dans ces écrits une méthode
réfléchie de purification intérieure et de défense contre les
tentations, où Evagrius voit naïvement l'oeuvre des démons. Il compte
huit péchés (logismoï) capitaux : gourmandise, luxure, avarice,
tristesse, colère, ennui, vanité et orgueil. Ses traités ascétiques
eurent beaucoup de succès, mais ses emprunts à, Origène finirent par
le
compromettre, et il fut condamné par quatre conciles oecuméniques.
Ainsi s'explique la disparition d'une partie de son oeuvre.
Les moines égyptiens furent très
admirés et reçurent de nombreuses visites, mais ils eurent à subir les
incursions des brigands, qu'ils réussissaient parfois à Convertir. Ils
furent persécutés pour avoir soutenu l'orthodoxie, ceux de Nitrie
surtout, qui s'étaient opposés au choix de l'évêque arien Lucius.
L'ascétisme de la Thébaïde fut introduit en Palestine par Hilarion (19).
Né à Gaza, ancien païen converti en Égypte, où il
devint disciple d'Antoine, Hilarion se fixa, avec quelques compagnons,
sur, la côte déserte au sud de sa ville natale. Ils formèrent bientôt
un vaste groupe d'anachorètes. Près d'eux, Épiphane, qui devait être
évêque à Constantia, fonda un monastère sur le modèle créé par Pacôme.
La péninsule du Sinaï, avec ses souvenirs sacrés, attira, aussi les
solitaires. Là devait s'élever plus tard le monastère de sainte
Catherine. Jérusalem et la Palestine entière étaient remplies de
moines. On vit le couvent de Rufin sur le mont des Oliviers, celui de
Jérôme à Bethléem. Le désert syrien, depuis le Liban jusqu'aux monts
d'Arménie, était habité par des anachorètes, aussi extravagants que
des
fakirs. Il y en avait près d'Antioche et d'Edesse. Les paysans syriens
et les arabes venaient les admirer.
En Asie-Mineure, l'ascétisme offre
un autre caractère : il se modère et se discipline, sous l'action de
son grand initiateur Eustathe, de Sébaste (20),
maître de Basile dont le recueil
ascétique (Ascéticon), que nous avons déjà analysé, devait faire loi
dans l'Orient byzantin. La vie
commune y est renforcée, le supérieur instruit les moines et maintient
la discipline, mais les austérités prévues par la règle n'ont rien
d'excessif.
Le mouvement se propagea aussi en
Occident. Athanase, venu à Rome en 340, y parla avec ferveur des
moines
de la Thébaïde. La vie monastique, d'ailleurs, était déjà pratiquée
dans la capitale. Une fille de Constantin y avait élevé un couvent ;
une Romaine de haut rang, Aglaé, avait distribué ses biens en aumônes
pour expier sa légèreté (21). Les
monastères se multiplièrent à
Rome et aux environs, au pied des Alpes, jusqu'aux âpres rochers de
Caprée, en Méditerranée, sous l'impulsion surtout des orthodoxes
revenus de leur exil en Orient. « Le bannissement des confesseurs, dit
avec raison Montalembert, était une semence de moines ».
L'ascétisme redoubla avec l'arrivée
de Jérôme dans la. capitale. Les familles les plus illustres s'y
adonnèrent (22),
et des patriciennes qui fuyaient le soleil pour préserver leur teint
se
livrèrent aux travaux les plus rebutants. Marcella termina sa vie dans
un monastère, où les soldats du roi Alaric s'inclinèrent devant elle
après l'avoir frappée. Mélanie l'Ancienne, partie pour l'Égypte, y fit
des largesses considérables, et, à son retour en Italie, en 398, elle
ne rougit pas de cheminer, vêtue d'une grossière tunique de natte et
montée sur un cheval misérable, au milieu des sénateurs et des nobles
venus à sa rencontre sur des chars dorés. Paula, descendante de
Paul-Emile, sa fille Eustochie et quelques Romaines, allèrent se fixer
à Bethléem, où elles firent bâtir quatre monastères. Mélanie la Jeune
femme de Pinianus, préfet de Rome, affranchit en 409 ses huit mille
esclaves, distribua aux pauvres,
aux églises et aux couvents une partie de ses immenses biens, et
s'embarqua pour l'Afrique avec son mari, sa grand-mère et une élite.
Elle fonda deux couvents près de Thagaste, puis elle s'établit en
Palestine avec Pinianus. Il s'y fit moine jardinier tandis qu'elle
devenait recluse, à trente tins, sur le mont des Oliviers (23).
En Gaule, ce fut Athanase qui
propagea le monachisme, lors de son exil à Trèves en 336. Saint
Martin,
avant d'être nommé évêque de Tours (373) éleva, avec Hilaire, aux
portes de Poitiers, le monastère de Ligugé, le plus ancien du pays.
Plus tard, il fit construire, à une demi-lieue de Tours, celui de
Marmoutier. Il y habitait une cellule faite de branchages entrelacés,
près de quatre-vingts religieux qui se blottissaient dans des trous de
rocher. Indiquons encore ici deux retraites retentissantes, dont nous
aurons à reparler, celle de Sulpice Sévère dans une de ses villas
d'Aquitaine et de Paulin dé Nole à, Barcelone. Le monachisme devait
s'épanouir, au siècle suivant, avec Honorat et Cassien. Le premier,
riche et éloquent, de famille consulaire, fonda en 410 dans une île
(sainte Honorat), dont Eucher, évêque de Lyon, devait célébrer le
charme paradisiaque dans son De laude Eremi, le monastère de Lérins,
qui allait devenir un des foyers de la théologie chrétienne en Gaule,
et une pépinière d'évêques pour ce pays (24).
De son côté, Jean Cassien,
originaire du Bas-Danube, fit bâtir à Marseille, où il s'était fixé
vers 410, deux couvents, dont l'un pour les hommes et l'autre pour les
femmes.
Si les moines ont été très admirés, ils ont été
aussi très discutés. Rutilius Namatianus raillait leur oisiveté. Les
empereurs redoutaient leurs excès de zèle, « Ils commettent beaucoup
de
méfaits », disait Théodose à Ambroise. En fait, ils suscitaient des
troubles, malmenaient ceux qui ne partageaient pas leurs vues
théologiques et détruisaient les temples. L'ascétisme monacal a offert
sans doute de saisissants exemples de renoncement héroïque. Il a été
aussi ouvrier de bienfaisance. Les moines ont nourri des affamés,
soigné des malades, protégé des opprimés. Mais ils ont souvent propagé
un genre de vie artificiel et antisocial. « L'énergie qu'ils auraient
dû consacrer à rendre la société normale, ils l'ont employée à se
rendre eux-mêmes anormaux » (25).
Ils voulaient édifier en.
s'édifiant, et ils ont souvent scandalisé... Comment oublier ces
désordres des moeurs, qui ont été la revanche de la nature violentée ?
Il y a plus. « L'abdication de toute volonté propre, de toute liberté
d'esprit et de foi », dit avec raison l'éloquent pasteur Teissonnière,
« quel trait effrayant de la sainteté monacale ! ... O moines de la
Thébaïde, la vertu voulue de Dieu n'est pas celle que vous avez faite
!
» (26).
Le monachisme, d'ailleurs, a nui à la société en stérilisant l'élite,
comme la, guerre draine la vie des nations en fauchant les hommes les
plus valides. « Ce fut, dit le professeur Rauschenbusch, à peu près
comme si une station d'expériences horticoles retranchait toutes les
fleurs spécialement colorées et parfumées, et ne recueillait que la
semence des autres ». Il a discrédité la famille en plaçant le célibat
religieux au dessus du mariage, en provoquant des ruptures de
fiançailles, en refroidissant le sentiment filial jusque dans le coeur
du grand Vincent de Paul. En exagérant la vie contemplative, « il a
détourné et paralysé les forces
qui auraient pu contribuer à régénérer la société » (27).
Le christianisme, au IVe siècle, n'a
donc pas rempli comme il l'aurait pu son devoir social. Pourtant,
serait-il juste d'oublier les prédications si pressantes d'un Basile
ou
d'un Chrysostome, dont nous avons déjà souligné la portée et le
courage, ou la création des hôpitaux et des asiles, ou encore
l'amélioration des rapports entre les maîtres et leurs humbles
serviteurs ? « Ton âme est à toi, dit le christianisme à l'esclave...
Et ton corps aussi est à toi, pour le refuser, même au prix de ta vie,
à toute indigne profanation » (28).
Quel appel, et quel relèvement! «
A cause de sa grande foi, la vieille servante qui éleva Monique était
vénérée presque comme une sainte par ses maîtres, qui lui avaient
confié la conduite de leurs filles » (29).
C'était, pour bien des esclaves,
la libération de l'âme en attendant celle du corps, au sein de ce
régime patriarcal que saint Paul avait recommandé, « îlot de
sollicitude réciproque flottant sur l'océan souvent agité du paganisme
» (30).
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