CONTRE LE COURANT
TROISIÈME PARTIE
VIII
(Si, au moins je n'étais
jamais née!)
- Comment faites-vous, demanda un jour Roseline
à Miss Duncan, pour éviter que
Daphné connaisse le nom et l'existence de
Dieu, puisqu'elle sait lire ?
- C'est assez difficile, en effet, mais
en surveillant étroitement ses lectures, j'y
ai réussi jusqu'à maintenant, car
c'est encore peu de chose.
- Mais plus tard ?
- Eh ! bien, je vous l'ai
déjà expliqué je lui dirai que
ce sont des superstitions.
- Ah ! c'est vrai, et n'oubliez pas de
lui dire aussi que je suis un exemple de ceux qui
partagent ces superstitions et que ce sont elles
qui m'ont faite ce que je suis. Les fait»
prouvent les théories.
Miss Duncan rougit.
- Mlle Duclavel, dit-elle, d'une voix
tremblante, pour être tout à fait
franche, je dois vous avouer que j'ai beaucoup
changé depuis que je vous connais. Vous
êtes la première personne
chrétienne dont le sort me fasse
envie.
- Dans quel sens ? demanda Roseline,
dont le coeur battait de joie.
- Eh ! bien, dans ce sens que vous avez
un but dans la vie, et que je n'en ai pas,
ou du moins, celui que je
poursuis est-il d'ordre passager, tandis que le
vôtre est éternel. Votre
espérance va au-delà de la mort, la
mienne est déjà éteinte. Et je
me demande à quoi sert la vie.
- Et cela, c'est le résultat de
ce que vous enseignez à Daphné
?
Elles causaient sur le balcon et la mer
étendait devant leurs yeux son
immensité de moire bleue.
Miss Duncan soupira, puis, comme si elle
n'avait pas entendu cette question, elle dit, en
désignant le paysage :
- Pourquoi la nature est-elle si belle,
quand la vie est si triste ?
- Elle n'est pas triste en
elle-même, dit Roseline gravement. C'est nous
qui la gâchons par notre folie. je sers un
Maître qui ne donne que de la joie...
même dans l'épreuve, puisque c'est
une, joie indépendante des circonstances et
qui résiste à tous les orages Car
elle vient d'en-haut.
- Et justement, le ne crois à
rien de ce qui vient d'En-haut, fit Miss Duncan.,
amèrement. C'est cela que je vous
envie...
- En effet, ce qui vient d'en bas ne
paraît pas très
réconfortant...
La gouvernante passa son bras sous celui
de sa compagne. Son visage avait soudain pris un
air ferme et résolu.
- Mlle Duclavel, voici plusieurs jours
que je me fais horreur à moi-même. Car
j'affiche idées et des convictions qui se
sont modifiées depuis un certain temps et
qui même, n'ont jamais
été chez moi que du pur snobisme.
J'aime la nouveauté et comme j'ai toujours
vécu dans un pays religieux et conservateur,
mon athéisme avait un petit air moderne,
original, frondeur, qui me paraissait du dernier
chic. Il me plaisait de scandaliser mon entourage
par mon impiété et lorsque je suis
revenue d'Amérique, membre des Quatre A., je
m'amusais de l'effroi de mes amis, lorsque je
lançais une de nos théories sur
l'évolution, par exemple, et sur notre
descendance du singe en particulier. je me trouvais
plus intelligente que n'importe lequel d'entre ces
esprits arriérés et asservis au
passé.
- Et vos parents ? demanda
Roseline.
- Je les ai à peine connus.
À cinq ans., j'étais orpheline et je
fus mise en pension par mon tuteur qui s'est fort
peu occupé de moi. Dans ce pensionnat, j'ai
naturellement suivi les rites de l'Église
anglicane, mais la religion m'a toujours paru
niaise et ennuyeuse, sans aucune utilité.
Vous comprendrez que je fusse toute prête
à accepter les théories
négatives de
l'incrédulité.
Roseline serra la main qui s'appuyait
sur son bras.
- Pauvre petite fille sans mère !
fit-elle, affectueusement. Quand je pense à
mon privilège, à moi, d'en avoir eu
une tendre et si éclairée, je suis
confuse d'être encore si égoïste
et [si dure.
- Égoïste et dure, vous ?
murmura Miss Duncan.
- Ne jugeons pas les apparences, dit
Mlle Duclavel. Ceux qui ont
été élevés comme moi,
ont une dette dont ils ne s'acquitteront jamais
envers ceux qui, moins heureux, ont tout
ignoré du Christ et de Son amour. J'ai
encore trop d'incompréhension de cas comme
le vôtre. Mais, dites-moi, avez-vous jamais
été complètement
sincère dans votre négation de
Dieu?
Miss Duncan baissa la tête
:
- Je ne pense pas qu'il y ait
d'athée « complètement
sincère », c'est-à-dire qu'aucun
n'est, en son âme et conscience, certain que
Dieu n'existe pas, en tant qu'Être
suprême. Mais ce dont nous essayons de nous
persuader, c'est qu'il n'y a pas au-dessus de nous
d'autorité qui puisse nous redemander compte
de nos actes. C'est ce qui m'a plu dans
l'Athéisme. Il nous affranchit de toute
obligation morale, il abolit tout frein, il ignore
la conscience et il noue donne la liberté
personnelle absolue. Chacun doit constituer son
propre code de morale et de conduite. Au,
commencement, je trouvais cela admirable et
tellement commode ! je me suis littéralement
enivrée de cette liberté.
- Et maintenant ? interrogea
l'infirmière.
- Eh ! bien, maintenant, je commence
à en être lasse, car je
découvre qu'elle est fictive. je suis
esclave tout de même !
Roseline resta songeuse un instant. Que
la vie était triste, en effet, lorsqu'elle
était vécue sans Dieu et sans
espérance ! Triste à
désespérer, triste à
mourir.
- À quoi pensez-vous ? dit la
jeune anglaise.
- Je pense à ce beau jardin
d'Eden, où Adam et Eve
voulurent se rendre libres de leur Créateur
et devenir, à l'instigation de Satan, «
comme des dieux », supérieurs à
tout, indépendants de toute autorité.
Et ils sont devenus esclaves du péché
et de la mort. Vous venez de prononcer un jugement
sur cet état d'esprit et sur le bonheur
qu'il procure.
Miss Duncan passa la main sur son front
comme pour en chasser un cauchemar.
- Si, au moins je n'étais jamais
née ! dit-elle tout bas. J'ai essayé
de tant de plaisirs et de joies, mais ils m'ont
fait jouir une heure, jamais un jour tout entier !
Le terrible « et après ? » a
toujours empoisonné la coupe de tout
enchantement. Les théories, les formules,
les négations, quels trompe-l'oeil et quelle
duperie ? Dans notre Société
d'Athéisme, on fait grand cas de notre
descendance simiesque. En voilà une
consolation, dans les épreuves dont la vie
est semée, que de se dire qu'on a des
ancêtres gorilles ou orangs-outangs ? Et
quand je pense qu'on essaie de nous bourrer le
crâne avec ça et de nous fortifier
contre la douleur avec des théories
semblables !
Le visage de Roseline S'était
fait très tendre. Elle prit sa compagne par
les épaules et la regardant au plus profond
des yeux, elle dit simplement :
- Pauvre amie ! comme vous avez besoin
du Christ !
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