CONTRE LE COURANT
TROISIÈME PARTIE
XVI
(Je vous croyais libre-penseur !)
M. Barrett avait trouvé, depuis la mort
de sa femme, dans des circonstances aussi
tragiques, matière à beaucoup de
réflexions.
Brusquement séparé de sa
fille, seule raison, pour lui de vivre, il
s'était senti si solitaire et si
désemparé, que parfois l'ancienne
tentation lui revenait de se laisser glisser dans
le néant.
La faiblesse physique, le
découragement moral, la tristesse des
circonstances, l'incertitude de l'avenir, trouvent
peu de consolation dans la possession de
l'argent.
C'est ce que se disait M. Barrett, en
brassant les milliers de livres sterling, en
vendant des domaines, en liquidant des entreprises,
en louant la maison magnifique qu'il avait à
Londres et en constatant, qu'il était plus
riche que jamais.
Mais une mélancolie profonde
l'accompagnait partout.
Il retrouvait certains vieux amis dont
il suspectait, à tort. ou à raison,
l'amitié,
désintéressée. Les parents de
sa femme défunte, auxquels elle avait
écrit autrefois des lettres pleines de
récriminations contre son mari, l'avaient
traité avec froideur et il s'aperçut
même que la version de la mort de Mme
Barrett, fournie par la colonie anglaise de Nice,
à M. Barrett
s'arrêta et se mit lentement, avec sa canne,
à faire des arabesques sur le sable de
l'allée.
- Eh ! bien, dit-il enfin, ce qui me
paraît singulier, c'est la manière
dont l'idée religieuse s'acharne
après moi ; vous entendez ? je dis «
s'acharne ». À la suite des
tribulations dont je vous ai donné tout
à l'heure un bref résumé, je
suis devenu athée (ma femme aussi,
d'ailleurs) au point que nous avions défendu
qu'on enseignât à notre petite fille,
même l'existence de Dieu. Or, j'ai
été soigné à Nice, par
une infirmière française, qui est un
véritable apôtre de l'idée
chrétienne. J'avoue qu'elle m'a
impressionné, mais j'ai mis cela sur le
compte de ma faiblesse physique. Toutefois, c'est
dans sa famille que j'ai laissé ma petite
Daphné, et avec de tels pouvoirs que je
prévois ce qui va arriver. Ils vont
convertir la gouvernante et la petite. aussi !
...
De nouveau, John Meyling sourit
:
- Barrett, dit-il affectueusement, ne
désirez-vous pas que votre fille soit plus
heureuse que vous ?
- Ce n'est pas difficile, fut la
réponse ironique, et certes, c'est mon plus
cher désir qu'elle saisisse le bonheur
lorsqu'elle le trouvera. Jusqu'à maintenant
elle n'a pas été gâtée
à cet égard, je vous assure et c'est
une petite personne trop sérieuse pour son
âge.
Sa voix tremblait et un nuage, voilait,
ses yeux. Il pensait à la disette d'amour
maternel dont avait souffert l'enfant ; il revoyait
son tendre petit visage
levé vers lui, pendant qu'elle disait
ardemment :
- Je veux que tu guérisses, papa,
je veux que tu guérisses !
Il y eut un, silence.
Autour d'eux, la foule
élégante continuait à
circuler, avide de plaisirs, de sensations, de
nouveautés.
Et ces deux hommes, qui avaient
souffert, semblaient les seuls à vouloir
s'isoler du monde mouvant autour d'eux.
Mais étaient-ils les seuls
?
S'ils avaient pu pénétrer
derrière ce visage complexe et secret de la
multitude, ils y auraient découvert
lés mêmes souffrances, sous des
aspects divers ; ils y auraient entendu les
mêmes soupirs et la même plainte
monotone qui descend de l'antique
désenchantement
« Vanité des vanités,
tout est vanité ! »
Mais qui leur dira le mot qui
relève les espoirs tombés ? Qui leur
montrera le sommet d'où descend le secours
et où le divin Crucifié
étendit. Ses bras, pour appeler tous les
hommes à Lui ?
C'est ce que se disait John Meyling,
dans un renouveau d'amour et, de ferveur.
- Seigneur, implora-t-il tout bas,
aide-moi à les chercher, à les
trouver, à te les ramener, Bon et Grand
Berger des âmes !
Puis :
- Barrett, dit-il tout haut, ne
voulez-vous pas m'accompagner chez moi, voir
où j'habite et faire connaissance, avec
« ma famille » ?
- Très volontiers. Laissez-moi
appeler un taxi.
Quelques instants après, les deux
amis pénétraient dans un grand
bâtiment des suburbs (Faubourgs)
entouré d'un immense jardin aux beaux
ombrages et John Meyling, ouvrant la porte de son
bureau, invita son camarade à prendre place
dans un fauteuil.
C'était une pièce avec de
hautes fenêtres, des murs peints de couleur
claire, dont un tableau du Christ bénissant
les enfants, ornait un des panneaux.
- Voyez-vous, Barrett, dit Meyling, il
n'y a que ça de bon et de vrai : se donner
aux autres. On a au moins une raison de vivre... Et
avec les enfants, il y a le sentiment qu'on fait
oeuvre durable, qu'on travaille pour
l'avenir.
Barrett eut Un geste las.
- Oui, mais il faut la vocation.
- Sans doute. Quand je me suis
donné au Christ, pour Le servir et si
possible, Le glorifier, malgré mon
indignité, j'ai senti naître en moi,
un grand amour pour les petits. Chaque pauvre
enfant que je rencontrais dans la rue semblait
m'adresser un appel. Plus il était sale et
guenilleux, plus il me touchait. Et le premier
auquel je m'intéressai, s'attacha tellement
à moi et me donna tant de satisfaction, que
je n'eus qu'une pensée : me consacrer
à eux tous. J'avais mis mon petit
protégé en pension ici, et, plus
tard, par suite du départ du
Directeur, le Comité me
pria de le remplacer. Tout n'est pas facile,
certes, mais il y a tant de joies, que je n'imagine
pas une meilleure manière d'utiliser sa vie,
pour un solitaire comme moi !
Ils restèrent un long moment
silencieux.
Enfin, John Meyling se leva :
- Voulez-vous voir ma famille,
maintenant ?
C'était l'heure du repas du
soir.
Dans un long et clair réfectoire,
autour des tables blanches, une soixantaine de
garçonnets étaient assis.
Que de visages et d'expressions
différents ! Que d'histoires navrantes
représentait chacun d'eux ! Que de sombres
souvenirs hantaient encore ces têtes blondes
ou brunes !
Mais en ce moment, tout le monde
était content. Sur la table, des tartines de
beurre et de confitures, des cakes et des puddings,
accompagnés de grands pots de lait,
formaient un appétissant, quoique simple
repas.
Les enfants se levèrent poliment,
à l'entrée des deux messieurs. Tous
vêtus d'un petit costume bleu marine, au col
blanc, les cheveux bien lisses, les mains nettes,
ils pouvaient très bien passer pour les
jeunes pensionnaires d'un établissement
n'ayant rien à recevoir de la charité
d'autrui.
On sentait que tout avait
été organisé pour qu'aucune
humiliation ne fût infligée, à
ces pauvres petites victimes innocentes des
circonstances ou des fautes de leurs
parents.
M. Barrett leur adressa quelques paroles
amicales, puis ils se rassirent
et continuèrent leur repas.
John Meyling, d'un signe, désigna
à son ami, un enfant, d'environ huit ans, au
visage grave, mais aux yeux lumineux.
- Je vais vous conter son histoire,
dit-il d'une voix contenue, comme ils se retiraient
lentement. Il y a environ deux ans, je le
rencontrai dans la rue, en guenilles et l'air aussi
abandonné qu'un petit chat perdu. Il
cherchait dans les poubelles, pour y trouver
quelques croûtes de pain à grignoter.
je l'interrogeai sur sa mère, mais il y
avait si longtemps qu'il ne l'avait vue qu'il ne se
souvenait même plus de son adresse ! Je fis
des recherches et finis par la trouver dans un
taudis infect, dans l'état physique et moral
le plus dégradant, ne se préoccupant
pas plus de son enfant que s'il n'eût pas
existé. je ne sais comment il vivait encore.
Excusez ce détail, mais sa tête
n'était plus qu'une plaie, tant les
parasites l'avaient dévorée. Il ne
lui restait presque plus de cheveux. Son corps
était également dans un état
pitoyable, et quant à son pauvre petit
coeur, il ignorait complètement ce, que
c'est que la bonté, l'amour, la joie, tout
comme il ignorait ce que c'est que d'être
propre, rassasié, content. Et
maintenant...
M. Barrett s'était
arrêté, au moment de franchir la porte
du réfectoire et se retourna.
Par, une curieuse coïncidence, le
petit Tom se retournait au même moment, pour
adresser à son bienfaiteur, un sourire et un
regard d'ardente et reconnaissante affection... M.
Barrett comprit ce regard et ce
sourire au passage et en fut ému aux
larmes.
Ce joli petit garçon, à
l'air si heureux, au costume si seyant, quelle
récompense pour un coeur d'homme !
- Je vous comprends, Meyling, dit-il,
vous appelez cela « vivre » et c'est
vrai. Contez-moi encore l'histoire d'un autre de
ces enfants.
Ils revinrent sur leurs pas.
- Tenez, voici deux petits frères
jumeaux, Georges et Donald. Leur mère,
presque agonisante (elle mourut, d'ailleurs,
quelques jours après), me les amena, l'an
dernier, en disant : « Prenez-les, je vous en
supplie, ils meurent de faim ».
Et deux mignons visages se
levèrent, lorsque John Meyling posa sur la
tête des petits frères, une main
caressante.
- Oui, répéta M Barrett,
cela vaut la peine de vivre...
lis retournèrent dans le bureau.
- Quand repartez-vous pour le Midi de la
France ? - demanda Meyling.
- Vers le milieu de décembre.
Prenez-vous des vacances, à cette
époque ?
- En principe, oui. J'ai un
remplaçant qui vient pour une quinzaine de
jours. Mais cette année, je ne sais trop
où j'irai. J'ai perdu, il y a six mois, une
soeur qui m'était bien chère et chez
laquelle je passais toujours les fêtes de
Noël, en Écosse.
M. Barrett posa sa main sur celle de son
ami :
- Meyling, je vous invite à venir
avec moi à Nice. Cela vous fera un bien
immense. Et vous m'en ferez à moi, plus que
je ne puis le dire.
M. Barrett avait dit, vrai : «
L'idée religieuse s'acharnait après
lui », au, point de créer
lui-même les situations favorables à
cette poursuite.
Il venait de se le prouver, une fois
encore, en invitant John Meyling à
l'accompagner. Celui-ci avait accepté, y
voyant une occasion de témoigner pour son
Maître, auprès d'une âme
inquiète et malheureuse.
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