TROISIÈME PARTIE
Autour du Sinaï
Au Sinaï, avec la Bible comme
guide de voyage
Le voyage que je vais vous raconter est celui
d'une grande dame d'Espagne, Ethérie, en 393
peu après l'introduction du christianisme
comme religion officielle de l'Empire romain. Cette
personne très distinguée habitait la
Galice, à l'extrémité de
l'Europe occidentale, c'est-à-dire au bout
du monde, comme on le croyait encore à cette
époque... La Galice est une région
tournée vers l'Océan Atlantique ; la
pèche en a toujours été une
des principales ressources. Mais si elle
mérite une mention particulière dans
notre récit, c'est que la religion
chrétienne y avait droit de cité au
IVe siècle et même la vie monacale s'y
était développée. Une
tradition soutient que l'apôtre Jacques, l'un
des douze, en fut le premier missionnaire. Il
serait demeuré sept ans en Galice. Dans tous
les cas, son souvenir est resté vivant.
C'est en Galice que se trouve la ville de
Saint-Jacques de Compostelle, centre de
pèlerinage très populaire depuis le
Moyen-Age. La coquille de Saint-Jacques, insigne
des pèlerins provient du fait que, lors du
passage d'un bras de mer, des disciples de
l'apôtre auraient été couverts
de coquilles !
Ethérie a inauguré les
pèlerinages bien avant l'arrivée des
premiers pèlerins à Saint-Jacques de
Compostelle, mais dans un sens inverse. Elle est
partie de la Galice vers les « lieux saints
» pour voir avant tout Jérusalem, en
passant par le Sinaï. Un voyage aller et
retour de 6.000 kilomètres qui dura trois
ans. Un exploit considérable. Il fallait,
pour entreprendre une telle aventure, un courage et
une foi extraordinaires. Sans doute ne se
rendait-elle pas compte de la distance qu'elle
aurait à parcourir, ni des dangers auxquels
elle s'exposait, ne serait-ce que la
fatigue.
Qui est cette femme si croyante que rien
ne retient ? Encore jeune, dans la trentaine, elle
avait une santé de fer, une volonté
et une résistance à toute
épreuve. Appartenait-elle à un
couvent ? Sans doute à une communauté
de femmes pieuses qui avaient renoncé au
mariage pour mieux se consacrer, à
côté de leurs occupations
quotidiennes, à la prière. Chez elles
il y avait aussi une soif de connaissance
inhérente à leur foi, et
déjà le goût des
pèlerinages s'était répandu.
Ethérie n'est donc pas la première
à se mettre en route, mais son journal de
voyage fut partiellement conservé. Il
était destiné à ses amies et
rédigé en latin populaire, ce qui
prouve que son auteur avait une certaine culture.
Témoignage unique, bien qu'incomplet. On
peut même affirmer que c'est la
première relation que nous ayons d'un
pèlerinage au Sinaï, fait Bible en
main.
Ethérie était
fortunée, avait des esclaves à son
service et pouvait disposer, pour voyager, d'une
escorte de soldats romains. il est fort probable
qu'elle était parente de l'Empereur
Théodose qui régnait à cette
époque. Nous ne savons rien de son
départ, sinon qu'elle fut bien
protégée. Pour elle, elle disposait
certainement d'une calèche à deux
roues tirée par deux chevaux dont un cocher
tenait les rênes. Un parasol dans la main
d'une compagne l'abritait. Elle était bien
reçue partout grâce à son
diploma. On dirait aujourd'hui : son passeport
diplomatique qui lui ouvrait toutes les
frontières et toutes les portes, ce qui lui
permit de traverser sans difficulté toute
l'Afrique du Nord. On la recevait, ainsi que sa
suite, avec les honneurs dûs à son
rang. Une partie de son récit a disparu.
Nous pouvons cependant la suivre dès son
arrivée au Sinaï. Des moines de la
région lui servaient de guides.
Écoutons ses impressions : « On nous
montrait tout, conformément aux
Écritures. Chemin faisant, nous sommes
arrivés à un endroit où,
justement, les, montagnes entre lesquelles nous
avancions s'écartent et forment une
vallée immense à perte de vue, tout
à fait plate et extrêmement belle :
au-delà de la vallée apparaissait la
sainte montagne de Dieu, le Sinaï... Cette
vallée est immense, vraiment ; elle
s'étend au bas du flanc de la montagne de
Dieu...
Nous avions donc cette vallée
à traverser, pour pouvoir nous engager dans
la montagne. C'est dans cette vallée immense
et très plate que les fils d'Israël
séjournèrent pendant les jours
où Moïse monta sur la montagne du
Seigneur, et il y fut quarante jours et quarante
nuits. C'est dans cette vallée que fut
fabriqué le veau d'or, à un endroit
qu'on montre encore aujourd'hui, car une grande
pierre s'y dresse. C'est encore dans cette
vallée, à son
extrémité, qu'est l'endroit,
où Dieu parla à deux reprises du
buisson en feu à Moïse qui faisait
paître les troupeaux de son beau-père
». Plus loin, Ethérie est saisie par la
majesté de la montagne « La montagne,
vue des alentours, a bien l'air d'être
unique; cependant, quand on s'y engage, on en voit
plusieurs, mais c'est l'ensemble qu'on appelle
montagne de Dieu ; l'une d'entre elles, au sommet
de laquelle est l'endroit où descendit la
majesté de Dieu, comme il est écrit,
est bien plus haute que toutes les autres... c'est
si vrai que, une fois l'ascension faite, toutes les
montagnes sans exception que nous avions vues si
élevées, étaient tellement
au-dessous de nous qu'on aurait dit de petites
collines minuscules.» C'est bien l'impression
que nous fait toujours l'accès au Mont
Moïse. Pour y arriver, il y a en dernier lieu
une pente assez raide. Si jusque là il est
possible de voyager à dos de chameau, il
faut faire la dernière étape à
pied, et c'est pénible pour ceux qui ne sont
pas habitués aux excursions en montagne.,
Avec joie, mais non sans peine, Ethérie
atteint l'endroit où la loi fut
donnée à Moïse, le lieu «
où descendit la majesté du Seigneur,
le jour où la montagne était toute
fumante. » La loi: les dix commandements de
Dieu, le décalogue qu'on ne peut
s'empêcher de lire là où il a
été donné aux hommes,
là où Moïse en prit connaissance
au milieu d'un orage retentissant.
Notre grande dame espagnole, qui a
pourtant parcouru tant de pays, est
émerveillée à la fois par la
beauté de l'église qui s'y trouve et
le panorama grandiose qui s'étale devant
elle. On a retrouvé les vestiges de cette
église qui était vraiment un
édifice de première importance tant
par son étendue que par le style de son
architecture. Malheureusement elle a
été détruite et
remplacée par une modeste chapelle sans
attrait particulier. Un ermite accueille
chaleureusement Ethérie et sa suite. Il ne
doit pas recevoir souvent des visites ! Non
seulement il leur fait voir l'église mais il
les conduit aussi dans la fameuse grotte «
où Moïse aurait vu passer la gloire de
Dieu ». Tous écoutent avec
recueillement - et l'on ne saurait faire autrement,
parvenu en de tels lieux - la lecture du chapitre
20 de l'Exode, et un service de communion est
célébré.
Tout ce que raconte Ethérie
s'avère vrai, encore aujourd'hui. La vue est
merveilleuse et très étendue.
«Je veux que vous le sachiez,
vénérables dames, mes soeurs, (C'est
pour elles qu'Ethérie tient son journal de
voyage ; elles sont restées en Galice et
ignorent tout de l'existence des « lieux
saints » qu'elles connaissent par la Bible) de
l'endroit où nous nous tenions, à
savoir au pied de l'enceinte de l'église, au
sommet de la montagne du milieu, nous voyions
au-dessous de nous les montagnes que nous avions
escaladées les premières avec
peine... L'Égypte, la Palestine, la Mer
Rouge, le pays des Saracènes (nomades qu'on
nommera plus tard les Sarrazins) qui s'étend
à perte de vue, les saints hommes (les
moines qui les accompagnaient) nous montraient
chacun de ces points». Ces «moines»,
tels que les nomme Ethérie, étaient
des ermites qui vivaient dans leurs cavernes mais
qui se réunissaient souvent pour
célébrer la communion et qui
connaissaient selon la tradition, les lieux
où avaient passé Moïse et Elie.
Ils étaient des lecteurs fervents de la
Bible, grâce aux manuscrits en leur
possession. On ne peut qu'admirer leur zèle
à lire les Saintes Écritures et
à prier. Ils furent d'excellents guides. Le
monastère n'existait pas encore.
La descente se fit par un autre chemin
que la montée. Des chapelles
s'élevaient partout comme points de
repère du parcours de Moïse. Devant
l'une d'elles, était entretenu le «
buisson ardent», où Moïse avait
reçu vocation. « Ce buisson,
aujourd'hui encore, est vivace et produit des
fruits. » Cette remarque d'Ethérie est
toujours vraie, puisque la chapelle et le buisson
soigneusement maintenu, grâce à ses
«pousses», constituent le centre du
couvent construit par l'Empereur Justinien beaucoup
plus tard que le pèlerinage dont nous
parlons, en 517, pour protéger les ermites
contre les attaques fréquentes des
Bédouins. Les ermites devinrent alors des
moines, et cependant chacun vit dans une cellule
composée de deux pièces, l'une pour
dormir, l'autre pour prier.
Un des endroits, non loin du
monastère actuel, frappa notre voyageuse :
« Nos accompagnants nous ont montré
l'endroit où Moïse s'était tenu
devant le buisson, quand Dieu lui dit : «
Délie la courroie de ta chaussure, car
l'endroit où tu te tiens est une terre
sainte » (cette coutume, noterons-nous entre
parenthèses, est toujours observée
dans certains sanctuaires coptes et chez les
musulmans pour entrer dans leurs mosquées)
Ethérie poursuivit son voyage
à travers le pays de Gessen, ou Gossen, le
territoire en Basse-Égypte, habité
jadis par les israélites qui y gardaient
leurs troupeaux : «Nous avons traversé
toute la terre de Gossen, entre des vignes qui
donnent du vin... entre des vergers, des champs
très bien cultivés, des jardins
magnifiques au bord du Nil, entre de très
riches domaines qui avaient été
autrefois les propriétés des fils
d'Israël. Bref, je pense que nulle part je
n'ai vu plus beau pays.» Cette description
correspond fort bien à ce que la Bible nous
apprend des regrets des Israélites :
«Il nous souvient des poissons que nous
mangions pour rien en Égypte, des
concombres, des melons, des poireaux et de l'ail
» (Nombres, chapitre 11, verset 5). ils
disent, par comparaison, du désert : «
Ce n'est pas un lieu où l'on puisse semer,
et il n'y a ni figuier, ni vigne, ni grenadier, ni
même d'eau à boire » (même
livre, chapitre 20, verset 5). Moïse
lui-même rappellera à son peuple
« le pays d'Egypte... que tu
ensemençais et que tu arrosais avec ton
pied, comme un jardin potager »
(Deutéronome, chapitre 11, verset 10). Les
fellahs arrosent toujours leurs champs avec leur
pied, c'est-à-dire en aplanissant les
rigoles qui irriguent le terrain. Malheureusement
aujourd'hui cette région, autour du site
archéologique de Tanis, est
entièrement désertique, alors qu'au
temps d'Ethérie c'était encore une
région agricole très prospère.
Les Arabes ont abandonné ces
cultures.
Même le Sinaï n'était
pas le désert qu'on croit. Les très
nombreux chrétiens qui s'y étaient
réfugiés au temps des
persécutions y avaient trouvé des
sources près des grottes qu'ils occupaient,
ce qui leur permettait d'y entretenir des jardins
restreints mais fertiles et des vergers riches en
arbres fruitiers. Hélas ! trop souvent des
bandes de Bédouins y effectuaient des rafles
destructrices, ce qui nécessita - nous
l'avons déjà dit - la construction
d'un monastère aux murailles
infranchissables. Mais à l'intérieur
du monastère les moines possèdent
toujours un très beau jardin. Du VIe au
VIIIe siècle, le monastère a
vécu une brillante période.
L'invasion arabe - malgré une certaine
protection accordée aux moines - lui fut
très néfaste. Cependant la vie
monastique continua et les bâtiments furent
respectés. Par contre, la ville de Pharan,
à l'entrée du massif du Sinaï,
fut totalement saccagée, alors que
l'Église y était solidement
établie. Les Arabes devenus musulmans
rendirent la vie si insupportable aux
chrétiens qu'ils durent fuir, et la
cité tomba en ruines. C'est tout ce qu'on
voit de Pharan aujourd'hui, en montant vers le
Sinaï. Quant au monastère, il eut,
à travers les siècles, une histoire
mouvementée et ne survécut parfois
que grâce à la ténacité
de quelques moines qui refusèrent de le
quitter.
Le
vaisseau du désert.
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