CONTRE LE COURANT
TROISIÈME PARTIE
XI
(Et Lucifer rit)
Le Carnaval de Nice allait commencer.
Il s'annonçait, cette
année-là, particulièrement
brillant.
Le Roi Carnaval aux Enfers, tel
était le titre Ces fêtes, et les
affiches avaient promis au public tout le
débordement de folie qu'il est possible de
promettre.
Tout le long de l'avenue de la Victoire,
ce n'étaient que banderoles et arcades,
réunissant les arbres de chaque
côté de la rue à ceux de
l'autre bord.
Ces arcades étaient en bois,
peintes en rouge et noir, représentant les
flammes de l'enfer, attisées par des
démons.
Chaque arbre était
également habité par plusieurs
pantins, grandeur d'homme, et représentant
les mêmes personnages.
Sur la place Masséna, une immense
façade en bois abritait. le Roi Carnaval et
sa suite, dont les hideuses figures devaient,
pendant plusieurs jours, entraîner la foule
dans une course insensée.
Cette façade continuait
l'idée de l'avenue.
Elle représentait l'Enfer, en une
immense. fournaise, où de gigantesques
agents de Lucifer essayaient d'attirer les
passants, parmi lesquels ils ne faisaient aucune
différence.
En effet, tranquilles bourgeois,
honnêtes femmes, prêtres et
religieuses, voisinaient dans ce lieu de tourments,
avec des bandits, des prostituées, des
rastaquouères...
Et avec une joie cynique, les
démons, munis de leur fourche, retournaient
les damnés sur la, rôtissoire.
Les gens riaient en regardant ces
horreurs...
Une atmosphère positivement
diabolique régnait sur toute la ville. Et le
chrétien, obligé d'y vivre, sentait
un poids terrible peser sur lui et le courber vers
la terre, en parcourant ces rues.
Comment l'âme
régénérée pourrait-elle
vivre heureuse et libre, dans cette ambiance
empoisonnée ? L'horreur et la pitié
la remplissent pour un tel aveuglement.
Mais en passant devant ces images que
les auteurs ont voulu suggestives et railleuses, on
ne peut s'empêcher de penser qu'ils ont
exprimé, sans le savoir et sans le vouloir,
la plus tragique des
réalités.
Cet appel continuel et pressant du cruel
Ennemi des âmes> à leur
éternelle destruction, il existe, et le
monde ne s'en doute pas !
Et ce monde ne croit pas si bien dire,
en se donnant à lui-même l'image de ce
qu'il tourne en dérision.
Le Carnaval de Nice n'est pas seulement,
comme on le croit en général,
l'extravagante, fête des bien portants,
pauvres et riches.
Il est aussi, beaucoup plus qu'on ne le
suppose, une danse macabre, où la mort a sa
esquisser un sourire et un pas de danse,
revêtir un habit de printemps et une parure
de gaieté.
Ceux qui vont mourir sont souvent les
plus follement étourdis, les plus avides des
joies charnelles.
La preuve immédiate sera faite,
les jours qui suivront le Carnaval, cette heure
d'ivresse et de démence, où,
même des malades au seuil de
l'éternité, vont épuiser dans
l'orgie, leurs dernières forces, pour tomber
à l'aube et ne. plus se relever.
On en voit passer, les jours
précédents, sur le Quai : les hommes,
corrects en leurs vêtements chics, mais la
mine hâve et les yeux cernés ; les
femmes, élégantes et soigneusement
fardées, à la respiration courte,
à la démarche mesurée.
Ils portent beau, mais la fièvre
monte.
Ils veulent sauver les apparences, afin
de ne pas voir se fermer devant eux la porte, du
paradis d'un jour ou d'une nuit.
Ils savent qu'ils vont mourir ; mais
pour se venger de la grande et impitoyable
faucheuse, à laquelle il faudra succomber,
ils veulent jouir, ne serait-ce qu'une heure, de
tout ce que la vie a de voluptés...
Aux sons du jazz, leur agonie
commence...
Et le courant, plus rapide. et plus
glacé que l'impétueux Niagara, les
emporte, en tourbillonnant.
Ces choses ne sont point imagination de
romancier, mais des faits positifs. Si quelqu'un en
doute, qu'il consulte, pendant la semaine qui suit
le Carnaval, la liste des décès dans
les journaux locaux.
Et là, cependant, ne sont point
consignés les noms de ceux qui mourront plus
tard, des suites de cet effort et de ces
excès.
Et ceux qui vont mourir ailleurs,
pauvres loques humaines, que le courant
impétueux a entraînés dans la
suprême dérive ?
Ce sera peut-être dans une ville
lointaine, en France ou à l'Étranger,
dans un décor tout différent de celui
qui les enchanta, en ces jours de
rêve.
Ce sera peut-être dans un village,
où 'la monotonie de la vie, la
vulgarité de la tâche, les fausses
promesses de lectures tentatrices, avaient
guidé vers ces fêtes
célèbres, quelque être
passionné, qui n'ayant jamais pu «
vivre sa vie », la voyait s'écouler et
près de finir, sans en avoir joui...
Ce sera peut-être en bateau, que
la fin viendra, ou dans le train, ou en auto, ou
dans un hôtel... Personne ne saura pourquoi,
ni comment !
Il y a aussi ceux qui sont malades, non
de corps, mais d'âme et d'esprit.
Ceux-là,
désespérés de ne pouvoir
continuer le rêve d'or, ou trahis par des
compagnons de comédie, se voient
dépouillés de tout et
préfèrent quitter volontairement, une
vie qui leur est devenue insupportable.
Là non plus ne sont pas
consignés les vies
brisées, les noms
déshonorés, les corps
souillés, les pauvres petites épaves,
jetées, plus tard, sur la grève de la
vie, en souvenir de ces jours d'intoxication de
plaisir.
Tout cela restera dans l'ombre et
peut-être l'oubli, mais sera tout de
même une page de l'Enfer, dont on voulait se
moquer et nier l'existence.
Et Lucifer rit.
Que lui importe, le chemin par lequel
les malheureux humains arrivent au sombre
séjour qu'il leur prépare ! Il sait
bien que le courant du monde les y amène
fatalement.
Que de fois Florence Barrett avait dit,
avec ses amis :
- Comme on s'amusera au
Carnaval!
Ce jour-là, par une froide
journée anglaise, à travers un
brouillard opaque, son cercueil descendait dans -un
somptueux caveau de famille.
Mais là-bas, sous le soleil de
Nice, qui faisait miroiter la mer de saphir, ses
amis dansaient; et pas un ne songeait au visage de
la morte, dormant son sommeil éternel, pour
avoir adoré ses chaînes.
.
XII
Que vous êtes heureux, vous
autres croyants
Pour Miss Duncan, ce séjour dans la
famille Duclavel était une véritable
révélation.
Roseline ayant été
appelée auprès d'un nouveau malade,
sa forte personnalité ne pouvait donc plus
apporter son poids, dans les détails de la
vie quotidienne, auprès de la jeune
anglaise.
Placées dans des milieux
d'exception, hors de leur cadre habituel, n'ayant
pas à envisager des contingences
journalières et triviales, certaines natures
n'ont aucune peine à conserver une
supériorité incontestable sur les
autres.
Ainsi raisonnait Miss Duncan, au sujet
de Roseline Duclavel, qu'elle avait connue aux
prises avec une tâche dure mais aux
côtés infiniment nobles.
Qu'étaient-ce que des croyants
dans le train-train de la vie commune à tous
?
Quelle différence y avait-il,
entre leur caractère, leur, humeur, leur
manière. d'envisager les menues ou, grandes
difficultés de l'existence et ce que
pratiquent ceux qui ne reconnaissent d'autre
autorité que leur propre conscience
?
Douée d'une capacité
d'observation très aiguë, la jeune
gouvernante, toujours respectueuse des traditions
de la famille, obligeante en toutes choses, aimable
et courtoise, conservait une
certaine réserve. Elle
voulait encore constater par elle-même, dans
les faits, ce qu'elle avait compris
théoriquement par ses conversations avec
Roseline, et reconnu comme pratiqué
loyalement par elle.
Les Duclavel étaient
demeurés des gens simples,
réservés quoique fraternels avec les
autres chrétiens (par prudence et non par
orgueil spirituel), désireux de
dépendre de Dieu seul, afin de rester libres
de Le servir selon les directions qu'Il leur
donnerait.
C'est ainsi qu'ils avaient mis à
Sa disposition leur maison, leur temps, leurs
talents, s'attendant à Lui pour toutes
choses.
Que de fois ils avaient ouvert leur
foyer à quelque détresse,
évidente ou secrète, où Celui
qui la leur avait envoyée pouvait relever
des corps meurtris, sauver des âmes perdues
!
Que de fois, sous leur toit hospitalier,
la Croix de Golgotha s'était dressée
dans toute sa tragique beauté, devant le
désespoir d'une conscience
réveillée, pour lui apporter le salut
et l'assurance du pardon !
C'étaient des gens
rencontrés parfois dans les réunions
religieuses, épaves de la vie, cherchant un
port, d'attache, brebis égarées
désirant revenir au bercail.
C'étaient des pauvres et des
riches ; des gens instruits et des
illettrés, mais qui tous, avaient
gaspillé leur vie.
Toutefois, le bien ne se fait pas tout
seul.
De plus, il ne reçoit pas souvent
sa récompense, sauf celle
de Dieu, qui ne manque. jamais.
Aussi, les Duclavel, en gens
d'expérience, savaient-ils ce qu'il faut
attendre.
Toutes leurs tentatives de sauvetage
n'avaient pas réussi. Toutes les brebis
fuyantes n'étaient pas revenues sur leurs
pas, malgré les premières apparences.
Il y avait eu bien des déceptions et des
crève-coeurs.
L'ingratitude avait été
souvent le seul « merci » qu'ils eussent
reçu d'un bienfait.
Une fois sortis de chez eux, plusieurs
de ceux qu'ils avaient comblé de
bonté, les critiquaient, les jalousaient,
les calomniaient, interprétaient leurs
meilleures actions dans un sens bas, mesquin,
avilissant.
Que de fois, en apprenant les suites
d'une de ces actions accomplies pour l'amour du
Maître, n'avaient-ils pas été
tentés de se dire : « C'est la
dernière fois. À quoi bon obliger des
ingrats et des menteurs ? ».
Le grand écueil de ceux qui
veulent « servir », c'est de créer
le « parasitisme », d'encourager ceux qui
vivent aux frais des autres, et sous
prétexte que ceux-ci ont « une grande
foi », de profiter de cette « foi »
et de ne rien faire.
Or, la paresse ne peut engendrer que du
désordre, matériel et moral, et c'est
ainsi qu'en voulant faire du bien à ceux qui
la pratiquent, on leur fait du mal.
Et c'est lorsqu'on s'en aperçoit,
c'est lorsqu'on veut s'affranchir de cette emprise
que commencent les basses
vengeances de la rancune et de l'envie.
« C'est à vous
dégoûter d'être
généreux », disait un homme de
bien, en apprenant la manière dont il
était traité par des personnes qu'il
avait comblées de bontés.
Les Duclavel connaissaient depuis
longtemps cette Classe de gens, mais depuis leur
installation sur le [littoral, ils en avaient
été inondés. Trompés
maintes fois par l'expression de faux sentiments,
de fausses prières, de faux sourires, de
faux remerciements, ils étaient devenus
encore plus réservés et soupiraient
après une oeuvre d'amour où ils
n'auraient pas à redouter le ver rongeur de
l'intérêt matériel.
Ils l'avaient enfin trouvée dans
le séjour de Miss Duncan et de sa petite
élève, pour lesquelles,
naturellement, M. Barrett payait une large
pension.
Ceci balayait bien des
difficultés et laissait le champ libre au
travail spirituel sans mélange.
La jeune gouvernante se mit donc
à observer ses hôtes, au double point
de vue de leur piété et de leur
qualité de parents de Roseline. La valeur de
celle-ci était-elle surtout de son
hérédité ou de son
éducation ?
La puissance de l'exemple, 'la vertu du
précepte, ces deux grands facteurs de
l'éducation, ne peuvent,
nécessairement, que procéder de
parents eux-mêmes
pénétrés de la source de toute
beauté morale. Mais les exceptions à
l'influence de ces choses sont si nombreuses
qu'elles déconcertent les plus fervents
avocats de l'atavisme. L'Enfant
Prodigue n'avait reçu chez lui que des
exemples parfaits, et cependant, il prit le chemin.
du pays étranger.
Nous assistons, depuis la guerre,
à une emprise du Mal qui déroute les
théories les plus solides à cet
égard. L'ambiance du monde est telle
qu'aucune créature n'y échappe, sans
un combat terrible.
C'est un filet aux mailles toujours plus
serrées, jeté sur la terre
entière par le Prince de ce monde et dans
lequel il voudrait capturer toutes les âmes
et les ravir à Celui qui les a, cependant,
« achetées à grand prix ».
Les efforts de celles qui veulent échapper
par leurs propres forces sont absolument vains et
on les voit céder, peu à peu, mais
fatalement, à l'attirance
diabolique.
C'est l'heure où se
réalisent ces paroles d'un
prophétisme si clair et qui s'accomplit sous
nos yeux.
« Sache que, dans les derniers
jours, il y aura des temps difficiles. Car les
hommes seront égoïstes, amis de
l'argent, fanfarons, hautains,
blasphémateurs, rebelles à leurs
parents, ingrats, irréligieux, insensibles,
déloyaux, calomniateurs,
intempérants, cruels, ennemis des gens de
bien, traîtres, emportés,
enflés d'orgueil, aimant le plaisir plus que
Dieu, ayant l'apparence de la piété,
mais reniant ce, qui en fait la force (
2 Timothée 3, 1 à
5.)».
Peu à peu, non seulement par ses
observations, mais par ses causeries avec M. et Mme
Duclavel, à toute occasion, prévue ou
imprévue, en toutes circonstances,
agréables ou non, Miss Duncan se convainquit
qu'ils étaient sincères.
Eux-mêmes n'étaient pas
exempts d'épreuves, d'ennuis, de tentations
au découragement. Mais en toutes choses,
leur foi et leur confiance en Dieu triomphaient,
Ils avaient résolu ce grand problème
de la vie qui consiste dans l'inquiétude de
l'avenir, la peur du lendemain, qui tourmente tant
de gens jusqu'à leur dernier soupir.
La jeune anglaise, en parla un jour
à. Mme Duclavel :
- J'ai toujours été d'un
tempérament plutôt pessimiste, mais
depuis la mort de Mme Barrett, je constate encore
bien plus l'incertitude de toutes choses et la
stupidité de l'existence. C'est à
vous dégoûter de, vivre. Et tenez,
aujourd'hui, je suis sous le coup, d'un nouveau
malheur. J'ai le pressentiment que quelque chose de
pénible va m'arriver. J'en suis
oppressée physiquement.
D'un geste affectueux, Mme Duclavel lui,
prit les deux mains.
- Ah ! chère enfant, si vous
vouliez vous jeter dans les bras de Celui qui a dit
: « je vous donne ma paix », et nous a
assuré que par Lui, nous retrouvons en Dieu
un Père qui pourvoit littéralement
à tous nos besoins !
Miss Duncan ne dégagea pas ses
mains, mais secoua la tête
- Tout cela est si lointain, si flou, si
incertain ! ...
- Mais vous venez de dire que c'est la
vie qui est incertaine, cette vie qui n'est
pourtant ni bien précise ni bien tangible
pour vous, qui prétendez ne croire que ce
que vous voyez !
Les lèvres de la jeune fille
tremblèrent et elle murmura :
- Que vous êtes heureux, vous
autres croyants!
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