Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

Les grandes personnalités chrétiennes de Palestine et de Syrie.

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L'Asie chrétienne, en dehors de la Cappadoce, a compté elle aussi, au IVe siècle, des personnalités qui ont joué, surtout Jean Chrysostome, un rôle important dans l'histoire de l'Église.

Nommons d'abord Cyrille, partisan d'Athanase. Évêque de Jérusalem, à partir de 349 (d'après la Chronique d'Eusèbe), il fut surtout un prédicateur populaire très apprécié (1). On a de lui vingt-quatre Instructions (Catéchèses), destinées aux catéchumènes et aux nouveaux baptisés ou « illuminés » (2). Plusieurs d'entre elles furent prononcées pendant le carême de 350, semble-t-il, dans la grande basilique fondée par Constantin, le Martyrion, qui servait d'église paroissiale à Jérusalem, d'autres dans la rotonde de la Résurrection, d'autres au Golgotha. Elles ont une allure assez libre, parfois désordonnée, ce qui n'a rien de surprenant si elles ont été recueillies par des tachygraphes. Elles sont claires mais peu originales, délayées, presque submergées sous les citations bibliques. Pourtant, on y trouve des passages bien écrits, où se reconnaît le disciple de la sophistique asiatique. Cyrille savait être éloquent, et à Tarse, où il s'était réfugié après son expulsion en 357, il obtint, au dire de Théodoret, un vif succès. Ce qui fait l'intérêt de ces catéchèses, c'est leur explication du symbole baptismal de Jérusalem, qu'elles ont permis de reconstituer (3). Les cinq dernières traitent des trois sacrements de l'initiation : le baptême, la confirmation et l'eucharistie. La doctrine théologique de ces discours est orthodoxe. Toutefois, Cyrille n'emploie jamais l'expression homoousios, sans doute parce qu'elle n'est pas biblique, et il se sert du terme homoïos (semblable), ce qui le, rapproche un peu des homéens.

Il est l'auteur d'une lettre à Constance, racontant l'apparition d'une immense croix lumineuse, qui avait plané au-dessus du Calvaire « pendant plusieurs heures », à l'époque de la Pentecôte de l'an 351, à la grande stupeur de la population chrétienne et païenne. Il l'interprétait comme ce signe du Fils de l'homme qui, (d'après Matth. 24, 30), devait annoncer les « derniers jours », et il engageait l'empereur à relire l'Évangile en réfléchissant sur ce phénomène si surprenant.

De Jean, évêque de Jérusalem (386-417), plein de vertu et d'éloquence, dont la vie fut troublée par sa controverse avec Jérôme et Épiphane à propos d'Origène, il reste de nombreux extraits d'un mémoire qu'il adressa sur ce différend, en 397, à Théophile d'Alexandrie. On possède aussi un traité en quatre livres, Contre les Manichéens, de Titus (4), évêque orthodoxe de Bostra (dans le Hauran, en Arabie), poste militaire important (ingens oppidum, dit Ammien Marcellin). Titus avait été banni par Julien, inquiet de son influence (5). Il mourut sous Valens (Jérôme, De Viris, 102). Dans son traité (6), un peu postérieur à l'an 363, il défend contre les manichéens, avec une logique parfois railleuse mais en un style terne et incorrect, les dogmes de la Création et de la Providence et la valeur de l'Ancien Testament, et il s'élève contre la prétention de Manès à se poser en nouveau Paraclet, apte à compléter la révélation chrétienne (7).




Épiphane (8), d'origine juive, semble-t-il, né au sud-ouest de Jérusalem au début du IVe siècle, fut converti dès sa jeunesse lors d'un séjour qu'il fit en Égypte. Il fonda près d'Eleuthéropolis, en Palestine, un monastère où, pendant trente ans, il s'absorba dans la méditation. En 367, il devint évêque de Constantia (l'ancienne Salamine), en Chypre, tout en gardant ses pratiques d'ascète. Instruit et influent, souvent consulté, il se distingua par un zèle, parfois intempestif, pour l'orthodoxie la plus stricte. An concile d'Antioche (vers 378), il condamna, non sans regret, l'hérésie d'Apollinaire de Laodicée, son ancien ami, sur la personne, du Christ. On le trouve ensuite mêlé aux discussions sur l'Origénisme. Ennemi de l'hellénisme, père, d'après lui, de toutes les hérésies, Épiphane répudiait le christianisme philosophique d'Origène, ses vues sur la préexistence des âmes et sur la spiritualisation des corps ressuscités, et son exégèse allégorique. Venu à Jérusalem, à la fête de Pâques, en 394, il prêcha contre le noble et illustre auteur des Principes devant son admirateur, Jean, évêque de la ville, l'appelant « père d'Arius, racine et patron d'autres hérésies ». De retour en Chypre, il conféra la prêtrise à un moine qui devait exercer ses fonctions à Bethléem, dans le ressort de Jean, sans se soucier de l'autorité de ce dernier. Il répondit même aux réclamations de son collègue par une lettre assez agressive, où il condamnait Origène une fois de plus. Huit ans après, il se rendit à Constantinople pour assister à un concile qui devait juger quatre moines égyptiens, suspects d'attachement à ce Père, mais, s'apercevant que cette assemblée avait pour but principal de servir les rancunes de Théophile, patriarche d'Alexandrie, contre Jean Chrysostome, il s'embarqua pour Chypre. Il mourut pendant la traversée (103).

Épiphane était très érudit, il connaissait le grec, le latin, l'hébreu, le syriaque et le copte, mais l'insuffisance de son sens critique et son étroitesse d'esprit, aggravée par le monachisme, gâtent ses ouvrages, Le bien ancré et la Boîte à remèdes, déparés d'ailleurs par la négligence du style et sa prolixité. Il composa le premier (9) en 374, à la demande du clergé d'une petite ville de Pamphylie. C'est un exposé de la foi orthodoxe, destiné à maintenir les croyants « bien ancrés » au milieu des tempêtes soulevées par les hérésies. Discutant avec une érudition qui, au jugement de Puech, n'est pas toujours sûre, les textes invoqués par les ariens (surtout Prov. 8, 22), Épiphane rejette, comme Athanase, l'application au Fils du terme de « créature » (ctisma) et l'idée qu'il a été produit, par la « volonté » du Père. Chemin faisant, il donne une liste d'hérésies, ébauche de sa Boîte à remèdes, et il s'en prend à Origène et à ses Principes. Dans une seconde partie, il soutient la doctrine de l'Incarnation, et celle de la, résurrection de la chair niée par le grand docteur alexandrin. Le bien ancré se termine par deux symboles, dont le second est l'oeuvre d'Épiphane, et dont le premier, en usage à Constantinople, a été adopté presque en entier par le concile tenu dans cette ville en 381, pour devenir le credo généralement reçu en Orient.

En 377, Épiphane acheva son grand ouvrage, en trois livres, la Boîte à remèdes (grec : Panakion) contre toutes les hérésies qu'il regardait comme des morsures de bêtes venimeuses. C'est à ces bêtes, en effet - scolopendres, scorpions, serpents, vipères surtout - qu'il compare leurs sectateurs, avec une véhémence qui s'explique par son dégoût de leurs fréquentes divagations. Il prétend qu'ils se réfutent les uns les autres et se dévorent, comme le font les vipères enfermées dans un pot (10). Il compte environ quatre-vingts hérésies, chiffre arbitraire, correspondant à celui des femmes du Cantique des Cantiques.

Pour arriver à ce total, Épiphane subdivise les sectes et étend le concept d'hérésie aux religions qui ont précédé le christianisme. Il en examine quatre formes principales (L. 1er, Tome 1er) : le Barbarisme (idolâtrie depuis Adam jusqu'à Noé), le Scythisme (de Noé à la tour de Babel), l'Hellénisme et le Judaïsme.

Avec les subdivisions qu'il établit dans ces groupes, il compte vingt hérésies préchrétiennes. Dans les tomes Il et III du premier livre, il passe en revue vingt-six hérésies, dont les plus importantes sont celles de Simon le Magicien et des gnostiques, de Marcion surtout. Dans les deux tomes du livre Il, il examine vingt-trois sectes, les montanistes, les novatiens, les sabelliens, les origénistes, les ariens, etc. Les deux tomes du livre III en étudient treize : les disciples de Marcel d'Ancyre, les semi-ariens, les pneumatomaques, les apollinaristes, etc. L'ouvrage se termine par un résumé de la doctrine et de la discipline chrétiennes.

Sa valeur historique est fort inégale. Les renseignements sur les hérétiques de l'époque sont précieux, mais, pour ceux des siècles précédents, ils sont sujets à caution (11), sauf quand ils sont des échos de l'Adversus Hoereses d'Irénée (12) et du Syntagma d'Hippolyte (13). Quant aux réfutations des hérésies, elles offrent peu d'intérêt. On apprécie encore moins le ton acerbe du traité, qui va jusqu'à traiter les hérétiques de « misérables » et de « charlatans ». « L'expression de cette fureur sacrée, dit Puech, donne à cet ouvrage une certaine vivacité et un certain coloris, d'ailleurs un peu vulgaire ou baroque... Le style est le plus souvent improvisé, avec certaines parties plus soignées » (p. 661-662).

La Récapitulation (Anacéphalaïosis) du Panakion, qui les suit dans les manuscrits, semble être l'oeuvre d'un disciple (14). Mais on attribue volontiers à Épiphane deux traités d'archéologie biblique : l'un, Les poids et mesures, qui, dépassant l'objet du titre, s'occupe aussi des versions de l'Ancien Testament et de la géographie biblique (15), l'autre, Les douze gemmes du pectoral d'Aaron, dont il décrit la couleur et la valeur symbolique.

Antioche, brillante métropole, qui s'était illustrée de bonne heure, par son zèle missionnaire, son rôle de premier plan après la ruine des Églises de Judée, et l'héroïsme de ses évêques, Ignace et Babylas, compta, au IVe siècle, des prêtres remarquables, dont le plus grand fut Jean Chrysostome.

Nommons d'abord Lucien martyr (dcd 312), fondateur de l'École exégétique d'Antioche, qui, en désaccord avec celle d'Alexandrie, s'attachait avant tout à, élucider le sens littéral des textes sacrés, pour s'élever ensuite à une interprétation spirituelle. Philologue distingué, il établit un texte (grec) du Nouveau Testament, qui se répandit en Syrie, en Asie-Mineure et ailleurs. Sa théologie est peu connue, mais elle passe pour dériver de celle de Paul de Samosate et pour avoir inspiré celle d'Arius. Au dire du patriarche Alexandre, « il avait été exclu de l'Église, sous trois évêques, pendant de longues années ». Toutefois, son souvenir resta honoré à Antioche. Jean Chrysostome, son disciple, prononça son panégyrique en 387, le 7 janvier, jour de soi) anniversaire.

Le conflit arien vint bouleverser celte Église. Après la déposition d'Eustathe (330), certains de ses partisans se groupèrent autour du prêtre Paulin, qui ne devait être consacré évêque qu'en 362, puis de son successeur Evagrius (388-393), dont il reste une traduction latine de la Vie d'Antoine, écrite par Athanase (16). D'autres, jugeant préférable d'éviter un schisme, restèrent dans l'Église officielle, non sans avoir des réunions à part sous la direction de deux prêtres, Diodore de Tarse et Flavien, qui y instituèrent le chant alterné des Psaumes.

Ce dernier parti finit par triompher des ariens par la nomination de Mélèce, qui succéda en 360 à l'arien Eudoxe, grâce à l'appui inattendu d'un homéen, Acace de Césarée. Un mois après, les ariens le déposèrent, parce que, dans un discours solennel, il avait pris parti pour l'orthodoxie. Il fut remplacé par un arien, mais une partie de la communauté lui resta fidèle. Pasteur très dévoué plus que controversiste, Mélèce dirigea longtemps cette Église, en accord avec Flavien et Diodore, qui furent alors un puissant. foyer spirituel. Il consacra ce dernier évêque de Tarse (378), et il mourut à Constantinople, où il présidait le concile de 381. Flavien, qui le remplaça (381404), ne réussit pas à ramener les dissidents, et il ne put se faire reconnaître par l'évêque de Rome qu'en 398, grâce à l'intervention de son ancien auxiliaire Jean Chrysostome. Ce n'est qu'en 415 que le schisme devait se terminer.

Insistons à présent sur quelques personnalités dont les noms viennent d'être cités.

Diodore de Tarse, issu (d'après Théodoret) d'une famille « illustre » d'Antioche, ancien élève des maîtres athéniens, avait dirigé pendant dix ans, près de sa ville natale, une « maison d'ascètes » (ascétérion), où il avait eu pour disciples Théodore, le futur évêque de Mopsueste (Cilicie) et Jean Chrysostome, qui prononça plus tard son panégyrique. Il fut considéré comme un des plus vaillants défenseurs de la foi orthodoxe et un de ses plus savants interprètes (17). Exilé en Arménie, sous Valens (372), il rentra en 378 pour devenir évêque de Tarse. On le retrouve en 381 au concile de Constantinople. Sa mort se place vers 391. De sa grande activité littéraire il ne reste que des fragments. D'après Suidas (lexicographe grec du XIe siècle), il écrivit des commentaires sur presque toute la Bible. Il y pratiquait l'exégèse littérale de l'École d'Antioche. Le plus populaire était celui sur les Psaumes (édition Mariès, Paris 1924). On y a relevé une déclaration intéressante sur le passage du sens littéral à la « théorie » (théoria), qui, très distincte de l'allégorie, véritable « ruine du texte », « prend l'histoire pour base et premier degré de significations plus hautes ». Méthode qui n'exclut pas l'arbitraire, comme le prouve la suggestion. de Diodore sur Caïn et Abel, personnages réels où il voit l'image de la synagogue, dont Dieu rejette les offrandes, et de l'Église qui fait agréer les siennes. On lui doit aussi de nombreux traités dogmatiques et polémiques, dirigés contre les astrologues, les Juifs, les sabelliens, Apollinaire, etc. L'ardeur avec, laquelle il maintint, contre ce dernier, la pleine humanité du Christ, l'entraîna à exagérer en lui la distinction des deux natures et à le présenter presque comme deux personnes. À ce titre, il a pu être regardé comme un précurseur du Nestorianisme. Tel est l'aspect sous lequel le présentera, vers 438, Cyrille d'Alexandrie, en attendant sa condamnation par le concile de Constantinople en 499. C'est cette défaveur qui explique la disparition de la plupart de ses écrits.




Venons-en au prince des orateurs chrétiens d'autrefois, à l'admirable et infortuné Jean (18) dit Chrysostome (19).

Il naquit à Antioche vers l'an 345. Fils d'un officier très en vue (magister militum Orientis), il fut élevé avec un soin extrême par sa mère, Anthuse, qui, restée veuve à vingt ans, ne voulut jamais se remarier. Fidélité à laquelle le rhéteur Libanius, professeur de Jean, rendit hommage devant une nombreuse assistance, en s'écriant : « Quelles femmes on trouve, chez les chrétiens » (20) ! Merveilleusement doué pour l'éloquence, il s'initia il la rhétorique classique, celle de Démosthène, pour laquelle Libanius avait un culte presque exclusif. Il plaida quelque temps à Antioche, mais son fervent sentiment chrétien, qui avait préservé sa jeunesse des défaillances, cultivé par l'enseignement de Mélèce et de Diodore de Tarse, le détacha des études profanes. À peine baptisé, il entendit, vers 373, l'appel du désert. Sous la pression de son ami Basile, il se disposait à y courir ; mais, dans un entretien émouvant, qu'il a raconté dans le début du traité sur Le Sacerdoce, sa mère réussit à l'en détourner. « Ne me rends pas veuve une seconde fois, » lui dit-elle toute en pleurs, « ne ranime pas une douleur assoupie. Attends au moins le jour de ma mort... Supporte ma présence et ne t'ennuie pas de vivre avec moi. N'attire pas sur toi l'indignation de Dieu ! »

Un ou deux ans après, à la mort de sa mère, Jean réalisa, son rêve. Il passa quatre ans dans la « maison d'ascètes » de Diodore, et, d'après Palladius, deux ans dans une caverne. À cette époque se rattachent, semble-t-il, plusieurs écrits où s'affirme déjà son éloquence ample et imagée, qui porte la marque à la fois de la rhétorique classique et de la sophistique : une Exhortation à Théodore (le futur évêque de Mopsueste), qui parait avoir ramené à la vie ascétique cet ami, séduit par la beauté d'une certaine Hermione ; un traité Contre les adversaires de la Vie monastique où il conseille aux pères de confier leurs enfants aux moines pendant les années périlleuses de l'adolescence ; la Comparaison entre le Moine et le Roi, « transposition, dit Puech, d'un vieux thème stoïcien, où le sage tenait la place du moine », et enfin, deux écrits sur La Componction éloge de la vie intérieure.

Épuisé par les privations et avide sans doute de se rendre utile, Jean revint à Antioche. Il fut ordonné diacre par Mélèce en 381, et prêtre (en 386) par Flavien, devenu évêque de la ville. La période de son diaconat fut marquée par de nouveaux ouvrages. Il composa une Consolation à son ami Stagire, revenu de la solitude l'esprit troublé par les visions. Il l'y engageait à visiter les établissements hospitaliers pour y observer des souffrances plus douloureuses que sa propre mélancolie. Signalons encore son traité sur la Virginité, d'une belle forme littéraire mais avec quelques pages un peu choquantes, qui vante la sublimité du célibat volontaire et, sans condamner le mariage, en souligne avec exagération les inconvénients ; son écrit A une jeune Veuve, où les exemples bibliques et les exhortations chrétiennes se mêlent aux thèmes habituels des Consolations philosophiques, et surtout son grand traité en six livres sur Le Sacerdoce (Péri Hiérosunès), « ouvrage plein d'imagination et de gravité », dit Villemain, d'une composition savante et d'un style animé et brillant, où il exposait, sous la forme d'un dialogue entre son ami Basile et lui, la haute idée qu'il se faisait de cette charge. Il la range parmi les « dignités célestes », au-dessus de l'état monacal. Pour lui, le prêtre qui « préside au sacrifice et prie » s'élève à l'« office des anges ». Il veut qu'il soit pur et qu'il possède l'art de la parole et celui de la dialectique.

L'évêque Flavien, assez âgé et peu éloquent, ne tarda pas à confier à Jean le ministère de la prédication (386). Tâche délicate en cette métropole d'Antioche, tristement fameuse par ses superstitions, son luxe et son indiscipline, en cette grande Église que le schisme agitait. Le jeune et admirable orateur y prêcha pendant douze ans, tantôt dans la « grande église », élevée par Constantin, tantôt dans l'« ancienne », moins belle mais qui passait pour dater du temps des apôtres (21). Le christianisme de ses auditeurs était très mélangé. Le zèle n'y manquait pas de nombreuses jeunes filles visitaient les pauvres et soignaient les malades, d'autres se faisaient religieuses. Il y avait des familles vraiment chrétiennes, des maîtres humains à l'égard de leurs esclaves. Mais que d'ombres à, ce tableau ! (22) La liberté des moeurs restait excessive. De riches célibataires recevaient dans leurs maisons, pour les diriger, des vierges consacrées à Dieu, et cette cohabitation ne laissait pas de susciter les railleries des Juifs et des païens. Les fêtes nuptiales étaient parfois des orgies. Des femmes portaient à leurs oreilles, disait Chrysostome, « la subsistance de mille pauvres ». La mondanité sévissait jusque dans les églises, où l'on applaudissait comme au théâtre et, d'où l'on sortait, avant la fin du culte, pour courir au cirque. Certains maîtres criblaient de coups leurs esclaves maladroits ou négligents ou leur manquaient de respect. Certains esclaves poursuivaient leurs maîtres, les veuves surtout, de leurs cruelles médisances. Peu de foi, beaucoup d'indifférence, une superstition plus grande encore...

Bien des auditeurs portaient, en amulettes, des feuillets de l'Évangile ; ils croyaient à la magie, ils vénéraient telle grotte ou tel bois sacré. On se précipitait au baptême quand survenait un tremblement de terre, et l'on ne se résignait qu'en face de la mort à ce faire chrétien...

Jean se mit aussitôt à l'oeuvre avec courage. Il oppose au désordre des moeurs le mariage chrétien, désintéressé, saint, exempt de ces fêtes lascives qui accompagnaient sa célébration, avec une fidélité excluant les amours volages et un idéalisme qui va jusqu'à la continence, si du moins elle est acceptée à la fois par les deux époux, embelli par les prévenances et tenu pour indissoluble, sauf le cas d'adultère. Il permet les secondes noces, mais il les déconseille, en en montrant les inconvénients, surtout les conflits avec les enfants d'un premier lit. Il s'élève contre la passion pour les jeux, les courses, les mimes et les pantomimes. Prédicateur social, il jette quelques affirmations hardies (23) ; il déclare que « c'est la communauté qui est naturelle, plus que la propriété », et que, à l'origine des grandes fortunes, on trouve la fraude ou la violence, il condamne, comme Basile, avec l'usure, le prêt à intérêt, il affirme que l'esclavage « n'est pas naturel » (24). Pourtant, il accepte ou subit la société telle qu'il la voit, et n'attribue guère au prédicateur que la mission d'en adoucir les injustices par le progrès de la moralité. Il prêche éperdument la charité, non pas seulement l'aumône mais le don de soi et le détachement des biens d'ici-bas. Incarnant le Christ dans chaque pauvre, il lui fait tenir ce langage : « Certes, je pourrais me nourrir moi-même, mais je préfère errer en mendiant, tendre la main devant ta porte pour être nourri par toi » (25). Il parle des malheureux avec amour, dépeint leurs souffrances d'hiver, souligne ce que Bossuet appellera leur éminente dignité. Il s'élève avec éloquence contre les mauvais traitements infligés aux esclaves des deux sexes. « Il faut frapper, concède-t-il, mais non pas sans trêve ni avec excès ». On ne doit le faire que pour amender. Respect de l'âme de l'esclave ! « Telle est, s'écrie-t-il, la grandeur du christianisme : dans la servitude il fait naître la liberté ». il réclame, d'autre part, que l'esclave remplisse tous ses devoirs.

L'événement le plus saillant qui marqua le ministère de Jean à Antioche fut l'affaire des statues (26), la révolte de cette ville turbulente contre un impôt extraordinaire exigé par Théodose (397). La foule surexcitée dégrada ses images dans un établissement de bains, brisa des statues de l'empereur, de l'impératrice Flaccilla et de leurs fils Arcadius et Honorius, et elle se disposait à incendier la résidence impériale quand la vue des archers la fit reculer. Des arrestations furent opérées, des exécutions, même d'enfants eurent lieu à l'amphithéâtre. La consternation fut immense. Flavien, malgré son âge, partit pour Constantinople. Mais deux commissaires enquêteurs, Césaire et un autre, arrivés à Antioche, prescrivirent la fermeture des lieux publics et la dégradation de la ville, qui perdait son titre de métropole, transféré à Laodicée. Plusieurs sénateurs furent mis en prison, mais Césaire consentit à retourner auprès de Théodose, avec une supplique de la ville coupable. Il fit le voyage avec une hâte extrême, en six jours, et il obtint le pardon de l'empereur, déjà ému par la prière de Flavien.

Le vieil évêque, en effet, s'était présenté devant lui, les yeux baissés et pleins de larmes, puis, après avoir déploré l'égarement de son peuple, il lui avait dit, d'après Chrysostome qui a sûrement embelli ce discours : « On a renversé tes statues, mais tu peux. t'en élever de plus glorieuses. Pardonne aux coupables... Tu auras autant de statues vivantes qu'il y a d'hommes sur la terre... » Puis il avait cité l'exemple de Constantin qui, exhorté à punir des rebelles convaincus d'avoir défiguré sa statue à coups de pierres, répondit en souriant qu'il ne se sentait point blessé. Il rappela aussi à Théodose que, à la suite d'un édit de clémence proclamé à l'approche d'une fête de Pâques, il s'était écrié : « Que n'ai-je aussi le pouvoir de ressusciter les morts ? » - « Voici, dit alors Flavien, le moment de rappeler les morts à la vie !... » Puis il lui dépeignit le monde fixant ses regards sur lui, prêt à dire, s'il pardonnait : «Qu'elle est grande, la puissance du christianisme ! » Il l'engagea enfin à imiter Dieu, « qui chaque jour, offensé par nos fautes, ne se lasse pas de nous prodiguer ses bienfaits ». On conçoit que cet émouvant appel, même exprimé avec moins d'éloquence, ait contribué à calmer la colère de l'empereur.

Pendant cette terrible crise, le zèle et le talent de Jean furent admirables. On peut en juger par les dix-neuf homélies qu'il prêcha au cours de ces cinq semaines si douloureuses (27). Avec quelle sympathie et quelle vigueur il réconforte et flagelle tour à tour cette foule mobile, qui se presse dans l'église quand les rumeurs sont plus inquiétantes ou qui se raréfie dès qu'elles sont meilleures ! Et quel génie oratoire, égal à celui de Démosthène, de Cicéron ou de Bossuet ! « Il a du premier, dit un savant helléniste, la vigueur pressante de l'argumentation, du second l'abondance fleurie, et comme le troisième, il ajoute à tout l'art appris dans les écoles profanes la majesté et la couleur bibliques, jointes à la douceur évangélique... et, d'autre part, il a porté à la perfection le genre de l'homélie familière » (28).

Sa renommée devint si éclatante qu'on pensa à lui à Constantinople, pour remplacer sur le siège épiscopal Nectaire, mort le 27 septembre 397. L'eunuque Eutrope, alors tout-puissant, le fit enlever par surprise, si l'on en croit Sozomène. Ce ministère si héroïque et si douloureux s'étant déroulé après la mort de Théodose, c'est dans notre Livre second qu'il sera raconté.




Nous ne pouvons clore notre revue des grandes personnalités chrétiennes de Syrie sans mentionner deux personnages importants, qui écrivirent en langue syriaque : Afraat et Ephrem.

Le premier fut évêque d'une ville qui n'a pu être précisée. Elle était située dans le royaume des Perses, comme l'indique le titre de « sage de la Perse » qu'on lui donna. On a de lui vingt-trois lettres (29), véritables instructions religieuses, déparées par des redites et des obscurités, mais précieuses pour la connaissance de l'histoire chrétienne en ce pays, entre les années 336 et 345.

Autrement connu est Ephrem, diacre orthodoxe d'Edesse (30). Né à Nisibe, en Mésopotamie, centre pieux, près duquel s'élevaient plusieurs monastères de femmes, il semble avoir soutenu le courage de ses concitoyens quand leur ville fut assiégée par Sapor II, roi des Perses, en 338 et plus tard. Lorsque Nisibe, malgré sa belle résistance, eut été cédée par Jovien à l'assaillant, en 363 avec d'autres territoires, Ephrem se retira sur le sol romain à Edesse, avec de nombreux chrétiens de sa ville. C'est là qu'il passa les dix dernières années de sa vie austère et laborieuse, écrivant et professant à l'École de théologie.

Ephrem était une âme ardente, tourmentée par la crainte du jugement dernier, « ce terrible avènement du Christ ». Il exprime cette angoisse dans un émouvant récit d'une promenade matinale avec deux « frères » d'Edesse, et surtout dans un discours, souvent lu et admiré au Moyen-Age, vibrant d'une douleur qu'adoucit enfin la confiance en celui qui a dit : « Venez à moi ! » Ce qui le distinguait encore, c'était, selon l'expression de Villemain, « cette imagination religieuse qui marche à côté de la foi, la dépasse par l'enthousiasme sans la décourager par le schisme, est un besoin de l'âme plutôt qu'un travail de la pensée » (Tableau, p. 238).

Ses nombreux ouvrages, pleins de « génie sublime », si l'on en croit Jérôme (De Viris, 115), mais prolixes et mal ordonnés, lui valurent une grande réputation, Sozomène parle de l'admiration qu'il inspirait (il. E. VI, 26). « Ses oeuvres, dit encore Jérôme, sont lues publiquement dans certaines églises après la lecture des Écritures ». Une partie seulement a survécu. Il avait commenté toute la Bible en suivant la méthode littérale et historique (31). Mais ce sont surtout ses poèmes qui Pont fait connaître (32). Les uns (les Memré), sortes d'homélies à caractère narratif, étaient destinés à être récités. Les autres (les Madrasché) étaient des instructions dogmatiques, parfois polémiques, longues strophes en vers de sept syllabes, chantées par un soliste et séparées par des répons invariables, très courts, confiés à un choeur. Ephrem se servait de cette forme pour traiter des sujets variés : appel à la pénitence, célébration d'événements contemporains, réfutation des partisans de Bardesane, de Marcion ou d'Arius, critique de Julien l'Apostat. Il faut signaler encore ses hymnes funèbres, et un recueil de complaintes sur Ninive et sa dramatique histoire (33). « Il fut poète, dit Villemain, avec les formes hyperboliques et raffinées de la poésie arabe du Moyen-Age. Il se complaît dans mille répétitions... C'est le conteur arabe sous la tente, au lieu du prophète sur le seuil du temple ».

Ephrem paraît avoir organisé lui-même l'emploi cultuel de ses chants. Son biographe le montre entouré « de vierges qui se réunissaient le dimanche, aux grandes fêtes et aux commémorations des martyrs. Comme un père, il se tenait au milieu d'elles, les accompagnant à la harpe. Il les divisa en choeurs pour les chants alternés, et leur enseigna les divers airs musicaux ».

Si l'on en croit le Testament qui lui a été attribué, il recommanda aux amis qui se pressaient dans sa cellule de ne pas déposer son corps parmi les tombes des martyrs et il prescrivit à la fille du gouverneur d'Edesse, toute en larmes, de ne plus se faire porter en litière par des esclaves.

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(1) G. Delacroix, S. Cyrille de Jérusalem, Paris 1885. 
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(2) Édition du bénédictin Touttée (Paris 1720). Traduction française de Faivre (Lyon 1884). 
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(3) Voir Hahn. Bibliothek der Symbole, 124. 
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(4) Sickenberger, Titus von Bostra, 1901. 
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(5) Voir la curieuse lettre de Julien, si sectaire sous les dehors de la tolérance (éd. Bidez, colt. : Budé, Paris 1924, lettre 114). 
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(6) Texte grec, publié par Basnage (Anvers 1725), texte syriaque, édité par Paul de Lagarde (Berlin 1859). 
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(7) En regard de ce traité l'on peut placer les Actes d'Archélaüs, ouvrage d'un certain Hégémonius, qui met en scène Archélaüs, évêque de Mésopotamie, et lui attribue deux discussions solennelles avec Marès, qui est vaincu et s'enfuit. 
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(8) J. Martin, S. Épiphane (dans Annales de phil. chrét. 1907-1908). 
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(9) Titre grec : Ancurôtos (ancré). On le cite d'ordinaire sous le titre latin Ancoratus. -Ed. Karl Holl de ces deux ouvrages, dans deux vol (1915 et 1922) du Corpus de Berlin. 
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(10) Voir l'intéressante analyse de Puech (T. III, p. 654-663) 
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(11) Il traite Origène de lapsus (renégat) 
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(12) Grâce à Épiphane, un long fragment du texte grec d'Irénée a été conservé. on lui doit aussi la: reproduction de la belle lettre du gnostique Ptolémée à Flore.
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(13) Lipsius, Zur Quellen Kritik des Epiphanios, Vienne
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(14) D'après Holl, dans son étude sur la « tradition manuscrite » d'Épiphane, T U, Leipzig 1910.
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(15) Viedebant, Quaestiones Epiplianianae meteorlogicae et criticae, Leipzig 1911.
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(16) Cavallera, Le Schisme d'Antioche, Paris 1905. 
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(17) Cela lui valut l'animosité de Julien, qui raillait son épuisement physique et son visage défiguré par la pâleur, et y voyait un châtiment des dieux. 
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(18) Bibliographie. - Dialogue de Palladius - édition des oeuvres de Jean Chr. par Montfaucon (treize vol. Paris 1718-1738 ; trad. franc. de l'abbé Bareille, Paris 1865-1873 ; extraits, par Legrand (Paris 1926 ; coll. : Les Moralistes chrétiens). - Paul Albert, S. Jean Chr., orateur populaire, Paris 1858 ; E. Martin, S. Jean Chr., ses oeuvres et son siècle, Montpellier 1860 ; Villemain, Tableau, p. 144-209 ; Aimé Puech, S. Jean Chr. et les moeurs de son temps, Paris 1891, et S. Jean Chr. 6e éd., Paris 19-23 (coll. : Les Saints) ; H. Dacier, S. Jean Chr. et la Femme chrétienne au IVe siècle, Paris 1907 ; Dom Baur, S. Jean Chr. et ses oeuvres dans l'histoire littéraire, Louvain et Paris 1907 ; A. Puech, Littér. grecque, T. III, p. 458-533 ; Wilfried Monod, La nuée de Témoins, T. 1er p. 118-140. 
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(19) Ce surnom de bouche d'or ne date que du milieu du VIe siècle (Baur, ouvr. cité, p. 58). 
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(20) C'est Jean lui-même qui raconte ce fait dans son traité A une jeune veuve (ch. 2). 
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(21) A cette période se rattachent ses discours contre les Juifs et les anoméens, ses homélies sur les Statues, sur Matthieu, Jean, Corinthiens, Galates et Tite (Cf Rauschen, Jahrbücher der christl. Kirche unter Theodosius den Grossen, Fribourg en Brisgau, 1897, p. 564 ss). 
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(22) Voir l'ouvrage de Puech (Paris 1891), conclusion. 
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(23) On les trouvera dans Puech, S. J. Chrys. 1923, p. 62. 
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(24) « Vous devriez, s'écrie-t-il, enseigner à vos esclaves un métier qui les rendît capables de gagner leur vie, et, après cela, les affranchir ! » (hom. 40 sur 1 Cor.). 
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(25) Homélie 16 sur l'ép. aux Romains. 
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(26) Elle est connue par dix-neuf homélies de Jean et par quatre discours de Libanius. 
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(27) La dernière fut prononcée le jour de Pâques devant Flavien, porteur de la bonne nouvelle. 
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(28) Puech, Littér. grecque chrétienne, T. III, p. 505-506. 
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(29) Chavanis, Les lettres d'Afraat, le sage de la Perse, Saint-Etienne 1908. 
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(30) Sa vie a été racontée par Zénobius, diacre d'Edesse. - Bibliographie : Rubens Duval, Littérature syriaque, 2e éd. p. 75-77 et 331-337 Baumstark, Geschichte der syrischen Literatur, p. 31-52 Lamy, Ephraem Syri Hymni et Sermones, trois vol. Malines 1882-1889 : Mercati, Ephrem Syri Opéra, T. 1. Rome, 1915 ; Emereau, S. Ephrem le Syrien : son oeuvre littéraire grecque, Paris 1918. 
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(31) C'est son commentaire sur l'Harmonie des Évangiles de Tatien qui a permis de la reconstituer en quelque mesure. (Cf. notre T. 1er, p. 170-171). 
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(32) Le vers syriaque est basé, non sur la valeur - brève ou longue - des syllabes, mais sur leur nombre. Cette métrique, mise en évidence par les traductions des poèmes d'Ephrem, semble avoir influencé la métrique grecque, où le sentiment de la quantité commençait, à cette époque, à disparaître (Cf. Puech, T, III, p. 598-598). 
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