CONTRE LE COURANT
TROISIÈME PARTIE
XIII
(Si vous saviez combien j'ai
honte)
Tous les matins, à la même
heure, Daphné et sa gouvernante allaient
faire une promenade au bord de la mer et à
la même heure remontaient la pente
légère qui conduisait à la
villa.
Presque tous les jours, elles
rencontraient le facteur qui leur remettait les
lettres.
Le lendemain du jour où Miss
Duncan avait exprimé ses
appréhensions à Mme Duclavel, le
facteur lui remit une lettre aux timbres des
États-Unis.
Tout en marchant, elle l'ouvrit, pendant
que Daphné continuait à jouer avec un
ballon neuf que l'on venait d'acheter.
Mais soudain, la jeune fille
s'arrêta.
- Asseyons-nous ici, dit-elle à
son élève, je suis un peu
lasse.
Quelques pierres plates
superposées offraient, le long du sentier
montant, des sièges où les promeneurs
pouvaient se reposer.
Miss Duncan, une fois assise, relut sa
lettre, mais elle avait peine à en tenir les
feuillets, sans que l'on voie ses mains
trembler.
- On dirait que vous avez froid, fit
Daphné, surprise, et mai qui ai si chaud
!
La gouvernante leva les yeux.
Que tout était beau autour d'elle
! Quel ciel de saphir, quelle mer d'azur et de
moire, quelles fleurs
éclatantes, quels parfums suaves, quels
chants d'oiseaux !
Pourquoi toute cette beauté lui
parut-elle ironique et cruelle ? Pourquoi la Nature
s'obstine-t-elle à railler la douleur
humaine et à prodiguer ses joyeux sourires
quand les gens pleurent et se
désespèrent ?
Une seconde fois, puis une
troisième, la jeune fille relut sa lettre,
comme si elle espérait lui découvrir
une autre signification et d'autres
conséquences. mais les lignes écrites
à la machine, sur le papier d'un homme
d'affaires de New-York, demeuraient les
mêmes, dans leurs termes précis et
inexorables.
Miss Duncan était tout simplement
informée que l'entreprise dans laquelle elle
avait placé, toutes ses économies,
ainsi que la petite fortune héritée
de ses parents, avait fait faillite. Le Directeur
s'était enfui et avait probablement pu
passer à l'étranger. Il ne. fallait
donc rien espérer.
Lentement, elle replia les feuillets,
les mit dans son sac et dit à Daphné.
:
- Rentrons, maintenant, c'est l'heure du
déjeuner.
Prétextant un violent mal de
tête, Miss Duncan ne vint pas à table.
Mme Duclavel, en lui portant ensuite une
légère infusion, remarqua son visage
rigide, et, tendrement, s'informa des causes de son
chagrin.
- Mon chagrin, répondit Miss
Duncan, d'une voix farouche,
vient de ce que, une fois de plus, j'ai eu,
confiance en quelqu'un et que ce « quelqu'un
» m'a trompée.
Et elle raconta les détails de
l'affaire.
- Plaie d'argent n'est pas mortelle, dit
Mme Duclavel,. en mettant sa main sur celle de la
jeune fille. Il y a pires malheurs que cela. Vous
êtes jeune, en bonne santé, vous
travaillez... Puisque vous ne pouvez rien changer
au passé, n'y pensez plus et tout
simplement, recommencez à gravir la pente.
Pour le moment, rien ne vous manque.
- Vous avez raison quant aux choses
matérielles, dit la jeune fille, et ce n'est
pas cela qui me cause le plus de déception.
Mais...
Elle hésita une minute, puis
reprit :
- Je vais tout vous dire... car vous
êtes si bonne... et indulgente...
J'étais fiancée à l'homme qui
vient de s'enfuir lâchement, après
avoir commis une malhonnêteté. Son
entreprise semblait bien marcher et lorsque sa
fortune aurait été faite, nous nous
serions mariés et aurions servi la cause de
l'Athéisme... car nous étions tous
deux membres de l'Association. je devais faire des
conférences...
Elle s'arrêta et se couvrit le
visage de ses mains. Il y eut un long silence, car
Mme Duclavel ne trouvait rien à dire qui ne
fût déjà dans la pensée
de la pauvre enfant et celle-ci lui sut gré
de cette silencieuse et discrète
sympathie.
Enfin à travers les doigts,
filtrèrent des larmes.
Puis, elle se jeta à genoux
devant sa maternelle amie et
appuyant sa tête sur son épaule, 'elle
balbutia :
- Si vous saviez combien j'ai honte
!
- Il y a certainement de quoi, dit la
mère de Roseline, mais c'est là le
début de la sagesse. Vous commencez à
voir la folie du passé. Et considérez
la bonté de Dieu qui a permis cette
épreuve décisive pour vous ouvrir les
yeux sur la valeur de là vie sans Lui ! Il
vous arrête sur la voie du malheur, ici-bas
et pour l'éternité.
- Il m'arrête, en effet, fit Miss
Duncan, un peu ironiquement... Il m'arrête
par la force.
- Vous êtes encore libre de
résister à cette force d'amour et de
miséricorde, dit Mme Duclavel, 'avec
fermeté.
La jeune fille sécha ses yeux
mouillés, puis se releva :
- J'ai le dégoût de
moi-même, fit-elle. Si vous saviez toutes!
Les bassesses que j'ai commises pour plaire
à cet homme ! Tous les compromis que j'ai
fait avec ma conscience (car l'éducation de
ma jeunesse m'a tout de même laissé
son empreinte) ! Tous les sacrifices que j'ai'
consentis de plusieurs manières, pour
devenir plus tard, une compagne utile... pour
lui... et pour la cause !
Elle eut de nouveau l'air
sardonique.
- Oui, de cette cause qu'il vient de si
bien servir ! Il a fui, sans penser à
l'honneur perdu, sans penser à moi, car il y
à longtemps que je sentais dans ses lettres
une sorte de malaise et de détachement. Vous
avez raison : s'il n'y a pas de Dieu, il n'y a
aucune raison de se gêner. Après tout,
la morale tout court, n'est
qu'une affaire de convention !
Il me l'a assez souvent
répété, mais je ne pensais pas
que cela pourrait s'appliquer à moi un
jour...
Elle s'excitait et Mme Duclavel crut
prudent de ne pas continuer cette
conversation.
- Ma pauvre petite, dit-elle,
calmez-vous. L'heure viendra où vous
considérerez ce qui vous arrive aujourd'hui,
comme le plus grand bonheur qui puisse vous
être accordé. Venez avec mol au
jardin. Daphné fait sa sieste et vous
pourrez vous reposer dans le hamac, à
l'ombre du tilleul, pendant ce temps. Après
le thé, le crois que nous aurons la visite
de Roseline. Cela vous distraira.
Miss Duncan se jeta au cou de Mme
Duclavel.
- Quel coeur vous avez ! murmura-t-elle
à son oreille. Vous ramèneriez
l'enfant prodigue le plus endurci !
.
XIV
Le moteur de la volonté, c'est
le coeur
Roseline soignait un « cas » à
Menton, dans une pauvre famille d'ouvriers
où l'argent gagné chez M. Barrett et
chez d'autres riches, lui permettait d'apporter ses
soins désintéressés.
C'étaient les gardes qu'elle
préférait, où elle sentait
qu'elle pouvait mieux, là, qu'ailleurs,
réaliser cette parole du Maître :
« Ce que vous avez fait, en mon nom, à
l'un de ces petits, vous me l'avez fait à
moi-même »
(Matthieu 10 : 42.).
La naissance d'un sixième enfant
(mort, d'ailleurs, peu après) avait
épuisé 'la mère, au point
qu'elle ne se rétablissait pas. Le
ménage et toute cette famille, habitait
trois pièces minuscules et sombres, dans le
vieux Menton, où les rues sont si
étroites que l'on toucherait presque les
deux côtés en même
temps.
La saleté, l'humidité, la
misère y font leurs ravages habituels et
l'infirmière avait eu fort à faire
pour apporter un peu d'hygiène dans. pareil
taudis.
Le médecin lui avait
déclaré que si là malade ne
sortait pas de ce milieu, elle serait
menacée de tuberculose et qu'il fallait
aviser au plus tôt.
C'était surtout pour causer avec
ses parents de la solution de ce
problème, que Roseline avait prié une
de ses collègues de la remplacer
auprès de la pauvre femme, pendant quelques
heures, et qu'elle arriva, vers la fin de
l'après-midi, pour trouver la famille
réunie au jardin, autour de la table
à thé, en face du panorama
splendide.
Elle avait amené avec elle un des
plus jeunes enfants de la malade, un frêle
garçonnet de cinq ans, au visage pale et aux
grands yeux noirs intelligents. Elle avait
l'intention de le laisser quelque temps au grand
air salubre de La campagne et aux soins maternels
et éclairés de Mme Duclavel, qui
accepta celte tâche avec sa bonne grâce
habituelle.
Elle avait, d'ailleurs, l'habitude des
générosités de sa fille,
heureuse de ce qu'après l'avoir
formée à faire le bien, elle trouvait
enfin sa récompense dans cette
réalisation.
Daphné prit tout, de suite le
petit Jean sous sa protection.
- Il viendra se promener avec nous,
déclara-t-elle, de son air de petite femme.
Puis, on jouera ensemble avec le sable.
Roseline regarda Miss Duncan, dont elle
avait de suite remarqué l'attitude
préoccupée et les yeux
rougis.
- Pourquoi pas ? dit la jeune
gouvernante. Ce petit garçon. a l'air sage
et obéissant...
- Ne le jugez pas sur les apparences,
dit Roseline, en riant, car il n'est ni l'un ni
l'autre, n'y 'ayant pas été
habitué. Mais il est affectueux et il est
malheureux, ce qui suffirait à nous le faire
aimer. Daphné pourra faire la
petite institutrice et lui
apprendre à lire, car il ne sait pas
même ses lettres...
Les yeux de Daphné
brillèrent de joie et elle allait se
précipiter dans la maison pour chercher son
vieil alphabet, 'lorsqu'on lui fit comprendre que,
pour ce jour-là, jean jouirait de sa
liberté et que les leçons ne
commenceraient que le lendemain.
Le cas de la mère était
plus difficile à résoudre, car les
Duclavel et leurs hôtes devaient sous peu,
partir pour Meirage, Roseline y comprise.
Mireille et Claude y étaient
déjà, depuis une quinzaine de jours,
pour préparer l'installation
générale.
- Il faut emmener la malade à
Meirage, dit M. Duclavel, de sa voix calme, si elle
est transportable.
- En. auto, oui. Par le train, non,
répondit fit sa fille.
- Va pour l'auto. On louera pour elle
une banquette du grand car qui doit nous emmener.
On l'installera sur des coussins. C'est tout
simple.
Les problèmes les plus ardus sont
vite résolus, lorsque la volonté y
est, et le proverbe anglais : Where there is a
will, there is a way (où il y a la
volonté, il y a le chemin pour y arriver)
est presque toujours vrai.
Mais le moteur de la volonté,
c'est le coeur.
Alors, tout devient possible, sinon
facile.
Tout devient « simple » si
l'on veut faire les sacrifices nécessaires.
Il y eut donc nombreuse
société dans le vieux manoir des
Vateau, à Meirage.
Claude, tout grand garçon qu'il
était, ne dédaigna pas ses petits
compagnons et lui, Daphné et jean,
passèrent des jours dans le ravissement,
à parcourir le, parc, à contempler la
volière, à monter sur la collinette
embaumée de lavande, où les
lézards gris s'enfuyaient à leur
approche, sous les pierres chaudes.
Pour le petit Jean, surtout, toute cette
nature libre et à l'air si pur, était
un enchantement, et bientôt, un peu de rose
à ses joues témoigna du bien qu'il
recevait.
Ce fut plus lent chez la mère,
mais le jour vint, cependant, où on put
espérer que cette santé si
précieuse, serait conservée et rendue
à sa famille, en parfait état.
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