TROISIÈME PARTIE
Autour du Sinaï
L'ermite et son fils
Au temps des persécutions dirigées
contre l'Église par certains empereurs
romains, de nombreux chrétiens
d'Égypte sont partis pour le Sinaï,
montagne qui leur était chère par les
souvenirs bibliques qu'elle évoquait dans
leur coeur. Ils n'avaient aucune difficulté
à y trouver des grottes où ils
menaient une vie frugale, se nourrissant des
légumes de leurs maigres jardins et des
fruits de leurs petits vergers, quand il y avait un
peu de terre arable.
Leur principale occupation était
la prière, fruit de la joie et de la
reconnaissance, comme l'a dit l'un d'entre eux. Ils
allaient même jusqu'à prétendre
qu'il faut se souvenir de Dieu plus souvent qu'on
ne respire ! Loin de la civilisation, au milieu
d'un désert qui n'était pas
nécessairement aride, ils pensaient pouvoir
vivre en toute tranquillité, dans une
perpétuelle communion avec Dieu. Ces ermites
passaient la semaine dans la solitude, chacun dans
sa caverne. Le dimanche ils se réunissaient
tous dans une église construite par eux pour
célébrer la sainte
cène.
Malheureusement, des bandes de nomades
pillards parcouraient la contrée et
dès qu'elles rencontraient des gens sur leur
passage, elles les massacraient impitoyablement
pour s'emparer de leurs biens. Aussi les caravanes
ne traversaient pas volontiers ces régions
montagneuses peu sûres.
Les ermites, devenus de plus en plus
nombreux au cours des années, furent souvent
attaqués par une tribu encore plus
féroce que les autres, les Blemmyes, de
triste mémoire. Venant de Nubie, au sud de
l'Égypte, ils passaient la Mer Rouge sur des
radeaux et ravageaient toute la côte. Un
jour, au nombre de trois cents, ils
débarquèrent dans le joli petit port
de Raïthou (1), et comme ils
apprirent que des moines y avaient élu
domicile, ils se ruèrent sur leur maison.
Les portes étaient fermées. ils les
enfoncèrent et exigèrent du
supérieur la livraison de tous les biens du
couvent. Comme il n'y avait rien à voler,
les agresseurs furieux se mirent à abattre
sauvagement tous les moines ; un seul
réussit à s'échapper.
Dans la maison se trouvait un
garçon de quinze ans, nommé Sergius.
Les assassins auraient consenti à
l'épargner, à cause de son jeune
âge. Mais Sergius refusa leur proposition et
ne voulut en aucun cas se séparer de ses
compagnons. Il fut tué comme les
autres.
Le nombre de martyrs s'éleva,
cette fois-là, à quarante-trois. Tout
l'Orient chrétien se souvient de ce
massacre. il y a de nombreuses chapelles
dédiées aux quarante martyrs, et
même un petit monastère, dans le
massif du Sinaï, au fond d'un vallon sauvage
parsemé d'immenses blocs de granit gris et
rose. On y accède par une piste de chameau,
pierreuse et sablonneuse. Un verger d'oliviers
cache la maison aujourd'hui
inhabitée.
Après le massacre des quarante
martyrs, les Blemmyes revinrent encore dans cette
région peuplée de nouveaux ermites
qui avaient recommencé une vie de retraite.
Parmi eux se trouvait un ancien préfet de
Constantinople nommé Nil, si
réputé pour sa sagesse qu'on ne
l'appelait pas autrement que Nil le Sage.
Élevé à l'une des
plus hautes charges de l'Empire byzantin,
époux modèle et excellent père
de famille, il résolut une fois sa
tâche accomplie, d'aller terminer sa vie dans
le silence, comme ermite au Sinaï. Quelque
mille ans après, en Suisse, Nicolas de Flue
agissait de même, en se retirant dans un
vallon alpestre.
Nil s'en ouvrit à son
épouse qui, partageant la foi de son mari,
consentit à son départ, malgré
le déchirement qu'elle éprouva dans
son coeur. Un beau jour de l'an 390, il quitta
à la fois la cour brillante de
Constantinople et sa chère famille. Sa fille
resta auprès de sa mère. Son fils,
Théodule, l'accompagna. Le père et le
fils se mirent en route vers le Sinaï, refuge
par excellence des ermites dont toute la
chrétienté connaissait la vie
spirituelle ardente. on les appelait les
athlètes du Christ.
Si la plupart de ces solitaires vivaient
dans les cavernes naturelles de la montagne,
certains dressaient une tente ou se construisaient
une maison de pierre. Nous savons
déjà qu'ils se contentaient du strict
nécessaire. Ils ne mangeaient même pas
tous les jours, car ils s'imposaient de
fréquents jeûnes, et quand ils
pouvaient se procurer quelques olives, ils les
destinaient à leurs hôtes. Ils ne
connaissaient pas l'argent, ils se prêtaient
ou se donnaient les uns aux autres ce dont ils
avaient besoin. Point d'envie parmi eux. Si l'un
s'apercevait que l'autre avait quelques provisions
en plus, il s'en réjouissait, car il savait
que son voisin partagerait avec lui en cas de
nécessité. Ils se rendaient visite
l'un à l'autre, non pas pour bavarder. De
quoi auraient-ils pu parler ? Leur vie
extérieure était si monotone qu'elle
ne présentait aucun
intérêt.
Mais leur vie intérieure avait
une profondeur extraordinaire, et leurs entretiens
consistaient en un échange
d'expériences spirituelles. Il
émanait de ces rencontres une
véritable émulation qui les
assimilait aux sportifs. Un sportif doit
maîtriser son corps et s'abstenir de beaucoup
de choses : alcool, tabac, repas copieux, etc...
pour se maintenir en bonne forme en vue de la
performance qui lui permettra de remporter le prix.
De même l'ermite s'astreint à une dure
discipline pour se rapprocher de Dieu, et cette
discipline passe par le chemin de
l'humilité, le plus difficile à
suivre. L'ermite voudrait s'oublier totalement pour
laisser la grâce divine agir en lui, et
toujours il est menacé par l'orgueil qui le
pousse à se vanter de ses propres efforts,
de ses propres mérites.
Nil et son fils étaient heureux
dans leur nouvelle condition, librement choisie.
Proches l'un de l'autre, ils se retrouvaient, le
premier jour de la semaine, et se rendaient
ensemble à l'église pour
célébrer le culte avec leurs
frères en la foi. Pendant bien des
années il en fut ainsi. Nous le
répétons volontiers.
Un certain dimanche, alors que les
ermites, chargés de quelques victuailles,
s'apprêtaient à prendre le chemin de
leurs grottes, les Blemmyes firent irruption dans
l'église, saccageant tout. Ils brandissaient
des épées sous les yeux de ces
pauvres chrétiens qui ne s'attendaient pas
à pareille attaque. Les Bédouins
poussaient des cris féroces. Il ne leur fut
pas difficile de venir à bout des ermites
sans défense. Ceux-ci,
dépouillés de leurs vêtements,
durent défiler devant leurs agresseurs qui
leur firent subir toutes sortes de tortures avant
de leur couper la tête. Quelques-unes des
victimes échappèrent au carnage, les
jeunes en particulier. Les Blemmyes
groupèrent ces derniers et les
emmenèrent dans l'espoir de les vendre comme
esclaves. Théodule dut prendre place dans la
colonne. Quant à Nil, qui n'avait pas
été massacré, il
réussit à se cacher derrière
un rocher et de là, les larmes dans les
yeux, il vit son fils s'éloigner, pensant
que c'était pour toujours...
Ce fut, pour les survivants, une
soirée de désolation. Les Blemmyes
semblaient s'être retirés. Mais le
lendemain ils réapparurent, plus avides de
meurtres que jamais. Ils fouillèrent toutes
les grottes pour en chasser les derniers habitants
en vue d'un nouveau carnage. Trois solitaires
cheminaient à travers le désert sans
se douter de la présence de ces brigands.
Malheur à eux ! Ils furent
repérés et transpercés de
flèches.
Quelques jours plus tard, les ermites
épargnés se risquèrent sur ces
lieux et enterrèrent les cadavres des moines
massacrés. Nil n'eut désormais qu'une
pensée : retrouver son fils mort ou vivant.
Il fit tout d'abord des recherches aux environs du
Sinaï et s'informa auprès de chacun si
l'on n'avait pas retrouvé le corps de
Théodule.
Presque lassé de poser toujours
les mêmes questions aux voyageurs de passage,
il tomba enfin sur quelqu'un qui put
témoigner que Théodule avait bel et
bien été emmené par les
Blemmyes. Certainement avait-il été
vendu comme esclave. Restait à savoir
où habitait son maître. Nil
réussit à obtenir ce renseignement.
Comme l'endroit indiqué - Eleya, au sud de
Bersabée , en Palestine - n'était pas
très éloigné du Sinaï, il
résolut de s'y rendre. Accompagné de
deux guides, il se dirigea vers le nord. À
dos de chameau le voyage n'était point
pénible. Un jour, nos amis
rencontrèrent une caravane conduite par un
jeune chamelier. Bien entendu, Nil ne manqua pas de
l'interroger sur son fils, et quelle ne fut pas sa
joie d'apprendre que Théodule était
au service de l'évêque
d'Eleya.
Personne n'aurait pu suivre Nil
tellement il courait, porté par la bonne
nouvelle qu'il venait d'entendre. Il
n'éprouvait aucune fatigue et brûlait
les étapes. Arrivé à
destination il trouva facilement la maison de
l'évêque, et c'est en présence
de celui-ci que la rencontre tant attendue eut
lieu. La joie du père et du fils
était sans borne. Ils s'embrassèrent
longuement. Une fois l'émotion du revoir
passée, Théodule raconta ses
aventures.
Les Blemmyes l'avaient donc
emmené avec plusieurs autres. il fut
enchaîné à un camarade de
captivité afin de prévenir toute
évasion. Le soir, au bivouac, quand les
tentes furent dressées, les ravisseurs se
mirent à boire et se
préparèrent à
célébrer le sacrifice du matin.
C'était l'une de leurs coutumes
païennes. Quand ils avaient des prisonniers,
ils désignaient l'un de ceux-ci comme
victime du sacrifice à l'étoile
Lucifer, qui brille d'un très vif
éclat immédiatement avant l'aube.
Théodule fut désigné par le
sort. Pour accomplir le sacrifice, il n'y avait
qu'un très bref instant, à
l'apparition de l'étoile.
Ce qui sauva le jeune ermite, ce fut la
beuverie de ces Bédouins barbares. Ayant
trop bu, ils dormaient encore au moment où
le sacrifice devait avoir lieu. Le soleil
était déjà haut à
l'horizon quand ils se réveillèrent.
Ils ne purent procéder au Sacrifice rituel,
et comme ils s'en allaient, une caravane passait.
Les brigands l'arrêtèrent et offrirent
Théodule pour quatre deniers d'or, soit
environ quarante francs suisses. Prix trop
élevé pour un esclave : aucun des
hommes de la caravane n'en voulut. Les Blemmyes
s'irritèrent et menacèrent de tuer
Théodule plutôt que de le céder
à vil prix.
C'est à ce moment critique qu'un
caravanier chrétien soupçonna quelque
drame. Alors que le marchandage semblait devoir ne
pas aboutir, il paya la somme demandée et
prit livraison de son esclave, qu'il confia plus
tard à l'évêque d'Eleya.
Théodule fut tout de suite
apprécié pour ses qualités :
il était consciencieux et travaillait avec
joie.
L'évêque, qui était
le chef de l'église d'Eleya, se
sépara avec peine de son esclave, car
Théodule était devenu un frère
pour lui et un collaborateur sur lequel il pouvait
compter. Mais il ne put rien faire pour le retenir.
Nil et son fils reprirent le chemin du Sinaï,
retournant à leur vie de solitude dans la
reconnaissance envers Dieu.
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