Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VIII

La vie morale des chrétiens au IVe siècle

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La force morale surprenante, dont nous avons déjà dépeint l'action sur les âmes aux premiers siècles de l'Église (1), continua, au IVe, ses glorieuses conquêtes.

Elle fut contrariée, comme avant, par l'ambiance païenne, dont les émanations impures étaient toujours démoralisantes. À Rome, par exemple, la gourmandise et l'ivrognerie restaient répugnantes. « Ce spectacle, dit un historien, était tellement ignoble que le préfet Ampélius dut rendre divers arrêtés... Mais ce fut peine perdue. La religion (païenne) elle-même encourageait cette gloutonnerie... Quand on sortait de la taverne ou du bouge, on n'avait pour s'exalter que les obscénités des mimes, les culbutes des cochers dans le Cirque, ou les boucheries de l'amphithéâtre » (2).

Ce qui fit aussi échec à la force sanctifiante de l'Évangile, ce fut la qualité médiocre d'un certain nombre de recrues, attirées vers l'Église par la flamme de son triomphe au lieu d'être poussées vers elle par l'était d'une vraie conversion. À Rome, à Antioche, a Constantinople, la piété de bien des chrétiens n'était guère qu'une dévotion d'écorce, sous laquelle les prédicateurs fervents découvraient, pour les flétrir, un laisser-aller semi-païen (3), un goût immodéré du luxe et du cirque et d'étranges superstitions. L'esprit fraternel, d'autre part, eut beaucoup à souffrir des schismes et des discussions théologiques, où s'épancha, avec trop de violence, une énergie de foi qui tic trouvait plus à s'exercer dans la résistance aux persécutions.

Malgré tout, l'idéal évangélique, affirmé dans les homélies pressantes et les pages enflammées des docteurs de l'Église, et concrétisé dans des règlements qu'on trouve, en particulier, dans un document de cette époque, les Constitutions apostoliques (4), répandait dans les coeurs la délicatesse et l'amour mutuel. La famille chrétienne, cette admirable création du 1er siècle, où l'égalité morale se réalisait dans le respect la tendresse et, l'obéissance empressée et joyeuse, continuait à offrir le spectacle du noble amour, qui tache de se préserver de l'égoïsme et des souillures. Il y avait de belles unions, par exemple celle de Grégoire, évêque de Nysse, et de sa femme Théosébie, qui, au témoignage de Grégoire de Nazianze, fut « une sainte authentique et une véritable épouse de prêtre » (épître 147).

Loin de décroître, l'esprit de sainteté se renforça au IVe, siècle. Il s'exalta même, au point de dénaturer la notion évangélique de la vie et du devoir, en prenant une forme que le pape Grégoire VII devait définir plus tard en ces termes : « La sainteté consiste à s'abstenir même des choses permises, et à dépasser en tout, pour être agréable à Dieu, la sévérité des principes chrétiens ». L'Église entrait ainsi dans une voie dangereuse. Elle allait être entraînée à « abaisser la notion générale du devoir » (5), en plaçant au dessus des vertus ordinaires, nécessaires au salut et obligatoires, les vertus extraordinaires, facultatives et simplement recommandées : l'esprit de pauvreté par lequel le chrétien « immole ses biens à Dieu », la chasteté par laquelle il « immole son corps », et l'obéissance qui est le sacrifice de « ses deux biens les plus précieux, son esprit et sa volonté » (6). Elle oubliait que les vraies vertus sont l'accomplissement des vrais devoirs, et elle allait placer au-dessus de la vie normale une vie noble sans doute, héroïque même, mais artificielle et inhumaine à force d'être surhumaine.

Cette orientation, issue de l'instinct ascétique, si impérieux déjà chez les gnostiques, les partisans de Montan de Novatien et les donatistes, s'accentua dans l'âme ardente des Pères du IVe siècle. Elle est sensible surtout dans leur culte de la virginité. Grégoire de Nazianze, dans un poème célèbre, la salue comme « la mère de l'innocence et du bonheur » ; il dit qu'elle enfante même, mais que ses enfants sont de saintes pensées. Grégoire de Nysse, dans son traité sur la Virginité, dit son regret de recommander une vertu à laquelle il ne peut prétendre puisqu'il a été marié. Ambroise déclare qu'elle est « si admirable que les lions eux-mêmes l'admirent » (7). Jérôme l'attribue à Marie, mère du Sauveur, qu'il dote d'une virginité perpétuelle. Ces Pères s'accordent à la placer bien au-dessus du mariage. « Plût à Dieu, s'écrie Ambroise, que je pusse changer le voile de noces en un voile de pure virginité ! » Jérôme affecte de n'en voir que le réalisme. Chrysostome lui assigne un bilan désastreux. « Des haines mutuelles et des querelles incessantes, voilà ses plaisirs ! » (La Virginité, ch. 41). Il adoucit, il est vrai, ce jugement en déclarant que les époux fidèles pourront avoir les premières places dans le royaume des cieux. Quant aux secondes noces, les Pères ne les tolèrent qu'à regret, et ils se plaisent, à les déconseiller : « Tu as appris, dit Jérôme à une veuve, les tristesses du mariage dans le mariage même. Tu as allégé ton estomac surchargé. Pourquoi voudrais-tu manger encore ce qui t'a fait du mal ? » On ne peut que déplorer ces vues monacales des Pères, et plus encore la brutalité avec laquelle ils les ont assez souvent exprimées. « Vaincue dans leur chair, la nature s'est dédommagée dans leur imagination... Si leur vie est austère, leurs pensées sont fort libres... Les plus purs ont parfois la parole bien impure. Témoin Jérôme... Il a le corps tout marqué de signes de la pénitence, et l'imagination toute pleine des images de la volupté... Il se serait beaucoup moins occupé des femmes s'il en avait pris une, et s'il avait élevé avec elle de pieux enfants » (8).

Cet élan ascétique ne resta pas longtemps confiné chez les ecclésiastiques, auxquels le célibat était imposé, et à l'intérieur des paroisses. Il se dilata au point d'avoir des ailes, et il s'envola au désert. Tous ceux qui s'entraînaient à un idéal de pureté et de renoncement, sous l'inspiration évangélique fortifiée par la philosophie néo-platonicienne qui dédaignait la matière, ressentirent à un degré toujours plus vif la souffrance familière aux disciples du Christ en face de la corruption païenne. Les défaillances des faux chrétiens achevèrent de les dégoûter de la vie sociale, et c'est ainsi qu'on put voir sur le sol de l'empire, en Égypte surtout, des ermites s'attarder dans des grottes reculées, et de lourds monastères s'accrocher aux flancs des monts. À ces convaincus, tristes comme des vaincus, vint se joindre la foule amorphe des indifférents, préoccupés surtout d'échapper aux corvées et aux impôts toujours plus accablants.




Parmi les premiers solitaires le plus connu est Antoine (9) en Égypte (251), insociable et illettré, il distribua son avoir aux pauvres, après la mort de ses parents, plaça sa jeune soeur dans une « maison de vierges » (parthénôn), et, pendant quinze, ans, il vécut en ascète dans le voisinage, couchant la nuit dans un tombeau, luttant contre des visions. En 285 il franchit le Nil et gagna -un désert montagneux. il se fixa à Pispir, près d'une source, dans les ruines d'un château-fort, faisant des nattes et vaquant à, la prière. Il y resta vingt ans. Aux disciples toujours plus nombreux qui venaient le rejoindre, il prêchait la vie solitaire. « Renoncer au monde pour avoir le ciel, leur disait-il, c'est agir comme un homme qui donnerait une drachme d'airain pour cent drachmes d'or... A quoi bon acquérir ce que nous ne pourrons emporter ? » Antoine sortait parfois de sa retraite pour se mêler au monde. Il finit par s'enfoncer plus avant dans la solitude, et se fixa près d'une cime aride, au pied de laquelle une source murmurait entre des palmiers (10), et il y défricha un coin de terre pour se nourrir. Là encore il fut harcelé par des visions qui prenaient la forme de bêtes féroces. Il fit la rencontre de Paul de Thèbes, qui vivait dans une grotte depuis la persécution de Décius. Humble autant que pauvre, il mourut à l'âge de ceint cinq ans. Il avait légué à Athanase, son vieil ami, une tunique délabrée et un manteau usé.

À côté de la vie solitaire se développa le cénobitisme (11). Il prit naissance au coeur de la Haute-Égypte. Un jeune paysan, Pacôme (12), ancien païen, devenu ascète sous la direction du solitaire Palémon, en face de Dendérah, fonda en 318 le premier monastère, à Tabennesi. Il fallut en construire d'autres. Il y en eut neuf, du vivant de Pacôme, reliés par une règle commune rédigée par lui en copte (13), et soumis au même supérieur, Les moines travaillaient pour gagner leur vie, et ils apprenaient par coeur le Psautier et le Nouveau Testament. Il y eut aussi des monastères de femmes, érigés par la soeur de Pacôme. Les autorités ecclésiastiques ne furent pas défavorables à ces fondations, jardins de vertus surhumaines. Athanase fugitif fut même reconnaissant d'y trouver un abri. Après la mort de Pacôme (346), elles se multiplièrent, surtout sous l'impulsion d'un de ses successeurs, Théodore (dcd. 308) et d'Horsiesi, qui mourut vers 380, laissant une Doctrine sur l'institution des moines. Une colonie s'établit à Canope, près d'Alexandrie (14). Il y en avait déjà une, au sud de cette ville, à Nitrie, à l'ouest du Delta. Elle avait été fondée par Amoun vers 325. Les reclus, dont le nombre dépassa cinq mille, habitaient des cellules séparées. Ils n'étaient soumis à aucun supérieur. Ils faisaient des ouvrages de vannerie, calligraphiaient les livres saints et chantaient des psaumes.

Il y eut aussi d'autres centres de cénobitisme, surtout celui d'Achmîn, où Schnoudi (15), moine depuis de neuf ans, habita le « blanc monastère », forteresse inexpugnable sur un saillant de la chaîne lybique. Il l'entoura d'une ceinture de couvents, parmi lesquels on en voyait de féminins. Chef ardent et très énergique, il menait ses moines durement, usant volontiers du fouet, ou du bâton. Il fut à la fois charitable pour les pauvres et terrible aux malfaiteurs. À Antinoé (16) Palladius compta dix monastères de femmes. Sous Théodose, la ville d'Oxhyrinque appartenait aux moines. De Syène au Delta, les ermitages se succédaient.

Il y eut quelques moines renommés : Jean de Lycopolis (en Thébaïde), qui passait pour prophète, Paphnuce, du désert voisin d'Héracléopolis, Macaire l'Alexandrin, que Palladius fréquenta trois ans au lieu appelé « les Cellules », et qui passa pour un prodige d'abstinence et d'endurance (17), et surtout Macaire l'Égyptien, prophète et thaumaturge, qui vécut au désert de Scété de 330 à 390, et dont l'enseignement paraît se retrouver dans quatre recueils d'apophtegmes et dans une lettre aux moines, signalée par Gennadius (18). Plus fameux encore fut Evagrius, dit le Pontique (né dans le Pont). Ancien diacre de Grégoire de Nazianze, il embrassa la vie monastique, en 382, au désert de Nitrie et aux « Cellules ». Il refusa un évêché qu'on lui offrait, et il voulut rester moine et pauvre. Il mourut en 399, à 54 ans. Il fut le maître par excellence de la vie ascétique. Il lui consacra quelques ouvrages, dont les plus importants sont huit livres contre les suggestions des huit principaux vices (conservés en syriaque et en arménien), et le traité Monastique (Monachicos), composé de cent maximes, à l'adresse des simples anachorètes, et de cinquante autres pour les ascètes cultivés (la première série conservée en grec, la seconde en syriaque). On remarque dans ces écrits une méthode réfléchie de purification intérieure et de défense contre les tentations, où Evagrius voit naïvement l'oeuvre des démons. Il compte huit péchés (logismoï) capitaux : gourmandise, luxure, avarice, tristesse, colère, ennui, vanité et orgueil. Ses traités ascétiques eurent beaucoup de succès, mais ses emprunts à, Origène finirent par le compromettre, et il fut condamné par quatre conciles oecuméniques. Ainsi s'explique la disparition d'une partie de son oeuvre.

Les moines égyptiens furent très admirés et reçurent de nombreuses visites, mais ils eurent à subir les incursions des brigands, qu'ils réussissaient parfois à Convertir. Ils furent persécutés pour avoir soutenu l'orthodoxie, ceux de Nitrie surtout, qui s'étaient opposés au choix de l'évêque arien Lucius.




L'ascétisme de la Thébaïde fut introduit en Palestine par Hilarion (19).

Né à Gaza, ancien païen converti en Égypte, où il devint disciple d'Antoine, Hilarion se fixa, avec quelques compagnons, sur, la côte déserte au sud de sa ville natale. Ils formèrent bientôt un vaste groupe d'anachorètes. Près d'eux, Épiphane, qui devait être évêque à Constantia, fonda un monastère sur le modèle créé par Pacôme. La péninsule du Sinaï, avec ses souvenirs sacrés, attira, aussi les solitaires. Là devait s'élever plus tard le monastère de sainte Catherine. Jérusalem et la Palestine entière étaient remplies de moines. On vit le couvent de Rufin sur le mont des Oliviers, celui de Jérôme à Bethléem. Le désert syrien, depuis le Liban jusqu'aux monts d'Arménie, était habité par des anachorètes, aussi extravagants que des fakirs. Il y en avait près d'Antioche et d'Edesse. Les paysans syriens et les arabes venaient les admirer.

En Asie-Mineure, l'ascétisme offre un autre caractère : il se modère et se discipline, sous l'action de son grand initiateur Eustathe, de Sébaste (20), maître de Basile dont le recueil ascétique (Ascéticon), que nous avons déjà analysé, devait faire loi dans l'Orient byzantin. La vie commune y est renforcée, le supérieur instruit les moines et maintient la discipline, mais les austérités prévues par la règle n'ont rien d'excessif.

Le mouvement se propagea aussi en Occident. Athanase, venu à Rome en 340, y parla avec ferveur des moines de la Thébaïde. La vie monastique, d'ailleurs, était déjà pratiquée dans la capitale. Une fille de Constantin y avait élevé un couvent ; une Romaine de haut rang, Aglaé, avait distribué ses biens en aumônes pour expier sa légèreté (21). Les monastères se multiplièrent à Rome et aux environs, au pied des Alpes, jusqu'aux âpres rochers de Caprée, en Méditerranée, sous l'impulsion surtout des orthodoxes revenus de leur exil en Orient. « Le bannissement des confesseurs, dit avec raison Montalembert, était une semence de moines ».

L'ascétisme redoubla avec l'arrivée de Jérôme dans la. capitale. Les familles les plus illustres s'y adonnèrent (22), et des patriciennes qui fuyaient le soleil pour préserver leur teint se livrèrent aux travaux les plus rebutants. Marcella termina sa vie dans un monastère, où les soldats du roi Alaric s'inclinèrent devant elle après l'avoir frappée. Mélanie l'Ancienne, partie pour l'Égypte, y fit des largesses considérables, et, à son retour en Italie, en 398, elle ne rougit pas de cheminer, vêtue d'une grossière tunique de natte et montée sur un cheval misérable, au milieu des sénateurs et des nobles venus à sa rencontre sur des chars dorés. Paula, descendante de Paul-Emile, sa fille Eustochie et quelques Romaines, allèrent se fixer à Bethléem, où elles firent bâtir quatre monastères. Mélanie la Jeune femme de Pinianus, préfet de Rome, affranchit en 409 ses huit mille esclaves, distribua aux pauvres, aux églises et aux couvents une partie de ses immenses biens, et s'embarqua pour l'Afrique avec son mari, sa grand-mère et une élite. Elle fonda deux couvents près de Thagaste, puis elle s'établit en Palestine avec Pinianus. Il s'y fit moine jardinier tandis qu'elle devenait recluse, à trente tins, sur le mont des Oliviers (23).

En Gaule, ce fut Athanase qui propagea le monachisme, lors de son exil à Trèves en 336. Saint Martin, avant d'être nommé évêque de Tours (373) éleva, avec Hilaire, aux portes de Poitiers, le monastère de Ligugé, le plus ancien du pays. Plus tard, il fit construire, à une demi-lieue de Tours, celui de Marmoutier. Il y habitait une cellule faite de branchages entrelacés, près de quatre-vingts religieux qui se blottissaient dans des trous de rocher. Indiquons encore ici deux retraites retentissantes, dont nous aurons à reparler, celle de Sulpice Sévère dans une de ses villas d'Aquitaine et de Paulin dé Nole à, Barcelone. Le monachisme devait s'épanouir, au siècle suivant, avec Honorat et Cassien. Le premier, riche et éloquent, de famille consulaire, fonda en 410 dans une île (sainte Honorat), dont Eucher, évêque de Lyon, devait célébrer le charme paradisiaque dans son De laude Eremi, le monastère de Lérins, qui allait devenir un des foyers de la théologie chrétienne en Gaule, et une pépinière d'évêques pour ce pays (24). De son côté, Jean Cassien, originaire du Bas-Danube, fit bâtir à Marseille, où il s'était fixé vers 410, deux couvents, dont l'un pour les hommes et l'autre pour les femmes.




Si les moines ont été très admirés, ils ont été aussi très discutés. Rutilius Namatianus raillait leur oisiveté. Les empereurs redoutaient leurs excès de zèle, « Ils commettent beaucoup de méfaits », disait Théodose à Ambroise. En fait, ils suscitaient des troubles, malmenaient ceux qui ne partageaient pas leurs vues théologiques et détruisaient les temples. L'ascétisme monacal a offert sans doute de saisissants exemples de renoncement héroïque. Il a été aussi ouvrier de bienfaisance. Les moines ont nourri des affamés, soigné des malades, protégé des opprimés. Mais ils ont souvent propagé un genre de vie artificiel et antisocial. « L'énergie qu'ils auraient dû consacrer à rendre la société normale, ils l'ont employée à se rendre eux-mêmes anormaux » (25). Ils voulaient édifier en. s'édifiant, et ils ont souvent scandalisé... Comment oublier ces désordres des moeurs, qui ont été la revanche de la nature violentée ? Il y a plus. « L'abdication de toute volonté propre, de toute liberté d'esprit et de foi », dit avec raison l'éloquent pasteur Teissonnière, « quel trait effrayant de la sainteté monacale ! ... O moines de la Thébaïde, la vertu voulue de Dieu n'est pas celle que vous avez faite ! » (26). Le monachisme, d'ailleurs, a nui à la société en stérilisant l'élite, comme la, guerre draine la vie des nations en fauchant les hommes les plus valides. « Ce fut, dit le professeur Rauschenbusch, à peu près comme si une station d'expériences horticoles retranchait toutes les fleurs spécialement colorées et parfumées, et ne recueillait que la semence des autres ». Il a discrédité la famille en plaçant le célibat religieux au dessus du mariage, en provoquant des ruptures de fiançailles, en refroidissant le sentiment filial jusque dans le coeur du grand Vincent de Paul. En exagérant la vie contemplative, « il a détourné et paralysé les forces qui auraient pu contribuer à régénérer la société » (27).

Le christianisme, au IVe siècle, n'a donc pas rempli comme il l'aurait pu son devoir social. Pourtant, serait-il juste d'oublier les prédications si pressantes d'un Basile ou d'un Chrysostome, dont nous avons déjà souligné la portée et le courage, ou la création des hôpitaux et des asiles, ou encore l'amélioration des rapports entre les maîtres et leurs humbles serviteurs ? « Ton âme est à toi, dit le christianisme à l'esclave... Et ton corps aussi est à toi, pour le refuser, même au prix de ta vie, à toute indigne profanation » (28). Quel appel, et quel relèvement! « A cause de sa grande foi, la vieille servante qui éleva Monique était vénérée presque comme une sainte par ses maîtres, qui lui avaient confié la conduite de leurs filles » (29). C'était, pour bien des esclaves, la libération de l'âme en attendant celle du corps, au sein de ce régime patriarcal que saint Paul avait recommandé, « îlot de sollicitude réciproque flottant sur l'océan souvent agité du paganisme » (30).

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(1) Voir notre Tome 1er, L. 1, ch. VII et L. III, ch. VI
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(2) L. Bertrand, Saint Augustin, Paris 1913, p. 182-183. 
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(3) A Rome, on faisait des banquets dans la basilique de S. Pierre. À Carthage, ou dansait autour de la tombe de Cyprien. 
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(4) Par exemple, l'obligation de séparer hommes et femmes dons les établissements balnéaires (L. 1), la défense d'accepter, pour les veuves et les orphelins, des dons de provenance suspecte (L. IV).
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(5) James Hocart, Le Monachisme, Paris 1903, p. 212. 
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(6) Ces expressions sont du Père Lejeune (Introduction la Vie mystique, p. 277).
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(7) Allusion à la légende de Thécla, que, dans l'amphithéâtre, un lion aurait respectée. 
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(8) J. Pédézert, Le Témoignage des Pères, p. 346-347.
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(9) Cf la Vie d'Antoine, par Athanase ; Duchesne, Hist. de l'Église, T. II, ch. 14 (Les Moines d'Orient). 
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(10) C'est là que s'éleva le monastère de S. Antoine, encore existant. 
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(11) Mot tiré, du grec Koïnobion, « lieu où l'on vit en commun », Ce terme convient mieux que celui de « monastère », qui signifie « lien où l'on vit seul ». Les sources de l'histoire du Monachisme sont : l'Histoire des Moines, traduction par Rufin d'un récit fait en grec par un groupe de voyageurs (394) ; l'Histoire lausiaque (cf l'étude de dom Butler, Cambridge 1898-1904), mémoires très vivants sur les moines et les femmes ascètes d'Égypte, écrits par Palladius, qui devint en 400 évêque d'Hélénopolis en Bithynie ; les institutions et les Conférences de Jean Cassien, fondateur de deux monastères à Marseille au début du Ve siècle. Bibliographie : Dom Besse, Les Moines d'Orient, Paris 1900 ; de Montalembert, Les Moines d'Occident, 2e éd. Lecoffre, Paris 1863 ; dom Besse, Les Moines de l'ancienne France, paris 1906 ; James Hocart, Le Monachisme, Paris 1903 ; dom Berlière, L'Ordre monastique, des Origines au XIIIe siècle. Maredsous (Belgique), 2e ed. 1921 ; dom Leclercq. Cénobitisme (Dict. d'Archéol. chrét. et de Liturgie, de dom Cabrol, T. III, etc....
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(12) Cf la Vie de Pacôme, rédigée par un moine grec , P. Ladeuze, Étude sur le Cénobitisme pakhomien, Louvain 1.898.
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(13) On en possède la traduction latine faite par Jérôme en 1904.
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(14) C'est par elle que Jérôme entendit parler de Pacôme. 
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(15) Sa vie a été racontée par son disciple Besas (monographie de Schnoudi par Leipoldt, T U 1903).
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(16) Les Romains avaient divisé la Thébaïde en deux provinces. Dans la première, celle du Nord, se trouvaient Antinoé, Hermopolis, Lycopolis, etc. Dans la seconde, Ptolémaïde, Thèbes, Syène, etc.
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(17) Pour se punir d'avoir écrasé un moustique avec colère, il resta six mois dans un marais. 
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(18) Villecourt, La Grande lettre de Macaire (Revue de l'Orient chrétien, 1920).
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(19) Vie d'Hilarion, par Jérôme. Cf Sozomène, H. E. III, 14. 
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(20) Loofs, Eustathius von Sébaste, Halle 1898. 
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(21) Montalembert, Les Moines d'Occident, depuis saint Benoît jusqu'à saint Bernard, T. I, p. 145-147. 
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(22) En particulier la gens Anicia, chantée par Claudien. Saint Benoît et Grégoire-le-Grand devaient en sortir.
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(23) Sa vie a été racontée par son chapelain Gérontius 485). Cf Rampolla, Santa Melania Giuniore, Rome 1905; G. Goyau, Sainte Mélanie, Paris 1908 (coll. Les Saints). 
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(24) Cf Cooper-Marsdin, The History of the Islands of the Lerins, Cambridge 1914.
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(25) Rauschenbuch, Le Christianisme et la Crise sociale, trad. Vallette-Babut, Paris 1919, p. 208. Cf p. 204-211. 
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(26) L'Idéal de Sainteté, Bruxelles 1931, p. 97 et 101. 
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(27) Rauschenbuch, ouvrage cité, p. 210. 
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(28) Louis Capéran, Conférences religieuses à Radio-Toulouse, 1931.
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(29) Louis Bertrand, Saint Augustin, p. 30.
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(30) Troeltsch, Die soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, Mohr, Tubingue 1912, p. 135.
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