CONTRE LE COURANT
TROISIÈME PARTIE
IX
(La mort victorieuse)
On était en février. Roseline
déclara à M. Barrett qu'il n'avait
plus besoin de ses services et qu'une autre
tâche la réclamait.
- J'en. suis navré, dit-il, car
si ma santé est rétablie, du moins,
autant qu'elle peut l'être (grâce
à vous), j'aurais eu encore besoin de vous,
sous d'autres rapports.
- Lesquels ? demanda
l'infirmière. Peut-être pourrais-je
vous être utile, même à
distance.
Il secoua la tête tristement
:
- Des circonstances très
pénibles me rappellent en Angleterre. Ma
femme insiste pour obtenir le divorce et dans son
état d'exaltation, je ne sais à quels
excès elle se livrera, si je ne commence pas
au moins les démarches.
- Je crois, dit Roseline, que Mme
Barrett aurait plutôt besoin de soins
médicaux que d'autre chose. Elle devrait
être soignée dans une maison
spéciale pour toxicomanes, ou bien elle
perdra la raison. N'en connaissez-vous pas une, en
Angleterre ?
- Il en existe, certainement, mais la
difficulté sera de l'y faire entrer. J'ai eu
hier la visite d'un de mes meilleurs amis qui est
dans le même hôtel qu'elle, et il m'a
supplié, pour l'honneur de mon nom, de la
faire quitter Nice.
Non seulement elle fait continuellement
des dettes au jeu (que je dois payer, bien
entendu), mais encore elle se conduit de la
manière la plus ouvertement indigne.
Il eut un petit frisson et ajouta, d'une
voix basse et lente, comme se parlant à
lui-même :
- Et c'est là la mère que
j'ai donnée à ma pauvre petite
Daphné !
- Monsieur Barrett, dit Roseline
gravement, ne voulez-vous pas enfin vous adresser,
dans votre détresse, à ce Dieu
auquel, je le sais, vous n'avez jamais cessé
de croire ? Il vous écoutera, malgré
votre longue révolte. Il est prêt
à recevoir les enfants prodigues.
Il la regarda, surpris.
- Comment savez-vous que je n'ai jamais
cessé de croire en Dieu ?
- Parce qu'il n'y a personne qui n'y
croie, qu'il l'avoue ou non.
- Je le reconnais, dit-il, comme
soulagé de cet aveu, mais cela rend la
situation encore plus tragique. Car, alors, je ne
mérite que la condamnation.
- C'est vrai, mais la grâce est
pour des condamnés, et seulement pour
ceux-là.
À ce moment, on frappa à
la porte.
Roseline alla ouvrir.
- On vous demande au
téléphone, Mademoiselle, dit le
garçon de service.
Elle descendit. C'était du
Grand-Hôtel. On priait l'infirmière de
M. Barrett de lui annoncer, avec les
précautions qu'elle seule pouvait prendre,
que Mme Barrett venait d'être victime d'un
accident.
- Quel accident ? demanda-t-elle,
atterrée. - Nous préférons ne
donner aucun détail par
téléphone. Vous ferez bien de venir
le plus tôt possible, avec M. Barrett, pour
nous éviter de gros ennuis.
Cette nouvelle, après la
conversation qu'ils venaient d'avoir, prenait une
allure plus dramatique encore. Mis au courant, par
quelques mots très simples, M. Barrett ne
prononça qu'une parole, d'une voix
angoissée
- Pauvre Florence !
Quelques instants après, ils
étaient introduits dans le cabinet
privé, du Directeur du Grand-Hôtel,
qui les informait des détails de l'accident.
On avait trouvé Mme Barrett noyée
dans sa baignoire.
Rentrée du théâtre
fort tard, elle avait, sans doute, comme
c'était son habitude, voulu prendre un bain,
avant de, se coucher. Et le médecin ayant
déclaré que la mort s'était
produite pendant l'action de la morphine, il
était probable qu'elle s'était
endormie dans ce bain. La femme de chambre l'avait
trouvée au matin, et con venait juste de la
retirer, opération pleine de détails
lugubres et répugnants.
- Ce sont des choses extrêmement
ennuyeuses pour un hôtel, dit le Directeur,
d'un ton froid. Nous avons dû prévenir
la police pour nous mettre à couvert.
Maintenant, Monsieur, il faudra procéder le
plus tôt possible au transport du corps de
Mme Barrett dans -un autre endroit.
- Je n'ai pas de chez-moi, ici, dit M.
Barrett, tristement.
- Eh ! bien, il y a le moyen des
hôpitaux.
Ils montèrent dans la chambre
funèbre.
Un désordre indescriptible y
régnait, auquel on n'avait pas voulu
toucher, jusqu'après les constatations
d'usage.
La robe de soirée, d'une
élégance outrée, était
jetée dans -un coin, les accessoires de
toilette traînaient partout. Dans la salle de
bain attenante à la chambre, on ;ne
pénétrait qu'en marchant dans l'eau,
qui avait d'ailleurs mouillé et
traversé lies tapis, et le lit
lui-même, pendant qu'on transportait la
malheureuse noyée.
Il régnait une odeur atroce
d'humidité, de parfums violents, de
cigarettes et de mort, dans ce sinistre asile du
péché.
Sur la table, encore ouvert, le petit
écrin avec sa seringue d'argent et une
ampoule cassée à
côté...
Sur le lit, un corps, roulé dans
un drap, n'était plus qu'une loque bouffie
et violacée, méconnaissable.
Avec un sanglot, Roseline entraîna
M. Barrett dont le visage livide se figeait comme
un marbre.
Roseline pensa à l'enfant blonde
et frêle qui ignorerait toujours ces
détails de la mort de sa mère et qui
avait dit un jour :
- Je n'aime que ce que papa aime
- Que Dieu soit loué ! pensa
l'infirmière, il y a de l'espoir pour elle.
Si l'argent ne résout pas les
problèmes de l'âme, du coeur et de la
conscience, il résout, le plus souvent, ceux
du domaine matériel.
À l'aide de deux ou trois gros
billets, M. Barrett eut bientôt satisfait aux
exigences de l'hôtel, et quelques jours plus
tard, il accompagnait le corps de sa femme en
Angleterre.
Avant de partir, il avait dit à
Roseline :
- Mademoiselle Duclavel, ne
voudriez-vous pas me donner un conseil, au, sujet
de Daphné? je ne peux l'emmener, dans
d'aussi tristes circonstances et d'ailleurs, le
climat de l'Angleterre ne lui convient pas.
J'aimerais qu'elle passe l'été dans
une région un peu montagneuse, dans le Midi,
toutefois, et je reviendrais passer l'automne et
l'hiver ici. Connaissez-vous une famille qui
voulût la recevoir, ainsi que sa
gouvernante.
Roseline avait de suite pensé
à ses parents et à leur jolie
maisonnette, la villa, « Mon Repos »,
à Mireille et à Claude ; ce dernier
ferait un gentil compagnon et protecteur pour
Daphné. Il y aurait aussi le séjour
d'été, à l'air tonique de
Meirage...
M. Barrett accueillit ces suggestions
avec une vive gratitude et voilà pourquoi,
le jour où le triste convoi partait pour
Londres, Miss Duncan et sa petite
élève, accompagnées de
Roseline, s'installaient à « Mon Repos
», au milieu des giroflées et des
mimosas en fleurs.
Mais des conditions rigoureuses avaient
été posées à un
arrangement aussi agréable. La vie de la
famille, tout entière ne devait être
en rien modifiée par ces
nouvelles arrivées, ce qui impliquait pour
elles naturellement, une participation constante
à 'tout ce, qu'il y avait de religieux dans
cette vie. M. et Mme Duclavel avaient voulu,
conserver la liberté complète d'agir
et de parler à leur guise, soit à
table, soit ailleurs, ce qui devait, dès le
début, révéler à
Daphné ce qu'elle ignorait jusqu'ici, au
sujet de Dieu.
M. Barrett avait tout accepté, en
disant tristement :
- Après tout, ce que je veux,
c'est qu'elle soit heureuse... plus heureuse que
moi... plus heureuse que sa mère...
.
X
On lui avait enfin fait
connaître le grand et puissant « Docteur
Dieu »
C'était la fête de Claude
l'anniversaire de ses dix ails: Un beau
gâteau glacé entouré de ses dix
bougies roses, décorait la table.
Daphné était ravie.
- Est-ce qu'on m'en fera un aussi, pour
mes sept ans ? demanda-t-elle.
- Certainement, dit Mireille. Et quand
seront vos sept ans ?
- Le 10 juillet.
- Nous serons à Meirage. Ce sera
encore plus agréable. je vous ferai une
tarte aux framboises !
Daphné battit des mains :
- Ce sera la première fois qu'on
me fait un gâteau pour ma fête.
C'était aussi la «
première fois » qu'on lui «
faisait » et qu'elle voyait bien des choses.
Elle allait de découvertes en
découvertes merveilleuses, dont son petit
coeur, avide d'affection, absorbait la joie avec un
continuel étonnement.
On lui avait enfin fait connaître
le grand et puissant « Docteur Dieu »,
sur lequel elle avait posé, tant de
questions, sans jamais recevoir autre chose que des
réponses évasives.
Maintenant, elle savait qu'Il
était le Créateur de toutes choses,
le Père de tous ceux qui
se mettent sous Sa protection et reconnaissant Son
amour, et que pour prouver cet Amour, Il avait
envoyé au monde pécheur, Son Fils
bien-aimé. pour le sauver.
Par un phénomène curieux,
l'esprit de l'enfant, ignorant de
l'autorité, divine, s'était souvent
arrêté au problème du
péché. Car si elle ne voyait pas
Dieu, elle voyait le péché autour
d'elle à chaque instant. Elle savait que ses
parents n'étaient pas heureux, et que la
raison en était dans l'infraction à
la loi morale qu'elle pressentait en elle, sans 'la
définir.
Son père et Miss Duncan avaient
appelé cette loi le « Devoir », ou
le « Bien », ou le « Beau
».
Philosophie bien. abstraite et
impuissante à révéler la
source de ces choses et à donner la force de
les accomplir.
Aussi, dans la logique de son âme
enfantine, Daphné fut-elle ravie d'apprendre
l'existence d'un Ami invisible, mais infiniment
puissant et bon, auquel elle pouvait toujours
s'adresser, sans jamais craindre d'être
repoussée ou, incomprise. Ce fut une
transformation complète de sa vie, si triste
jusqu'ici, malgré le luxe qui
l'entourait.
- Je raconterai tout ça à
papa, disait-elle souvent. On sera bien heureux,
maintenant.
La mort de sa mère qu'elle voyait
si rarement et d'une manière si peu
satisfaisante pour son coeur d'enfant si aimant,
avait fait sur elle une si fugitive impression que
Miss Duncan, elle-même, en était
étonnée.
Car Mme Barrett, toute mère
indifférente qu'elle
fût, avait eu parfois des éclairs de
bonté, tout au moins superficielle, pour sa
fille, lui prodiguant jouets, friandises,
vêtements élégants.
Mais Roseline se rappelait la
poupée de style et le mépris qu'en
avait manifesté l'enfant.
Incompréhension totale, comme
épouse et comme mère, tel
était le verdict qu'emportait avec elle dans
la tombe, la pauvre disparue.
Et ceux qui l'avaient suivie ou
entraînée dans le courant du monde, ce
monde dont, selon sa propre expression, elle avait
« adoré » les chaînes...,
ceux-là l'avaient déjà
oubliée, maintenant que, plus rapidement
qu'eux, elle avait abouti à l'abîme
éternel...
- Cette pauvre Florence Barrett !
disaient-ils parfois, les premiers jours, elle
allait un peu fort... ne connaissait aucune
mesure... c'est ce qui l'a perdue.
Puis, son nom ne fut plus même
prononcé et se perdit bientôt dans la
brume de quelques semaines de plaisirs. Telle Fonde
d'un étang, un instant troublée par
la pierre qu'on y jette, et qui reprend
bientôt, après quelques cercles
frémissants, sa surface lisse et uniforme.
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