DEUXIÈME PARTIE
RÉCITS ÉGYPTIENS
L'inimaginable histoire de Samuel Ali
Hussein
Lorsque j'étais pasteur en Égypte,
je me suis intéressé à
l'hôpital allemand. C'est ainsi que les gens
du peuple désignent la mission
évangélique germano-suisse, dont
l'hôpital est le plus beau fleuron.
L'établissement, renommé dans toute
la ville d'Assouan, a l'avantage d'être
magnifiquement situé sur la corniche, un
emplacement que les hôtels peuvent lui
envier. La chapelle, surmontée d'un
clocheton, est en bordure de l'avenue. Il m'arrive
d'y présider un culte, le dimanche matin. Ce
que j'aime avant tout, c'est le contact avec
l'équipe qui dirige l'institution :
pasteurs, médecins, diaconesses
(1) et j'en passe, toujours
à la tâche, non seulement à
l'hôpital réputé pour la
qualité de ses soins, mais dans les
quartiers les plus pauvres de la ville et dans les
annexes. Une vie rayonnante, sans publicité,
un véritable témoignage
chrétien au sein d'une population qui a
considérablement augmenté depuis la
construction du Haut-Barrage. Beaucoup d'ouvriers
n'ont plus de travail et continuent
néanmoins d'habiter cette ville
démesurée, dont les touristes ne
voient, en général, qu'une minime
partie.
« Depuis quand la mission est-elle
à l'oeuvre à Assouan? »
demandais-je au pasteur Huber, le directeur. Je
connaissais déjà cette mission du
Nil, comme on l'appelle aussi. Elle a, au centre de
Tunis, une école plus que centenaire
à la place des Potiers, où j'ai
passé des heures bien agréables. Mais
j'ignorais tout de son histoire en
Haute-Égypte. Mon ami s'éclipsa
quelques minutes, le temps d'aller chercher une
brochure dans sa bibliothèque. « Tenez,
lisez ce texte qui n'a jamais été
traduit en français, et vous saurez.
»
Sur mon balcon, je me plonge dans cette
nouvelle lecture. Une autobiographie d'un homme qui
m'est totalement inconnu: Samuel Ali Hussein, mais
en même temps un roman d'aventures
captivantes, le récit de la vie
mouvementée d'un garçon nubien,
devenu dans son âge mûr le premier
agent de la mission.
Si, dans les événements
politiques et autres, on ne voit pas toujours Dieu
à l'oeuvre comme on le voudrait, si on se
demande parfois dans quelle mesure le monde est
livré à lui-même, que d'hommes
sont autant de témoins qui rendent
grâce à sa grandeur et à ses
incompréhensibles desseins ! En somme,
l'action de Dieu dans ce monde ne se montre
qu'à travers des êtres humains qui
témoignent de son amour pour le prochain. La
meilleure traduction de la Bible, a-t-on dit, c'est
l'homme.
Mohammed Ali Hussein, né dans un
village de Nubie en 1863, est franchement de race
noire; il se confond avec les Soudanais. Nous le
rencontrons âgé d'une dizaine
d'années au Caire, dans les souks, en
rupture de ban, vivant d'expédients,
accompagné de quelques camarades sur la voie
de la délinquance, comme lui. En
réalité, cet enfant a
déjà derrière lui une longue
et aventureuse histoire.
Dès qu'il fut capable de monter
sur un âne, il dut gagner son pain. Un bon
maître, qui craignait Allah, l'engagea pour
conduire une vache attachée à une
sakieh, une roue qui amène l'eau du canal
sur le champ. Tourner toute la journée, un
métier à devenir fou ! Mais il
était nourri et logé. En argent
liquide, il toucha comme salaire en quatre mois
l'équivalent de quatre francs suisses, de
quoi devenir riche ! Il ne suivit l'école
coranique que peu de temps, car il y recevait trop
de coups de bâton.
L'esprit éveillé, il
aperçut sur le Nil des bateaux suspects
venant du Soudan, chargés d'esclaves qu'on
vendait au Caire. Ce commerce clandestin devait
prendre fin quelques années plus tard.
L'idée lui vint de s'introduire
clandestinement dans l'une de ces barques pour
atteindre la capitale. Il n'avertit personne de son
départ, et chacun le crut mort, noyé
dans le fleuve.
Coincé entre deux esclaves qui
suent à grosses gouttes, il se sent - c'est
drôle à dire ! - libre comme l'oiseau.
Il doit se faire tout petit, chose facile pour lui,
car il n'a que six ans. Rien à manger
pendant tout le voyage ! Ce n'est pas le pire :
arrivé à destination au Vieux Caire,
il tombe sur le patron qui veut le garder dans sa
cargaison, croyant qu'il fait partie du groupe
acheté au Soudan. Mohammed s'explique en
nubien et le maître le relâche
aussitôt, pour ne pas avoir d'histoire. Ainsi
l'enfant devient un petit vagabond errant dans ce
quartier qui sert de refuge aux gens de la
Haute-Égypte fraîchement
débarqués. Heureusement il
découvre vite des connaissances qui lui
procurent d'abord quelques vêtements car il
est presque nu, et la nourriture dont il a grand
besoin. Il apprend même que son père,
lui aussi, a émigré en
Basse-Égypte pour y chercher quelque
travail. Ils finissent par se retrouver, mais la
fête ne dure guère. Si l'on veut
manger, il faut se mettre au travail. Or, il n'y a
pas d'occupation pour lui, sinon de guider de
nouveau une vache autour d'une sakieh. Non, il
n'est pas venu au Caire pour cela. Il continue
à vivre chez des amis ou des cousins. Ce
régime dure plusieurs années, avec
des emplois temporaires, comme palefrenier.
Un jour qu'il passe dans la rue de
Mouski, une des plus commerçantes de la
ville, accompagné de jeunes vagabonds comme
lui, un «monsieur» les arrête et
leur demande à brûle-pourpoint:
«Lequel d'entre vous désire venir
à Paris avec moi ? »
Stupéfaction dans le groupe. Paris, c'est
l'occident tout entier, la grande aventure dans un
monde absolument différent. Est-ce une
plaisanterie ? Non ! Le « monsieur »
réitère sa question : « Qui veut
venir avec moi, dans mon pays, de l'autre
côté de la mer ? » Alors
Mohammed, désireux de découvrir le
monde, répond sans hésiter: «
Moi, effendi (monsieur, en arabe) ». Le
mystérieux effendi reprend : « Il faut
agir vite, car nous partirons dans quelques jours
d'Alexandrie. je dois avoir l'autorisation de ton
père. Peux-tu le joindre
immédiatement ? ».
Mohammed ne sait que dire. Depuis
longtemps il a perdu sa trace. Il pense alors
à son cousin, âgé d'une
vingtaine d'années. Voilà le
père qu'il lui faut pour l'instant ! On est
vendredi, jour chômé, il sait
où l'atteindre. Le cousin est surpris par
cette proposition saugrenue mais finit par accepter
sur la promesse d'une bonne somme d'argent que ne
manquera pas de verser le
«monsieur».
Qui est cet étrange voyageur
désireux d'emmener l'enfant « à
Paris » ? On peut bien se poser la question,
car cette rencontre en pleine rue a quelque chose
d'incongru. Quel but poursuit l'anonyme individu ?
Est-il un ravisseur d'enfants ? On a de la peine
à croire qu'il s'agit en fait d'un pasteur,
le missionnaire Lavanchy. D'où vient-il et
quelle idée lui prend d'accoster ainsi un
gosse quelconque ? Malheureusement, je n'ai
retrouvé nulle part la trace de ce
personnage. Il y a eu, en Suisse romande, tant de
pasteurs du même nom.
Dans tous les cas, le départ de
Mohammed se fait selon les règles. Mohammed
présente son « père »
à M. Lavanchy qui ne remarque pas la
supercherie. Il est souvent difficile de donner un
âge à un Égyptien qui peut
paraître plus âgé qu'en
réalité. Il faut passer à la
police pour que tout soit en ordre. Ici encore, on
ne soupçonne rien, et le faux père
répond affirmativement à la question
: « Voulez-vous autoriser votre fils à
partir avec M. Lavanchy ? » Ainsi est obtenue
l'autorisation de sortir du pays. Mohammed est
désormais muni d'un passeport. Mais il faut
que le soi-disant père accompagne son
«fils» à Alexandrie, pour d'autres
formalités, ce qu'il fait de bonne
grâce, M. Lavanchy se montrant très
généreux à son
égard.
Une vie de château commence pour
le jeune vagabond nubien. Une chambre lui est
réservée dans un hôtel,
à côté de celle de son nouveau
maître. Pour la première fois il jouit
d'un tel luxe et apprend à manger comme les
Européens. Un lit pour lui, c'est nouveau.
Le matin, M. Lavanchy trouve son
protégé recroquevillé, comme
une boule, et tout habillé. Au bureau des
passeports, Mohammed apprend enfin le nom de son
bienfaiteur et sa nationalité suisse. En
somme, il ne partira pas pour Paris, ville dont il
avait entendu parler par une Française qui
l'avait pris quelque temps à son service,
mais pour la Suisse qui lui est totalement
inconnue. Tout cela reste à ses yeux
infiniment mystérieux.
Le jour du départ arrive. Quelle.
joie pour Mohammed de voir un grand port
très animé ! Pour atteindre le bateau
en partance vers Marseille, c'est une
véritable bataille, tout d'abord avec les
porteurs qui se bousculent pour s'emparer des
bagages du pasteur, ensuite avec le personnel du
bateau pour trouver la cabine et surveiller
l'arrivée des malles. Tout se passe bien,
dans le fracas habituel de ces opérations.
Mohammed verse des larmes en attendant que
retentisse la sirène qui va obliger son
cousin à quitter le pont du bateau. Le faux
père, qui a bien joué son rôle
jusqu'au bout lui dit : « Tu es perdu pour
toujours, tu ne reviendras jamais ici !
»
Tout à coup, le vacarme fait
place au grand silence. Le paquebot quitte le port
bruyant et démarre lentement sur une mer
très calme. Bien que pourvu de tous les
vêtements nécessaires et de tous les
privilèges d'un passager ordinaire, Mohammed
est triste, surtout quand les flots se mettent
à s'agiter et qu'il souffre du mal de mer.
il regrette amèrement d'être parti et
fait la vie dure à M. Lavanchy qui arrive
tout de même à le consoler. Le bateau
traverse le détroit de Messine. Mohammed
voit des montagnes en feu, les volcans toujours
actifs, l'Etna et le Stromboli. Ici lui revient un
propos entendu en Égypte : Les
chrétiens sont du bois pour le feu ! Triste
perspective, puisqu'il vogue maintenant vers des
pays chrétiens. L'activité du port de
Naples retient son attention. il regarde ces petits
commerçants dans leurs boutiques flottantes,
autour du bateau, qui essayent de vendre leur
marchandise aux gens sur le pont. Les livraisons et
les payements se font par le moyen d'un panier
fixé à une corde. Rien
n'échappe à ce garçon
observateur. Ce trafic l'amuse beaucoup. Quelques
jours plus tard, ils débarquent à
Marseille.
Je ne vais pas relater en détail
les différentes étapes de cette
arrivée en Europe. Il est évident que
Paris n'entre pas en ligne de compte. Après
quelques semaines passées à Cannes
chez des amis de M. Lavanchy, où Mohammed
s'initie au français en jouant avec des
enfants européens, ils atteignent
Genève, et sont reçus chez un
chrétien riche, M. Necker, qui assumera les
frais d'entretien du nouveau venu. Le premier
contact ne plaît guère à
Mohammed. Cet homme charitable l'embrasse si
chaleureusement qu'il s'écrie: «Ne me
mange pas! »
Mohammed, ne l'oublions pas, n'a que dix
ans, et doit être instruit. il apprend
d'ailleurs très facilement le
français, mais il ne peut pas rester
à Genève. M. Lavanchy le place dans
une école évangélique
réputée, à Peseux, près
de Neuchâtel. Le dépaysement est
terrible, d'autant plus que son protecteur s'en va
immédiatement après l'avoir introduit
dans cette institution. Mohammed, seul de son
espèce, a de la peine à s'adapter
à la discipline. il se plaît mieux en
plein air qu'en classe. Dans le jardin, il
découvre des oignons dont il se
régale avec son pain. Le directeur trouve ce
garçon insupportable, sauvage et peu
zélé pour l'étude, un
véritable trublion dans cette maison bien
rangée. Que faire ? Le renvoyer n'est pas
possible sans l'avis de M. Lavanchy qui s'occupe de
cet enfant au nom de la mission.
Cependant une autre solution se
présente. Léa, la fille du directeur,
s'oppose à son renvoi et décide de le
prendre elle-même en main. Dès ce
moment-là tout change. Par sa douceur et sa
patience, elle lui fait aimer l'étude. En
peu de temps les progrès sont
considérables. L'hiver se déclenche.
La neige, phénomène absolument
nouveau pour Mohammed, l'oblige à s'habiller
plus chaudement. La bonne Léa veille sur sa
santé. Elle est la première à
lui parler de Jésus et à lui dire
qu'un jour peut-être il retournerait dans son
pays pour annoncer la bonne nouvelle. Mohammed est
très heureux de l'entendre : un jour, il
retournera parmi les siens, il reverra sa Nubie
natale... qu'il avait fuie, car ici, sous le
brouillard, il regrette le beau soleil permanent et
la liberté totale dont il jouissait. Il se
sent en cage et voudrait parfois s'évader.
« Patience est la clef de la liberté
», dit un proverbe arabe. il en fait la
découverte, en voyant la patience et
l'affection de Léa qui, petit à
petit, l'oriente vers la vraie liberté,
celle des enfants de Dieu. Mais elle n'insiste pas,
elle ne fait aucune pression sur lui, elle
prêche par l'exemple. Sa compassion touche ce
petit Nubien déraciné, enlevé
de son pays d'une si inimaginable manière.
Dieu est grand et dirige toutes choses, non
seulement l'Univers mais aussi les hommes.
À vrai dire, peut-on affirmer que
Mohammed, bien qu'il porte le nom du
prophète, est musulman ? Il n'a reçu
aucun enseignement dans l'islam, dont il ignore
totalement les pratiques. Il n'a retenu, nous
l'avons déjà dit, que les coups de
bâton ! Il n'a jamais prié. On peut
donc affirmer qu'il n'a aucune religion. Le
christianisme commence à l'intéresser
sérieusement. Il y voit une puissance qui
pourrait changer la vie de son peuple. De
lui-même, il demande à suivre un
catéchisme. Le cours dure trois ans,
après quoi il se déclare prêt
à recevoir le baptême. L'influence du
milieu dans lequel il vit y est pour quelque
chose.
Le pasteur Lavanchy est averti du
désir de son jeune ami qui a maintenant
quinze ans. Le baptême a lieu, le dimanche 15
août 1878, en l'église libre de
Sainte-Croix, dans le jura vaudois, pour des
convenances relatives à M. Lavanchy.
L'église est si remplie que nombre de
fidèles doivent rester dans la rue.
Dès ce jour-là Mohammed change de
prénom, il s'appellera Samuel et deviendra
un serviteur du Christ jusqu'à sa mort, sans
jamais se considérer comme un converti de
l'Islam. D'ailleurs la Nubie a été
chrétienne pendant huit siècles,
avant de devenir musulmane, à la suite de sa
conquête par les Arabes. Les fouilles
récentes ont permis de découvrir des
églises nubiennes, avec la liste de leurs
princes-évêques. Mais c'est une autre
histoire.
Pour Samuel, la fin de son séjour
en Suisse a sonné. M. Necker, qui continue
à l'aider, lui propose l'Angleterre pour y
poursuivre ses études dans un collège
missionnaire à Londres, Harley-House, en
plein East-End. L'institut est dirigé par un
certain Dr Grattan Guiness, dont il faut retenir le
nom, car il jouera un rôle dans la vie
ultérieure de Samuel.
Pour le moment, celui-ci s'adonne
à l'étude de l'anglais, en même
temps qu'il s'initie au latin et au grec car il
désire suivre les cours de
théologie.
L'école, qui possède une
maison à la campagne, enseigne aussi le
travail de la terre à ses
élèves, ce qui entre dans la
formation des futurs missionnaires.
Samuel Ali - si nous l'appelons de ces
deux prénoms, c'est que le second prouve
qu'il entend rester attaché à son
peuple - fait partie d'un groupe de jeunes
sympathiques. Il existe entre eux une
véritable communion fraternelle. Quand ils
sont à la campagne, le dimanche, ils vont
dans les hameaux prêcher l'Évangile
aux enfants. Ces années d'étude, de
réflexion et de solide préparation
passent vite. Samuel Ali, à vingt ans,
reprend le chemin du Proche-Orient. On l'envoie
tout d'abord à Beyrouth, où il ne se
plaît guère. Alors il se dirige vers
Le Caire. Reçu amicalement dans une
institution missionnaire, il a un horaire
très chargé, car, comme instituteur,
il enseigne toutes les branches de l'instruction.
On est content de son travail, mais il fait tache
dans ce milieu plus bourgeois que chrétien.
Il quitte son emploi, en accepte un autre chez les
catholiques cette fois, mais cela ne va pas mieux.
Et le voici de nouveau sur le pavé du Caire
sans travail, comme à l'âge de dix ans
! Dieu l'aurait-il laissé tomber ? Il est
assez intelligent pour comprendre que le monde
missionnaire reste trop humain, et demeure souvent
au-dessous des principes qu'il prêche. Sa foi
personnelle reste inébranlable. « Mes
brebis entendent ma voix, je les connais et elles
me suivent », a dit le Christ. Samuel Ali a
entendu Sa voix, il persévérera, mais
comment ?-Tout ce qui lui est arrivé, toutes
les expériences faites en Europe
n'auraient-ils servi qu'à le ramener
à son point de départ ? Il ne peut
pas le croire. Dieu le conduira certainement, mais
où ?
Comme l'oiseau sans nid, il erre dans la
ville et rencontre, bien sûr, des gens de sa
parenté qui s'écrient : «
Mohammed est toujours vivant, il est revenu au
Caire». Les siens l'accueillent vraiment avec
amour. il apprend que son père est mort,
mais que sa mère et sa grand-mère
vivent toujours au village, à quarante
kilomètres d'Assouan ; elles sont même
certaines qu'il est vivant. Par le
téléphone arabe, elles apprendront
qu'il est de retour. Son devoir est tout
tracé : il ira le plus tôt possible
rejoindre les siens. Il achète des cadeaux
avec le maigre pécule qui lui reste. C'est
toujours la coutume quand on rentre de voyage ! Des
cadeaux pratiques : un peu de café, de
thé, quelques sucreries, des tasses, voire
des colliers de pacotille. Il trouve un bateau
déjà bien rempli. Cela vaut mieux,
car les pirates hésitent à l'attaquer
quand ils voient beaucoup de monde à bord.
Deux jours d'arrêt à Assiout, escale
à Esna, enfin Assouan. Tous les passagers se
mettent à remercier Allah. Le voyage a
duré trois semaines pendant lesquelles
Samuel Ali a dû vivre de ses provisions. Mais
il n'est pas encore arrivé chez lui. Trois
à quatre jours de navigation sont
nécessaires. Une nouvelle page de sa vie
commence. On peut imaginer l'accueil qu'il
reçoit, après tant d'années
d'absence. Les cadeaux sont reçus avec joie.
On le questionne beaucoup sur « la
vallée des ténèbres»,
comme les Nubiens appellent l'Europe.
Samuel Ali - que tous les gens se
mettent à appeler à nouveau Mohammed,
car il ne fait pas état de son changement -
reprend sa place dans le village, et reste toujours
attaché au Christ. Il continue à lire
la Bible et à prier
régulièrement. Être seul
chrétien, dans une population
islamisée, c'est difficile si l'on veut
maintenir le contact avec elle et ne pas
apparaître comme un bloc erratique. Que
faire, sinon témoigner par les actes. il se
met de toutes ses forces au service du prochain.
Lui, l'homme instruit, qui sait lire et
écrire, devient le scribe de la
communauté, aide chacun dans ses
difficultés sur le plan administratif,
secourt les malheureux sans défense,
prodigue des soins aux malades. Il se fait l'avocat
du pauvre, l'arbitre dans les conflits entre
familles, dans les questions d'héritage
toujours épineuses et s'attaque à
bien d'autres plaies que la civilisation commence
à répandre. Il a repris la galabeya
traditionnelle et ne se comporte jamais comme un
«monsieur». Au contraire, il ne se croit
pas supérieur aux autres et se met aux
travaux des champs. Il participe à toute la
vie sociale, aux fêtes comme aux deuils,
apportant partout une bonne parole,
accompagnée d'un geste. Il crée
autour de lui une ambiance de réconfort et
contribue au développement en introduisant
la culture des palmiers dattiers, nouvelle
ressource pour les habitants qui s'étonnent
d'avoir parmi eux un homme d'un pareil
désintéressement. Désormais il
semble que sa vie se passera simplement parmi les
siens, à qui il apporte tout de même
un témoignage chrétien par son
comportement, sa disponibilité. Ajoutons
qu'à l'époque, changer de religion
était considéré comme un crime
puni de la peine de mort. Il se considère
comme un pionnier du Christ dans cette Nubie
fermée pour l'instant à
l'évangélisation directe.
Les temps sont parfois très durs.
Les épidémies de choléra font
beaucoup de victimes. En été 1896,
Samuel Ali se trouve à Genève, au
stand des missions, à l'exposition nationale
suisse, invité par M. Lavanchy avec qui il
est toujours en relation. Deux ans plus tard, la
guerre frappe la Nubie. Les derniers bataillons du
fameux Mahadi, de sinistre mémoire, ont
repris les armes contre les Anglais. Ce fanatique,
déjà mort lors du nouveau
soulèvement, se croyait le successeur du
prophète Mohammed pour faire la guerre
sainte aux incroyants ; il a ensanglanté le
Soudan pendant seize ans, et Lord Kitchener met fin
à cette guerre en prenant Khartoum le 2
septembre de l'année terrible 1898.
Pendant cette période
troublée, Samuel s'engage comme traducteur
du colonel Rhodes, le futur fondateur de la
Rhodésie ! Aux côtés de son
maître, il partage toutes les souffrances des
soldats, avant de rentrer à Abuhor, son
village aujourd'hui englouti dans le lac
Nasser.
Toujours la même question : que
faire maintenant ? La construction du premier
barrage d'Assouan bat son plein. Une nouvelle
agglomération s'est formée autour du
lieu des travaux. Il faut un bureau de poste.
Samuel Ali y obtient un emploi : quelle chance !
Peut-être n'aura-t-il plus jamais à
chercher du travail, étant devenu
fonctionnaire, avec des appointements qui lui
permettent d'élever dignement ses enfants.
Sa vocation ne se réalisera-t-elle jamais
?
Un matin, entre neuf et dix heures, se
présente au guichet un «monsieur»
grand et fort, aux cheveux grisonnants qui demande
si l'on connaît ici un certain Samuel Ali
Hussein, d'Abuhor. Or, l'employé à
qui il pose cette question est
précisément la personne qu'il
recherche. Samuel reconnaît tout de suite son
interlocuteur : « Ne seriez-vous pas le Dr
Grattan Guiness ?» On s'en souvient, c'est le
nom du directeur de l'institut missionnaire
où Samuel a passé plusieurs
années ! Alors éclate la joie des
retrouvailles ! Quelle rencontre inattendue ! Ils
ne se sont jamais revus et l'on comprend que le Dr
Guiness n'ait pas reconnu immédiatement son
ancien élève. L'adolescent est devenu
un homme !
Samuel demande la permission à
son chef de sortir un instant avec celui dont il
garde le meilleur souvenir. Tout d'abord, ils
jettent un regard sur les travaux du barrage qui
occupent 20.000 hommes. Mais le Dr Guiness n'est
pas venu en touriste. Il a un grand projet en
tête : la fondation d'une mission parmi les
Nubiens, qui aurait son siège à
Assouan. Pour tenter cette aventure de la foi, il a
pensé à son ancien
élève, qu'il espérait bien
retrouver quelque part en Nubie. Voilà que
c'est fait. Samuel est resté dans la
même disponibilité : servir le Christ
chez ses compatriotes. Les choses vont vite. Le Dr
Guiness le convainc sans peine de donner sa
démission à la poste et d'entrer
à plein temps au service de la mission...
qui n'existe pas encore. Il faut la monter de
toutes pièces et premièrement louer
une maison à Assouan. Samuel s'y installe et
en devient l'animateur, avec quelques missionnaires
venus d'Europe qu'il doit initier, car ils ne
connaissent ni la mentalité ni la langue des
Nubiens, langue non écrite, et c'est Samuel
qui la transcrit, utilisant les lettres anglaises.
Malheureusement sa tentative est sans lendemain,
même si elle rend de grands services aux
étrangers. Pour le peuple, il eût
mieux valu une transcription en caractères
arabes.
Raconter, à partir de ce
moment-là, l'existence de Samuel, c'est
faire l'histoire de la mission qui ouvre une
école et un dispensaire. Samuel est actif
partout. Pendant la première guerre
mondiale, il tient bon. Il empêche les
Anglais d'occuper les locaux et attend patiemment
le retour des missionnaires allemands auxquels la
mission a été confiée. Peu
après ce retour Samuel meurt en 1926. Son
oeuvre continue, la mission se développe et
se concentre sur l'hôpital et la diaconie,
abandonnant l'école. Son nom officiel est :
Mission évangélique en
Haute-Égypte, au pays du Nil.
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