DEUXIÈME PARTIE
RÉCITS ÉGYPTIENS
« Maintenant va, je t'enverrai
en Egypte »
En ce siècle, Liliane Trasher à
Assiout
I
En 1910, dix jours avant la date fixée
pour le mariage, une jeune Américaine prit
la grave décision de rompre ses
fiançailles. Elle travaillait dans un
orphelinat de la Caroline du Nord, non loin de la
côte Atlantique des États-Unis
d'Amérique, et elle n'avait qu'une
idée en tète : partir comme
missionnaire en Afrique. Son fiancé, jeune
pasteur, qui ne cessait de l'assurer de son amour
le plus profond, ne se sentait pas du tout
poussé à vivre dans ce continent
lointain. Liliane avait longuement
réfléchi : si elle se mariait, elle
devrait renoncer à sa vocation. Le
débat intérieur avait
été déchirant ; finalement,
après des nuits de prière, elle avait
eu le courage de dire non au mariage. Ce fut
très douloureux à la fois pour le
fiancé et pour elle. Mais désormais
elle pouvait librement dire à Dieu : «
Maintenant, Seigneur, je suis prête à
partir ! »
Elle n'avait que cinq dollars pour toute
fortune. C'était peu pour entreprendre un si
long voyage. À vingt-trois ans, on ne doute
de rien. Grâce à l'aide de quelques
amies, elle se mit en route pour Pittsburgh,
où se réunissaient des missionnaires
qui pourraient sans doute l'orienter, mais voyant
qu'elle avait assez d'argent pour aller plus loin,
elle se rendit à Washington dans une famille
dont on lui avait donné l'adresse.
L'accueil ne fut pas très
chaleureux. La personne chez qui elle arriva
à l'improviste lui dit immédiatement
: « Oh ! Mademoiselle Trasher, je ne peux pas
vous recevoir dans ma maison, car j'héberge
déjà une famille de missionnaires qui
revient d'Assiout, en Haute-Égypte. Mais
entrez quand même et partagez notre repas.
» C'est ainsi que Liliane Trasher fit la
connaissance du révérend Brelsford
à qui elle fut présentée, un
peu imprudemment, comme missionnaire en partance
pour l'Afrique.
Vivement intéressé par la
nouvelle arrivée, M. Brelsford la
questionna: « Dans quelle partie de l'Afrique
allez-vous ? »
La pauvre jeune fille fut fort
embarrassée et finit par articuler : «
Je ne sais pas encore. »
Le missionnaire reprit: « Oh ! je
comprends, vous attendez certainement que votre
comité vous indique le lieu de votre future
résidence ? »
- Je n'ai aucun ordre à recevoir
d'un comité, répondit
Liliane.
- Alors, qui vous envoie? continua le
révérend. Vos parents, je suppose
?
- Non, mes parents ne sont pas du tout
d'accord avec mes projets.
- C'est drôle tout cela. Vous avez
au moins votre billet de bateau ?
- Je n'ai qu'un dollar.
Ici le ton de la conversation changea et
le missionnaire recommanda vivement à
Liliane de retourner au plus vite chez ses parents.
Mais la jeune fille avait une telle confiance en
Dieu, qu'elle était persuadée que
s'Il l'avait appelée à son service en
Afrique, Il lui procurerait les moyens de s'y
rendre.
Liliane resta quelques jours à
Washington et reprit l'entretien avec le
révérend Brelsford. Celui-ci,
à force de la questionner, se rendit compte
non seulement du sérieux de sa vocation,
mais encore de la qualité de sa
préparation. Miss Trasher avait, en effet,
suivi les cours d'un institut biblique. Le
missionnaire l'invita à venir travailler
dans son oeuvre d'Assiout. En acceptant avec joie
cette offre, elle put expliquer en toute
sincérité à celui qui la lui
faisait : « Voyez-vous, je n'avais pas
l'intention d'aller à Washington. Je sais
maintenant que Dieu m'a conduite ici pour vous
rencontrer ! »
L'aventure de la foi commençait.
Les fonds nécessaires pour le voyage lui
furent procurés par les moyens les plus
inattendus, et le 8 octobre 1910, Liliane Trasher
pouvait s'embarquer à New York à
destination du Proche-Orient. Avant le
départ, dans sa cabine, entourée de
sa soeur et de ses amies, elle ouvrit sa Bible pour
en lire un passage et, sans chercher, tomba
directement sur l'ordre donné à
Moïse « ... Maintenant va, je t'enverrai
en Égypte. » (Actes 7 : 34).
C'était comme une confirmation que Dieu
donnait à sa propre vocation.
La traversée fut sans incident.
Le débarquement à Alexandrie plongea
la Jeune Américaine dans une cohue
indescriptible. Sur le bateau, un porteur s'empara
de ses modestes bagages et franchit en hurlant la
foule ; après bien des bousculades, il
parvint à la douane. Liliane ne
s'arrêta pas dans le grand port
méditerranéen, mais elle prit sans
tarder le train pour Le Caire. Son plus grand
désir était de se mettre au travail
le plus tôt possible.
Depuis la capitale de ce pays qui allait
devenir sa seconde patrie, elle avait encore
quelque 400 kilomètres à parcourir
pour atteindre Assiout. Le train la conduisit tout
le long du Nil, ce fleuve majestueux qui procure
à la vallée son extraordinaire
fertilité. Au-delà d'une large bande
de terre cultivable, apparaissent les collines
arides, annonciatrices du désert.
Elle aperçut les fellahs
derrière leurs charrues primitives, dont le
modèle n'a pas varié depuis le temps
des pharaons. Tout en traversant l'Égypte,
elle pensait au pays de Goshen, à l'est
d'Alexandrie dans le Delta, le territoire où
Joseph installa sa famille venue de Canaan. Le Nil
lui rappela Moïse sauvé des eaux.
Vit-elle le sphinx et les grandes pyramides ? Sans
doute, mais les souvenirs bibliques dont cette
terre est pétrie l'intéressaient
davantage. Une prière montait de son coeur
plein de reconnaissance et de confiance.
II
Quel changement de décor pour Liliane !
Tout était absolument différent de ce
qu'elle avait vu auparavant. Assiout avait,
à cette époque-là, 50.000
habitants et cachait beaucoup de misère dans
ses rues poussiéreuses aux maisons trop
légèrement bâties, car si les
journées sont chaudes, les nuits sont
froides. Elle se sentit tout de suite
attirée vers les enfants qui sautillaient
joyeusement sur le sol de sable, et elle
éprouva une vive sympathie pour ce peuple
résigné et souriant. Mais comment
entrer en contact avec ces gens, vêtus de
robes flottantes, qui ne parlent que l'arabe ?
« Eh bien ! se dit-elle, il faut apprendre
leur langue». C'est ce qu'elle fit à
peine arrivée dans la maison du
révérend Brelsford.
Ensuite, dès qu'elle put un peu
parler l'arabe populaire, une autre question la
hanta : comment venir en aide à ce peuple?
Liliane n'eut pas à choisir le genre de
travail qui lui conviendrait le mieux. Trois mois
après son installation à Assiout,
quelqu'un lui demanda de rendre visite à une
mourante et de prier pour elle. Quand elle
pénétra dans la maison, elle
s'aperçut que cette pauvre femme avait une
petite fille de trois mois qui gémissait,
affamée. La mère mourut et l'enfant,
dont personne ne pouvait s'occuper, fut
confiée à Liliane.
Ce fut le début de l'oeuvre de sa
vie : la fondation d'Un orphelinat ouvert à
tous les orphelins délaissés, sans
distinction de race ni de religion. Bien entendu,
le bébé qu'elle prit dans sa chambre
empêcha, par ses cris nocturnes, les gens de
la maison de dormir, et ils prièrent la
jeune fille de se séparer de lui, faute de
quoi ils deviendraient malades. Mais elle refusa et
préféra quitter le bâtiment de
la mission. Pour une cinquantaine de francs suisses
par mois, elle loua une petite maison. L'argent qui
lui restait, elle le consacra à l'achat d'un
mobilier de fortune. Sa première
installation fut très simple : les lits
étaient faits de branches de palmiers, et la
nourriture dépendait des dons qu'elle
recevait. Elle voulait vivre par la foi, sachant
que Dieu pourvoirait à ses besoins, si cette
oeuvre lui était agréable.
Peu après, Liliane apprit qu'un
frère et une soeur de sa première
protégée étaient pratiquement
abandonnés. Elle enfourcha aussitôt
son âne et alla les chercher. Elle accueillit
ensuite un garçon. Mais elle ne fut
guère encouragée dans son entreprise.
Les missionnaires l'avertirent qu'elle ne recevrait
sans doute jamais assez de fonds des
Américains pour ouvrir un véritable
orphelinat. Elle répliqua qu'elle comptait
avant tout sur les Égyptiens, et vraiment la
générosité de certaines
familles chrétiennes d'Assiout, entre
autres, s'est toujours manifestée quand il
le fallait.
Un autre obstacle, c'était la
méfiance du petit peuple ignorant. Que
pouvait-elle bien faire avec ces enfants ? se
demandaient les gens. N'allait-elle pas les
élever pour les vendre plus tard comme
esclaves ? Ces doutes n'étaient rien
à côté de la terrible
épreuve qui devait frapper l'orphelinat cinq
mois après la réception du premier
enfant. C'était au début de juillet
1911. Un garçon tomba malade. Fièvre
élevée , très
inquiétante. Le médecin appelé
à son chevet diagnostiqua, hélas, une
peste bubonique. Deux autres orphelins
auscultés présentaient les
mêmes symptômes : c'était grave.
Même les enfants non atteints furent conduits
à l'hôpital et gardés dans
l'isolement le plus complet. La maison fut
désinfectée de fond en
comble.
Liliane, très attristée,
se demanda si, après ce coup dur, l'oeuvre
encore naissante ne devrait pas fermer ses portes.
Et de nouveau c'est dans la Bible qu'elle lut ce
message réconfortant : « Retournez
à la forteresse, captifs pleins
d'espérance ! Aujourd'hui encore je le
déclare, je te rendrai le double, dit
l'Éternel. » (Zacharie 9: 12). La
promesse a été tenue des milliers de
fois.
C'est près de 7000 enfants que
Miss Trasher eut à sa table pendant
cinquante ans d'activité. Beaucoup d'entre
eux sont aujourd'hui grands-parents et occupent des
situations en vue dans le pays. Ils revenaient
souvent revoir celle qu'ils considéraient
comme leur véritable mère.
Un jour, un homme nommé Seïf
tua sa femme infidèle et fut jeté en
prison. Alice, sa fille âgée de huit
ans, fut placée à l'orphelinat.
Très heureuse parmi les centaines d'autres
enfants qui s'y trouvaient, elle rendait chaque
semaine visite à son père. Un
garçon plus âgé l'accompagnait,
car il est impossible à une petite fille
d'aller toute seule à la prison. Mais, une
fois, Alice voulut absolument que Miss Trasher la
conduisît. Elles arrivèrent devant la
porte du sombre édifice toujours
gardé par des policiers armés. Le
geôlier leur ouvrit et les escorta jusqu'aux
cellules des criminels. Dès qu'Alice vit son
père, elle cria : « Papa, regarde,
voici maman ! ».
C'est le seul titre qu'on a pu lui
donner, et si l'on demande 'a quelqu'un en
Égypte : «Avez-vous déjà
vu Maman ? » il ne peut être question
que de la mère des orphelins
d'Assiout.
Il y en a d'ordinaire un nombre qui
dépasse le millier. De vastes
bâtiments suffisent à peine pour
contenir cette population enfantine qui
s'accroît sans cesse, car on ne refuse
personne à l'orphelinat. Rien ne fait
défaut : de beaux dortoirs, une
école, une «nursery» pour les tout
petits, une chapelle de mille places, et
naturellement des cuisines et des salles de douche.
Il y a plus : une grande et jolie piscine, offerte
par un généreux Égyptien, ami
de l'hygiène.
L'argent nécessaire pour la bonne
marche de la maisonnée est toujours
arrivé à temps ; quelquefois
c'était à la dernière minute,
mais les enfants n'en ont jamais souffert ni les
collaborateurs rétribués. Il faut
beaucoup de personnel pour qu'une si nombreuse
famille vive normalement. Maman ne peut pas tout
faire ; c'est pourquoi elle a trouvé
d'excellentes aides : ce sont les veuves. Partout
leur existence est difficile, elles sont
désorientées dès que leur mari
est mort. À l'orphelinat, Miss Trasher leur
confie une belle tâche : elles s'occupent
à la fois de leurs propres enfants et de
ceux des autres. L'oeuvre s'étend ainsi non
seulement aux orphelins, mais encore aux veuves
!
Que de fois Liliane a prié pour
que les enfants ne manquent ni de nourriture ni de
vêtements, et les exaucements ont
été multiples. Un jour, quand elle
vit les garçons venir pour la prière
matinale dans un accoutrement misérable,
elle s'écria: « Oh ! Seigneur, tu vois
mes chers enfants. Ils ont vraiment besoin d'habits
! » À ce moment-là, la caisse
était vide. Mais le facteur vint quelques
jours après apporter un avis
réconfortant : il y avait à la poste
une lettre recommandée pour Liliane. Elle
s'y rendit aussitôt, et l'envoi qui lui
était destiné lui fut remis, avec,
dans l'enveloppe, la valeur de 250 francs suisses.
Une de ses Jeunes amies du Caire avait pensé
à l'orphelinat juste au bon moment. Liliane
courut dans titi magasin acheter le tissu.
Ce miracle permanent, les musulmans
eux-mêmes reconnaissent qu'il vient de
Dieu.
Quand Liliane était plus jeune,
elle descendait souvent au bord du Nil et, à
l'arrivée des bateaux de plaisance, elle
invitait les touristes qui débarquaient
à visiter son orphelinat. Ne vaut-il pas une
attention ? N'est-il pas aussi un temple, le plus
beau de tous, celui de l'amour du prochain ?
Plusieurs visiteurs en ont été si
émerveillés qu'ils sont devenus des
soutiens de l'oeuvre.
Et que de fois Miss Trasher a parcouru
les villages ! Elle les a
préférés aux monuments
célèbres. Les villages, c'est la vie
d'un peuple ; et les enfants, c'est l'avenir d'un
pays. Elle a fait de longues randonnées sur
son âne, collectant parmi les villageois
à qui elle parlait des orphelins. Mais un
jour quelqu'un lui dit : « Il y a assez de
gens riches et de personnes de bonne volonté
pour vous aider. Restez auprès de vos
enfants, ils ont besoin de vous. » La personne
qui lui tint ce langage lui fit non seulement un
don important, mais s'adressa elle-même aux
gens aisés de la ville, et Liliane ne se
fatigua plus à parcourir la
campagne.
il n'y a jamais un lit vide à
l'orphelinat. Parfois un enfant est placé
à la tête et un autre au pied du
même lit. Pourquoi ? Un nouveau pensionnaire
est arrivé inopinément, et on lui a
quand même trouvé une place.
En septembre 1947 une
épidémie de choléra ravagea
certaines régions voisines d'Assiout.
Consciente du danger de contagion, Miss Trasher
décida de ne plus prendre de nouveaux
enfants. Mais voilà qu'un dimanche de ce
mois tragique, en sortant de l'église, elle
rencontra un pauvre homme en haillons qui avait
à ses côtés deux jeunes
garçons visiblement sous-alimentés.
Le vieil homme expliqua que leur mère
était morte et qu'ils avaient marché
pendant dix jours pour atteindre Assiout. Liliane
sentit qu'elle ne pouvait pas repousser ces
enfants.
Hélas ! le matin suivant, on vint
lui annoncer que le plus petit des deux
garçons reçus la veille avait vomi et
souffrait d'une forte diarrhée. Il n'y avait
pas de doute, c'était le choléra qui
venait de se déclarer. L'enfant
immédiatement isolé mourut quelques
heures plus tard, malgré l'intervention
rapide du médecin.
Or, il se trouvait dans la «
nursery », où le malade avait
passé la nuit avec une cinquantaine d'autres
enfants. Le malade avait vomi dans la chambre. Tous
furent mis en quarantaine et vaccinés contre
le terrible fléau. La maison
contaminée fut gardée par des
soldats. Cela tint de nouveau du miracle : aucun
enfant ne contracta le choléra. Avec quelle
joie un culte d'actions de grâces fut
célébré, une fois la
quarantaine levée, on ne saurait
l'imaginer.
Guerres et émeutes n'ont pas non
plus abattu la confiance de Miss Trasher qui est
toujours restée au milieu de ses enfants,
malgré les ordres de partir. Voici un
épisode, entre beaucoup d'autres.
Déjà des maisons avaient
été incendiées dans le
quartier, et le combat faisait rage à la
porte de l'orphelinat. Edouard, le bras droit de la
directrice, mit son costume indigène et
sortit devant les émeutiers
xénophobes, s'écriant : « Vous
devriez avoir honte de vous attaquer à cet
orphelinat. Ce sont des enfants égyptiens
qui s'y trouvent. La dame américaine a
donné sa vie pour prendre soin d'eux et elle
ne vous a fait aucun mal. Allez plus loin. »
Ces paroles énergiques produisirent leur
effet. Le chef des émeutiers en reconnut le
bien-fondé et calma sa bande qui
évacua les lieux.
Le travail de l'orphelinat d'Assiout ne
s'arrête pas aux soins matériels ni
à l'éducation. Il va plus loin, vous
l'avez pressenti. L'orphelinat forme une paroisse
qui a son propre pasteur. Les enfants de parents
chrétiens - nombreux en Haute-Égypte
- sont instruits selon l'Évangile ; ceux qui
désirent recevoir le baptême sont
baptisés. Les fêtes religieuses sont
célébrées, Noël bien
entendu, mais surtout Pâques avec toute
l'Église d'Orient. Il y a une vie
spirituelle intense, une ambiance de foi joyeuse et
rayonnante dans cette institution qui continue
à vivre dans l'esprit de
Jésus-Christ.
Liliane Trasher est
décédée très
âgée en pleine action. Alors qu'elle
avait 75 ans, en 1962, on lui demanda si elle ne
songeait pas à se retirer. Elle a
répondu : «Je n'ai jamais
été aussi heureuse qu'aujourd'hui
dans cette oeuvre que Dieu m'a confiée. Je
ne voudrais pas la quitter pour tout le
bien-être de l'Amérique. Car c'est LA
VIE que d'être capable d'aider ceux qui ont
besoin de vous et ceux qui n'ont personne d'autre
que vous. Oh ! ce furent de merveilleuses
années !» Puis haussant les
épaules, elle ajouta : « Et si Dieu ne
m'avait pas envoyée, Il aurait envoyé
quelqu'un d'autre. Mes chers enfants n'auraient pas
été perdus. »
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